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Date : 20240315


Dossier : T-2407-23

Référence : 2024 CF 431

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 15 mars 2024

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ADAM RAFFAELE MATTINA

demandeur

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Adam Raffaele Mattina, demande la suspension provisoire du renvoi (« renvoi) des avis d’opposition (« oppositions ») à la Division de la vérification de l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») par la Division des appels de l’ARC en ce qui a trait aux nouvelles cotisations établies pour les années d’imposition 2013, 2014 et 2017 (les « nouvelles cotisations »).

[2] Le demandeur demande à la Cour de surseoir au renvoi à la Division de la vérification des oppositions qu’il a déposées pour les nouvelles cotisations qu’il a reçues jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente soit tranchée, ou jusqu’à ce qu’une décision soit rendue en ce qui a trait à la requête en suspension d’instance.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente requête en sursis provisoire est rejetée.

II. Faits et décisions sous-jacentes

[4] Selon le demandeur, en juin 2018, il a fait l’objet d’une vérification pour les années d’imposition 2014, 2015 et 2016. Il prétend qu’en octobre 2018, il a fait l’objet d’une vérification pour l’année d’imposition 2013; qu’en juillet 2021, le défendeur a établi des avis de nouvelle cotisation pour les années d’imposition 2013, 2014 et 2017; et qu’en novembre 2021, le défendeur a établi un autre avis de nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2013.

[5] Le demandeur soutient qu’en octobre et décembre 2021, respectivement, il a déposé des avis d’opposition aux nouvelles cotisations en vertu de l’article 165 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5suppl) (« LIR »).

[6] De plus, le demandeur soutient qu’en novembre 2022, les oppositions ont été confiées à un agent des appels de l’ARC, qui lui a fourni, en janvier et février 2023, ses premières impressions concernant les oppositions. Le demandeur prétend qu’en septembre 2023, il a rencontré un agent des appels et la direction des appels de l’ARC pour discuter de son dossier. Il affirme que la réunion s’est terminée sur une [traduction] « note positive », car il a été informé qu’[TRADUCTION] « une lettre de recommandation révisée lui serait envoyée sous peu ».

[7] Le demandeur prétend qu’en octobre 2023, il a été informé que la Division des appels avait renvoyé les oppositions à la Division de la vérification de l’ARC, [TRADUCTION] « en raison de la quantité importante de renseignements reçus à l’étape des oppositions […] [et] de la grande quantité de “nouveaux” renseignements fournis à l’étape des oppositions, car la Division des appels de l’ARC n’effectue pas de travail de vérification, et que le renvoi était “obligatoire”». Le demandeur affirme qu’il a été procédé au renvoi [TRADUCTION] « plutôt que d’émettre une lettre de recommandation révisée et d’annuler, de ratifier ou de modifier les nouvelles cotisations ». Le demandeur soutient qu’entre octobre 2023 et le moment du dépôt de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, il a exprimé des préoccupations au sujet du renvoi. Dans le cadre de la présente demande, le demandeur fait remarquer que les nouvelles cotisations ne semblent pas avoir été annulées, ratifiées ou modifiées.

[8] Le demandeur demande à la Cour de surseoir au renvoi en attendant qu’une décision soit rendue en ce qui concerne la demande de contrôle judiciaire.

III. Analyse

[9] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis est bien établi : Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) 1988 CanLII 1420 (CAF) (« Toth »); Manitoba (P.G.) c Metropolitan Stores Ltd., 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 RCS 110 (« Metropolitan Stores Ltd »); RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 (« RJR-MacDonald »); R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 (CanLII), [2018] 1 RCS 196.

[10] Le critère énoncé dans l’arrêt Toth est conjonctif, c’est-à-dire que, pour qu’un sursis lui soit accordé, le demandeur doit établir : i) que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente soulève une question sérieuse; ii) qu’un préjudice irréparable sera causé; iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. La question sérieuse

[11] Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a établi que le premier volet du critère doit être déterminé en se fondant sur « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR-MacDonald, à la p 314).

[12] En ce qui concerne le premier volet du critère à trois volets, le demandeur soutient que le ministre n’a pas agi conformément au pouvoir qui lui est conféré par le paragraphe 165(3) de la LIR, qu’il a procédé au renvoi d’une façon qui était injuste sur le plan procédural et qu’il n’avait pas compétence pour le faire, et que le renvoi constitue un exercice inapproprié par le ministre des pouvoirs de vérification qui lui sont conférés.

[13] Le défendeur soutient qu’il n’y a pas de question sérieuse à trancher, que le demandeur ne peut pas présenter une demande de contrôle judiciaire de son dossier devant la Cour fédérale dans la mesure où le demandeur peut interjeter appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt et dans la mesure où il n’a pas épuisé les recours administratifs dont il pouvait se prévaloir. Le défendeur soutient en outre que la Cour ne peut accorder la mesure demandée, à savoir que la Cour ne peut obliger le ministre à annuler, à modifier ou à ratifier la nouvelle cotisation.

[14] Après avoir examiné les documents, je suis du même avis que le défendeur. La réparation demandée par le demandeur relativement aux mesures prises par le ministre au titre du paragraphe 165(3) de la LIR relève de la Cour canadienne de l’impôt, conformément à l’alinéa 169(1)b) de la LIR. Je conclus que cela est conforme aux exigences prévues à l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. En effet, la LIR prévoit expressément qu’il doit être interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt. Je note en outre que la Cour d’appel fédérale a confirmé que [TRADUCTION] « le défaut du ministre d’agir “avec toute la diligence possible” ne constitue pas un motif pour annuler une cotisation » (Rafique c Canada (Revenu national), 2024 CAF 37 (« Rafique ») au para 7, citant Ford c Canada, 2014 CAF 257 au para 19, (citant à son tour Bolton c R., 1996 CanLII 21607 (CAF)).

[15] De plus, la question de la compétence au titre du paragraphe 165(3) de la LIR – la question de savoir si le ministre pouvait déléguer les fonctions qui lui sont conférées au titre du paragraphe 165(3) au moyen du renvoi des oppositions du demandeur concernant les nouvelles cotisations à la Division de la vérification – consiste à déterminer si une mesure administrative trouve son fondement dans un texte législatif (Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250 (« JP Morgan ») au para 70). Je tiens compte de la conclusion de la Cour selon laquelle, dans certaines circonstances, la décision du ministre d’entreprendre une vérification peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire (Rosenberg c Canada (Revenu national), 2015 CF 549 au para 56). Le demandeur lui-même invoque le paragraphe 220(2.01) de la LIR, qui énonce que « [l]e ministre peut autoriser un fonctionnaire ou une catégorie de fonctionnaires à exercer les pouvoirs et fonctions qui lui sont conférés en vertu de la présente loi ».

[16] Il existe bien sûr la question de savoir ce que comporte exactement cette délégation. Mais le demandeur induit en erreur en qualifiant la question de délégation autorisée, et en demandant si le renvoi de ses oppositions aux nouvelles cotisations à la Division de la vérification faisait partie de la délégation autorisée. Bien qu’ils ne permettent pas de rendre une décision sur la question juridique relative aux pouvoirs conférés par la LIR à la Division des appels, les éléments de preuve présentés par le demandeur lui-même démontrent que la Division des appels semble habilitée à rendre une décision en vertu du paragraphe 165(3) de la LIR, et il n’est fait aucune mention de la Division de la vérification. Les éléments de preuve présentés à l’appui de la présente requête semblent indiquer que la Division de la vérification est simplement censée faire une recommandation à la Division des appels, après quoi la Division des appels rend une décision. Aux fins de la présente requête et compte tenu des observations formulées par le demandeur, aucune question sérieuse n’a été soulevée quant à l’argument relatif à la compétence.

[17] Je n’accepte pas non plus l’observation du demandeur selon laquelle le fait que le ministre aurait omis d’exercer ses pouvoirs de vérification [traduction] « de façon judicieuse et de bonne foi » en ce qui concerne le report de l’audition de la demande soulève une question sérieuse. Le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve démontrant que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une façon qui n’est pas judicieuse ou qu’il a fait preuve de mauvaise foi dans la présente affaire, hormis le fait qu’il a fallu presque trois ans pour achever le processus. De plus, du point de vue de la loi et comme il a déjà été mentionné , le défaut du ministre d’agir « avec toute la diligence possible », conformément à la LIR, ne constitue pas un fondement pour annuler une cotisation (Rafique, au para 7). Les questions du « retard inexcusable » du ministre peuvent être réglées par d’autres instances que la Cour, et les vices de procédure commis par le ministre dans l’établissement de la cotisation ne constituent néanmoins pas, en eux-mêmes, un motif permettant de frapper de nullité la cotisation (JP Morgan, aux para 82 et 89).

B. Le préjudice irréparable

[18] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, les demandeurs doivent démontrer qu’un préjudice irréparable sera causé si le sursis n’est pas accordé. Un préjudice n’est pas qualifié d’irréparable en raison de son ampleur; c’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou auquel il ne peut être remédié (RJR‑MacDonald, à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas hypothétique, mais elle n’a pas à être convaincue que le préjudice sera causé (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF n746; Horii c Canada (CA), [1991] ACF n984, [1992] 1 CF 142 (CAF)).

[19] Le demandeur soutient que le renvoi de ses oppositions aux nouvelles cotisations à la Division de la vérification constituera un préjudice irréparable, qu’il sera irréversible, violera les garanties d’ordre procédural qui lui sont conférées en ce qui a trait aux oppositions, ce qui pourrait mener à un litige coûteux devant la Cour canadienne de l’impôt et lui causera [traduction] « un retard, du stress, de l’inquiétude et de l’anxiété ». De plus, le demandeur soutient que le défaut d’accorder un sursis privera la Cour de sa compétence relativement à l’examen du renvoi et des oppositions.

[20] Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas démontré qu’il y a eu préjudice irréparable, puisque le résultat de la vérification n’était pas irréparable et que les autres allégations relatives au préjudice irréparable étaient hypothétiques.

[21] Je suis du même avis que le défendeur. Le demandeur n’a produit aucun élément de preuve clair et non hypothétique démontrant que le renvoi des oppositions aux nouvelles cotisations constitue un préjudice irréparable (Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 (« Glooscap ») au para 31). Rien n’indique, par exemple, que la Division des appels acceptera les conclusions de la Division de la vérification. Compte tenu des éléments de preuve présentés par le demandeur, le mandat de la Division des appels énonce que la Division de la vérification formule simplement une recommandation à l’intention de la Division des appels :

Pendant le règlement d’une opposition, l’opposant ou le représentant autorisé peut présenter des documents supplémentaires qui ne l’ont pas été à l’étape de vérification. Si ces nouveaux renseignements supplémentaires sont importants, l’agent des appels peut songer à les renvoyer à la Division de la vérification afin qu’elle mène le travail de vérification requis et qu’elle présente une recommandation à l’agent des appels.

[22] Cela est étayé, dans le présent document, par le fait que la Division des appels jouit d’une « indépendance décisionnelle totale en ce qui concerne les recommandations qu’[elle] fait en vue de ratifier, de modifier, d’annuler ou d’établir la (nouvelle) cotisation » [non souligné dans l’original]. Bien qu’ils ne permettent pas de rendre de décision sur la question juridique du pouvoir qui est conféré à la Division des appels par la LIR, les éléments de preuve présentés par le demandeur aux fins de la présente requête semblent indiquer que tout préjudice découlant du renvoi des oppositions à la Division de la vérification peut, en fait, être remédié : la Division des appels rendra la décision finale de façon indépendante.

[23] Je conviens également avec le défendeur que le demandeur n’a présenté, dans le cadre de la présente requête, aucun élément de preuve démontrant que le préjudice réel découlerait de l’issue du renvoi, à l’exception des affirmations vagues concernant les manquements à l’équité procédurale et la délégation indue de pouvoir. Le demandeur n’a pas démontré qu’il ne sera pas en mesure de contester le résultat du renvoi. Le demandeur ne fait que spéculer sur le préjudice qu’il subirait lors du renvoi à la Division de la vérification, qui repose sur la conviction que la Division de la vérification et la Division des appels rendront probablement une décision qui lui est défavorable. De plus, il émet des hypothèses lorsqu’il prétend que le fait de devoir interjeter appel de la nouvelle cotisation auprès de la Cour canadienne de l’impôt lui causerait un préjudice irréparable. Ces deux formes alléguées de préjudice sont hypothétiques et imprécises (Glooscap, au para 31).

C. La prépondérance des inconvénients

[24] Pour satisfaire au troisième volet du critère, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, qui consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR-MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd, à la p 129). Il a parfois été dit que, « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 (CanLII) au para 48).

[25] Le demandeur soutient que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur, puisque la suspension du renvoi jusqu’à ce que la demande sous-jacente soit tranchée ne causerait que peu de préjudices au défendeur, voire aucun. Toutefois, si le renvoi « irréversible » a lieu, il subirait un préjudice plus important que celui que subirait le défendeur.

[26] Le défendeur soutient que le fait d’empêcher le ministre de s’acquitter de ses responsabilités conférées par la loi porte atteinte à l’intérêt public et que la prépondérance des inconvénients joue donc en sa faveur.

[27] Le fait d’avoir conclu que le demandeur n’a pas démontré qu’il y avait une question sérieuse à trancher ou qu’un préjudice irréparable a été subi est déterminant dans la présente affaire. Toutefois, la prépondérance des inconvénients favorise le défendeur, car l’intérêt public à ce que l’ARC accomplisse la mission qui lui a été confiée par la loi l’emporte sur les formes hypothétiques de préjudice mises de l’avant par le demandeur dans le cadre de la présente requête (voir par exemple Fortius Foundation c Canada (Revenu national), 2022 CAF 176 au para 39).

[28] En fin de compte, le demandeur n’a pas satisfait au critère à trois volets requis pour qu’une suspension d’instance soit accordée. La présente requête est rejetée. Aucuns dépens ne sont adjugés.


ORDONNANCE dans le dossier T-2407-23

LA COUR ORDONNE que la requête du demandeur en sursis provisoire soit rejetée sans dépens.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2407-23

 

INTITULÉ :

ADAM RAFFAELE MATTINA c LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

REQUÊTE EN SURSIS DE L’EXÉCUTION DU RENVOI

ORDONNANCE ET MOTIFS

LE JUGE AHMED

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

 

Le 15 mars 2024

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Adam Mattina

 

Pour le demandeur

 

Christopher VanBerkum

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ADAM R. MATTINA, LL.B.

Avocat

Ancaster (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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