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Date : 20240220


Dossier : T-165-24

Référence : 2024 CF 270

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), 20 février 2024

En présence de monsieur le juge en chef

ENTRE :

REBEL NEWS NETWORK LTD et EZRA LEVANT

demandeurs

(requérants à la requête)

et

DAVID LAMETTI et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

(intimés à la requête)

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Par cette requête, les demandeurs cherchent à obtenir une injonction interlocutoire concernant le compte X (anciennement le compte Twitter) de l’honorable David Lametti (M. Lametti), d’ici à ce qu’une décision soit rendue relativement à la demande de contrôle judiciaire sous-jacente déposée par les demandeurs (la demande). M. Lametti a été ministre de la Justice et procureur général du Canada de janvier 2019 à juillet 2023.

[2] Dans un premier temps, les demandeurs ont demandé le prononcé d’une ordonnance mandatoire pour obliger M. Lametti à rétablir ou à réactiver son compte X (le compte X), de même que des ordonnances l’obligeant à conserver une série de données et d’enregistrements relatifs au compte X et à d’autres communications. Cependant, puisque M. Lametti a par la suite réactivé son compte X, les demandeurs ont précisé lors de l’audition de la présente requête qu’ils ne souhaitaient maintenant obtenir qu’une ordonnance de conservation des données et des autres enregistrements relatifs au compte X.

[3] Dans leur demande sous-jacente, les demandeurs sollicitent diverses réparations. Notamment, ils souhaitent obtenir une ordonnance visant à proroger indéfiniment l’ordonnance de conservation interlocutoire susmentionnée, ainsi que d’une déclaration selon laquelle M. Lametti :

[traduction]

« [...] a violé les droits constitutionnels des demandeurs [...] en vertu des articles 2b) et 3 de la Charte en désactivant son [compte X], bloquant ainsi de manière fonctionnelle l’accès de M. Levant à son compte X et limitant la capacité [des demandeurs], entre autres, d’accéder à des informations importantes et de les communiquer, de participer à des débats publics, d’exprimer des opinions sur des questions d’intérêt public, de participer aux délibérations du gouvernement et de porter des griefs et des préoccupations à l’attention d’un représentant du gouvernement.

[4] M. Lametti soutient que la réactivation de son compte X élimine toute inquiétude qui aurait pu naître de la perte potentielle des données associées à ce compte. En d’autres termes, il affirme qu’il n’y a plus aucun fondement factuel sur pour justifier l’injonction interlocutoire demandée par les demandeurs. Toutefois, pour [traduction] « apaiser toute inquiétude concernant la destruction potentielle d’informations », il a proposé un engagement à la Cour (l’engagement). Par cet engagement, M. Lametti promet de prendre diverses mesures, notamment de transférer à Bibliothèque et Archives Canada l’intégralité des archives du compte X dans les 10 jours suivant l’audience tenue le 13 février 2024. À la suite d’échanges au cours de l’audience, M. Lametti a étoffé l’engagement pour y inclure la promesse de ne pas désactiver le compte X.

[5] Compte tenu de la réactivation du compte X et de l’engagement proposé, j’estime que les demandeurs ne sont pas en mesure de satisfaire à l’une des trois conditions qui doivent être remplies pour qu’une injonction interlocutoire puisse être accordée. Plus précisément, les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer avec une preuve claire et non hypothétique, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils subiraient un préjudice irréparable si la requête était rejetée : cela est fatal à leur requête.

[6] Par conséquent, la requête sera rejetée.

II. Les parties

[7] L’un des demandeurs, Rebel News Network Ltd. (Rebel News), est une société de presse et de médias qui diffuse ses informations à partir de divers médias, notamment un site Web (http://www.Rebelnews.com), des baladodiffusions, des vidéos publiés sur YouTube, des médias imprimés, des livres de poche, des livres électroniques, des publicités radiophoniques et des panneaux d’affichage. La société se décrit comme le plus grand organe de presse indépendant du Canada et comme un défenseur infatigable de la liberté d’expression et de la liberté de presse au pays.

[8] L’autre demandeur, monsieur Ezra Levant, est le fondateur et le directeur de Rebel News.

[9] Le défendeur, M. Lametti, est l’ancien ministre de la Justice et procureur général du Canada. Il a également été député de LaSalle-Émard-Verdun du 19 octobre 2015 au 31 janvier 2024.

[10] L’avis de demande et l’avis de requête déposés par les demandeurs désignent le Canada (monsieur David Lametti) comme défendeur. Je suis d’accord avec le procureur général du Canada (le PGC) pour dire que ce défendeur n’existe pas et qu’il devrait être retiré de l’intitulé de la présente requête et de la demande sous-jacente.

[11] L’autre défendeur, le PGC, demeure partie à cette procédure.

III. Contexte

[12] Pendant qu’il occupait ses fonctions de député, de ministre de la Justice et de procureur général du Canada, M. Lametti administrait le compte X et l’utilisait pour communiquer avec le public.

[13] Selon la documentation de la plateforme Web X, le crochet gris figurant à côté du nom de M. Lametti sur son profil X et sur certaines publications indique que son compte a été vérifié et qu’il était bel et bien celui d’un représentant du gouvernement ou d’un organisme gouvernemental ou multilatéral.

[14] Le ou vers le 25 janvier 2024, les demandeurs ont découvert que le compte X avait été désactivé. Ils ont déposé leur demande sous-jacente deux jours plus tard.

[15] Dans leur demande, les demandeurs fournissent les informations suivantes à propos de la plateforme X :

[traduction]

23. X, anciennement Twitter, est une plateforme Web de médias sociaux interactive qui permet à ses utilisateurs d’envoyer par voie électronique des messages d’une longueur limitée visibles par toute personne disposant d’un accès à Internet. Après avoir créé un compte, un utilisateur peut consulter les publications des autres utilisateurs et publier les siennes propres sur la plateforme (anciennement appelés « gazouillis » ou « tweet » et maintenant désignés simplement comme des « publications »). Les utilisateurs peuvent également répondre aux messages des autres (« réponse »), publier les messages des autres (« partage d’une publication », ou anciennement « partage d’un gazouillis »), ou exprimer leur approbation ou leur reconnaissance du message d’un autre en « aimant » le message. Toutes les publications d’un utilisateur – les siennes et celles des autres – apparaissent dans un « fil » chronologique mis à jour en permanence, ce qui constitue une méthode pratique pour visualiser les publications et les commenter.

24. En outre, la fonction « Notes de la Communauté » de la plateforme X est un autre moyen pour le public de réagir aux publications d’un autre compte. Une note de la communauté est une information ajoutée par un utilisateur qui apparaît au bas de la publication X à laquelle elle se rapporte. Comme expliqué sur le site Web de X, l’idée derrière cette fonctionnalité est d’offrir un environnement numérique plus informatif en permettant aux utilisateurs d’annoter les publications de manière collaborative, en ajoutant des clarifications ou des informations contextuelles pertinentes. Il est en outre précisé sur le site Web que la publication d’une note de la communauté n’est pas définie par la majorité, mais plutôt « quand il existe un accord entre des contributeurs qui ont parfois été en désaccord dans leurs évaluations par le passé ».

[16] En ce qui concerne les conséquences de la désactivation d’un compte X, les demandeurs ajoutent ce qui suit :

28. Lorsqu’un utilisateur désactive son compte X, une fenêtre de 30 jours s’ouvre durant laquelle le compte sera désactivé. Après ces 30 jours, le compte est définitivement supprimé, à moins que l’utilisateur ne se connecte à son compte au cours de cette période de désactivation. Lorsqu’un compte X est identifié comme devant être supprimé définitivement, l’utilisateur ne peut plus réactiver son compte ni accéder à ses publications antérieures.

[17] Les demandeurs affirment également qu’en désactivant son compte X, M. Lametti les a empêchés, ainsi que d’autres utilisateurs de la plateforme X, [traduction] « de consulter, de commenter ou de partager toutes les publications affichées précédemment sur ce compte X, ou d’utiliser la fonction Notes de la communauté pour ces publications ». Ils soutiennent que cela (i) a empêché le public d’avoir accès à des informations émanant du gouvernement, (ii) a privé le public [traduction] « de voix décisives dans le discours général concernant des publications qui ne peuvent plus être consultées, partagées ou commentées », et ainsi (iii) a porté atteinte à leurs droits garantis par l’alinéa 2b) et l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 [la Charte].

[18] En l’espèce, les demandeurs allèguent en outre ce qui suit :

[traduction]

« Si les informations contenues dans le compte X sont ou deviennent indisponibles, la Cour ne pourra plus déterminer si elles devraient être consignées dans les dossiers du gouvernement ou si elles devraient être accessibles aux demandeurs ou à d’autres journalistes ou citoyens canadiens. Si le contenu du compte X est supprimé, les droits des demandeurs peuvent être lésés et compromis de façon permanente. »

[19] Les demandeurs ont également exprimé un intérêt particulier pour les annonces publiques publiés par M. Lametti et les messages directs envoyés à partir de son compte X, en lien avec la décision du gouvernement de mettre en œuvre la Loi sur les mesures d’urgence, SRC 1985, c 22 [la LMU].

IV. Questions en litige

[20] La présente requête soulève les deux questions suivantes :

  1. La Cour a-t-elle compétence pour connaître la demande sous-jacente des demandeurs?

  2. La Cour devrait-elle accorder l’injonction interlocutoire demandée par les demandeurs?

V. Analyse

A. La Cour a-t-elle compétence pour connaître la demande sous-jacente des demandeurs?

(1) La position des défendeurs

[21] Le PGC avance que les demandeurs n’ont pas établi que la Cour avait compétence pour connaître la demande sous-jacente. M. Lametti est d’accord.

[22] Plus précisément, le PGC affirme que les demandeurs n’ont pas démontré qu’en désactivant son compte X, M. Lametti avait agi soit en tant qu’office fédéral aux fins de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [la LCF], soit en tant qu’autorité exécutive du gouvernement, aux fins de l’article 17.

[23] Le PGC ajoute qu’il n’existe aucune preuve que M. Lametti ou quiconque agissant en son nom a agi en qualité d’autorité exécutive, ou en toute autre qualité officielle dans le cadre de la désactivation du compte X. Le PGC soutient en outre qu’il n’existe aucune preuve que le M. Lametti a exercé, ou prétendu exercer, une compétence ou des pouvoirs conférés par ou en vertu d’une loi fédérale, ou qu’il ait rendu une ordonnance en vertu d’une prérogative de la Couronne.

[24] Le PGC déclare que la première condition permettant de déterminer si cette Cour a compétente pour connaître la demande sous-jacente n’est pas remplie, étant donné que la Cour ne s’est pas vue attribuée légalement cette compétence par le Parlement. De plus, le PGC dit que les dispositions de la Charte ne s’appliquent pas à la désactivation du compte X par M. Lametti.

(2) La position des demandeurs

[25] Les demandeurs n’ont pas abordé cette question dans leurs observations écrites, peut-être parce que celles-ci ont dû être signifiées et déposées avant celles des défendeurs.

[26] Dans leurs observations orales, les demandeurs ont affirmé que certaines des données associées au compte X présentaient toutes les caractéristiques de données gouvernementales et que M. Lametti exerçait des fonctions officielles lorsqu’il a désactivé le compte X. Les demandeurs ajoutent que la compétence de la Cour devrait être interprétée de manière large, afin de s’assurer que M. Lametti n’est pas en mesure de détruire ces données, maintenant qu’il n’est plus ministre de la Couronne.

[27] En d’autres termes, les demandeurs prétendent que la compétence de la Cour, y compris celle qui lui est conférée en vertu du paragraphe 17(5) de la LCF, devrait être interprétée comme s’appliquant aux élus après leur démission, dans la mesure où les données gouvernementales et ministérielles dont ils disposent sont en jeu. Ils assurent que si cette compétence n’existait pas, les ministres de la Couronne pourraient soustraire à la loi en démissionnant puis en détruisant des données gouvernementales ou d’autres informations soumises à la législation fédérale, y compris au paragraphe 12(1) de la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada, LC 2004, c 11 (la LBAC) et au paragraphe 67.1(1) de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A-1 (la LAI).

(3) Analyse

[28] Je suis perplexe face à l’idée qu’un ministre fédéral de la Couronne pourrait être en mesure de se soustraire à la compétence de notre Cour et aux réparations que celle-ci peut accorder, notamment en ce qui concerne la préservation des documents en vertu de la LBAC, en démissionnant et en posant ensuite des actions susceptibles qui ne seraient pas soumises à l’application des lois fédérales.

[29] Toutefois, je considère que les questions de compétence soulevées par les parties n’ont pas été suffisamment étayées pour justifier que la Cour statue sur cette requête : Skibsted c Canada (Environnement et changement climatique), 2021 CF 301, aux para 27-29 [Skibsted]. Ces questions sont graves par nature, non seulement parce qu’elles peuvent entraîner le rejet de la demande sous-jacente, mais aussi en raison de leur importance potentielle en tant que précédent. À mon avis, les demandeurs auraient dû disposer de plus que du seul jour ouvrable qui leur a été accordé pour préparer leurs observations orales en réponse aux arguments des défendeurs, afin de pouvoir aborder ces questions[1].

[30] De plus, les faits de l’espèce n’ont pas été suffisamment détaillés.

[31] Par ailleurs, il n’est pas nécessaire de déterminer si notre Cour a compétence pour connaître la demande sous-jacente. En effet, la présente requête peut être tranchée sans décider de la question de la compétence : Cardno c Première nation Kwantlen, 2022 CF 1778, au para 17; Skibsted, aux para 9, 27; Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636, aux para 7, 30. Comme l’a récemment fait remarquer la Cour, [traduction] « l’efficacité des mesures provisoires serait compromise si elles ne pouvaient être accordées qu’une fois les questions de compétence réglées. [...] Les questions de compétence [...] peuvent être étroitement liées au fond de l’affaire » : Bellegarde v Carry the Kettle First Nation, 2023 CF 86, au para 20. Il semble que ce soit le cas ici.

[32] Au-delà des questions soulevées par l’article 18.1 et le paragraphe 17(5) de la LCF, j’encourage les parties à considérer la compétence accordée à la Cour en vertu de l’alinéa 18(1)b) et de l’article 44 de cette même loi, en ce qui concerne les jugements déclaratoires et les injonctions, respectivement. De même, je les encourage à envisager chacune des trois conditions du critère permettant de conclure à la compétence de la Cour fédérale, tel qu’il a été établi dans l’affaire ITO-International Terminal Operators Ltd contre Miida Electronics Inc, [1986] 1 SCR 752, à la page 766 [ITO]. Il est entendu que ces trois éléments sont :

i. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

ii. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

iii. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, c 3.

[33] J’attire en outre l’attention des parties sur la décision rendue la semaine dernière par la Cour dans l’affaire Hameed c Canada (Premier ministre), 2024 CF 242, aux paragraphes 62 à 108, dans laquelle le juge Brown examine en détail la jurisprudence relative à la compétence de notre Cour, notamment en ce qui concerne le prononcé d’un jugement déclaratoire quant à la constitutionnalité d’une règle de droit.

[34] Au-delà de ce qui précède, il incombe aux demandeurs de préciser s’ils cherchent à obtenir par la demande sous-jacente un contrôle judiciaire à titre de réparation, comme les défendeurs semblent le comprendre. À cet égard, je fais remarquer que l’avis de demande des demandeurs ne vise pas une réparation au titre de l’article 18.1 de la LCF et n’y fait pas référence, ni au contrôle judiciaire de manière plus générale. Ceci diffère de l’avis de demande au dossier de la Cour T-1631-19, mentionné au paragraphe 20 de l’avis de demande déposé en l’espèce. Cependant, le paragraphe 20 de l’avis de requête des demandeurs fait référence à [traduction] « la présente procédure de contrôle judiciaire » et, au paragraphe 25 de ce même document, les demandeurs invoquent l’article 18.2 de la LCF. Cette disposition confère à la Cour le pouvoir, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, de prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive sur une demande sous-jacente.

[35] En résumé, pour les motifs exposés ci-dessus, je m’abstiendrai de statuer sur les questions de compétence soulevées par les défendeurs dans le cadre de cette requête. Je considère qu’il serait plus approprié que ces questions soient traitées avec la demande sous-jacente, après que les parties aient eu l’occasion de présenter des arguments plus étayés et d’établir un dossier des faits plus complet.

B. La Cour devrait-elle accorder l’injonction interlocutoire demandée par les demandeurs?

[36] Le critère classique en trois étapes applicable aux demandes d’injonction interlocutoire pour le maintien du statu quo exige que la Cour soit convaincue (i) qu’il existe une question sérieuse à juger; (ii) que le demandeur subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée; et (iii) que prépondérance des inconvénients favorise le demandeur : RJR-Macdonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à 334 [RJR]. Même si ces conditions sont remplies, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de refuser la réparation demandée.

[37] Lorsqu’une ordonnance mandatoire est demandée, la première condition du critère doit être appliquée de façon plus restrictive. Elle exige du demandeur qu’il établisse une « forte apparence de droit », plutôt que de démontrer la simple existence d’une « question sérieuse à juger » : R. c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, au para 15 [SRC]. Pour ce faire, le demandeur doit établir qu’il a une forte chance de réussir au procès : SRC, au para 17.

[38] La distinction entre le critère applicable aux ordonnances d’interdiction visant à préserver le statu quo et les ordonnances mandatoires est pertinente en l’espèce, étant donné que certaines des réparations demandées par les demandeurs sont mandatoires par nature. Plus précisément, dans leur avis de requête, les demandeurs demandent le prononcé d’une ordonnance obligeant M. Lametti à [traduction] « rétablir ou réactiver » le compte X. Le projet d’ordonnance déposé ultérieurement par les demandeurs reprend en substance les mêmes termes.

[39] Étant donné que M. Lametti a déjà réactivé le compte X, les demandeurs ont dit vouloir modifier leur demande de réparation pour en supprimer l’ordonnance mandatoire sollicitée. Toutefois, les défendeurs soutiennent que d’autres éléments de la réparation demandée par les demandeurs, qui est axée sur la préservation des données, des dossiers et des documents relatifs au compte X, prévoient que des actions concrètes soient accomplies.

[40] Je reconnais que les mesures dites « conservatoires » peuvent, en pratique, nécessiter que certaines actions soient entreprises : Robert Sharpe, Injunctions and Specific Performance, 5th ed (Toronto : Thomson Reuters, 2017), au para 1.30 [Sharpe].

[41] Aux fins de la présente instance, il n’est pas nécessaire de s’attarder sur cette question. En effet, le critère en trois parties applicable à une injonction interlocutoire est de nature conjonctive, et j’ai déterminé que la deuxième condition du critère n’avait pas été remplie. Cette condition du critère est également applicable aux injonctions mandatoires et prohibitives. Plus précisément, les demandeurs doivent démontrer qu’ils subiraient un préjudice irréparable si la requête était rejetée. Pour les motifs qui suivent, les demandeurs n’ont pas satisfait à ce critère.

[42] Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice et non à son étendue. Il s’agit d’« un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » : RJR, p 341. Pour démontrer qu’un tel préjudice se produira si la mesure demandée n’est pas accordée, les demandeurs doivent l’établir sur la base de la prépondérance des probabilités, avec une preuve « claire qui ne repose pas sur des conjectures » : Sheldon M. Chumir Foundation for Ethics in Leadership v Canada (National Revenue), 2023 CAF 242, aux para 6-8; United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200, au para 7 [US Steel]. Autrement dit, « le requérant doit établir de manière détaillée et concrète qu’il subira un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural – qui ne pourra être redressé plus tard » : Janssen Inc. c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112, au para 24; Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c. M-I L.L.C., 2020 CAF 3, au para 11. Voir également Bell Canada c Beanfield Technologies Inc., 2024 CAF 28, aux para 20-25. En l’absence d’une telle preuve, il n’est pas satisfait au deuxième élément du critère : US Steel, au para 13.

[43] Les demandeurs n’ont pas fourni pareille preuve.

[44] Les demandeurs décrivent comme suit le préjudice irréparable qu’ils tentent d’éviter :

[traduction]

70. Si les données en question sont supprimées ou détruites, la Cour ne sera pas en mesure d’ordonner que les données soient mises à la disposition des demandeurs ou d’autres personnes. Les données auront cessé d’exister, seront inaccessibles pour les besoins de la présente instance et ne pourront faire l’objet d’aucun commentaire ou discours public digne d’une société démocratique.

71. Cette suppression se produira en dépit de l’obligation du gouvernement de préserver ces documents en vertu de [...] [la LBAC et de la LAI]

[…]

75. Si les demandeurs n’obtiennent pas l’injonction demandée, ils perdront définitivement la possibilité d’accéder au contenu du compte X ou à toute autre donnée, de le consulter et de le commenter.

[45] Les demandeurs ajoutent que dans l’éventualité où la Cour déterminerait, lors de l’instruction de la demande sous-jacente, que cette perte permanente des données associées au compte X constitue une atteinte injustifiée à leur liberté d’opinion et d’expression garantie par l’article 2b) de la Charte, aucune réparation ne sera envisageable pour compenser cette perte. Ils soutiennent que cela constitue un préjudice irréparable.

[46] J’estime toutefois que les demandeurs n’ont pas réussi à établir, en présentant une preuve claire et non hypothétique, que la suppression ou la destruction des données ou d’autres informations associées au compte X aura lieu.

[47] La preuve incontestée est que M. Lametti a réactivé le compte X le 29 janvier 2024 ou avant, et que madame Rosanna White, une parajuriste du ministère de la Justice du Canada (le MJC), a pu sans problème accéder à ce compte le 6 février 2024 et le 7 février 2024.

[48] D’après les observations écrites et orales de M. Lametti, je crois comprendre que le compte X est resté actif depuis sa réactivation à la fin du mois de janvier. Rien n’indique le contraire et rien ne prouve qu’il y ait eu perte de données, que cela soit lié à la période durant laquelle le compte X était désactivé ou à toute autre raison.

[49] En outre, l’engagement proposé par M. Lametti implique de ne pas désactiver le compte X [traduction] « jusqu’à ce qu’un jugement soit rendu sur le fond de la demande [sous-jacente] ». Cet engagement comporte aussi, pour la même durée, des obligations que M. Lametti se propose de respecter :

[traduction]

1) donner à Bibliothèque et Archives Canada un accès complet à mes dossiers gouvernementaux et ministériels, pour qu’ils puissent être transférés au bibliothécaire et archiviste;

2) transférer à Bibliothèque et Archives Canada l’intégralité des archives du compte X;

3) procéder au transfert des documents mentionnés aux paragraphes 1 et 2 ci-dessus dans un délai de 10 jours à compter de l’audition de la demande d’injonction interlocutoire, qui a eu lieu le 13 février 2024;

4) confirmer à la Cour, par l’intermédiaire de mes avocats, que les transferts au bibliothécaire et l’archiviste ont bel et bien eu lieu;

5) s’abstenir de demander au bibliothécaire et archiviste de détruire tout document obtenu par moi et qui est sous sa responsabilité, sa garde ou son contrôle.

[50] La jurisprudence reconnaît qu’un engagement fourni par une partie intimée ou défenderesse peut éviter la nécessité d’une injonction, notamment en éliminant le risque d’un préjudice irréparable qui aurait pu se matérialiser dans d’autres circonstances. : voir par exemple, Tajdin c Aga Khan, 2011 CAF 172, au para 11; Erik v McDonald, 2018 ABCA 112, au para 14; Bell Canada v Rogers Communications, [2009] OJ No 3161, aux para 43-46; Tele-mobile Company v Bell Mobility, 2006 BCSC 161, aux para 36-37 [Tele-mobile]. Le raisonnement sous-tendant cette démarche est expliqué dans Sharpe, au para 1.810, de la manière suivante :

[traduction]

Une injonction n’est pas accordée si le défendeur s’engage à renoncer au comportement qui lui est reproché, ou convainc autrement la Cour qu’il est prêt à y renoncer. La loi encourage fortement le règlement des litiges sans procès, et le principe selon lequel une injonction ne peut être accordée simplement parce qu’elle ne cause aucun préjudice au défendeur honnête et respectueux de la loi est peut-être motivé par le souci d’économiser les frais et les conflits sociaux inhérents à un procès.

[51] Considérant la réactivation du compte X et l’engagement qui a été proposé, les demandeurs n’ont pas démontré par une preuve claire et non spéculative, ni même par toute autre preuve, en quoi eux-mêmes ou toute autre personne subiraient un préjudice irréparable si la l’injonction demandée n’était pas accordée.

[52] S’il existait un risque que des données, des informations ou tout autre élément associé au compte X soient détruits, que ce soit par inadvertance ou autrement, la réactivation de ce compte et l’engagement proposé ont éliminé ce risque.

[53] Il est important d’ajouter que le paragraphe 12(1) de la LBAC interdit expressément la destruction des documents fédéraux ou ministériels sans l’autorisation de l’administrateur général ou de la personne à qui il a délégué ce pouvoir.

[54] Au cours de l’audition de la présente requête, les demandeurs ont exprimé leurs préoccupations concernant l’envoi des données et des autres informations relatives au compte X à Bibliothèque et Archives Canada. Les demandeurs ont notamment fait remarquer que Bibliothèque et Archives Canada n’était pas partie à cette procédure et qu’elle ne pouvait donc pas décrire la manière dont les données et autres informations en question seraient traitées. Les demandeurs ont ajouté que si un événement indépendant de la volonté de M. Lametti se produisait avec ces données, il n’en subirait aucune conséquence.

[55] Toutefois, dans leur avis de demande, les demandeurs eux-mêmes ont demandé, en lieu et place d’une ordonnance obligeant M. Lametti à leur fournir une copie des archives du compte X, une ordonnance exigeant qu’une copie de ces archives soit fournie au bibliothécaire et archiviste du Canada.

[56] Les demandeurs n’ont fourni à la Cour aucune raison valable de douter de la capacité de Bibliothèque et Archives Canada à préserver l’ensemble des archives du compte X et à préserver et protéger les documents ministériels visés à l’alinéa 7c) et au paragraphe 12(1) de la LBAC, d’ici à ce que soit rendue une décision quant à la demande sous-jacente.

[57] Les demandeurs font par ailleurs remarquer que M. Lametti est la seule personne visée par l’engagement, ce qui laisse donc à des tiers, notamment au personnel de son ancien bureau, la possibilité de donner des directives à Bibliothèque et Archives Canada ou de prendre d’autres mesures pour la destruction ou la modification de données, d’informations ou d’autres documents associés au compte X. Cependant, dans une déclaration faite sous serment, M. Charles Stanfield, directeur général adjoint des communications du ministère de la Justice, affirme que ni le MJC ni aucun membre de son personnel n’a jamais été impliqué dans l’administration ou le fonctionnement du compte X. Les demandeurs n’ont pas apporté la moindre preuve du contraire.

[58] Les demandeurs ont présenté des preuves indiquant que M. Lametti avait modifié certaines publications sur son compte Instagram, y compris après le dépôt de leur demande sous-jacente au cours de la présente instance. Toutefois, ce compte est différent du compte X. Quoi qu’il en soit, rien ne permet de croire que les données associées à tout contenu du compte X qui aurait été modifié n’existent plus.

[59] Il convient de souligner que l’engagement prévoit le transfert de la totalité du contenu du compte X de M. Lametti à Bibliothèque et Archives Canada. En outre, à la suite de discussions survenues lors de l’audition de la présente requête, M. Lametti a étoffé l’engagement proposé pour y inclure la promesse de ne pas désactiver le compte X. Ainsi, le contenu original du compte X restera accessible aux demandeurs et au public, de même que la copie du contenu de ce compte, qui sera envoyée à Bibliothèque et Archives Canada.

[60] Malgré toutes ces considérations, les demandeurs insistent auprès de la Cour pour qu’elle leur accorde l’injonction par un surcroît de prudence, à titre de mesure préventive. Toutefois, il ne s’agit pas d’une raison valable pour ordonner une injonction : Tele-mobile, au para 25.

[61] Après avoir reçu la version étoffée de l’engagement proposé, telle que décrite au paragraphe 59 ci-dessus, les demandeurs ont informé la Cour que l’engagement serait sans doute acceptable à titre d’alternative à la réparation demandée dans leur requête, sous réserve (i) qu’il soit accepté par voie d’ordonnance de la Cour et (ii) que [traduction] « toute atteinte à la portée de l’engagement soit proscrite par voie d’ordonnance ».

[62] Toutefois, bien que j’estime que l’engagement proposé est acceptable, je considère qu’il n’est pas nécessaire de le transposer dans une ordonnance de la Cour, comme le suggèrent les demandeurs. Compte tenu de la réactivation du compte X, de la proposition écrite de M. Lametti de respecter l’engagement et de l’absence de preuve claire et non spéculative qu’un préjudice irréparable pourrait être causé aux demandeurs, j’estime qu’il n’y a pas lieu d’accéder à leur demande. En tant que membre du Barreau du Québec, M. Lametti est un officier de justice et on peut s’attendre à ce qu’il respecte son engagement.

[63] Bien entendu, il incombe à M. Lametti de déposer une version signée de l’engagement auprès de la Cour. Une disposition à cet effet sera incluse dans mon ordonnance ci-dessous.

[64] Pour tous les motifs exposés ci-dessus, j’estime que les demandeurs n’ont pas satisfait au critère requis pour obtenir l’injonction qu’ils demandaient. En effet, ils n’ont pas rempli la deuxième condition du critère, qui exige que l’on démontre la possibilité qu’un préjudice irréparable soit causé. Considérant la réactivation du compte X et l’engagement proposé, les demandeurs n’ont pas été en mesure de démontrer, en présentant une preuve claire et non spéculative, qu’un préjudice irréparable était possible. Plus précisément, les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les données, informations ou autres documents associés au compte X seraient détruits ou leur seraient rendus inaccessibles si l’injonction demandée n’était pas accordée. Cela a été fatal à leur requête.

[65] Par conséquent, il n’est pas nécessaire de considérer les première et troisième conditions relatives au critère, telles qu’elles sont formulées au paragraphe 36 ci-dessus.

[66] Je m’arrête ici pour observer au passage que les défendeurs ont aussi présenté des preuves révélant qu’un nombre très important de publications faites sur le compte X peuvent être consultées sur le site « Internet Archive » (également connu sous le nom de « Wayback Machine »). Selon une déclaration sous serment déposée par madame Rosemary Da Silva-Kassian, parajuriste du ministère de la Justice à Edmonton, les résultats de recherche concernant le compte X montrent que la page Web du compte a été sauvegardée 1 069 fois entre le 3 septembre 2016 et le 28 janvier 2024. Ces archives sont particulièrement nombreuses pour les années 2021 et 2022. Cela réduit encore davantage le risque que le préjudice irréparable allégué se matérialise, notamment en ce qui concerne les archives relatives à la décision prise par le gouvernement fédéral, en février 2022, d’invoquer la LMU, sujet qui semble préoccuper tout particulièrement les demandeurs.

VI. Conclusion

[67] Pour les motifs exposés ci-dessus, la présente requête sera rejetée.

[68] À la fin de l’audience tenue le 13 février 2024 pour l’instruction de cette requête, j’ai encouragé les parties à se mettre d’accord sur un montant forfaitaire au titre des dépens, lequel serait payable à la partie ayant obtenu gain de cause en l’espèce. Le lendemain, l’avocat du PGC a écrit à la Cour pour l’aviser que [traduction] « [b]ien que les parties n’ont pas encore été en mesure de se mettre d’accord sur le montant des dépens, elles sont convaincues qu’elles pourront le faire après la Cour aura rendu sa décision ».

[69] La raison pour laquelle j’ai encouragé les parties à s’entendre sur les dépens avant de connaître l’issue de la présente requête est que l’on considère généralement qu’un tel accord est plus susceptible d’être conclu avant que les parties soient informées de l’issue du litige. Quoi qu’il en soit, j’accéderai à la demande des parties de « disposer d’un délai de 30 jours après que la Cour ait rendu sa décision au sujet de la demande d’injonction pour parvenir à un accord sur les dépens ou pour écrire à la Cour afin d’obtenir de nouvelles directives ».


ORDONNANCE dans le dossier T-165-24

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente requête est rejetée.

  2. Les mots « CANADA (MONSIEUR DAVID LAMETTI) » sont supprimés de l’intitulé de la présente procédure, étant donné que ce défendeur n’existe pas.

  3. Monsieur David Lametti déposera une copie de l’engagement, tel que décrit dans sa lettre à la Cour datée du 14 février 2024, dans un délai de sept jours à compter de la date de la présente ordonnance.

  4. Les parties disposent d’un délai de 30 jours à compter de la date de la présente ordonnance pour parvenir à un accord sur les dépens ou pour écrire à la Cour afin d’obtenir de nouvelles directives.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-165-24

 

INTITULÉ :

EZRA LEVANT ET AUTRES c DAVID LAMETTI ET AUTRES

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 FÉVRIER 2024

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

 

DATE DES MOTIFS :

20 février 2024

 

COMPARUTIONS :

Chad Williamson

Scott Nicol

 

POUR LES DEMANDEURS

REBEL NEWS NETWORK LTD et EZRA LEVANT

 

David Grossman

Marie-Hélène Lyonnais

 

POUR LE DÉFENDEUR

David Lametti

 

Kerry E.S. Boyd, Keelan Sinnott et Katherine Creelman

POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Williamson Law

Calgary (Alberta)

Nicol Law

Calgary (Alberta)

 

Pour les demandeurs

REBEL NEWS NETWORK LTD et EZRA LEVANT

IMK LLP

Westmount (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

David Lametti

 

Ministère de la Justice du Canada

Région des Prairies

POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 



[1] Les arguments des défendeurs concernant la question de la compétence ont été avancés dans le dossier de requête du procureur général du Canada, qui a été déposé en fin de journée le vendredi 9 février 2024. La requête a été entendue le mardi suivant, soit le 13 février 2024.

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