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Date : 20240229


Dossier : IMM-4230-23

Référence : 2024 CF 339

Montréal (Québec), le 29 février 2024

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

FRANCISCO EDUARDO ESPITIA AMADOR

LIANA ZAYURI ALGARIN ESCORCIA

PAULA ANDREA ESPITIA ALGARIN

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Mme Liana Zayuri Algarin Escorcia, accompagnée de son mari, M. Francisco Eduardo Espitia Amador, et de leur fille mineure, Paula Andrea Espitia Algarin [ensemble, la famille Algarin Escorcia], sont des citoyens de Colombie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision datée du 16 février 2023 [Décision] de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [SPR] ayant conclu qu’ils n’ont pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger, aux termes des articles 96 et 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La SPR a refusé leur demande en raison de leur manque de crédibilité et d’une absence de fondement objectif de leur crainte de persécution.

[2] La famille Algarin Escorcia soumet que la SPR aurait manqué à son devoir d’équité procédurale en rejetant plusieurs des explications qu’ils ont offertes et en passant sous silence la preuve documentaire au dossier. Ils prétendent également que la SPR aurait commis une erreur de droit en raison du manque de transparence et d’intelligibilité des motifs de sa Décision. D’autre part, la famille Algarin Escorcia maintient que la SPR aurait fait une analyse déraisonnable de leur crédibilité en raison des préjugés qu’elle aurait eu à leur égard. Enfin, la famille Algarin Escorcia soumet qu’en regard de certaines nouvelles preuves, la SPR n’aurait pas respecté l’article 22 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256 [Règles] en omettant de leur donner un préavis de son intention d’utiliser un renseignement ou une opinion du ressort de sa spécialisation.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de la famille Algarin Escorcia sera rejetée. Après avoir examiné les motifs et les conclusions de la SPR, la preuve dont elle disposait et le droit applicable, je ne vois aucun motif d’infirmer la Décision. De plus, il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale dans le traitement du dossier de la famille Algarin Escorcia par la SPR.

II. Contexte

A. Fondement de la demande

[4] La famille Algarin Escorcia dit craindre d’être persécutée par les Forces armées révolutionnaires de Colombie [FARC] qui les ont menacés en raison du bénévolat que Mme Algarin Escorcia fait auprès d’un organisme chargé d’aider les déserteurs.

[5] Le 15 octobre 2021, Mme Algarin Escorcia aurait participé à une mission dirigée par la Croix-Rouge en zone contrôlée par la FARC afin de sensibiliser les jeunes guérilleros. Lors de cette mission, deux membres de la FARC l’auraient avisée de cesser de s’adresser à leurs jeunes membres, auraient pris sa carte d’identité et son cellulaire, et auraient proféré des menaces contre elle et sa fille.

[6] Suite à cette mission, la famille Algarin Escorcia aurait été ciblée par les membres de la FARC et aurait été victime d’appels de menaces, de menaces verbales et même de menaces sous la pointe d’une arme à feu. Ils ont subséquemment porté plainte et recherché la protection des autorités à plusieurs reprises, sans que les autorités n’interviennent. Malgré les menaces, Mme Algarin Escorcia a continué de participer à des activités bénévoles auprès des jeunes déserteurs.

[7] En raison de leur crainte de la FARC, la famille Algarin Escorcia a quitté la Colombie pour se rendre à New York le 26 novembre 2021. Le 29 novembre 2021, ils sont arrivés au Canada via une frontière terrestre et ont déposé une demande d’asile.

B. Décision de la SPR

[8] En février 2023, la SPR a rejeté leur demande d’asile sur la base d’une absence de crédibilité et d’une absence de fondement objectif de leur crainte de persécution.

[9] Dans sa Décision, la SPR estime que le témoignage de la famille Algarin Escorcia sur les allégations au cœur de leur demande n’est pas crédible. Par exemple, la SPR note deux comportements incompatibles avec celui d’une personne craignant pour sa sécurité ou pour sa vie, lesquels n’ont pas été expliqués de façon satisfaisante. C’est notamment le cas en ce qui a trait au fait que Mme Algarin Escorcia n’ait pas parlé de l’altercation entre elle et la FARC au personnel de la Croix-Rouge.

[10] La SPR tire également une inférence négative de l’absence de certaines preuves, rejetant à cet effet les explications de la famille. Finalement, la SPR constate certains problèmes de crédibilité dans la preuve. Plus particulièrement, la SPR remarque que l’implication bénévole auprès des populations défavorisées est insuffisante à elle seule pour établir une possibilité sérieuse de persécution. En effet, bien que la preuve objective fasse état de persécution à l’endroit des leaders sociaux en Colombie, cette preuve n’indique pas que cette persécution soit systématique ni que la situation soit telle qu’elle permettrait d’établir une possibilité sérieuse de persécution pour quiconque s’implique bénévolement auprès des populations défavorisées, et plus particulièrement les déserteurs.

[11] De ce fait, la SPR conclut que la famille Algarin Escorcia n’a pas établi avoir été ciblée et persécutée en raison de leur appartenance au groupe social des leaders sociaux et qu’ils n’ont pas établi une possibilité sérieuse qu’ils soient persécutés en Colombie en raison des activités bénévoles de Mme Algarin Escorcia.

C. La norme de contrôle

[12] Il ne fait pas de doute que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce en ce qui regarde les conclusions de la SPR en matière de crédibilité et d’absence d’éléments de preuve suffisants pour établir le fondement de la demande d’asile (Regala c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 192 au para 5; Janvier c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 142 au para 17; Yuan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 755 au para 13; Warsame c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 596 au para 25).

[13] D’ailleurs, le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire du mérite d’une décision administrative est maintenant celui établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 7 [Mason]). Ce cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit désormais la norme applicable dans tous les cas.

[14] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Mason au para 64; Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99, citant notamment Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74).

[15] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit adopter une méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision », examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Mason aux para 58, 60; Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). La norme de la décision raisonnable, je le souligne, tire toujours son origine du principe de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Mason au para 57; Vavilov aux para 13, 46, 75).

[16] Il incombe à la partie qui conteste une décision de prouver qu’elle est déraisonnable. Pour annuler une décision administrative, la cour de révision doit être convaincue qu’il existe des lacunes suffisamment graves pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov au para 100).

[17] Toutefois, en ce qui concerne les questions d’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale a conclu à plusieurs reprises que l’équité procédurale ne requiert pas l’application des normes de contrôle judiciaire usuelles (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24–25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [CCP]). L’équité procédurale est plutôt une question juridique qui doit être évaluée en fonction des circonstances afin de déterminer si la procédure suivie par le décideur a respecté ou non les normes d’équité et de justice naturelle (CCP au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51–54). La cour de révision ne doit faire preuve d’aucune déférence envers les décideurs administratifs sur les questions d’équité procédurale.

III. Analyse

[18] La famille Algarin Escorcia fait valoir quatre arguments à l’encontre de la Décision : i) un manquement aux règles d’équité procédurale; ii) un manque de transparence et d’intelligibilité des motifs de la Décision; iii) une analyse déraisonnable de leur crédibilité en raison des préjugés de la SPR; et iv) un défaut de respecter l’article 22 des Règles exigeant un préavis avant d’utiliser un renseignement ou une opinion relevant de la spécialisation de la SPR.

[19] Aucun de ces arguments ne me convainc. Comme l’a fait valoir le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [Ministre], il n’y a eu aucune entorse aux règles d’équité procédurale en l’espèce. La famille Algarin Escorcia essaie plutôt de contester les conclusions défavorables sur leur crédibilité sous une allégation déguisée de manquement à l’équité procédurale. Par ailleurs, les conclusions de la SPR quant à la crédibilité de la famille Algarin Escorcia et à l’absence de fondement objectif de leur crainte de persécution sont raisonnables et reposent sur la preuve que la SPR avait devant elle.

A. Les nouveaux éléments de preuve

[20] Dans le cadre de leurs représentations écrites devant la Cour, la famille Algarin Escorcia a soumis certains éléments de preuve qui n’avaient pas été déposés auprès de la SPR. Le Ministre s’objecte à ce que la Cour les prenne en considération dans son analyse. Je suis d’accord avec le Ministre.

[21] Dans son exercice du contrôle judiciaire, la Cour ne peut normalement pas examiner les éléments de preuve qui n’étaient pas devant le décideur administratif (Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 aux para 97–98 [Tsleil-Waututh]; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19 [Access Copyright]; Fortier c Canada (Procureur général), 2022 CF 374 au para 17). En effet, « le but premier du contrôle judiciaire est de contrôler des décisions, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n’ont pas été examinées de façon adéquate sur le plan de la preuve devant le tribunal ou la cour de première instance » (Access Copyright au para 19).

[22] Il existe toutefois quelques exceptions à ce principe (Gittens c Canada (Procureur général), 2019 CAF 256 au para 14; Access Copyright aux para 19–20). Ces exceptions s’appliquent notamment aux documents qui : 1) fournissent des renseignements généraux susceptibles d’aider la cour de révision à comprendre les questions en litige; 2) font état de vices de procédure ou de manquements à l’équité procédurale dans la procédure administrative; ou 3) font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur (Labrosse c Canada (Procureur général), 2022 CF 1792 au para 31, citant Tsleil‐Waututh au para 98; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 23–25; Access Copyright aux para 19–20; Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 aux para 16–18).

[23] En l’espèce, aucune de ces exceptions ne s’applique aux éléments de preuve en question. La famille Algarin Escorcia soumet que ses nouveaux documents viseraient à démontrer une absence totale de preuve. Je ne partage pas cet avis. Le fait de déposer de nouvelles preuves sur les normes en matière de rédaction de documents en Colombie et certains exemples irréguliers à l’échelle gouvernementale n’a pas pour but de démontrer une absence de preuve devant la SPR; cela constitue plutôt une tentative de bonifier la position de la famille Algarin Escorcia et de suggérer une interprétation différente des éléments de preuve pris en compte par la SPR sur la question.

B. La connaissance spécialisée de la SPR

[24] En lien avec ces nouvelles preuves, la famille Algarin Escorcia soutient également que la SPR n’aurait pas respecté l’article 22 des Règles en omettant de leur donner un préavis de son intention d’utiliser un renseignement ou une opinion du ressort de sa spécialisation. Dans la Décision, la SPR a remarqué des irrégularités contenues dans certains documents quant à l’emploi du mot « Ciudad » dans l’entête de certaines correspondances, ce qui n’était pas le cas pour d’autres documents déposés par la famille Algarin Escorcia.

[25] L’article 22 des Règles oblige la SPR à aviser les demandeurs d’asile lorsqu’elle entend utiliser un renseignement ou connaissance spécialisée dans le cadre de son analyse. Toutefois, comme le mentionne le Ministre, la Règle 22 ne prévoit aucun délai pour ce faire. Ainsi, dans l’affaire Munir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 645 [Munir], le juge de Montigny notait qu’il « n’apparaît donc pas essentiel qu’une partie soit préalablement informée, avant l’audience, que le Tribunal s’appuiera sur un renseignement du ressort de sa spécialisation. Ce qui importe, c’est qu’une partie puisse adéquatement faire valoir son point de vue à propos de ce renseignement » (Munir au para 17). Ici, il appert clairement des motifs de la Décision que la SPR a interrogé Mme Algarin Escorcia sur les irrégularités observées quant à l’usage du mot « Ciudad » dans les différents documents soumis. Mme Algarin Escorcia ne peut maintenant prétendre ne pas avoir eu la possibilité de présenter ses observations à l’égard des observations formulées par la SPR. Bien au contraire, elle a eu tout le loisir de répondre aux préoccupations de la SPR lors de l’audition.

[26] Au surplus, à mon avis, il ne s’agit pas d’une situation où l’utilisation de la connaissance spécialisée de la SPR entre en jeu. Les irrégularités observées quant à l’usage du mot « Ciudad » ne soulèvent pas une problématique de connaissance spécialisée, mais plutôt une question de valeur probante et de poids à accorder aux documents en lien avec la crédibilité de Mme Algarin Escorcia.

[27] Je mentionne enfin que la question de l’usage du mot « Ciudad » n’est pas déterminante dans le présent dossier. Comme l’avait noté le juge de Montigny dans l’affaire Munir, « en supposant même que le Tribunal a erré en s’appuyant sur ce document, force est de constater que cet élément n’a pas été déterminant dans la décision du Tribunal. La violation de la Règle 18 des Règles, à elle seule, ne saurait suffire à invalider la décision du Tribunal si les autres motifs invoqués pour conclure à l’invraisemblance du récit de la demanderesse et à son absence de crédibilité tiennent la route » (Munir au para 19, citant Kabedi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 442 au para 14). Comme c’était le cas dans l’affaire Munir, en l’espèce, une prétendue violation de la Règle 22 ne saurait suffire, à elle seule, à invalider la Décision de la SPR puisque les autres motifs invoqués par la SPR pour conclure à l’absence de crédibilité de Mme Algarin Escorcia tiennent la route.

C. Il n’y a pas eu de manquement d’équité procédurale

[28] La famille Algarin Escorcia soumet par ailleurs qu’il y aurait eu un manquement à l’équité procédurale en raison du rejet, par la SPR, de plusieurs des explications qu’ils ont offertes, et du silence du décideur quant à la preuve documentaire déposée au dossier.

[29] Je ne suis pas d’accord.

[30] Comme le note le Ministre, les règles d’équité procédurale obligent les décideurs administratifs à offrir aux parties la possibilité de présenter leur exposé des faits et leur preuve et de se faire entendre. Les questions d’équité procédurale et l’obligation d’agir équitablement, faut-il le rappeler, ne concernent pas le bien-fondé ou le contenu d’une décision rendue, mais se rapportent plutôt au processus suivi. L’équité procédurale comporte deux volets : le droit d’être entendu et d’avoir la possibilité de répondre à la preuve qu’une partie doit réfuter, ainsi que le droit à une audition juste et impartiale devant un tribunal indépendant (Therrien (Re), 2001 CSC 35 au para 82). Ici, je ne décèle aucun manquement à l’obligation de permettre à la famille Algarin Escorcia de présenter leur preuve.

[31] En l’espèce, la crédibilité était la question principale soulevée devant la SPR et il est clair que cette dernière a fait part à Mme Algarin Escorcia de l’importante problématique dans son dossier concernant les lettres soumises qui arboraient les mots « Ciudad » et « ville ». Il était clair que la SPR avait certaines préoccupations concernant ces documents et l’a clairement mentionné lors de l’audition. La SPR a ensuite donné la possibilité à Mme Algarin Escorcia d’y répondre à plusieurs reprises. Mais les réponses fournies n’ont pas été jugées raisonnables pour expliquer la contradiction. Sous le couvert d’une allégation de manquement à l’équité procédurale, la famille Algarin Escorcia essaie en fait de contester les conclusions défavorables sur leur crédibilité.

[32] Par ailleurs, il est bien établi qu’un décideur administratif est présumé avoir soupesé et considéré toute la preuve dont il est saisi jusqu’à preuve du contraire (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (QL) (CAF) au para 1). Dans le même ordre d’idées, le fait de ne pas mentionner un élément de preuve particulier ne signifie pas qu’il ait été ignoré (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‐Neuve‐et‐Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16), et le fait de ne pas analyser certains éléments de preuve qui contredisent la décision du tribunal ne rend pas nécessairement cette décision déraisonnable (Aghaalikhani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1080 au para 24; Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160 au para 48).

[33] Ici, la SPR a référé explicitement aux éléments de preuve dans le dossier. Au paragraphe 20 de la Décision, la SPR mentionne « la grande quantité de preuves » qui a été soumise par la famille Algarin Escorcia. Même en considérant ce volume important de preuves, la SPR relève qu’il manque certaines preuves utiles, comme des photos prises lors du bénévolat effectué aux jours où Mme Algarin Escorcia allègue avoir été menacée, ou encore une preuve émanant de la Croix-Rouge au sujet de la participation de Mme Algarin Escorcia à la mission. La SPR a également trouvé des irrégularités dans quelques éléments de preuve. Enfin, au paragraphe 44 de la Décision, la SPR précise avoir pris connaissance de la preuve objective faisant état de la persécution de leaders sociaux en Colombie, mais conclut que cette preuve n’indique pas que cette persécution est systématique ni que la situation soit telle qu’elle permettrait d’établir une possibilité sérieuse de persécution pour quiconque s’implique bénévolement auprès des populations défavorisées.

[34] La SPR a donc pris connaissance de l’ensemble de la preuve dans le dossier. Dans le cadre de son analyse, la SPR a soupesé la preuve devant elle, et il lui était assurément loisible de conclure, après un examen minutieux de la preuve au dossier et du témoignage de Mme Algarin Escorcia, au rejet de leur demande. Ici, il n’y a pas eu de manquement d’équité procédurale.

[35] Je souligne enfin qu’il est bien établi que les questions d’équité procédurale doivent être soulevées auprès de la SPR dès qu’elles surgissent (Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191 aux para 13–19; Yassine c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 949 (QL) au para 7). Autrement dit, de façon générale, il n’est pas possible de soulever un manquement à l’obligation d’équité procédurale pour la première fois lors d’un contrôle judiciaire « si elles pouvaient raisonnablement être soulevées en temps opportun devant la juridiction inférieure » (Hennessey c Canada, 2016 CAF 180 au para 20). De telles préoccupations en matière d’équité procédurale doivent être soulevées à la première occasion et, si les demandeurs d’asile ne le font pas, ils ne peuvent plus le faire lors du contrôle judiciaire. C’est le cas ici pour la famille Algarin Escorcia, et il s’agit là d’un autre élément qui justifie le rejet de leur argument de manquement aux exigences d’équité procédurale.

D. La Décision de la SPR est raisonnable

[36] La famille Algarin Escorcia soumet enfin qu’il y aurait eu une erreur de droit en raison du manque de transparence et d’intelligibilité des motifs de la Décision de la SPR. De surcroît, ils affirment que la SPR aurait fait une analyse déraisonnable de leur crédibilité.

[37] Encore une fois, je ne suis pas convaincu par les arguments de la famille Algarin Escorcia. La SPR a « pleine compétence pour apprécier la plausibilité d’un témoignage […] [et] est en mesure de jauger la crédibilité d’un récit et de tirer les inférences qui s’imposent » (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (QL) (CAF) au para 4 [Aguebor]). De ce fait, « dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d’attirer notre intervention, ses conclusions sont à l’abri du contrôle judiciaire » (Aguebor au para 4). Effectivement, une cour de révision doit tenir compte des contraintes factuelles et juridiques auxquelles le décideur est confronté (Vavilov aux para 90, 99), sans pour autant « apprécier à nouveau la preuve prise en compte » par celui-ci (Vavilov au para 125). De plus, l’accumulation de contradictions, d’incohérences et d’omissions sur des éléments fondamentaux de la demande d’asile peut être suffisante pour appuyer une conclusion négative sur la crédibilité d’un demandeur (Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 22).

[38] En l’espèce, la SPR a conclu à l’absence de crédibilité en raison, notamment, de deux comportements incompatibles avec celui d’une personne craignant pour sa sécurité — soit le fait que Mme Algarin Escorcia n’ait pas informé la Croix-Rouge des menaces qu’elle aurait reçues des FARC, et le fait qu’elle ait continué de participer à ses activités bénévoles après avoir reçu des menaces. À cela s’ajoutent les problèmes de crédibilité dans la preuve et l’absence de certains éléments de preuve. Par conséquent, la SPR a jugé que la crainte de la famille Algarin Escorcia ne reposait sur aucun fondement objectif en Colombie. Étant donné qu’elle estimait que la version des faits de Mme Algarin Escorcia n’était pas crédible et que sa crainte ne reposait sur aucun fondement objectif, la SPR a jugé que les membres de la famille Algarin Escorcia ne seraient pas persécutés par les FARC en raison des activités bénévoles de Mme Algarin Escorcia s’ils retournaient en Colombie.

[39] Il est bien acquis que les conclusions d’absence de crédibilité commandent un degré élevé de retenue, et il n’appartient pas à cette Cour de réévaluer et de soupeser la preuve de nouveau pour en arriver à une conclusion qui serait plus favorable à la famille Algarin Escorcia (Acosta Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1298 au para 12, citant Vavilov au para 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59).

[40] À mon avis, rien dans les arguments avancés par la famille Algarin Escorcia ne permet d’identifier des erreurs qui justifieraient l’intervention de la Cour. Les conclusions de la SPR sur le manque de crédibilité de Mme Algarin Escorcia découlent plutôt de motifs transparents et intelligibles qui révèlent un raisonnement intrinsèquement cohérent (Vavilov aux para 86, 99). Une lecture attentive de la Décision démontre que la SPR a considéré adéquatement le témoignage de Mme Algarin Escorcia ainsi que la preuve au dossier pour appuyer sa Décision. Ici, c’est l’accumulation de contradictions conjuguée aux comportements incompatibles avec celui d’une personne qui craint pour sa sécurité qui ont mené la SPR à conclure que la famille Algarin Escorcia n’était pas crédible et n’avait pas un fondement objectif pour sa crainte de persécution. En somme, les inférences et les conclusions de la SPR ne sont pas déraisonnables au point d’attirer l’intervention de la Cour et ses conclusions sont donc à l’abri du contrôle judiciaire (Aguebor au para 4).

IV. Conclusion

[41] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La famille Algarin Escorcia n’a pas pu démontrer qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale ni que la Décision est déraisonnable.

[42] Comme le constate le Ministre, l’intitulé de la cause doit être modifié pour refléter le nom juridique adéquat du défendeur devant la Cour, soit le « Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ».

[43] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-4230-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. L’intitulé de la cause est modifié pour que le défendeur soit identifié comme le « Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ».

  3. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4230-23

INTITULÉ :

FRANCISCO EDUARDO ESPITIA AMADOR ET AL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 FÉVRIER 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

GASCON J.

DATE DES MOTIFS :

LE 29 FÉVRIER 2024

COMPARUTIONS :

Me Julio Cesar Tulena Salom

POUR LES DEMANDEURS

Me Michèle Plamondon

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Salom Avocat

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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