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Date : 20240307


Dossier : IMM-1619-23

Référence : 2024 CF 390

Ottawa (Ontario), le 7 mars 2024

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

Salome OYAGA PAVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Mme Salome Oyaga Pava demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] qui confirmait une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de lui refuser le statut de réfugié. Cette demande de contrôle judiciaire est autorisée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2] La demanderesse, une citoyenne de la Colombie, dit craindre la persécution de la part de militaires impliqués dans des exécutions extra-judiciaires. Elle prétend que la décision rendue par la SAR n’est pas raisonnable. À mon avis, elle ne l’est pas à cause de la qualité des motifs déposés au soutien de la décision. Il y a donc lieu de retourner l’affaire à la SAR pour qu’un nouveau panel se prononce sur l’appel.

I. Faits

[3] Étant donné la conclusion à laquelle la Cour en est arrivée, il est préférable d’éviter de se prononcer sur les faits qui donnent lieu à la demande d’asile. En effet, la question que la SPR et la SAR ont dite être la question déterminante est la crédibilité de la demanderesse. Or, à l’examen des motifs de la SAR, il n’est pas possible de savoir pourquoi la crédibilité est déficiente au point tel que la demande est refusée. Cela reste à être déterminé dans une prochaine décision de la SAR.

[4] Un bref résumé des allégations est tiré du fondement de la demande d’asile [FDA] (18 juin 2018) et d’un supplément (9 juin 2022); cela suffira à ce stade.

[5] La demanderesse se présente comme une activiste en faveur des droits de la personne. Elle dit avoir été accompagnée dans son entreprise par un certain Michael Arturo Ronacios Cassollas [Michael Ronceros ou Michael]. Celui-ci a aussi cherché à obtenir l’asile au Canada. Mais sa demande d’asile a été retirée après qu’il eut été parrainé; il est devenu un résident permanent par un autre chemin.

[6] Le FDA cherche à présenter la demanderesse comme étant préoccupée par le non-respect et l’inefficacité du système judiciaire en Colombie; la corruption, le manque d’organisation et les abus gouvernementaux, de même que la mauvaise gestion des fonds publics dans son pays de citoyenneté sont dits être des problèmes endémiques. Son attention s’est portée particulièrement vers 2008 sur ce qu’elle a appelé les exécutions extra judiciaires commises, prétend-elle, par des militaires. Des centaines de personnes innocentes auraient été tuées à travers le pays pour les faire passer comme des guérilleros tués au combat. Il y aurait enquête à l’égard de 2000 cas. Seulement des condamnations contre des subalternes auraient été enregistrées au cours des ans. Une certaine preuve documentaire suggère que des officiers supérieurs sont impliqués et échappent à la justice.

[7] À compter de février 2017, la demanderesse et Michael Ronceros ont créé un blog où ils dénonçaient les officiers supérieurs. Ils ont ainsi reçu de l’information au sujet de telles exactions, dont de l’information provenant de mères dont les enfants seraient disparus. Les auteurs du blog voulaient publier leurs histoires.

[8] La demanderesse prétend être devenue la victime de représailles et de menaces pour la faire cesser ses activités. Ainsi, elle dit que le blog a été « piraté » le 24 novembre 2017, empêchant d’y avoir accès. Puis, le 28 novembre 2017, la demanderesse recevait un premier appel téléphonique anonyme la menaçant de mort et lui ordonnant de fermer le blog. On lui ordonnait aussi de se taire et de faire attention à ses relations. Michael recevait un message similaire simultanément.

[9] Ces appels ont suscité la peur chez les deux, mais la demanderesse n’a pas arrêté ses activités en ce que le 3 décembre 2017 la demanderesse a reçu une demande de la part d’une « mère » de la rencontrer au sujet du décès de son frère. Un rendez-vous était organisé pour 15 h, le 7 décembre, à un terminal de transport. La demanderesse et Michael ont fait choux blanc, la personne à rencontrer ne se présentant pas et les tentatives de communication restant sans succès. En quittant les lieux, les deux ont été contrôlés par un policier.

[10] Le 8 décembre, la demanderesse reçoit un autre appel téléphonique au cours duquel on lui demande comment elle (et son compagnon) a été traitée au terminal de transport. La voix lui aurait dit qu’on ne voulait que connaître son identité puisque « nous avons déjà fait 95 % de notre travail avec l’aide de nos amis les flics et maintenant il ne manque plus que deux balles pour chaque tête » (FDA, aux pp 3-4/5, para 21). La voix menaçait de tuer un proche pour bien faire sentir que le blog doit être abandonné et pas repris une fois que les menaces auront été mises à exécution.

[11] Cette fois, la peur s’est emparée de la demanderesse. Ayant consulté un avocat, il a suggéré de porter plainte à la police parce qu’il croyait que les deux étaient en danger. Une plainte fut portée le 11 décembre auprès de l’unité de réaction immédiate à Paloquemao. Aucun dossier n’aurait été ouvert puisque l’appel ayant donné lieu à la plainte était anonyme.

[12] La demanderesse et son compagnon ont donc choisi de laisser leur blog disponible sur internet avec les informations compilées, mais en le laissant « un peu de côté », « non complètement » (FDA, au para 41).

[13] Le 26 décembre 2017, c’est une lettre de menace anonyme qui arrive. On y déclare savoir où la demanderesse et Michael se trouvent et qu’ils auront de leurs nouvelles bientôt. La demanderesse dit avoir alors choisi de déménager dans une autre ville. Ce qu’elle fit le 2 janvier 2018, bénéficiant d’un logis de la part d’une connaissance. Quant à Michael, il a trouvé refuge dans une autre ville que celle où la demanderesse est allée résider. Conseillée à nouveau par l’avocat, la demanderesse communique avec l’unité de réaction immédiate pour faire part des développements.

[14] Le 15 février 2018, en fin d’après-midi, deux individus dans un véhicule blindé se seraient présentés là où Michael avait trouvé refuge. Ils seraient descendus du véhicule et auraient fracassé les fenêtres de la maison avec des bâtons. Ils sont ensuite repartis. Des témoins auraient dit qu’ils avaient des « apparences militaires ».

[15] La demanderesse et Michael ont à nouveau changé d’adresse, encore dans deux villes différentes. La personne qui avait offert un logis à la demanderesse avant son dernier déménagement l’a appelée, et a dit à la demanderesse que trois hommes étaient venus la chercher dans cette ville et qu’elle et son ami seraient retrouvés. Ce devait être leur dernière rencontre. Encore ici, le FDA déclare que ces hommes étaient d’apparence militaire; ils étaient armés. La demanderesse quittait la Colombie le 10 avril 2018.

[16] Le FDA est déposé le 18 juin 2018. Un supplément venait le 9 janvier 2022. On y rapporte que les parents de la demanderesse ont reçu des appels de menace, prétendant que la vie de la demanderesse serait en danger si elle revenait au pays. En janvier 2020, deux hommes se sont présentés chez les parents pour faire des menaces d’assassinat. En avril 2021, d’autres hommes aux allures militaires auraient récidivé. Les parents de la demanderesse ont alors déménagé hors de Bogota, tout en changeant les numéros de téléphone.

II. Le droit

[17] La demanderesse argumente que la décision n’est pas raisonnable. Depuis Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], la Cour suprême du Canada cherche à instaurer une culture de la justification au sein des tribunaux administratifs (aux para 2 et 14). Comme le dit la Cour au paragraphe 15, l’examen de la cour de révision de la décision sous contrôle judiciaire lorsque la norme de contrôle est la décision raisonnable centre son attention sur sa justification et non sur la décision à laquelle elle serait parvenue. Lorsque la question déterminante est la crédibilité de la demanderesse, la norme de contrôle est bien sûr la raisonnabilité. Une décision peut faire défaut parce que le résultat auquel le décideur administratif en est arrivé ne rencontre pas la norme de la décision raisonnable, ou encore lorsque les motifs donnés au titre de la justification, indépendamment de la qualité du résultat, sont eux-mêmes déficients.

[18] Les motifs donnés par un décideur administratif expliquent le processus décisionnel et la raison d’être de la décision. C’est que les motifs « constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions tant aux parties touchées qu’aux cours de révision » (Vavilov, au para 81). Ainsi, la cour de révision doit se satisfaire du raisonnement suivi, raisonnement qui transparaît des motifs fournis à l’appui d’un résultat donné :

[84] Comme nous l’avons expliqué précédemment, les motifs écrits fournis par le décideur administratif servent à communiquer la justification de sa décision. Toute méthode raisonnée de contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse avant tout aux motifs de la décision. Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion : voir Dunsmuir, par. 48, citant D. Dyzenhaus, « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286.

On recherchera la cohérence intrinsèque de la décision sous contrôle judiciaire et sa rationalité pour en déterminer la justification en fonction des contraintes juridiques et factuelles. Uniquement si l’analyse a ses qualités pourrait-elle bénéficier de la déférence (Vavilov, au para 85).

[19] Les motifs donnés par le décideur administratif se doivent d’être d’une certaine qualité parce que les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit sa justification, sa transparence et son intelligibilité, et si la justification tient au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov, au para 99), ne requiert rien de moins. La cour de révision ne doit pas substituer ses motifs à ceux défaillants du tribunal administratif; elle ne doit pas chercher à remplir les trous. Le décideur doit à l’aide de ses motifs justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. Cela ne veut pas dire évidemment que le justiciable doive être convaincu que le décideur avait raison après tout : dans bien des cas, c’est impossible de satisfaire un justiciable que sa demande est mal fondée. C’est plutôt que la décision doit avoir cette qualité de raisonnement intelligible et rationnel qui découle de la transparence du processus décisionnel. Cela fait dire à la Cour suprême au paragraphe 95 de Vavilov :

[95] Cela dit, les cours de révision doivent garder à l’esprit le principe suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet. Il serait donc inacceptable qu’un décideur administratif communique à une partie concernée des motifs écrits qui ne justifient pas sa décision, mais s’attende néanmoins à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de cette partie.

[Je souligne.]

Comme le souligne la Cour suprême au paragraphe 96, un décideur administratif ne saurait « se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée ».

[20] Mon examen de la décision de la SAR m’a fait conclure que celle-ci n’a pas les qualités requises pour constituer une décision raisonnable du fait que sa justification ne procède pas d’un processus transparent et intelligible. L’impression qui se dégage est davantage la recherche de motifs pour rejeter la demande d’asile qu’une décision dont les motifs émanent de la preuve. Dit simplement, on ne sait pas pourquoi la crédibilité serait telle qu’il faille rejeter la demande d’asile. Cela ne veut pas dire que la demande aurait dû être acceptée. C’est plutôt que la nécessité de la justification adéquate n’a pas été atteinte.

III. Analyse

[21] Étant donné que ce sera à une autre formation de la SAR de procéder à sa propre analyse sans influence indue de la cour de révision, j’entends expliquer ma conclusion brièvement.

[22] Comme chacun le sait maintenant, c’est la seule décision de la SAR qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire. Elle doit être raisonnable lorsque la crédibilité du témoignage est l’élément déterminant (Janvier c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 142, au para 17). Ce sont donc ces motifs, et non ceux de la SPR, qui doivent avoir les qualités requises pour constituer une décision adéquate.

[23] Ceci dit avec égards, la décision sous étude est déficiente au plan de la justification offerte pour rejeter l’appel. On se retrouve avec nombre d’affirmations par la SAR dont on ne connaît pas la provenance outre que la SPR avait questionné la demanderesse et que le détail du témoignage fourni à l’audience n’était pas présent à même le FDA.

[24] Il ne fait aucun doute qu’une demande pour être reconnue à titre de réfugié peut être rejetée sur la base que la preuve est déficiente quant à sa crédibilité. De fait, la SPR et la SAR ont certes une expertise bien établie dans l’évaluation de la crédibilité de demandeurs d’asile (Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani], au para 15). Il n’en reste pas moins qu’une certaine prudence est de mise (Stephen Paskey, Telling Refugee Stories: Trauma, Credibility and the Adversarial Adjudication of Claims for Asylum, 56 Santa Clara L. Rev. 457 (2016)). Les facteurs traditionnels que sont le comportement, la candeur, le caractère plausible de la preuve, la cohérence intrinsèque et la cohérence avec d’autre preuve peuvent tous être pris en compte, tout en gardant à l’esprit les circonstances dans lesquels les événements se sont produits.

[25] Par ailleurs, le décideur administratif a l’obligation de dire pourquoi la crédibilité est entachée sans pour autant éluder des éléments importants (Utoh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 399). Il n’est pas inutile de rappeler certains principes qui continuent de permettre d’évaluer la crédibilité, tels qu’énoncés au paragraphe 4 dans Cooper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 118 [Cooper] :

[…]

a. Une commission peut à bon droit tirer des conclusions sur la crédibilité sur la base des invraisemblances, du bon sens et de la raison : Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 228; Lubana, précitée.

b. La preuve non contredite peut être rejetée si elle ne s’accorde pas avec les probabilités de l’affaire dans son ensemble, ou si des incohérences sont relevées dans la preuve : Akinlolu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 296.

c. Les inférences doivent être raisonnables et formulées en termes clairs et explicites : Hilo.

d. Toutes les incohérences et invraisemblances ne justifient pas une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Ce type de conclusion ne devrait pas se fonder sur un examen microscopique de questions sans pertinence ou périphériques eu égard à la demande d’asile : Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444.

e. La preuve ou les témoignages ayant trait à la question de savoir si un demandeur d’asile voyage avec de faux documents, détruit ses documents de voyage ou ment à leur sujet à son arrivée sont accessoires et ont une valeur très limitée aux fins de l’évaluation de la crédibilité : Lubana.

f. L’évaluation des témoignages doit prendre en compte l’âge, la culture, l’origine et les antécédents sociaux du témoin, ainsi que son manque de cohérence lorsque des éléments de preuve médicale établissent qu’il souffre d’un problème psychologique.

g. De même, lorsqu’il s’agit d’évaluer les déclarations des réfugiés aux agents d’immigration à leur arrivée au Canada, le juge des faits doit garder à l’esprit que [TRADUCTION] « la plupart des réfugiés ont vécu dans leur pays d’origine des expériences qui leur donnent de bonnes raisons de ne pas faire confiance aux personnes en autorité » : professeur J.C. Hathaway, The Law of Refugee Status (Toronto, Butterworths) (1991), aux pages 84 et 85, tel que cité par le juge Martineau dans Lubana.

h. Lorsqu’une conclusion quant à la crédibilité repose sur les incohérences du demandeur, il convient d’en donner des exemples spécifiques. Celles-ci doivent avoir trait à d’autres éléments de preuve reconnus comme dignes de foi. En d’autres mots, les incohérences peuvent se présenter sous deux formes : la preuve issue du témoignage du témoin est intrinsèquement incohérente; ou, la preuve contredit les documents ou le témoignage d’autres témoins. Dans ce dernier cas, la preuve qui se trouve contredite doit être reconnue comme digne de foi.

i. L’effet cumulatif d’incohérences et de contradictions mineures peut justifier une conclusion d’ensemble défavorable quant à la crédibilité du demandeur d’asile : Feng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 476.

j. Une conclusion générale d’absence de crédibilité peut théoriquement s’étendre à tous les éléments de preuve pertinents émanant du témoignage d’un témoin : Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238.

Ces principes ont été repris depuis (voir Lawani, précité).

[26] Dans notre cas, je retiens particulièrement les principes répertoriés aux alinéas c, d, f, h et i. Le décideur administratif était tenu d’expliquer en termes clairs et explicites les incohérences et invraisemblances qui justifieraient la condition de crédibilité défaillante. Si ces incohérences et invraisemblances sont mineures, il faut alors justifier la conclusion que ce sera un effet cumulatif qui sera à l’œuvre, et non pas la même défaillance reprise à répétition. Si la SAR ne doit aucune déférence à la SPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, [2016] 4 RCF 157), elle doit expliquer les conclusions auxquelles elle est arrivée.

[27] Il en résulte que la décision qui s’attarde à des questions sans importance, ou d’importance finalement mineure par rapport au récit fait, ou qui conclut au manque de crédibilité pour des motifs vagues et imprécis pourra être vue comme ne satisfaisant pas à la norme de contrôle. Comme le disait le juge Rennie, alors membre de notre Cour, dans Cooper (précité), au sujet de cette décision, « [o]n ne peut pas dire, en lisant toute la décision, que la Commission a formulé, en termes clairs et explicites, les motifs pour lesquels elle a mis en doute la crédibilité de la demanderesse » (au para 6). J’en dirais autant dans notre cas d’espèce.

[28] La courte décision de la SAR est largement fondée non pas sur des incohérences ou des contradictions mais plutôt sur ce qu’elle considère comme des lacunes importantes dans la preuve offerte par la demanderesse. Si ce doit être la base de la décision, encore faut-il que les lacunes aient un poids certain au sein du récit et qu’il ne s’agisse pas de lacunes situées à la périphérie ou, pis encore, de lacunes qui, en fait, procèdent de l’impossibilité virtuelle d’identifier les agresseurs, par exemple.

[29] Ainsi dit le décideur administratif, serait une lacune importante de ne pas avoir établi le lien entre les militaires responsables d’exécutions extra judiciaires et le blog dont la demanderesse (et Michael) serait l’auteur. De même on reproche qu’un lien n’était pas non plus établi entre les militaires et le fait que la demanderesse aurait rencontré des mères de victimes. On ne comprend pas à la seule lecture du texte de la décision en quoi cela pourrait être une lacune alors même que c’est l’anonymat des agents de persécution qui fait augmenter la crainte. Le décideur se doit, à mon sens, d’expliquer en quoi ce genre d’information aurait dû être disponible. Si c’est à dessein qu’un témoin choisit de raconter une histoire dont il manque des détails, il faut alors expliquer en quoi l’information aurait dû être disponible.

[30] Pour ce qui est des éléments qui touchent la crédibilité de la demanderesse, il s’agit d’un mélange plutôt confus de lacunes présentées sous forme d’incohérences qu’il n’est pas facile à comprendre et suivre. Si je comprends l’un des reproches faits, la demanderesse n’aurait pas identifié clairement à son FDA les rencontres avec des mères et le lien avec la rédaction d’articles au blog puisque, prétend-on, les articles publiés n’auraient pas référé aux mères rencontrées. Ainsi, le FDA manquerait de détails à cet égard et on en fait le reproche à la demanderesse. Or le FDA compte cinq pages, à simples interlignes, pour un total de 34 paragraphes. C’est déjà beaucoup comparativement à ce que l’on voit couramment. Le cœur de l’affaire était que la demanderesse, une activiste en matière des droits de la personne, non seulement dénonçait des exécutions extra judiciaires en participant à des manifestations, mais publiait des articles sur un blog mettant ainsi en lumière des exactions attribuées aux forces militaires du pays. Pourtant, la SAR est à la recherche à même le FDA de détails sur des rencontres avec des mères, comme si tout devait être rapporté au FDA dans le menu détail. De fait, même la tentative de justification de la critique fait défaut. On lit au paragraphe 20 de la décision que « [l]orsque l’on compare le FDA et son témoignage [celui de la demanderesse], force est de reconnaître qu’il y a omission de plusieurs détails quant à sa rencontre avec 10 à 20 femmes et que la description de cet événement ne concorde pas avec l’information peu détaillée inscrite dans son FDA ». Une justification qui procède d’un raisonnement tautologique comme celui-ci est une erreur manifeste sur le plan de la logique interne (Vavilov, au para 104). C’est que si les détails ne sont pas au FDA, il est plutôt circulaire de conclure que le FDA ne concorde pas avec le témoignage. On est en droit de constater que le décideur administratif semble être à la recherche de raisons pour refuser le recours demandé plutôt que de constater de véritables lacunes.

[31] On peut en dire autant du paragraphe 21 de la décision. Cette fois, la SAR commente sur la rencontre ratée avec une mère qui avait pris rendez-vous avec la demanderesse et Michael dans un terminus de transport. La SAR dit noter « que l’appellante n’a jamais rencontré la mère en question et que la police ne l’a jamais vue en compagnie de la mère d’une victime. » Mais alors, en quoi cela pourrait bien affecter la crédibilité d’un témoin? La demanderesse témoigne s’être rendue au rendez-vous et la personne à rencontrer ne s’y trouvait pas : qu’est ce qui est à noter? Que veut-on mettre en exergue et à quelle fin? Le fait que la police n’ait pas vu la demanderesse en compagnie de la mère d’une victime, si tant est que ce soit le cas, change-t-il quoi que ce soit au récit de la demanderesse?

[32] Est-ce que l’on peut douter de rencontres de mères au cours de manifestations populaires comme la demanderesse l’a dit? Si oui, il eut fallu expliquer pourquoi on doute sans recourir à un faux dilemme. Le décideur administratif conclut que « les explications de l’appelante [cela pourrait référer à des explications au sujet des raisons pour lesquelles la demanderesse aurait été visée par les militaires] sont insuffisantes, car elles ne permettent pas d’établir comment les militaires auraient pu savoir qu’ils [probablement la demanderesse et Michael] avaient rencontré des mères de victimes et qu’ils détenaient un blog sur lequel ils allaient publier des articles les incriminant ». Encore ici, on semble prétendre que la demanderesse aurait dû établir une connaissance de la part des persécuteurs alors même qu’ils ne sont pas connus, sous peine de déclaration que l’explication est insuffisante. C’est là un exemple d’un faux dilemme ou d’une prémisse qui m’apparaît comme absurde. Comment une victime de persécution peut-elle savoir comment le persécuteur anonyme a pu l’identifier comme activiste du fait de rencontrer avec des mères de victimes? Est-ce bien le moyen par lequel la demanderesse serait devenue une cible représailles? On voudrait semble-t-il que la demanderesse ait mené une enquête complète pour identifier les persécuteurs alors même que la victime présumée dit chercher à se cacher de ceux-ci de crainte pour sa vie.

[33] Ce qui est d’autant plus perturbateur est que la SAR reconnaît l’existence de preuve documentaire soutenant la réalité de nombreux assassinats arbitraires commis par les « forces de sécurité du Gouvernement colombien » à l’égard de défenseurs des droits de la personne, les activistes politiques étant « souvent des victimes d’abus de groupes armés et des autorités policières » (décision, au para 24). Contre toute attente, la SAR déclare que cette preuve ne s’applique pas ici « étant donné que l’appelante n’a pas établi qu’elle a été persécutée en raison de ses activités politiques ni en raison de ses opinions politiques imputées » (décision, au para 25).

[34] Il y a au moins deux raisons pour lesquelles cette assertion est déraisonnable. D’abord, au paragraphe 24 de la décision on traite de la preuve documentaire relative aux assassinats de défenseurs des droits de la personne. C’est de toute évidence l’allégation qui est faite par la demanderesse. Cette preuve documentaire ne peut être tout simplement exclue sans explication. Ensuite, la SAR déclare que ce sont les activités politiques qui sont en cause et que la demanderesse n’a pas établi que ses activités politiques étaient la cause de sa persécution alléguée. On ne comprend pas la dichotomie que semble tenter de faire la SAR entre l’activisme pour les droits de la personne dans un pays où on reconnaît des assassinats par certains membres des forces de sécurité gouvernementales et des « activités politiques ». On aurait pu croire que ce genre d’activisme constitue intrinsèquement des activités politiques. À tout le moins, cela requiert une justification bien meilleure que celle plutôt confuse qui est offerte.

[35] Les caractéristiques d’une décision raisonnable sont sa justification, sa transparence et son intelligibilité. Cela fait cruellement défaut. Des conclusions péremptoires ne constituent pas une justification au regard des contraintes factuelles et juridiques.

[36] À répétition le décideur administratif déclare que l’information fournie au FDA par la demanderesse n’est pas suffisante par rapport au récit offert lors du témoignage. Ce n’est pas tant que la demanderesse se contredit ou qu’elle est incohérente. On se plaint plutôt que le FDA n’en disait pas suffisamment. On ne sait jamais pourquoi l’information est insuffisante, si bien que la cour de révision ne peut évaluer si la barre a été fixée trop haut, la rendant inatteignable. Cela tend aussi à rendre la décision déraisonnable parce que manquant de transparence et d’intelligibilité. Ceci dit avec égards, les motifs donnés souffrent d’un manque de clarté et de précision qui rend difficile même l’évaluation de leur caractère raisonnable.

[37] Il ne s’agit pas en l’espèce de laisser croire que la demanderesse aurait dû être couverte par les articles 96 et 97 de la LIPR. C’est aux sections de la protection des réfugiés et d’appel que le Parlement a donné cette responsabilité. C’est plutôt que la décision rendue n’est pas raisonnable en raison des motifs qui ont été fournis. Il faut à leur examen en comprendre le fil du raisonnement suivi pour en arriver à la conclusion. Les motifs de la SAR sont déficients au point d’être déraisonnables. Le paragraphe 135 de l’arrêt Vavilov me semble particulièrement pertinent :

[135] Bon nombre de décideurs administratifs se voient confier des pouvoirs extraordinaires sur la vie de gens ordinaires, dont beaucoup sont parmi les plus vulnérables de notre société. Le corollaire de ce pouvoir est la responsabilité accrue qui échoit aux décideurs administratifs de s’assurer que leurs motifs démontrent qu’ils ont tenu compte des conséquences d’une décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit.

IV. Conclusions

[38] Il en résulte que la demande de contrôle judiciaire doit être accordée. Le dossier doit donc être retourné à la SAR pour qu’une formation différente le réexamine. Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-1619-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Le dossier est renvoyé à la Section d’appel des réfugiés pour réexamen par un autre commissaire.

  3. Il n’y a aucune question à certifier en vertu de l’article 74 de la LIPR.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1619-23

 

INTITULÉ :

SALOME OYAGA PAVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (qUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 février 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE Roy

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 mars 2024

 

COMPARUTIONS :

Me Jorge Colasurdo

Pour lA demandeRESSE

Me Éloïse Eysseric

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jorge Colasurdo

Montréal (Québec)

 

Pour lA demandeRESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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