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Date : 20240307


Dossier : IMM-10708-22

Référence : 2024 CF 388

Vancouver (Colombie Britannique), le 7 mars 2024

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MAURICIO ANDRES CARDENAS MEDINA

YOHANA PAOLA GUTIERREZ RUIZ

DAVID CARDENAS GUTIERREZ

SARA CARDENAS GUTIERREZ

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, M. Mauricio Andres Cardenas Medina, son épouse, Mme Yohana Paola Gutierrez Ruiz, et leurs deux enfants mineurs sont de nationalité colombienne. Ils demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SAR] datée du 5 octobre 2022 [Décision] dans laquelle la SAR a rejeté leur demande d’asile et conclu qu’ils n’étaient ni des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2] Les demandeurs alléguaient être à risque d’être persécutés en Colombie par des personnes (notamment des politiciens) qui profiteraient de la corruption du système de santé, en raison de la participation de Mme Gutierrez Ruiz à la diffusion d’une émission d’information ayant dénoncé ces personnes. Tout comme la Section de la protection des réfugiés [SPR] avant elle, la SAR a déterminé que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption selon laquelle ils pouvaient se prévaloir de la protection de l’État colombien.

[3] Les demandeurs identifient pas moins de huit erreurs dans la Décision et affirment que la conclusion selon laquelle ils n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État en Colombie est déraisonnable. Ils demandent à la Cour d’annuler la Décision et de renvoyer l’affaire à la SAR pour un nouvel examen.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Bien que plusieurs des arguments soulevés par les demandeurs ne soient pas suffisants pour justifier l’intervention de la Cour, je suis d’accord que, sur au moins certains éléments, la Décision de la SAR n’est pas intelligible et omet de répondre à la preuve et aux arguments que les demandeurs avaient avancés à l’appui de leur demande d’asile.

II. Contexte

A. Les faits

[5] Les demandeurs disent craindre certains politiciens qui profitent de la corruption du système de santé en Colombie. Mme Gutierrez Ruiz a aidé à les dénoncer par l’entremise d’une émission d’information et de journalisme dirigée par son beau-frère. Lors de l’audience devant la SPR, les demandeurs ont ajouté craindre le groupe paramilitaire Autodefensa Unidas de Colombia [AUC].

[6] Mme Gutierrez Ruiz a témoigné qu’en novembre 2017, elle aurait aidé trois journalistes en leur passant de l’information pour qu’ils puissent faire leur enquête sur la corruption en Colombie, bien qu’elle n’aurait pas personnellement effectué les recherches ni publié de reportage ou d’articles sur le sujet.

[7] À compter de janvier 2019, Mme Gutierrez Ruiz aurait commencé à recevoir des menaces de mort par téléphone, courriel et courrier. Ces menaces provenaient d’individus s’identifiant comme étant « proches de politiciens influents et qui en avaient assez » des reportages sur la corruption. Le 10 mars 2019, une lettre de menace de mort aurait été laissée au domicile des demandeurs à Cali. Le lendemain, les demandeurs sont partis habiter à Buga chez un membre de leur famille, puis ils sont déménagés dans la région de Bogota une semaine plus tard, dans la municipalité de Madrid située dans le département de Cundinamarca [Madrid].

[8] Le 5 mai 2019, les anciens voisins des demandeurs les auraient contactés pour les aviser qu’une voiture passait souvent devant leur ancienne maison à Cali. Le 15 juin 2019, Mme Gutierrez Ruiz aurait reçu une autre menace, cette fois par le biais de l’application WhatsApp. Le même jour, elle aurait appelé les services de protection des autorités colombiennes pour demander s’ils allaient la protéger, et ils auraient répondu non.

[9] Le 30 août 2019, Mme Gutierrez Ruiz et son époux auraient remarqué des personnes qui les regardaient d’une manière inhabituelle. Ils auraient alors pris un taxi pour se rendre au poste de police local. La police de Madrid aurait refusé la plainte, car rien n’était arrivé aux demandeurs et ces derniers ne connaissaient pas l’identité des individus en question. Suite à cette interaction avec la police, les demandeurs auraient compris qu’ils ne bénéficieraient pas de la protection de l’État colombien.

[10] Les demandeurs sont arrivés au Canada le 24 septembre 2019 et y ont demandé l’asile.

B. Décision de la SPR

[11] La SPR a jugé que les demandeurs n’étaient ni des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger car ils n’avaient pas présenté de preuve claire et convaincante démontrant qu’ils ont fait des efforts afin d’obtenir la protection de l’État colombien, que l’État n’était pas disposé à les protéger, ou que la protection de l’État en Colombie était insuffisante.

[12] Plus précisément, la SPR n’était pas satisfaite de la preuve fournie par les demandeurs attestant qu’une plainte formelle aurait été faite à la police de Madrid. La SPR a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas rendus au poste de police local le 30 août 2019 pour y porter plainte et que, par conséquent, ils n’avaient pas établi que les policiers auraient refusé d’y donner suite. Par ailleurs, même si le tribunal avait cru les demandeurs, la SPR a considéré que ces derniers auraient pu faire des efforts supplémentaires, en se rendant dans un autre poste de police ou en s’adressant au Bureau du procureur général ou au Bureau du protecteur du citoyen. Enfin, la SPR a aussi estimé que Mme Gutierrez Ruiz n’avait pas démontré avoir un profil qui justifierait que l’État colombien lui refuse son assistance.

C. Décision de la SAR

[13] Dans sa Décision, la SAR a émis certaines réserves sur les conclusions de la SPR. La SAR a d’abord conclu que la SPR avait commis une erreur quant à la crédibilité. À cet égard, la SAR a estimé que la SPR n’avait pas fait état de motifs légitimes pour douter de la crédibilité des demandeurs en raison de leur incapacité à produire un document corroborant le dépôt de leur plainte à la police de Madrid. Selon la SAR, la preuve documentaire objective rendait tout à fait possible que les demandeurs se soient présentés au poste de police de Madrid et que leur plainte y ait été jugée non fondée et refusée, au motif que les demandeurs ne connaissaient pas l’identité des gens qui les observaient et que rien ne leur était arrivé.

[14] Après avoir analysé la question de la crédibilité des demandeurs, la vraisemblance de leur récit et leur crainte subjective de persécution, la SAR s’est penchée sur la crainte objective, à savoir la disponibilité de la protection de l’État colombien.

[15] La SAR a d’abord procédé à une analyse du profil de Mme Gutierrez Ruiz pour déterminer s’il justifierait que l’État colombien, dans son entièreté, lui refuse son assistance. La SAR est arrivée à la même conclusion que la SPR sur cette question, pour les raisons suivantes : 1) Mme Gutierrez Ruiz jouait un rôle secondaire, à titre d’informatrice; 2) elle n’avait pas personnellement effectué les recherches ni publié de reportage ou d’articles dénonçant la corruption; 3) elle n’a pas mis en preuve l’impact de ces dénonciations ou de sa collaboration avec les journalistes sur la corruption en Colombie; et 4) les principaux profils ciblés en Colombie et susceptibles d’échapper à la protection de l’État colombien sont plutôt des leaders sociaux ou communautaires qui dénoncent la présence des groupes armés ou qui participent à la vie politique, ce qui n’est pas le cas de Mme Gutierrez Ruiz.

[16] Dans sa Décision, la SAR a aussi examiné la preuve documentaire objective décrivant la démocratie colombienne ainsi que les mesures prises par l’État colombien afin d’assurer la sécurité de ses citoyens, dont l’adoption de la Loi sur les victimes et la restitution des terres en 2011 [Loi de 2011] et la création de l’Unité nationale de protection [UNP] la même année. Bien que les mesures prises par l’État en Colombie comportent des lacunes et des problèmes d’efficacité, la preuve au dossier n’a pas permis à la SAR de conclure, selon la prépondérance des probabilités, à une absence de protection étatique.

D. La norme de contrôle

[17] Les parties soutiennent que la norme de contrôle applicable aux questions de protection de l’État est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 au para 38 [Hinzman]; Bishop c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 569 au para 13 [Bishop]; Guerrero Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 175 au para 10; Durojaye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 700 au para 6).

[18] D’ailleurs, le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire du mérite d’une décision administrative est maintenant celui établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 7 [Mason]). Ce cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit désormais la norme applicable dans tous les cas.

[19] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Mason au para 64; Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99, citant notamment Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74).

[20] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit adopter une méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision », examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Mason aux para 58, 60; Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). La norme de la décision raisonnable, je le souligne, tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et exige que les cours de révision fassent preuve de respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Mason au para 57; Vavilov aux para 13, 46, 75).

[21] Il incombe à la partie qui conteste une décision de prouver qu’elle est déraisonnable. Pour annuler une décision administrative, la cour de révision doit être convaincue qu’il existe des lacunes suffisamment graves pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov au para 100).

III. Analyse

A. Le cadre juridique

[22] Avant de plonger dans l’analyse du caractère raisonnable de la Décision de la SAR, il convient de rappeler quelques principes clés régissant la question de la protection de l’État.

[23] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward], la Cour suprême du Canada a rappelé que le droit international relatif aux réfugiés a été établi afin de suppléer à la protection que les demandeurs d’asile s’attendent à recevoir de l’État dont ils sont ressortissants (Ward à la p 709). Cela signifie qu’il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger ses ressortissants, sauf dans le cas d’un effondrement complet de l’appareil étatique (Ward à la p 725).

[24] Il appartient aux demandeurs d’asile d’établir que leur État n’est pas en mesure d’assurer une protection adéquate (Notar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1038 au para 26; Glasgow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1229 au para 35 [Glasgow]). À cette fin, les demandeurs d’asile doivent présenter une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État d’assurer leur protection, ce qui signifie qu’ils devront habituellement démontrer qu’ils ont demandé « la protection de [leur] État sans pouvoir l’obtenir ou, à titre subsidiaire, qu’on ne peut s’attendre objectivement à ce que [leur] État les protège » (Hinzman au para 37; Glasgow au para 35). Il n’est pas contesté non plus que le critère qu’il convient d’appliquer dans le cadre de l’analyse relative à la protection de l’État requiert une appréciation du caractère adéquat de cette protection sur le plan opérationnel et non seulement des efforts ou des intentions de l’État (Bishop au para 18; Mata c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1007 aux para 13‐14; Vidak c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 976 au para 8). La preuve doit être « pertinente, digne de foi et convaincante » et doit convaincre le décideur, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État est insuffisante (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94 au para 30 [Flores Carrillo]; Rstic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 249 au para 29).

[25] Pour les pays démocratiques, les demandeurs d’asile devront en temps normal démontrer qu’ils avaient sollicité la protection de l’État. Plus les institutions sont démocratiques, plus un demandeur d’asile devra avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à lui, sauf dans l’éventualité où ils démontrent qu’il aurait probablement été inutile pour eux de réclamer la protection de l’État, car la protection aurait été inefficace (Flores Carrillo au para 32; Vargas Bustos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 114 aux para 31–32).

B. La Décision n’est pas raisonnable à certains égards

[26] Comme l’a correctement fait valoir l’avocate du Ministre dans ses représentations devant la Cour, plusieurs des arguments avancés par les demandeurs ne suffisent pas à démontrer le caractère déraisonnable de la Décision. En effet, il ressort de la Décision que, de façon générale, la SAR a analysé l’ensemble de la preuve et a fourni des explications détaillées sur chacune de ses conclusions.

[27] Ainsi, je ne suis pas d’avis que la SAR a erré en exigeant que Mme Gutierrez Ruiz apporte une preuve qui corrobore que ses actions ont effectivement causé un préjudice chez ses agents de persécution. L’affirmation faite par la SAR à l’effet qu’il « soit peu probable que les politiciens que craint l’appelante usent de leur influence contre elle auprès des autorités policières » découle du fait que la prétention des demandeurs voulant que l’État colombien ne soit pas disposé à les protéger est largement basée sur des conjectures. En effet, Mme Gutierrez Ruiz n’a pas fourni de preuve claire et convaincante démontrant que sa plainte a été refusée par les policiers en raison d’une influence exercée par ses agents de persécution auprès de la police de Madrid. Mme Gutierrez Ruiz a simplement déclaré que sa plainte n’a pas été traitée en priorité, car rien n’était arrivé aux demandeurs et qu’elle ne connaissait pas l’identité des individus que les observaient.

[28] Dans la même veine, je suis d’avis que la conclusion de la SAR au paragraphe 49 de la Décision est intelligible et que la SAR n’a pas émis une conclusion voilée de crédibilité en affirmant que les principaux profils ciblés en Colombie sont des leaders sociaux, laissant sous-entendre que Mme Gutierrez Ruiz ne serait pas en danger en raison de son profil personnel. Il n’y a rien de déraisonnable à identifier les profils qui font principalement l’objet d’une protection inadéquate par l’État du fait de leur degré d’influence ou de notoriété. Dans sa Décision, la SAR n’a pas conclu que ce sont uniquement les personnes ayant le profil de leaders sociaux ou communautaires qui sont en danger et ne bénéficient pas de la protection de l’État colombien, mais elle a simplement noté que le profil de Mme Gutierrez Ruiz ne correspondait pas aux profils qui sont généralement ciblés.

[29] D’autre part, certaines des erreurs invoquées par les demandeurs invitent la Cour à soupeser à nouveau la preuve analysée par la SAR. Or, il est bien établi que ce n’est pas le rôle de la Cour de se prêter à un tel exercice dans le cadre d’un contrôle judiciaire. De plus, la jurisprudence identifiée par le Ministre montre que le renvoi à la preuve générale sur les conditions prévalant dans un pays sans lier celles-ci à la situation personnelle du demandeur d’asile ne suffit généralement pas à justifier la SAR ou la SPR de conclure à une absence de protection adéquate de l’État (Ramirez Rueda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 828 au para 43, citant Morales Alba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1116 aux para 3–4).

[30] Enfin, je ne partage pas la lecture que font les demandeurs des passages de la Décision portant sur les mesures prises par l’État colombien pour protéger ses citoyens. Selon les demandeurs et contrairement à la jurisprudence de cette Cour, la SAR aurait erré en se concentrant sur les efforts du gouvernement pour combattre la criminalité, les disparitions forcées et les enlèvements, sans évaluer si ces efforts donnent concrètement des résultats efficaces. S’appuyant sur les décisions Csiklya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1276 au para 28 [Csiklya] et Pava c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1239 au para 48, les demandeurs font valoir que les efforts et l’aide humanitaire mentionnés au paragraphe 52 de la Décision ne suffisent pas à corroborer l’existence d’une protection de l’État colombien dans les faits. Je ne suis pas d’accord.

[31] Bien au contraire, je suis satisfait que la SAR a clairement évalué non seulement les efforts de l’État colombien mais aussi les résultats de ces efforts en se référant au cartable national de documentation [CND]. Plus précisément, au paragraphe 51 de la Décision, la SAR affirme que « le gouvernement colombien a déployé des milliers de soldats pour combattre les groupes armés, ce qui a eu pour résultat de faire subir plusieurs pertes aux groupes armés et des saisies d’armes » [je souligne]. À mon avis, le déploiement des milliers de soldats pour combattre les groupes armés n’est pas un « simple effort » pour améliorer la situation en Colombie, pour reprendre les mots du juge Ahmed dans Csiklya. De plus, la SAR a noté que les taux de disparitions forcées et d’enlèvements, ainsi que le nombre de personnes inscrites comme victime au registre unique des victimes ont diminué au fil des ans. La SAR a également mentionné que, même s’il y a une augmentation dans le taux d’homicide contre des leaders sociaux et dans le taux d’agressions contre les ex-combattants, ces statistiques ne s’appliquent à la situation ou au profil des demandeurs. Il ne s’agit donc pas d’une situation où la SAR s’est contentée de regarder les efforts de l’État colombien sans prendre le pouls des résultats concrets sur le terrain.

[32] Enfin, le Ministre a raison de dire que les demandeurs ne peuvent pas reprocher à la SAR de ne pas avoir analysé certains éléments de preuve alors qu’ils ne se sont pas déchargés de leur fardeau de démontrer le bien-fondé des prétentions à la base de leur demande d’asile, à savoir que le refus de la plainte à la police de Madrid démontre une absence de protection étatique.

[33] Toutefois, je suis néanmoins d’avis que, dans les circonstances, certaines des erreurs identifiées par les demandeurs suffisent pour faire basculer la Décision hors du domaine raisonnable.

[34] L’argument le plus convaincant des demandeurs est celui portant sur l’omission, par la SAR, de traiter de leurs soumissions principales en lien avec la protection de l’État, soit les deux interactions avec la police locale de Madrid intervenues en mai et août 2019. La SAR a mentionné cet argument dans son analyse de la crédibilité des demandeurs, mais la SAR n’a pas expliqué les raisons pour lesquelles ces tentatives de demandes de protection refusées étaient insuffisantes pour renverser la présomption de protection de l’État.

[35] Il ressort du dossier que cette erreur alléguée était centrale à l’argumentaire des demandeurs devant la SAR. Certes, la SAR a fait l’analyse de la plainte refusée par la police locale de Madrid et conclu que la plainte a été refusée parce qu’elle était non fondée. Dans la Décision, la SAR indique que ceci est un exercice normal de la discrétion policière, mais elle ne mentionne pas la protection de l’État dans son analyse et ne fait pas de lien explicite entre les événements survenus en 2019 et l’absence de protection de l’État. Plus particulièrement, dans son analyse de la protection de l’État, la SAR ne discute pas directement de la tentative de plainte de Mme Gutierrez-Ruiz à la police de Madrid ou de l’appel aux services de protection des autorités colombiennes faits en 2019.

[36] De plus, bien que les demandeurs aient cité plusieurs onglets du CND pour démontrer que la protection n’aurait pas pu raisonnablement être assurée à leur égard, car inadéquate, les motifs de la SAR n’abordent pas ces éléments de preuve dans son analyse de la protection de l’État.

[37] J’accepte que la SAR a fait un examen approfondi du caractère raisonnable et réel de l’action policière et des tentatives infructueuses de Mme Gutierrez Ruiz d’obtenir la protection de l’État en 2019. Elle a notamment jugé que le refus de traiter la plainte de Mme Gutierrez Ruiz était un exercice normal de la discrétion policière, et que les demandeurs n’avaient pas fourni de preuve démontrant que le refus de la plainte par la police de Madrid a été motivé par la corruption. Cependant, la SAR n’a pas clairement analysé les événements de 2019 à la lumière de la corruption policière en Colombie et des nombreux éléments de preuve au CND identifiés par les demandeurs.

[38] Par ailleurs, je suis aussi d’accord avec les demandeurs que la Loi de 2011 examinée par la SAR a peu de pertinence pour répondre à la question de la protection de l’État, car le risque auquel les demandeurs sont exposés découle des activités criminelles des politiciens qu’ils craignent. J’ajoute que la SAR a invoqué cette loi sans analyser son objectif, son efficacité ou sa pertinence. La simple existence de cette loi qui n’a pas de vocation protectrice ou punitive est d’une utilité discutable pour déterminer si les demandeurs ont réfuté ou non la présomption de protection de l’État.

[39] Enfin, les observations de la SAR concernant la protection offerte par l’UNP ne m’apparaissent pas raisonnables, car la preuve au dossier, notamment les onglets 7.3 et 1.8 du CND, démontre que cette protection est inefficace. Cette preuve indique que les journalistes ne bénéficient pas d’une protection adéquate, si bien que Mme Gutierrez Ruiz en tant que simple source journalistique ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle en bénéficie (Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1333 [Torres]). Dans l’affaire Torres, la juge Roussel a jugé que, si une personne ne pouvait prétendre à la protection de l’UNP, ou que la protection n’aurait pas été offerte dans un délai raisonnable, alors le fait que cette personne n’ait jamais fait une demande en bonne et due forme ou un suivi auprès de l’UNP ne peut raisonnablement être retenu contre elle (Torres au para 8).

[40] Selon le cadre d’analyse établi par l’arrêt Vavilov, les motifs d’un décideur administratif comportent deux éléments connexes : le caractère suffisant d’une part, et la logique, la cohérence et la rationalité d’autre part (Vavilov aux para 96, 103104). La logique, la cohérence et la rationalité d’une décision peuvent être remises en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel, comme lorsque le décideur ignore les « questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 au para 13 [Alexion], citant Vavilov aux para 127128). Bref, une décision ne sera pas raisonnable s’il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central (Rajput c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 65 au para 34).

[41] Ici, la SAR ne semble pas avoir considéré les éléments de preuve spécifiquement identifiés par les demandeurs (Kavugho-Mission c Canada, 2018 CF 597 au para 14). La SAR a reconnu que les divers programmes et mesures de protection de l’État colombien essuient des revers et sont critiqués en raison de leur inefficacité, mais elle n’a pas évalué si Mme Gutierrez Ruiz pourrait réellement accéder à ces programmes, ni si elle bénéficierait d’une protection adéquate de l’État.

[42] Comme l’a correctement mentionné l’avocate des demandeurs lors de l’audience devant la Cour, le fait qu’un décideur « n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov au para 128). Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Alexion, les points centraux d’une décision sont façonnés en partie par les questions et préoccupations centrales soulevées par les parties (Alexion au para 13, citant Vavilov aux para 127–128). En l’espèce, les demandeurs avaient expressément signalé certains documents du CND dans leurs observations et soumissions à la SAR, et la question de la protection de l’État était, sans aucun doute, la question clé dans leur dossier. Le fait que la SAR n’ait pas expliqué de façon plus claire et plus intelligible pourquoi les éléments de preuve explicites identifiés par les demandeurs devaient être écartés constitue une lacune grave et fondamentale dans son raisonnement qui, en l’espèce, justifie l’intervention de la Cour (Vavilov aux para 102–103, 127–128).

[43] Même si j’interprète la Décision « de façon globale et contextuelle » et que je garde en tête que les cours de révision devraient chercher à « comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur » pour en arriver à sa conclusion (Vavilov aux para 84, 97), je ne suis pas convaincu que, tel qu’exposé, le raisonnement de la SAR est intelligible et répond adéquatement aux préoccupations soulevées par les demandeurs.

[44] Depuis l’arrêt Vavilov, une attention particulière doit désormais être portée au processus décisionnel et à la justification des décisions administratives. Un des objectifs préconisés par la Cour suprême du Canada dans l’application de la norme de la décision raisonnable est de « développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov aux para 2, 143). Il ne suffit pas que la décision soit justifiable, et le décideur administratif doit également « justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). La cour de révision doit « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur » et déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99).

[45] Or, dans le cas des demandeurs, je ne suis pas convaincu que la Décision de la SAR soit conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le résultat et la question en litige (Vavilov aux para 105–107). Je reconnais que les motifs d’une décision administrative n’ont pas à être exhaustifs. En effet, la norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). En revanche, il faut quand même que les motifs soient compréhensibles et justifient la décision administrative. En l’espèce, je suis obligé de constater que la Décision de la SAR ne repose pas sur une analyse cohérente et intelligible des faits pertinents à la situation des demandeurs. Tout au contraire, la Décision est grevée de lacunes importantes qui me font perdre confiance dans les conclusions de la SAR.

[46] Ainsi, lorsque la Décision est lue dans son ensemble et dans son contexte, je conclus qu’elle n’est pas suffisamment transparente ni justifiée pour satisfaire à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. Ceci dit, il se peut fort bien que les conclusions de la SAR sur la protection de l’État en Colombie soient fondées. En effet, il se pourrait que, même informé des présents motifs sur l’erreur commise par la SAR et de la considération qui aurait dû être donnée aux soumissions faites par les demandeurs, un tribunal différemment constitué puisse néanmoins raisonnablement reconduire la même décision. Cependant, ce tribunal différemment constitué pourrait aussi arriver à une conclusion différente, plus favorable aux demandeurs. C’est à la SAR, et non à la Cour, qu’il appartient de mener cette évaluation.

IV. Conclusion

[47] Pour l’ensemble des motifs qui précèdent, je conclus que la Décision n’est pas intelligible sur certains points et que certaines des erreurs identifiées par les demandeurs sont suffisamment importantes pour rendre la Décision déraisonnable (Vavilov au para 100). La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et le dossier des demandeurs est renvoyée à la SAR pour qu’il soit réexaminé par un tribunal différemment constitué.

[48] Aucune partie n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et je suis d’accord qu’il n’y en a aucune.

 


JUGEMENT au dossier IMM-2062-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision rendue par la Section d’appel des réfugiés en date du 5 octobre 2022 est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à la SAR pour qu’elle soit réexaminée par un tribunal différemment constitué.

  4. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-10708-22

INTITULÉ :

MAURICIO ANDRES CARDENAS MEDINA ET AL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER FÉVRIER 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

GASCON J.

DATE DES MOTIFS

LE 7 MARS 2024

COMPARUTIONS :

Me Fabiola Ferreyra Coral

POUR LES DEMANDEURS

Me Larissa Foucault

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Carolina Roa Sanchez

Avocate

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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