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Date : 20240328


Dossiers : T-611-23

T-589-23

Référence : 2024 CF 487

Ottawa (Ontario), le 28 mars 2024

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

Dossier : T-611-23

ENTRE :

LE CONSEIL GÉNÉRAL DES ÉTABLISSEMENTS MÉTIS

demandeur

et

LE MINISTRE DES RELATIONS COURONNE-AUTOCHTONES ET L’ASSOCIATION DE LA NATION MÉTISSE DE L’ALBERTA

défendeurs

Dossier : T-589-23

ET ENTRE :

L’ASSOCIATION DE LA NATION MÉTISSE DE FORT MCKAY

demanderesse

et

LE MINISTRE DES RELATIONS COURONNE-AUTOCHTONES ET L’ASSOCIATION DE LA NATION MÉTISSE DE L’ALBERTA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

Table des matières

I. Contexte 3

A. Contexte juridique 3

(1) Les droits protégés par l’article 35 4

(2) Les titulaires des droits garantis par l’article 35 5

B. Contexte factuel 8

(1) Les parties 8

(2) La genèse de l’Entente visée par le contrôle judiciaire 12

(3) Le projet de loi C-53 21

II. Analyse 22

A. La reconnaissance 23

B. La compétence de la Cour fédérale 26

C. L’obligation de consulter 31

D. La revendication crédible d’un droit protégé par l’article 35 33

E. La mesure prise par la Couronne 34

F. Les répercussions potentielles 35

(1) Qui est visé par le monopole? 36

(2) L’étendue du monopole 52

(3) La prétendue absence d’effets sur les tiers 61

(4) Choix et masse critique 65

G. L’étendue de l’obligation de consulter 68

H. Le respect de l’obligation 68

I. Les mesures de réparation 71

III. Dispositif 73

 

[1] Le Canada et la Nation métisse de l’Alberta [la NMA] ont conclu une entente visant à reconnaître l’autonomie gouvernementale de la collectivité dénommée « Nation métisse en Alberta » [l’Entente]. Dans cette entente, les parties reconnaissent que la NMA représente de manière exclusive la Nation métisse en Alberta, en particulier pour ce qui concerne l’exercice des droits que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît à cette dernière.

[2] Le Canada n’a pas consulté les demandeurs avant de conclure l’Entente. Les demandeurs revendiquent tous deux des droits protégés par l’article 35 indépendamment de la NMA. Ils se disent lésés par l’Entente, car ils ont été inclus contre leur gré dans la définition de « Nation métisse en Alberta », ce qui confère à la NMA le pouvoir exclusif de faire valoir leurs droits visés par l’article 35 dans le cadre des relations avec le Canada. Ils ont demandé le contrôle judiciaire de l’Entente au motif que le Canada avait manqué à son obligation de les consulter.

[3] Je ferai droit à leurs demandes. Suivant le sens ordinaire de ses termes, l’Entente définit la Nation métisse en Alberta de manière à inclure les demandeurs. Par conséquent, elle confère à la NMA un monopole sur l’exercice des droits garantis par l’article 35 que revendiquent les demandeurs. Ce que l’Entente accorde exclusivement à la NMA, elle en prive nécessairement les demandeurs. Elle empêche les demandeurs de négocier séparément avec le Canada la reconnaissance de leurs droits, et les oblige ainsi à faire valoir leurs droits devant les tribunaux. Ces conséquences, qui sont loin d’être hypothétiques, obligeaient le Canada à consulter les demandeurs avant de conclure l’Entente. Compte tenu de l’absence totale de consultation des demandeurs par le Canada, je dois annuler les dispositions problématiques de l’Entente.

I. Contexte

[4] Pour bien comprendre les questions qui se posent en l’espèce, il faut commencer par exposer l’état actuel de la jurisprudence concernant les droits que la Constitution garantit aux Métis. Je décrirai ensuite brièvement les parties au litige, qui sont des organisations cherchant à représenter divers groupes de Métis en Alberta. Ensuite, je présenterai sommairement les négociations qui ont mené à la signature de l’Entente faisant l’objet des présentes demandes.

A. Contexte juridique

[5] L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 est au cœur de la présente affaire. Les deux premiers paragraphes de cette disposition sont rédigés en ces termes :

35 (1) Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

35 (1) The existing aboriginal and treaty rights of the aboriginal peoples of Canada are hereby recognized and affirmed.

(2) Dans la présente loi, peuples autochtones du Canada s’entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada.

(2) In this Act, aboriginal peoples of Canada includes the Indian, Inuit and Métis peoples of Canada.

(1) Les droits protégés par l’article 35

[6] Les droits ancestraux reconnus par l’article 35 comprennent les droits de récolte, tels que le droit de chasse, de piégeage et de pêche ainsi que le droit de récolter du bois : R c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507; R c Sappier; R c Gray, 2006 CSC 54, [2006] 2 RCS 686 [Sappier]. Dans certaines circonstances, ces droits peuvent être exercés à des fins commerciales : R c Gladstone, [1996] 2 RCS 723. Les droits ancestraux comprennent également le titre ancestral, soit le droit à la possession exclusive d’un territoire : Nation Tsilhqot’in c Colombie-Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 RCS 257 [Nation Tsilhqot’in]. Une mesure législative qui porte atteinte à des droits ancestraux sera déclarée inopérante, à moins que le gouvernement démontre que cette atteinte est justifiée : R c Sparrow, [1990] RCS 1075 [Sparrow]. Bien que les droits ancestraux bénéficient d’une protection constitutionnelle, le processus pour établir leur existence devant les tribunaux est souvent long, coûteux et fastidieux.

[7] Les activités d’extraction de ressources naturelles à grande échelle peuvent avoir une incidence sur l’exercice des droits ancestraux. Toutefois, étant donné la difficulté à prouver l’existence de ces droits, obtenir une mesure de réparation en temps utile peut s’avérer ardu. Afin de donner concrètement effet aux droits garantis par l’article 35 dans de telles circonstances, la Cour suprême du Canada a statué que les gouvernements ont l’obligation de consulter les peuples autochtones lorsque de tels projets risquent de porter atteinte aux droits que leur garantit l’article 35 : Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511 [Nation haïda]. La portée précise de cette obligation est décrite ci-après. L’une de ses principales caractéristiques est qu’elle prend naissance dès qu’un peuple autochtone revendique de manière crédible un droit ancestral, sans qu’il soit nécessaire d’en faire la preuve complète. Il convient également de souligner que les promoteurs de projets d’extraction de ressources naturelles concluent souvent des ententes sur les répercussions et les avantages avec les peuples autochtones lorsque leurs projets sont susceptibles de porter atteinte aux droits garantis par l’article 35.

[8] Depuis les 30 dernières années, la politique du gouvernement du Canada a été de reconnaître que l’article 35 englobe une certaine forme d’autonomie gouvernementale. Toutefois, les tribunaux ne se sont pas prononcés de manière exhaustive sur l’existence et la portée d’un droit ancestral (ou « droit inhérent ») à l’autonomie gouvernementale reconnu par l’article 35. Récemment, la Cour suprême du Canada a refusé d’examiner la question dans le Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2024 CSC 5 [Renvoi relatif au projet de loi C-92]. Aux fins des présentes demandes, je n’ai pas à tirer de conclusions définitives quant à la portée de l’article 35 en ce qui concerne l’autonomie gouvernementale. Il me suffit de reconnaître que la présente affaire concerne des initiatives prises par les pouvoirs exécutif et législatif de l’État pour reconnaître l’autonomie gouvernementale.

(2) Les titulaires des droits garantis par l’article 35

[9] Bien qu’ils soient souvent exercés par des particuliers, les droits ancestraux reconnus par l’article 35 sont généralement considérés comme étant de nature collective et comme appartenant à un groupe : Sparrow, à la p 1112; Sappier, au paragraphe 31; voir toutefois l’analyse plus nuancée aux paragraphes 33 à 36 de l’arrêt Behn c Moulton Contracting Ltd, 2013 CSC 26, [2013] 2 RCS 227.

[10] Pendant longtemps, la seule forme de gouvernement autochtone reconnue par le gouvernement fédéral était la bande indienne, une forme de gouvernement local créée par la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5. La plupart des bandes indiennes sont aujourd’hui connues sous le nom de Premières Nations. Pour des raisons pratiques, on a souvent supposé que les Premières Nations locales étaient les titulaires des droits ancestraux reconnus par l’article 35. Par conséquent, lorsque prend naissance l’obligation de consulter énoncée dans l’arrêt Nation haïda, la pratique habituelle consiste à mener des consultations auprès des Premières Nations potentiellement touchées. Néanmoins, les tribunaux ont parfois évoqué la possibilité de recourir au système juridique d’un peuple autochtone pour déterminer qui est le titulaire légitime des droits ancestraux : William v British Columbia, 2012 BCCA 285 aux paragraphes 132 à 157, conf par Nation Tsilhqot’in, sans analyse de cette question.

[11] Jusqu’à récemment, le gouvernement fédéral ne prêtait pas attention aux revendications des Métis et ne reconnaissait même pas que les Métis relevaient de sa compétence constitutionnelle. Pour cette raison, il n’existe pas de loi semblable à la Loi sur les Indiens pour les Métis. Bien que l’adoption de l’article 35, en particulier de son deuxième paragraphe, fût une victoire pour les Métis, les questions de définition et de représentation sont demeurées non résolues. Il n’existait pas de définition reconnue permettant d’établir qui, individuellement, peut exercer les droits des Métis ni quel groupe métis peut être considéré comme titulaire des droits protégés par l’article 35.

[12] La Cour suprême du Canada a fourni des éclaircissements sur ces questions dans l’arrêt R c Powley, 2003 CSC 43, [2003] 2 RCS 207 [Powley]. En particulier, elle a jugé qu’il suffisait aux demandeurs individuels de démontrer qu’ils étaient membres d’une « communauté métisse », définie comme « un groupe de Métis ayant une identité collective distinctive, vivant ensemble dans la même région et partageant un mode de vie commun » : Powley, au paragraphe 12. Elle n’a pas jugé nécessaire de déterminer si la communauté métisse en question, située à Sault Sainte-Marie et dans les environs, faisait partie d’une entité plus vaste.

[13] Dans la foulée de l’arrêt Powley, les tribunaux ont commencé à se pencher sur la question de savoir ce qui constitue une communauté métisse titulaire de droits. Bien que la structure du critère applicable en matière de droits ancestraux ait tendance à centrer l’analyse sur une communauté localisée à un endroit précis, les tribunaux de la Saskatchewan et du Manitoba ont reconnu l’existence de communautés métisses à une échelle régionale : R v Laviolette, 2005 SKPC 70 au paragraphe 30; R v Belhumeur, 2007 SKPC 114 au paragraphe 167; R v Goodon, 2008 MBPC 59 aux paragraphes 46 à 48. Dans l’arrêt R v Hirsekorn, 2013 ABCA 242, aux paragraphes 62 à 64 [Hirsekorn], la Cour d’appel de l’Alberta a reconnu que les droits des Métis pouvaient être revendiqués sur une base régionale, mais a refusé de se prononcer sur la question de savoir s’il n’y avait qu’une seule communauté métisse dans l’ensemble des provinces des Prairies ou s’il y avait plusieurs communautés régionales plus petites. Cette affaire a été tranchée sur le fondement d’une autre question. Dans l’arrêt R v Boyer, 2022 SKCA 62, la Cour d’appel de la Saskatchewan a ordonné la tenue d’un nouveau procès pour permettre aux défendeurs de faire valoir qu’une communauté métisse à l’échelle des Prairies pouvait revendiquer des droits protégés par l’article 35.

[14] Dans l’arrêt Powley, la Cour suprême du Canada a également évoqué la nécessité de mieux définir l’appartenance individuelle aux communautés métisses. Sans prétendre établir une définition rigide, elle a mis l’accent sur « les trois facteurs principaux suivants comme indices tendant à établir l’identité métisse dans le cadre d’une revendication fondée sur l’art. 35 : auto‐identification, liens ancestraux et acceptation par la communauté » (au paragraphe 30).

B. Contexte factuel

[15] Dans les paragraphes qui suivent, je décrirai les parties et j’exposerai la manière dont elles ont, d’une part, fait valoir les droits qui leur sont garantis par l’article 35 et, d’autre part, négocié avec le Canada pour les faire reconnaître.

(1) Les parties

[16] Les origines de la Nation métisse sont bien connues. Dans l’arrêt Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 RCS 670, la Cour suprême du Canada a fait le résumé suivant, au paragraphe 5 :

À l’origine, les Métis étaient les descendants des unions du dix‑huitième siècle entre des Européens — explorateurs, négociants en fourrures et pionniers — et des femmes autochtones, principalement dans les plaines canadiennes qui font maintenant partie du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta. En l’espace de quelques générations, les descendants de ces unions ont développé une culture distincte de celle de leurs ancêtres européens et indiens. Au début, les Métis étaient pour la plupart des nomades. Plus tard, ils ont érigé des établissements permanents axés sur la chasse, le commerce et l’agriculture. Les descendants francophones ont créé leur propre langue métisse dérivée du français. Les descendants anglophones parlaient l’anglais. De nos jours, les deux groupes sont collectivement appelés les Métis.

[17] Comme le Parlement n’a pas adopté de régime législatif exhaustif concernant les Métis et n’a pas imposé de critères d’appartenance et de structures politiques locales comme il l’a fait pour les Premières Nations, les Métis ont été laissés à eux-mêmes pour s’organiser politiquement. Ils se sont créé des structures politiques à l’échelle locale, régionale et provinciale et, à partir de 1983, à l’échelle nationale. Trois organisations représentant les Métis sont parties à la présente instance.

a) La Nation métisse de l’Alberta

[18] L’Association des Métis d’Alberta et des Territoires du Nord-Ouest a été fondée en 1932, et est devenue ensuite l’Association des Métis de l’Alberta, puis la Nation métisse de l’Alberta [la NMA]. L’une des premières réalisations de la NMA a été l’obtention d’une assise territoriale pour les Métis de l’Alberta, qui prenait à l’époque la forme de « colonies », aujourd’hui appelées « établissements ». Ces établissements et leur gouvernance sont décrits dans la section suivante.

[19] De façon générale, la NMA représente ses membres sur le plan politique, notamment dans leurs relations avec les gouvernements du Canada et de l’Alberta. Elle offre également une gamme de services aux Métis, par exemple en matière de santé, de logement et de services à l’enfance et à la famille. La NMA dispose d’une structure de gouvernance provinciale, de districts régionaux et de « sections locales ». La NMA est également un membre dirigeant du Ralliement national des Métis [le RNM], une organisation représentant la Nation métisse à l’échelle nationale.

[20] À la suite de l’arrêt Powley de la Cour suprême du Canada, qui recommandait l’établissement de critères d’appartenance aux communautés métisses plus structurés et plus objectifs, le Canada a fourni des fonds à la NMA afin qu’elle puisse créer un registre des citoyens métis. La NMA est la seule organisation en Alberta à avoir reçu un tel financement. La NMA compte actuellement environ 57 000 membres inscrits. Le gouvernement de l’Alberta s’appuie notamment sur le registre de la NMA pour établir l’identité des Métis qui bénéficient de droits de récolte garantis par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

b) Le Conseil général des établissements métis

[21] L’Alberta est la seule province canadienne à avoir réservé un territoire à sa population métisse, au moyen d’une loi adoptée dans les années 1930. Comme je l’ai mentionné plus haut, elle a créé ce qui s’appelait à l’époque des « colonies » métisses. La Fédération des associations des établissements métis de l’Alberta a été créée dans les années 1970 pour représenter les intérêts des colonies. Dans les années 1980, des discussions avec le gouvernement de l’Alberta ont mené à la signature de l’accord sur les établissements métis (Métis Settlements Accord) et à une révision de la législation, dont la principale composante est la Metis Settlements Act, RSA 2000, c M-14.

[22] La Metis Settlements Act met de côté des terres pour huit établissements métis. Chaque établissement est régi par un conseil élu et est représenté au sein du Conseil général des établissements métis [le Conseil], qui est le demandeur dans l’une des affaires qui nous occupent. Le Conseil est le successeur de la Fédération des associations des établissements métis de l’Alberta. La loi confère au Conseil et à chaque conseil d’établissement des pouvoirs qui se rapportent de manière générale à la gestion des terres de l’établissement.

[23] Les articles 74 à 95 de la Metis Settlements Act régissent l’appartenance aux établissements métis. Malgré certaines différences, les critères d’appartenance à la NMA et à un établissement métis sont largement similaires. Par exemple, les Indiens inscrits sont exclus dans les deux cas. Par conséquent, il est possible d’être à la fois membre de la NMA et d’un établissement métis. À l’audience, les parties m’ont informé qu’une proportion importante des membres des établissements sont également membres de la NMA, bien que la preuve ne donne aucun nombre précis.

[24] Selon la politique sur les droits de récolte des Métis en Alberta (Métis Harvesting in Alberta Policy), entrée en vigueur en 2019, le gouvernement de l’Alberta reconnaît l’appartenance à un établissement métis comme une preuve suffisante de l’auto-identification métisse aux fins de l’exercice des droits ancestraux protégés par l’article 35.

[25] Les parties ont fait un certain nombre d’affirmations concernant les liens, ou l’absence de liens, entre la Nation métisse en Alberta et les établissements métis, ou entre la NMA et le Conseil. Pour statuer sur la demande du Conseil, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les nuances de la relation de longue date entre les parties.

c) L’Association de la Nation métisse de Fort McKay

[26] La Nation métisse de Fort McKay se décrit comme la successeure d’une communauté métisse historique née de la présence de commerçants de fourrures canadiens-français dans le nord-est de l’Alberta à la fin du 18e et au début du 19e siècle. La communauté est située à environ 45 kilomètres au nord de Fort McMurray. Elle compte actuellement 116 membres, principalement issus de trois familles.

[27] À partir des années 1990, la Nation métisse de Fort McKay a été représentée par deux sections locales successives de la NMA, soit la section 122 puis la section 63. Au début des années 2010, toutefois, des différends ont surgi sur des questions liées à l’appartenance, à la représentation et à la consultation. La Nation métisse de Fort McKay a créé une organisation indépendante de la NMA, aujourd’hui dénommée l’Association de la Nation métisse de Fort McKay [l’Association de Fort McKay], qui est la demanderesse dans l’une des affaires qui nous occupent. En 2018, la Nation métisse de Fort McKay a décidé de dissoudre la section locale 63 de la NMA et de se dissocier complètement de la NMA. Cette décision a donné lieu à un long litige entre la NMA et l’Association de Fort McKay devant les tribunaux de l’Alberta, qu’il n’est pas nécessaire de décrire en détail dans les présents motifs. Il semble que d’autres communautés locales de Métis se trouvent dans une situation similaire, bien qu’elles ne soient pas parties à la présente instance.

(2) La genèse de l’Entente visée par le contrôle judiciaire

[28] Dans l’arrêt Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 RCS 99, la Cour suprême a déclaré que les Métis relèvent de la compétence du Parlement sur [traduction] « [l]es Indiens et les terres réservées pour les Indiens » aux termes du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1982. À la suite de cet arrêt, le Canada a entamé des négociations portant sur la reconnaissance des droits des Métis relevant de la compétence fédérale, y compris le droit à l’autonomie gouvernementale.

[29] Dans l’attente de l’arrêt Daniels, le Canada a chargé M. Thomas Isaac de rencontrer diverses organisations métisses et d’autres parties intéressées afin de « définir un processus de dialogue sur les droits des Métis prévus à l’article 35 ». Dans son rapport, M. Isaac a notamment recommandé que le Canada travaille avec les Métis pour élaborer un cadre relatif aux droits des Métis visés à l’article 35. À cette fin, il a recommandé « que le RNM et ses Membres dirigeants [y compris la NMA] ainsi que les établissements métis et le [Conseil général des établissements métis] fassent partie intégrante de tout engagement fédéral sur ces questions ». Il a également suggéré que d’autres organisations qui revendiquent des droits garantis par l’article 35 soient invitées à participer au dialogue.

a) Les négociations entre la NMA et le Canada

[30] Le Canada et la NMA ont entrepris des négociations qui ont d’abord mené à un protocole d’entente, signé le 30 janvier 2017, aux termes duquel les parties s’engageaient à mener des discussions exploratoires. Il est intéressant de souligner que le protocole d’entente contient la disposition suivante :

Les parties reconnaissent l’histoire unique et les compétences du Conseil général des établissements métis et des huit établissements métis de l’Alberta (appelées collectivement les « établissements métis »), comme définis dans la Metis Settlements Act, RSA 2000, c M-14, ainsi que l’importance d’avoir la participation des établissements métis à un processus visant à favoriser la réconciliation et, en temps voulu, d’identifier ensemble [sic] de mécanismes permettant aux établissements métis de contribuer aux discussions exploratoires, et éventuellement d’y participer.

[31] Comme nous le verrons, la volonté exprimée dans cette disposition ne s’est pas concrétisée.

[32] Le 16 novembre 2017, les parties ont conclu une entente-cadre établissant une feuille de route en vue de la tenue de négociations approfondies sur un large éventail de questions. L’entente-cadre repose sur le principe que la NMA représente une entité appelée « Nation métisse en Alberta », qui n’est pas définie avec précision.

[33] Le 27 juin 2019, la NMA et le Canada ont signé une entente de reconnaissance du gouvernement métis et d’autonomie gouvernementale (Métis Government Recognition and Self-Government Agreement). L’article 1.01 de cette entente contient la définition suivante :

[traduction]
« Nation métisse en Alberta » s’entend de la collectivité métisse de la province de l’Alberta composée soit de membres de la Nation métisse de l’Alberta, soit de citoyens du gouvernement métis, qui détiennent collectivement le droit à l’autonomie gouvernementale tel que le prévoit la présente entente.

[34] Cette entente établit un processus menant à la reconnaissance législative fédérale d’un gouvernement pour la Nation métisse en Alberta. Il n’est pas nécessaire de décrire toutes les composantes de ce processus. Il suffit de mentionner qu’il comprend l’élaboration d’une constitution pour le gouvernement métis et l’adoption d’une loi mettant en œuvre une future entente sur les relations intergouvernementales.

b) Les négociations entre le Conseil et le Canada

[35] De son côté, le Conseil a entamé des discussions avec le ministère des Relations Couronne-Autochtones au cours de l’été 2016. En 2017, dans le cadre de ces discussions, le sous-ministre adjoint principal a exprimé sa préférence pour une solution [traduction] « à l’échelle de la province ». Le Conseil a réagi vigoureusement à cette proposition et a affirmé que les établissements métis sont titulaires de droits garantis par l’article 35 et que la NMA ne les représente pas.

[36] Ces discussions ont mené à un protocole d’entente daté du 14 décembre 2017 et à une entente-cadre datée du 17 décembre 2018, visant à établir une [traduction] « relation de gouvernement à gouvernement ». Le processus établi par cette entente visait entre autres à [traduction] « explorer l’objet et la portée des droits des membres des établissements qui leur sont garantis par l’article 35 [...] », bien que le Canada n’ait pas pris position sur ces droits. En outre, les parties à l’entente-cadre reconnaissent le principe suivant comme référence pour la négociation des ententes futures :

[traduction]

2.1.2 Les parties reconnaissent le Conseil en tant qu’organe politique directeur des établissements métis, distinct du Ralliement national des Métis et de ses entités affiliées, et elles reconnaissent le principe selon lequel le Conseil est le gouvernement désigné avec qui il convient de traiter pour l’élaboration de politiques communes qui ont une incidence sur les établissements métis.

[37] À plusieurs reprises au cours de ces discussions, le Conseil a fait savoir au Canada que les établissements métis répondent aux critères établis dans l’arrêt Powley, en ce sens que ces établissements sont des communautés titulaires de droits protégés par l’article 35, qu’ils ne sont pas représentés par la NMA et que le Canada ne peut pas reconnaître la NMA comme le seul représentant des Métis de l’Alberta aux fins des droits protégés par l’article 35.

c) Les prétentions de la Nation métisse de Fort McKay

[38] Contrairement à la NMA et au Conseil, l’Association de Fort McKay n’a pas entrepris de négociations avec le Canada. Elle a plutôt cherché à se faire reconnaître par le gouvernement de l’Alberta, principalement pour exercer les droits de récolte que lui garantit l’article 35, ainsi que pour les questions de consultation et d’accommodement.

[39] À cet égard, l’Association de Fort McKay était reconnue par l’Alberta comme l’une des [traduction] « communautés métisses historiques et contemporaines » aux fins de sa politique de 2007 sur les droits de récolte des Métis.

[40] De plus, l’Association de Fort McKay a demandé à être reconnue dans le cadre du processus de revendication crédible de l’Alberta de 2019. En bref, pour déterminer quelles communautés métisses doivent être consultées avant l’approbation de projets d’extraction de ressources, l’Alberta procède à un examen préalable pour vérifier l’existence d’une communauté métisse et de ses droits ancestraux. Les conclusions issues de ce processus ne constituent toutefois pas une reconnaissance définitive des droits. Le 13 février 2020, le ministère des Relations avec les Autochtones de l’Alberta a reconnu que l’Association de Fort McKay avait une revendication crédible de droits ancestraux. La NMA a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision auprès de la Cour du Banc du Roi de l’Alberta, mais l’affaire est apparemment en suspens.

[41] À partir de 2021, l’Association de Fort McKay ainsi que d’autres communautés métisses locales de l’Alberta ont écrit au ministre des Relations Couronne-Autochtones pour lui faire part de leurs inquiétudes quant à la portée des négociations entre le Canada et la NMA. Elles ont notamment rappelé au ministre que la NMA ne les représentait pas et ne pouvait prétendre exercer une autorité sur des non-membres. L’Association de Fort McKay a également fourni au ministre le dossier de preuve qui avait été présenté dans le cadre du processus de revendication crédible de l’Alberta.

d) La constitution de la NMA

[42] Au cours de l’été 2022, la NMA a publié la constitution de la Nation métisse en Alberta, intitulée Otipemisiwak Métis Government – The Government of the Métis Nation within Alberta [la constitution], qui contenait une définition élargie du terme « Nation métisse en Alberta » :

[traduction]

2.1 La Nation métisse en Alberta comprend tous ses Citoyens, tous les Métis qui vivent en Alberta ainsi que les communautés métisses des territoires de la Nation métisse en Alberta.

2.2 La Nation métisse en Alberta est une collectivité métisse indivisible, indissoluble et unie qui constitue une partie inséparable et distincte de la Nation métisse. La présente disposition ne peut être modifiée.

[43] Par conséquent, la Nation métisse en Alberta comprend non seulement les membres (ou « citoyens ») de la NMA, mais également toutes les personnes considérées comme métisses, qu’elles aient adhéré à la NMA ou non. Outre les personnes, la définition inclut également des « communautés », qui sont associées à des « territoires ». Le chapitre 3 de la constitution décrit cinq territoires, qui sont de grandes régions dont la superficie combinée correspond à l’ensemble de l’Alberta. De plus, l’article 12.5 prévoit que le gouvernement métis Otipemisiwak, qui succédera à la NMA, est la seule organisation ayant le mandat et le pouvoir de représenter la Nation métisse en Alberta.

[44] Le chapitre 19 de la constitution traite des établissements métis. Il contient les dispositions suivantes :

[traduction]

19.3 Les établissements métis existent au bénéfice de tous les Métis de l’Alberta et font partie intégrante de la Nation métisse en Alberta.

[. . .]

19.6 Tout membre admissible d’un établissement peut demander d’être inscrit en tant que Citoyen de la Nation métisse en Alberta.

[45] Le 26 septembre 2022, le Conseil a écrit au ministre des Relations Couronne-Autochtones pour lui faire part de ses profondes inquiétudes concernant la constitution de la NMA, en particulier au sujet des dispositions reproduites ci-dessus qui confèrent à la NMA le droit de représenter tous les Métis vivant en Alberta et de celles portant sur les établissements métis. L’Association de Fort McKay et sept communautés métisses locales se trouvant dans une situation similaire ont également écrit au ministre pour lui faire part de leurs préoccupations.

[46] Le 2 novembre 2022, la présidente de la NMA a écrit une lettre ouverte aux membres des établissements métis concernant le projet de constitution de la NMA. Dans cette lettre, elle a déclaré [traduction] « [qu’a]ucune disposition de [la] constitution n’a[vait] d’incidence sur les droits, les compétences ou les terres des établissements métis reconnus par la Metis Settlements Act de l’Alberta et les lois connexes » et elle a invité les établissements métis à se joindre au gouvernement métis créé par la constitution. La constitution a été officiellement ratifiée par les membres de la NMA en novembre 2022.

e) L’Entente de 2023

[47] Le 24 février 2023, la NMA et le Canada ont signé l’entente visée par les présentes demandes de contrôle judiciaire, soit l’Entente de reconnaissance et de mise en œuvre de l’autonomie gouvernementale de la Nation métisse en Alberta (Métis Nation Within Alberta Self-Government Recognition and Implementation Agreement) [l’Entente].

[48] Dans une lettre datée du 10 février 2023 de la part du sous-ministre adjoint principal des Relations Couronne-Autochtones, le Conseil et l’Association de Fort McKay ont reçu un préavis de deux semaines concernant la signature imminente de l’Entente. Je reviendrai sur cette lettre plus loin dans les présents motifs.

[49] L’Entente est un contrat qui lie les parties. Toutefois, elle ne se veut pas une expression définitive de la relation entre le Canada et la Nation métisse en Alberta, représentée par la NMA. Ses dispositions envisagent plutôt la conclusion d’un traité éventuel. L’Entente n’est pas elle-même un traité.

[50] Je n’analyserai pas en détail le contenu de l’Entente. Je résumerai plutôt les caractéristiques de l’Entente qui sont directement pertinentes dans le cadre de la présente affaire. Globalement, l’Entente peut être décrite comme une reconnaissance de certains aspects du droit à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale de la Nation métisse en Alberta. À cet égard, le chapitre 8 traite de la reconnaissance des aspects « internes » de l’autonomie gouvernementale, notamment la citoyenneté, les structures politiques, le choix des dirigeants et la gestion financière. L’intention qui semble s’en dégager est que d’autres aspects de l’autonomie soient reconnus lors de la négociation d’un traité. Les dispositions du chapitre 11 prévoient qu’avant la conclusion de tout traité, une loi devra être présentée au Parlement pour reconnaître le droit de la Nation métisse en Alberta à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale et confirmer que le gouvernement métis (en fait, la NMA ou son successeur) est le représentant exclusif de la Nation métisse en Alberta. De plus, cette loi devra prévoir que tout traité prend effet dès sa signature.

[51] La définition de « Nation métisse en Alberta » revêt une importance particulière dans le cadre de la présente affaire. Dans l’Entente, cette définition inclut non seulement les citoyens inscrits de la NMA, mais aussi des « communautés métisses », qui peuvent être composées de citoyens et de non-citoyens. En outre, l’article 6.06 confère au gouvernement métis (ou à la NMA) le droit exclusif de représenter la Nation métisse en Alberta, en ce qui a trait à l’autonomie gouvernementale en général (et pas seulement son aspect « interne »), à la consultation et à l’accommodement en lien avec les droits protégés par l’article 35 et les [traduction] « revendications collectives en suspens », en particulier celles qui sont liées au système de délivrance de certificats (en anglais, scrip). Ces dispositions seront analysées en détail plus loin dans les présents motifs.

(3) Le projet de loi C-53

[52] Conformément à la promesse faite dans l’Entente, le ministre de la Justice a déposé le projet de loi C-53 au Parlement le 21 juin 2023. Le titre intégral du projet de loi, Loi concernant la reconnaissance de certains gouvernements métis en Alberta, en Ontario et en Saskatchewan, portant mise en vigueur des traités conclus avec ces gouvernements et modifiant d’autres lois en conséquence, révèle, dans l’ordre inverse, les deux principales composantes de celui-ci.

[53] Premièrement, les articles 5 à 7 confèrent une validité législative aux traités qui seront conclus entre le Canada et certains gouvernements métis. Outre le fait qu’elles visent à valider des traités futurs plutôt que des traités déjà signés, ces dispositions suivent de près les termes employés par le Parlement pour déclarer valides des traités précédents; voir, par exemple, la Loi sur l’Accord définitif nisga’a, LC 2000, c 7, ou la Loi concernant l’accord sur les revendications territoriales des Inuits du Nunavik, LC 2008, c 2.

[54] Deuxièmement, les articles 8, 8.1 et 9 portent sur la reconnaissance des gouvernements métis. Plus particulièrement, le paragraphe 8(1) dispose que la reconnaissance ne dépend pas de la conclusion d’un traité. Cette disposition est libellée ainsi :

8 (1) Le gouvernement du Canada reconnaît que le gouvernement métis dont le nom figure dans la colonne 1 de l’annexe est un corps dirigeant autochtone autorisé à agir pour le compte de la collectivité métisse, y compris ses citoyens, dont le nom figure dans la colonne 2 en regard de ce gouvernement et que cette collectivité est titulaire du droit à l’autodétermination, y compris le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale reconnu et confirmé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

8 (1) The Government of Canada recognizes that a Métis government set out in column 1 of the schedule is an Indigenous governing body that is authorized to act on behalf of the Métis collectivity, including its citizens, set out in column 2 opposite that Métis government and that the Métis collectivity holds the right to self-determination, including the inherent right of self-government recognized and affirmed by section 35 of the Constitution Act, 1982.

[55] À l’annexe du projet de loi, la NMA est inscrite dans la colonne 1 à titre de gouvernement métis, et la collectivité métisse correspondante dans la colonne 2 est la Nation métisse en Alberta.

[56] Au moment de la rédaction des présents motifs, le projet de loi C-53 a été adopté en deuxième lecture à la Chambre des communes. Il a fait l’objet d’un examen et de modifications par le Comité permanent des affaires autochtones et du Nord.

II. Analyse

[57] Je ferai droit aux demandes et j’annulerai les dispositions problématiques de l’Entente. L’Entente définit la Nation métisse en Alberta d’une manière qui inclut les demandeurs contre leur gré, et les pouvoirs exclusifs de représentation qu’elle confère à la NMA auront nécessairement une incidence sur les droits garantis par l’article 35 que revendiquent les demandeurs. Le Canada avait donc l’obligation de consulter les demandeurs avant de signer l’Entente. Or, au lieu de les consulter, le Canada a maintenu les demandeurs dans l’ignorance et leur a fourni des renseignements inexacts sur la portée de l’Entente. Cette façon d’agir ne peut pas être considérée comme une consultation.

[58] Dans les paragraphes qui suivent, je commencerai par définir la notion de reconnaissance, qui est au cœur de la présente affaire. J’examinerai ensuite l’argument visant à contester la compétence de la Cour. Ensuite, je décrirai le cadre d’analyse des allégations de manquement à l’obligation de consulter. J’appliquerai ce cadre aux faits de l’affaire. J’exposerai d’abord la manière dont l’obligation de consulter a pris naissance, puis mes motifs pour conclure qu’aucune consultation significative n’a eu lieu. Enfin, je déterminerai la mesure de réparation appropriée.

[59] Comme elles soulèvent essentiellement les mêmes questions, les demandes du Conseil et de l’Association de Fort McKay seront analysées ensemble. Le Conseil a également présenté des observations concernant l’obligation du Canada de négocier honorablement. Étant donné que je peux trancher l’affaire sur le fondement de l’obligation de consulter, il n’est pas nécessaire d’examiner ces arguments.

A. La reconnaissance

[60] L’Entente en question dans la présente affaire est, comme le dit son titre, une entente « de reconnaissance ». Dans ses prétentions, la NMA a mis l’accent sur cette caractéristique de l’Entente et a cherché à y rattacher des conséquences sur le plan juridique. Il est donc utile de clarifier dès le départ le sens de cette notion.

[61] Selon son sens juridique le plus large, la reconnaissance consiste à attribuer des conséquences juridiques à quelque chose que l’on n’a pas créé ou à donner effet à une situation juridique qui trouve son origine dans un système juridique différent. Des termes tels que « préexistant » ou « inhérent » sont souvent utilisés pour véhiculer cette idée.

[62] L’Entente traite de deux aspects de la reconnaissance. Premièrement, les droits garantis par l’article 35, surtout le droit à l’autonomie gouvernementale, sont considérés comme étant inhérents, en ce sens qu’ils existent indépendamment de leur reconnaissance par l’Entente. L’Entente reconnaît ces droits et définit certaines modalités de leur mise en œuvre, mais elle ne les crée pas. Deuxièmement, les communautés autochtones existaient avant que le législateur leur confère des droits ou un statut. En ce sens, la reconnaissance est le processus par lequel l’État choisit les communautés autochtones dont il reconnaîtra les droits, ainsi que l’identité des organismes que l’État reconnaîtra comme leurs représentants. Dans les deux cas, comme elle a recours à la technique juridique de la reconnaissance, l’Entente repose sur l’idée que les communautés autochtones et leurs droits trouvent leur légitimité dans les ordres juridiques autochtones plutôt que dans le droit canadien.

[63] Habituellement, ce sont les tribunaux qui reconnaissent les droits ou les situations juridiques, et les pouvoirs législatif et exécutif de l’État qui les créent. Dernièrement, toutefois, le Parlement a adopté des lois qui reconnaissent l’autonomie gouvernementale, au lieu de créer des gouvernements autochtones et de leur déléguer des pouvoirs spécifiques: Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, LC 2019, c 24; voir aussi le préambule de la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, LC 2021, c 14. L’Entente en cause en l’espèce utilise la même technique juridique. Dans le Renvoi relatif au projet de loi C-92, la Cour suprême a fait remarquer, aux paragraphes 77 et 78, qu’une loi de reconnaissance peut offrir une solution plus rapide et d’une portée plus large que de saisir les tribunaux en vue de faire reconnaître des droits au cas par cas. Le recours à une entente offre des avantages similaires et donne l’occasion aux organismes autochtones de participer officiellement au processus.

[64] Bien que la reconnaissance soit considérée comme un pas en avant, il ne faut pas oublier qu’un aspect important du processus réside dans le fait que les pouvoirs législatif et exécutif de l’État choisissent les communautés autochtones ou les droits à reconnaître. Compte tenu des réalités actuelles, la reconnaissance ou l’absence de reconnaissance d’un droit a des répercussions importantes sur la capacité d’une communauté à exercer ce droit. Même si une communauté peut théoriquement recourir aux tribunaux, la reconnaissance législative ou exécutive est « lourd[e] de sens sur le terrain » : Renvoi relatif au projet de loi C-92, au paragraphe 60.

[65] Il existe peu de règles juridiques qui encadrent la reconnaissance des peuples autochtones par le pouvoir exécutif. L’absence d’un cadre structuré tel que celui qui avait été proposé par la Commission royale sur les peuples autochtones (Rapport, vol 2, recommandation 2.3.27) peut donner l’impression que la reconnaissance est largement discrétionnaire, à l’instar de la reconnaissance d’un État par un autre en droit international. Dans le contexte autochtone, cependant, il peut exister des circonstances dans lesquelles le fait de reconnaître certains droits à une communauté autochtone a une incidence sur l’exercice des droits que l’article 35 garantit à une autre communauté. Dans cette mesure, les décisions en matière de reconnaissance peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire au même titre que d’autres décisions touchant les droits protégés par l’article 35.

B. La compétence de la Cour fédérale

[66] Je me penche maintenant sur l’argument de la NMA selon lequel notre Cour n’a pas compétence pour instruire les présentes demandes. S’appuyant sur l’arrêt Mikisew Cree First Nation c Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 RCS 765 [Mikisew], la NMA soutient que l’Entente est inextricablement liée au processus législatif, auquel l’obligation de consultation ne s’applique pas et à l’égard duquel notre Cour n’a pas compétence.

[67] Même si le procureur général reconnaît la compétence de notre Cour pour instruire les présentes demandes, je dois tout de même m’en assurer : Deegan c Canada (Procureur général), 2019 CF 960 au paragraphe 214, [2020] 1 RCF 411, conf par 2022 CAF 158.

[68] Dans l’arrêt Mikisew, la Cour suprême du Canada a statué que l’obligation de consulter ne s’applique pas à l’adoption d’une loi. En outre, elle a déclaré que les étapes préalables à l’adoption d’une loi, par exemple l’élaboration de politiques, les discussions au sein du Cabinet et le processus de rédaction législative, ne seraient pas non plus assujetties à l’obligation de consultation : Mikisew, aux paragraphes 34 à 40 (juge Karakatsanis), aux paragraphes 116 à 121 (juge Brown), et aux paragraphes 160 à 168 (juge Rowe). Cette immunité vise à donner effet à la séparation des pouvoirs et au principe général selon lequel les tribunaux ne s’immiscent pas dans le fonctionnement interne du Parlement.

[69] La NMA cherche à rendre cette immunité applicable aux présentes demandes du fait que l’Entente prévoit le dépôt d’un projet de loi de mise en œuvre, à savoir le projet de loi C-53. Par conséquent, l’Entente constituerait un « choix politique » qui précéderait l’adoption du projet de loi C-53 et qui serait visé par l’immunité décrite dans l’arrêt Mikisew.

[70] À mon avis, dans ses prétentions, la NMA exagère l’importance des liens entre l’Entente et le projet de loi C-53. Il est vrai que l’Entente prévoit le dépôt d’un projet de loi au Parlement. Toutefois, l’Entente est un contrat qui lie les parties et qui prend effet indépendamment du projet de loi C-53. Bien que le préambule du projet de loi C-53 mentionne l’Entente, le projet de loi ne donne pas force de loi à celle-ci. En revanche, le projet de loi donnera force de loi à des traités qui n’ont pas encore été négociés. De plus, comme il est indiqué plus haut, le projet de loi C-53 reconnaît que la Nation métisse en Alberta est titulaire du droit à l’autonomie gouvernementale reconnu et confirmé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[71] Or, les présentes demandes portent sur des éléments de l’Entente qui produisent un effet indépendamment du projet de loi. Comme ils ne sont pas destinés à avoir force de loi, ces éléments ne peuvent pas être décrits comme une étape préliminaire du processus législatif, qui est à l’abri du contrôle par la Cour. À cet égard, l’argument selon lequel l’Entente est le résultat d’un choix politique n’étaye pas les prétentions de la NMA. Cette expression a été utilisée dans l’arrêt Mikisew pour décrire les premières étapes de l’élaboration d’une loi (voir, par exemple, le paragraphe 117 des motifs du juge Brown). Toutefois, cela ne signifie pas que tout ce qui peut être décrit comme un choix politique est soustrait à l’obligation de consulter. En fait, la Cour suprême a déclaré que l’obligation de consulter peut s’appliquer aux « décisions de gestion ou politiques qui sont prises en haut lieu », dont certaines peuvent assurément être qualifiées de « choix politiques » : Rio Tinto Alcan Inc c Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43 au paragraphe 87, [2010] 2 RCS 650 [Rio Tinto].

[72] Les effets potentiels sur les droits ancestraux des demandeurs qui seraient à l’origine de l’obligation de consulter découlent principalement de l’article 6.06 de l’Entente. Cette disposition accorde à la NMA le droit exclusif de représenter la Nation métisse en Alberta en ce qui concerne 1) son autonomie gouvernementale; 2) l’obligation de consulter; et 3) les revendications historiques. Rien dans le projet de loi C-53 ne porte sur les deuxième et troisième points. En ce qui concerne le premier point, l’Entente prévoit la reconnaissance immédiate de certains aspects de l’autonomie gouvernementale, avant la conclusion d’un traité et indépendamment de l’adoption d’un projet de loi. Ainsi, l’article 6.03 de l’Entente dispose que la Nation métisse en Alberta a le droit à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale, et le chapitre 8 contient des dispositions plus précises concernant la mise en œuvre de certains domaines de compétence pouvant être qualifiés d’« internes ». Ces dispositions produisent un effet indépendamment de la loi. En d’autres termes, elles seront valides et auront force obligatoire même si le projet de loi C-53 n’est jamais adopté. Pour cette raison, contester l’Entente ne revient pas à contester le projet de loi C-53.

[73] La NMA a affirmé qu’un jugement déclarant l’Entente invalide aurait pour effet d’empêcher l’adoption du projet de loi C-53 ou viendrait perturber de manière inacceptable le débat politique concernant son adoption. La NMA n’a toutefois pas expliqué de quelle manière la décision de la Cour empêcherait le Parlement d’adopter le projet de loi C-53. Si le Parlement est libre d’adopter une loi que l’exécutif s’est engagé, par contrat, à mettre en œuvre, il est également libre de le faire en l’absence d’un tel engagement ou si l’engagement n’a aucun effet : Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48 aux paragraphes 62 à 67, [2018] 3 RCS 189. En tout état de cause, la compétence de la Cour pour instruire une affaire ne peut pas dépendre de conjectures concernant ses incidences potentielles sur le plan politique.

[74] Dans sa plaidoirie, la NMA a admis qu’au moins certaines parties de l’Entente ne sont pas liées au projet de loi C-53. Elle a toutefois affirmé que le contrôle judiciaire de ces parties ne pouvait avoir lieu qu’après l’adoption du projet de loi C-53. La NMA n’a pas fourni de sources pour appuyer cette prétention et je n’en connais aucune.

[75] Notre Cour a examiné des ententes de principe ou d’autres mesures prises en vue de la négociation d’un accord sur les revendications territoriales globales ou de ce que l’on appelle communément un « traité moderne » : Bande des Dénés de Sambaa K’e c Duncan, 2012 CF 204 [Sambaa K’e]; Huron-Wendat Nation of Wendake c Canada, 2014 CF 1154 [Huron-Wendat]; Enge c Canada (Affaires indiennes et du Nord), 2017 CF 932 [Enge]. Au cours des cinquante dernières années, de tels accords ont été systématiquement mis en œuvre au moyen d’une loi. Cette pratique n’a pas empêché la Cour de veiller à ce que la Couronne respecte son obligation de consulter les groupes autochtones qui n’étaient pas parties aux négociations, mais qui auraient été touchés par l’issue de celles-ci. De même, dans le Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, la Cour suprême a examiné un accord intergouvernemental qui faisait partie d’un régime comprenant des lois. Comme dans le cas présent, des éléments importants du régime se trouvaient dans un accord qui avait une force contraignante indépendamment de ces lois. La Cour n’a pas été empêchée d’examiner l’accord simplement parce qu’il comprenait une ébauche de loi.

[76] Pour conclure que la question est justiciable, je n’ai pas besoin de décider si le pouvoir du ministre de conclure l’Entente découle de la prérogative royale ou de la Loi sur le ministère des Relations Couronne-Autochtones et des Affaires du Nord, LC 2019, c 29, art 337. Dans les deux cas, le ministre est un office fédéral au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

[77] Dans sa plaidoirie, la NMA a fait valoir de manière plus générale que la reconnaissance de groupes, de communautés, de titulaires de droits ou de gouvernements autochtones n’est pas, par définition, une question justiciable ou, à tout le moins, que les tribunaux devraient faire preuve d’une grande retenue envers les décisions prises par les gouvernements à cet égard. Je reconnais que, par le passé, les décisions prises par le Parlement ou le pouvoir exécutif ont joué un rôle important dans le choix des groupes reconnus comme étant autochtones. Néanmoins, dans la mesure où les droits garantis par l’article 35 sont en jeu, les tribunaux peuvent intervenir en leur qualité de gardiens de la Constitution : Renvoi relatif au projet de loi C-92, au paragraphe 60. Même si la reconnaissance est souhaitable, elle n’est pas à l’abri du contrôle judiciaire.

[78] En particulier, des décisions comme Sambaa K’e, Huron-Wendat et Enge montrent que l’obligation de consulter prend naissance lorsque la reconnaissance des droits garantis par l’article 35 à un groupe est susceptible de porter atteinte aux droits garantis par l’article 35 à un autre groupe. Plus récemment, la Cour d’appel de l’Alberta a jugé que des décisions prises par l’Alberta relativement à un processus de reconnaissance étaient justiciables, étant donné que des droits protégés par l’article 35 étaient en jeu : Métis Nation of Alberta Association v Alberta (Indigenous Relations), 2024 ABCA 40 au paragraphe 39 [MNA v Alberta].

C. L’obligation de consulter

[79] La compétence de notre Cour étant établie, nous pouvons maintenant exposer les principes de droit relatifs à l’obligation de consulter, sur lesquels repose la thèse des demandeurs. Dans une série de décisions commençant par l’arrêt Nation haïda, la Cour suprême du Canada a imposé aux gouvernements l’obligation de consulter et d’accommoder les peuples autochtones lorsqu’ils envisagent des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux et issus de traités de ces peuples, reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[80] Dans l’arrêt Rio Tinto, au paragraphe 31, la Cour suprême a résumé les trois éléments du critère permettant de conclure à l’existence d’une obligation de consulter :

1) la connaissance par la Couronne, réelle ou imputée, de l’existence possible d’une revendication autochtone ou d’un droit ancestral; 2) la mesure envisagée de la Couronne; et 3) la possibilité que cette mesure ait un effet préjudiciable sur une revendication autochtone ou un droit ancestral.

[81] En ce qui concerne le troisième élément de ce critère, « [u]ne approche généreuse et téléologique est [...] de mise », mais des « répercussions hypothétiques ne suffisent pas » : Rio Tinto, au paragraphe 46. L’obligation de consulter peut prendre naissance sans qu’il y ait des impacts physiques. L’obligation de consulter « ne se limit[e] pas [...] aux décisions qui ont une incidence immédiate sur les terres et les ressources » : Clyde River (Hameau) c Petroleum Geo‑Services Inc, 2017 CSC 40 au paragraphe 25, [2017] 1 RCS 1069 [Clyde River]. Au contraire, les décisions de planification qui « peu[ven]t ouvrir la voie à d’autres décisions ayant un effet préjudiciable direct » déclencheront également une obligation de consulter : Rio Tinto, au paragraphe 47. L’arrêt Nation haïda illustre bien ce point, puisqu’elle portait sur la cession de concessions de ferme forestière qui n’autorisaient pas directement l’abattage d’arbres.

[82] Une fois que l’obligation de consulter est établie, sa portée dépend de l’évaluation de la solidité de la revendication de droits ancestraux ou issus de traités et de la gravité de l’effet préjudiciable potentiel de la mesure proposée par la Couronne sur ces droits : Nation haïda, aux paragraphes 43 à 45; Rio Tinto, au paragraphe 36; Clyde River, au paragraphe 20.

[83] Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, l’existence et l’étendue de l’obligation de consultation sont assujetties à la norme de la décision correcte; la norme de contrôle qui s’applique aux autres questions est celle de la décision raisonnable : Nation haïda, aux paragraphes 61 et 62; Canada c Première Nation de Long Plain, 2015 CAF 177 aux paragraphes 83 à 91 [Long Plain]; Bande indienne Coldwater c Canada (Procureur général), 2020 CAF 34, [2020] 3 RCF 3; Première Nation des ‘Namgis c Canada (Pêches et Océans), 2020 CAF 122 au paragraphe 21, [2020] 4 RCF 678; Première Nation de Roseau River c Canada (Procureur général), 2023 CAF 163 au paragraphe 8. En l’espèce, la principale question en litige concerne l’existence de l’obligation de consultation, laquelle est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte. Il n’y a pas lieu de faire preuve de retenue envers le décideur à cet égard. Je dois également déterminer si le Canada s’est acquitté de son obligation. La norme de la décision raisonnable s’applique à cette question.

D. La revendication crédible d’un droit protégé par l’article 35

[84] Le premier volet du critère établi dans l’arrêt Rio Tinto est la connaissance par la Couronne de la revendication d’un droit protégé par l’article 35. La norme de preuve applicable n’est pas stricte : Rio Tinto, au paragraphe 40.

[85] Le Canada reconnaît qu’il était au fait des droits que revendiquent les demandeurs et que le premier volet du critère est respecté. Comme la Cour d’appel fédérale l’a indiqué au paragraphe 97 de l’arrêt Long Plain et au paragraphe 22 de l’arrêt Première Nation crie Mikisew c Agence canadienne d’évaluation environnementale, 2023 CAF 191 [Mikisew 2023], cet aveu permet à la Cour de passer directement aux autres volets du critère.

[86] Dans ses observations, la NMA affirme que la Cour n’a pas à se prononcer sur l’existence d’une revendication crédible de droits ancestraux faite par les demandeurs et fait valoir que la preuve des demandeurs à cet égard est insuffisante. Néanmoins, elle ne prend pas de position ferme quant à l’existence des droits des demandeurs. Elle ne s’appuie pas non plus sur la position qui semble sous-tendre les dispositions de sa constitution, reproduites précédemment, et qu’elle avait apparemment avancée dans l’affaire MNA v Alberta, à savoir qu’elle est la seule entité titulaire des droits des Métis en Alberta. Logiquement, cette position serait incompatible avec la revendication crédible des demandeurs. En fait, la NMA fait surtout valoir que, si les demandeurs sont titulaires de droits protégés par l’article 35, ces droits ne sont pas touchés par l’Entente. Cet argument ne me permet pas d’écarter l’aveu du Canada selon laquelle les demandeurs ont présenté une revendication crédible de droits garantis par l’article 35.

[87] De toute manière, la preuve est suffisante pour satisfaire à l’exigence minimale de l’existence d’une revendication crédible. La revendication par le Conseil de droits garantis par l’article 35 est l’un des éléments dont il sera tenu compte lors de ses négociations avec le Canada. Bien entendu, le Canada n’a pas admis l’existence ni la portée de ces droits, mais ce qui compte c’est que la revendication du Conseil ait été formulée dans le contexte des négociations : Rio Tinto, au paragraphe 40. Le rapport Isaac suggère fortement que le Conseil doit être considéré indépendamment de la NMA en tant que titulaire de droits protégés par l’article 35. En outre, le déclarant du Canada a expliqué en contre-interrogatoire que le Canada évalue à l’interne la revendication des droits ancestraux d’un groupe avant d’entamer des négociations à cet égard (DD de l’Association de Fort McKay à la p 1744). Il serait surprenant que le Canada ait conclu l’entente-cadre avec le Conseil s’il était d’avis que ce dernier n’avait pas revendiqué de manière crédible des droits ancestraux. De même, la Cour peut se fonder sur la reconnaissance par l’Alberta de la revendication crédible de l’Association de Fort McKay d’un droit garanti par l’article 35 : voir, par analogie, Première nation Tlingit de Taku River c Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74 au paragraphe 26, [2004] 3 RCS 550. Là encore, la question n’est pas de savoir si les revendications de l’Association de Fort McKay connaîtront une issue favorable, mais si le Canada est au courant de la revendication crédible d’un droit par cette partie. J’ajoute qu’en l’espèce, le Canada n’a pas remis en question le résultat du processus de revendication crédible de l’Alberta.

E. La mesure prise par la Couronne

[88] Le deuxième volet du critère établi par l’arrêt Rio Tinto consiste à déterminer si la mesure prise par la Couronne est susceptible d’avoir une incidence sur les droits garantis par l’article 35. Il a été reconnu qu’il existe un chevauchement entre les deuxième et troisième volets du critère, dans la mesure où leur description par la Cour suprême laisse entendre qu’une appréciation des répercussions potentielles est pertinente dans les deux cas : George Gordon First Nation v Saskatchewan, 2022 SKCA 41 au paragraphe 98; Mikisew 2023, aux paragraphes 52 et 53.

[89] En l’espèce, le procureur général reconnaît que le second volet du critère est rempli. La NMA allègue qu’il n’existe pas de mesure prise par la Couronne parce que la reconnaissance d’un gouvernement autochtone est un choix de politique publique qui est à l’abri du contrôle judiciaire. Cet argument reprend simplement les prétentions de la NMA concernant la compétence de notre Cour, que j’ai rejetées ci-dessus. Je souscris à la position du Canada, qui a admis que le second volet du critère est rempli. Comme il est indiqué aux paragraphes 37 et 38 de l’arrêt Buffalo River Dene Nation v Saskatchewan (Energy and Resources), 2015 SKCA 31, la question déterminante au titre du troisième volet du critère est celle de savoir si l’Entente est susceptible d’avoir des répercussions sur les droits garantis aux demandeurs par l’article 35. Malgré le chevauchement existant entre les deuxième et troisième volets du critère de l’arrêt Rio Tinto, je ne crois pas que l’admission faite par le Canada s’étende à la question des répercussions. Passons à cette question.

F. Les répercussions potentielles

[90] L’Entente a une incidence potentielle sur les droits des demandeurs qui leur sont garantis par l’article 35, parce que le Canada s’engage par contrat à reconnaître la NMA comme la seule représentante d’un groupe autochtone qui inclut les demandeurs, aux fins de l’exercice de ces droits. Par conséquent, le Canada ne sera plus en mesure de répondre aux revendications de droits que les demandeurs présentent indépendamment de la NMA. Quoique les demandeurs conservent en théorie la possibilité de faire valoir leurs droits devant les tribunaux, ils sont privés des avantages qui découlent de la reconnaissance de ceux-ci par le pouvoir exécutif. Pourtant, la Cour suprême a maintes fois répété que l’objectif de réconciliation a de meilleures chances de se concrétiser par la négociation que par des poursuites devant les tribunaux : voir par ex Nation haïda, au paragraphe 14; R c Desautel, 2021 CSC 17 aux paragraphes 87 à 91. Plus récemment, dans le Renvoi relatif au projet de loi C-92, la Cour suprême a souligné, aux paragraphes 76 et 77 de ses motifs, que la reconnaissance par les pouvoirs législatif et exécutif a le potentiel de produire des résultats immédiats, sans avoir à attendre l’issue des litiges qui s’éternisent. Par conséquent, l’Entente prive les demandeurs de la voie la plus prometteuse vers la réconciliation.

[91] L’Entente produit cet effet par la combinaison de deux éléments. Premièrement, l’article 6.06 accorde à la NMA un monopole de représentation de la Nation métisse en Alberta en ce qui a trait à l’autonomie gouvernementale, à l’obligation de consulter et aux revendications historiques collectives dans toute négociation ou discussion avec le Canada. Deuxièmement, la Nation métisse en Alberta est définie d’une manière qui comprend les demandeurs. Dans les paragraphes qui suivent, je vais examiner ces deux éléments, en commençant par le second.

(1) Qui est visé par le monopole?

[92] L’étendue du monopole de représentation prévu par l’Entente correspond à la définition de la Nation métisse en Alberta. Il est donc essentiel de bien comprendre la portée de l’expression pour apprécier la thèse des demandeurs. Comme je m’apprête à le démontrer, les demandeurs sont visés par cette définition lorsqu’elle est interprétée à la lumière des principes habituels d’interprétation des contrats.

[93] Je dois dire que la manière dont le Canada et la NMA ont traité de cette question ne m’a pas aidé à circonscrire l’intention des parties à l’Entente. Ils soutenaient essentiellement que si les demandeurs sont titulaires de droits garantis par l’article 35, l’Entente a été conçue pour ne pas y porter atteinte. À cet égard, le Canada, mais non la NMA, a reconnu que les demandeurs ont présenté une revendication crédible de droits garantis par l’article 35. Toutefois, jusqu’à l’audience, le Canada et la NMA n’ont jamais traité directement de la question de savoir qui fait partie de la Nation métisse en Alberta. Dans ses observations orales, la NMA a affirmé que, suivant son sens littéral, la définition exclut l’Association de Fort McKay, mais englobe partiellement les établissements métis. Le Canada a souscrit à cet argument, même si elle a fait valoir précédemment qu’aucune communauté n’était comprise dans la Nation métisse en Alberta contre son gré. Dans leurs observations, le Canada et la NMA n’ont pas tenté d’expliquer la logique générale de la définition de la Nation métisse en Alberta dans le contexte de l’Entente ni d’expliquer son objet ou ce que les parties entendaient accomplir.

[94] Dans les paragraphes qui suivent, j’exposerai d’abord les principes d’interprétation des contrats. J’expliquerai comment l’Entente se fonde sur un certain nombre de notions pour définir la Nation métisse en Alberta. J’exposerai ensuite la manière dont les demandeurs sont inclus dans cette définition selon le sens ordinaire des termes qui la composent. Enfin, je me pencherai sur les prétentions contraires du Canada et de la NMA.

a) Les principes d’interprétation des contrats

[95] Aux paragraphes 47, 48 et 57 de l’arrêt Sattva Capital Corp c Creston Moly Corp, 2014 CSC 53, [2014] 2 RCS 633, le juge Marshall Rothstein de la Cour suprême du Canada a résumé de la manière suivante les principes d’interprétation des contrats :

[...] l’interprétation des contrats a évolué vers une démarche pratique, axée sur le bon sens plutôt que sur des règles de forme en matière d’interprétation. La question prédominante consiste à discerner « l’intention des parties et la portée de l’entente » [...]. Pour ce faire, le décideur doit interpréter le contrat dans son ensemble, en donnant aux mots y figurant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec les circonstances dont les parties avaient connaissance au moment de la conclusion du contrat. Par l’examen des circonstances, on reconnaît qu’il peut être difficile de déterminer l’intention contractuelle à partir des seuls mots, car les mots en soi n’ont pas un sens immuable ou absolu [...]

Le sens des mots est souvent déterminé par un certain nombre de facteurs contextuels, y compris l’objet de l’entente et la nature des rapports créés par celle-ci [...].

Bien que les circonstances soient prises en considération dans l’interprétation des termes d’un contrat, elles ne doivent jamais les supplanter [...]. Le décideur examine cette preuve dans le but de mieux saisir les intentions réciproques et objectives des parties exprimées dans les mots du contrat.

[96] Les concepts jurisprudentiels visant à définir les communautés métisses et l’appartenance individuelle de leurs membres constituent un ensemble de circonstances qui sont utiles pour interpréter la définition de la Nation métisse en Alberta. Comme je l’explique plus haut, la portée exacte de ces concepts fait encore l’objet de débats. Les tribunaux n’ont pas encore tranché définitivement la question de savoir ce qui constitue une communauté titulaire de droits ni la question de savoir si celle-ci doit être définie à l’échelle régionale ou provinciale. Néanmoins, l’arrêt Powley et les arrêts qui l’ont suivi offrent un cadre conceptuel suffisamment bien défini. Pour reprendre les termes du juge Rothstein, la compréhension de ces concepts permet « de mieux saisir » ce que les parties à l’Entente cherchaient à accomplir. Ce cadre est utile pour comprendre la logique interne de l’Entente ou, aux dires du juge Rothstein, pour l’interpréter « dans son ensemble ».

[97] Un autre ensemble de circonstances a trait aux objectifs que la NMA cherchait à réaliser en élargissant la définition de la Nation métisse en Alberta. La preuve à cet égard comprend les dispositions de la constitution de la NMA citées plus haut ainsi que les thèses défendues par la NMA dans d’autres instances judiciaires. La NMA affirme que cette preuve ne devrait pas être prise en compte. Elle recourt à l’astuce courante qui consiste à déclarer que l’interprétation qu’elle avance est claire, et donc que les circonstances ne sont pas pertinentes. Loin d’être limpide, l’interprétation professée par la NMA est alambiquée et inexacte. De toute manière, je suis en mesure d’interpréter la notion de Nation métisse en Alberta sans m’appuyer sur cet ensemble de circonstances. J’examinerai brièvement ces circonstances à la fin de la présente partie pour confirmer l’interprétation à laquelle je parviens pour d’autres motifs.

b) Les éléments constitutifs de la définition de la Nation métisse en Alberta

[98] Ces mises en garde étant faites, nous pouvons passer à l’examen de la structure de la définition de la Nation métisse en Alberta, en commençant par les termes utilisés dans l’Entente pour définir l’appartenance individuelle. Le premier terme employé est « Citoyen de la Nation métisse », qui est ainsi défini :

[traduction]
« Citoyen de la Nation métisse » désigne une personne :

a) qui s’identifie en tant que Métis;

b) qui se distingue des autres peuples autochtones;

c) qui descend de la Nation métisse historique; et

d) qui est acceptée par la Nation métisse;

[99] Cette définition se rapproche étroitement de la définition de « Métis » proposée par le RNM au début des années 2000. Aux paragraphes 29 à 34 de l’arrêt Powley, la Cour suprême présente trois des quatre éléments de cette définition comme étant des « indices tendant à établir l’identité métisse dans le cadre d’une revendication fondée sur l’art. 35 : auto-identification, liens ancestraux et acceptation par la communauté ».

[100] Il n’est pas nécessaire d’appartenir à la NMA pour être un Citoyen de la Nation métisse, qui est donc un statut objectif. Toutefois, selon l’Entente, un « Citoyen » est un sous-groupe de la catégorie des Citoyens de la Nation métisse, c’est-à-dire un Citoyen de la Nation métisse qui est inscrit auprès de la NMA :

[traduction]
« Citoyen » désigne une personne :

a) qui est un Citoyen de la Nation métisse, y compris un membre d’une Communauté métisse de l’Alberta;

b) qui satisfait aux exigences relatives à l’inscription définies dans les Documents constitutifs, une Constitution ou une Loi du Gouvernement métis; et

c) dont le nom figure dans le Registre;

[101] L’Entente définit ensuite le terme « communauté métisse » :

[traduction]
« Communauté métisse » désigne un groupe de Métis ayant une identité collective distinctive, vivant ensemble dans la même région et partageant un mode de vie commun qui a vu le jour avant le moment où les Européens ont effectivement établi leur domination politique et juridique dans une région donnée;

[102] Cette définition reprend les termes employés par la Cour suprême au paragraphe 12 de l’arrêt Powley, cité plus haut, pour définir une communauté métisse. Depuis l’arrêt Powley, il a généralement été tenu pour acquis que les titulaires de droits ancestraux métis protégés par l’article 35 sont ces communautés. On peut logiquement en déduire, tout comme l’a confirmé la NMA à l’audience, que l’intention des parties était de faire en sorte qu’une communauté métisse soit définie d’une manière qui corresponde aux titulaires de droits métis protégés par l’article 35. De plus, suivant cette définition, les membres des communautés métisses n’ont pas à être des Citoyens; en d’autres termes, ils n’ont pas à être inscrits auprès de la NMA.

[103] Enfin, examinons la définition de « Nation métisse en Alberta » :

[traduction]
« Nation métisse en Alberta » désigne la collectivité métisse qui :

a) est composée :

i. de Citoyens de la Nation métisse qui sont des Citoyens; et

ii. de Communautés métisses en Alberta dont les membres sont des Citoyens et des personnes en droit de devenir des Citoyens en raison de leurs liens avec de telles Communautés métisses qui vivent en Alberta ou ailleurs;

b) a choisi d’agir exclusivement par l’entremise du Gouvernement métis pour exercer, défendre et gérer les droits, les intérêts et les revendications des Métis et pour prendre des décisions fondées sur ses propres lois, politiques, coutumes et traditions; et

c) selon les alinéas a) et b) :

i. est l’un des successeurs de la Nation métisse historique qui forme, avec les autres collectivités métisses, la Nation métisse;

ii. représente les Communautés métisses en Alberta qui possèdent les droits et les intérêts métis et qui sont habilitées à présenter des revendications à cet égard;

iii. possède le droit à l’autodétermination reconnu dans la Déclaration; et

iv. possède les droits des Métis propres à la Nation métisse et aux Communautés métisses en Alberta, y compris le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale reconnu et confirmé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982;

[104] Incidemment, je fais observer qu’une version française de l’Entente a été déposée au Parlement en même temps que le projet de loi C-53. La définition du terme « Nation métisse en Alberta » dans la version française diffère de la définition de « Métis Nation within Alberta » donnée dans la version anglaise à d’importants égards, si bien qu’il y a lieu de croire que la version de l’Entente envoyée à la traduction n’était pas définitive. Toutefois, puisqu’il est expressément précisé dans la version française que la version anglaise est celle qui prévaut, je me fonderai uniquement sur cette dernière aux fins de mon analyse. Dans les présents motifs, une traduction libre des extraits de la version anglaise officielle est fournie pour la compréhension du lecteur francophone.

[105] Un aspect frappant de cette définition est que la composition de la Nation métisse en Alberta est hybride : elle comprend des personnes et des communautés. Elle diffère à cet égard de la définition de la Nation métisse en Alberta donnée dans l’entente de reconnaissance du gouvernement métis et d’autonomie gouvernementale de 2019, qui précise qu’il s’agit d’une collectivité [traduction] « composée [...] des membres de la Nation métisse de l’Alberta ». Les parties n’ont pas expliqué pourquoi elles ont adopté une définition hybride dans l’Entente en 2023. Néanmoins, il est évident qu’un groupe composé uniquement de personnes n’engloberait pas de titulaires de droits garantis par l’article 35, puisque ces droits ne peuvent appartenir qu’à des communautés et non à des personnes. Il est raisonnable de supposer que l’ajout de communautés à la définition visait à englober les communautés titulaires de droits et à consolider le statut de la Nation métisse en Alberta en tant que titulaire dérivée des droits garantis par l’article 35, comme le prévoit clairement l’alinéa c) de la définition.

[106] Une autre caractéristique marquante de la définition concerne la manière dont les personnes et les communautés sont traitées relativement à leur adhésion. En ce qui concerne les personnes, la Nation métisse en Alberta comprend les « Citoyens de la Nation métisse qui sont des Citoyens ». Un Citoyen de la Nation métisse peut choisir de s’inscrire auprès de la NMA, et donc de devenir un Citoyen, ou de ne pas s’inscrire. Par conséquent, l’appartenance d’une personne à la Nation métisse en Alberta est fondée sur un choix individuel. Seules les personnes qui ont choisi de s’inscrire auprès de la NMA sont incluses.

[107] En ce qui concerne les communautés, toutefois, leur inclusion dans la Nation métisse en Alberta ne dépend pas de leur volonté d’adhérer à celle-ci. Leur inclusion dépend plutôt du statut de leurs membres. Une communauté est incluse dans la définition si elle est formée de [traduction] « membres [qui] sont des Citoyens et des personnes en droit de devenir des Citoyens ». Ce serait le cas même si la communauté, par l’entremise de ses organismes représentatifs, avait expressément déclaré qu’elle ne veut pas se joindre à la NMA ni être incluse dans la Nation métisse en Alberta.

c) Les demandeurs sont inclus dans la Nation métisse en Alberta

[108] Gardant cela à l’esprit, je vais examiner la question de savoir si la Nation métisse en Alberta inclut les demandeurs. Je partirai tout d’abord du principe que les demandeurs sont des communautés métisses au sens de l’Entente. Le Canada a admis que les demandeurs ont présenté une revendication crédible de droits ancestraux. Il en découle logiquement qu’ils disposent d’arguments valables pour démontrer qu’ils sont des communautés titulaires de droits, à savoir des communautés métisses au sens de l’Entente.

[109] En supposant que les demandeurs sont des communautés métisses, ils sont inclus dans la Nation métisse en Alberta si leurs « membres sont des Citoyens et des personnes en droit de devenir des Citoyens », au sens de l’alinéa a)ii) de la définition (« members are Citizens and individuals entitled to become Citizens » dans la version anglaise). Je souscris à la prétention de l’Association de Fort McKay selon laquelle, dans ce passage, le mot « and » dans la version anglaise doit être interprété comme disjonctif, comme dans l’arrêt Seck c Canada (Procureur général), 2012 CAF 314 au paragraphe 47, [2014] 2 RCF 167. Si cette idée est retenue, une communauté composée exclusivement de Citoyens est incluse dans la Nation métisse en Alberta, comme l’est une communauté composée exclusivement de personnes en droit de devenir des Citoyens, mais qui ont choisi de ne pas s’inscrire auprès de la NMA. Cette interprétation permet d’éviter que les communautés composées uniquement de Citoyens soient exclues, ce qui serait absurde. Elle permet également d’éviter qu’une communauté composée entièrement de non‑Citoyens soit exclue, mais devienne incluse dès que l’un de ses membres s’inscrit auprès de la NMA, ce qui serait tout aussi absurde.

[110] La NMA plaide que la définition du mot « or » dans la version anglaise de l’alinéa 2.02c) de l’Entente fait en quelque sorte obstacle à cette interprétation. Je ne comprends pas la logique de la NMA. L’Entente définit le terme « or », mais elle ne définit pas le terme « and ». En l’espèce, le contexte suggère fortement que le terme « and » dans la version anglaise a été employé pour inclure l’un ou l’autre des deux éléments juxtaposés, ou les deux. L’absence de définition ne fait pas obstacle à cette interprétation.

[111] Par conséquent, une communauté est incluse dans la Nation métisse de l’Alberta si ses membres sont des Citoyens, si ses membres sont des personnes en droit de devenir des Citoyens ou si elle est composée à la fois de Citoyens et de personnes en droit de devenir des Citoyens.

[112] Nul ne conteste que, jusqu’à récemment, les membres de l’Association de Fort McKay étaient, pour la plupart, membres de la NMA. Ils ont tous renoncé à leur statut de membre de la NMA en 2018. En l’absence de preuve plus précise, j’en déduis que les membres de l’Association de Fort McKay sont en droit de devenir des Citoyens. Par conséquent, l’Association de Fort McKay est une communauté au sens de l’alinéa a)ii) de la définition et est incluse dans la Nation métisse en Alberta.

[113] Les parties conviennent qu’une forte proportion des membres des établissements métis sont également membres de la NMA. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les parties à l’Entente ont jugé opportun d’autoriser la double appartenance, qui est prévue à l’article 8.08. Ainsi, les établissements comptent parmi leurs membres des Citoyens et, selon toute vraisemblance, des personnes en droit de devenir des Citoyens. Par conséquent, les établissements métis sont des communautés au sens de l’alinéa a)ii) de la définition et sont inclus dans la Nation métisse en Alberta. Il en serait également ainsi même si le mot « and » était utilisé dans un sens conjonctif à l’alinéa a)(ii) de la version anglaise.

[114] Jusqu’à présent, j’ai supposé que les demandeurs étaient des communautés titulaires de droits, conformément à l’admission du Canada selon laquelle ils avaient revendiqué de manière crédible des droits garantis par l’article 35. Si les parties à l’Entente s’étaient fondées sur l’hypothèse inverse, les demandeurs seraient à plus forte raison inclus dans la Nation métisse en Alberta. Si les communautés titulaires de droits devaient être définies à l’échelle régionale, par exemple en fonction des cinq régions définies dans la constitution de la NMA, les demandeurs seraient alors inclus dans l’une de ces communautés régionales. Ils ne seraient pas reconnus comme des « communautés métisses » au sens de la définition contenue dans l’Entente. De plus, leurs membres qui sont des Citoyens (dans le cas des établissements) seraient inclus individuellement dans la Nation métisse en Alberta, conformément à l’alinéa a)(i) de la définition. Leurs membres qui sont en droit de devenir des Citoyens seraient indirectement inclus, car ils seraient compris dans les communautés régionales titulaires de droits conformément à l’alinéa a)ii) de la définition. En conséquence, les demandeurs seraient privés du pouvoir de représenter leurs membres auprès du Canada en ce qui concerne les droits protégés par l’article 35.

d) L’alinéa b) de la définition n’exclut pas les demandeurs

[115] Le Canada soutient que l’alinéa b) de la définition limite la Nation métisse en Alberta aux communautés qui ont choisi d’être représentées par la NMA. Je ne peux souscrire à cette interprétation.

[116] Premièrement, elle n’est pas compatible avec le sens grammatical de la définition. Le sujet de l’expression « a choisi d’agir exclusivement » est la « collectivité » mentionnée dans le chapeau de la disposition, à savoir la Nation métisse en Alberta. Dans ce contexte, la « collectivité » comprend et englobe les « communautés métisses » mentionnées au sous‑alinéa a)ii). Ce ne sont pas ces communautés qui font le choix indiqué à l’alinéa b). Comme je l’explique plus haut, rien dans le libellé de la définition ne laisse croire que les communautés peuvent choisir de se joindre ou non à la Nation métisse en Alberta. Seules les personnes sont autorisées à faire un tel choix.

[117] Deuxièmement, la définition de « Nation métisse en Alberta » regroupe des énoncés descriptifs, factuels et conclusifs. La partie descriptive se trouve essentiellement à l’alinéa a). En revanche, l’alinéa b) est une déclaration de fait concernant un choix que la collectivité définie à l’alinéa a) est censée avoir fait. Ensuite, l’alinéa c) énonce un certain nombre de conclusions juridiques concernant la nature ou les droits de cette collectivité. Compte tenu de cette logique d’ensemble, on ne saurait vraisemblablement prétendre que l’alinéa b) ajoute des précisions à la définition énoncée à l’alinéa a).

[118] Troisièmement, l’Entente ne prévoit aucun mécanisme objectif permettant de déterminer quelles communautés ont choisi d’être représentées par la NMA ou de faire partie de la Nation métisse en Alberta. En revanche, l’identité des membres individuels de la Nation métisse en Alberta peut être facilement vérifiée au moyen du registre de la NMA.

[119] Quatrièmement, rien dans l’Entente ne donne à penser que les parties ont envisagé que des communautés métisses titulaires de droits puissent ne pas être visées par l’Entente. La logique sous-jacente semble être que les communautés sont incluses indépendamment de leur choix, qu’il soit collectif ou individuel. Selon le sous-alinéa a)ii), le critère d’inclusion est l’admissibilité des membres d’une communauté à la citoyenneté, un fait objectif qui ne dépend pas de la décision d’une communauté d’adhérer ou non à la NMA.

e) La théorie de la double représentation

[120] À l’audience, la NMA a ajouté la nuance suivante concernant les communautés composées à la fois de Citoyens et de personnes en droit de devenir des Citoyens, comme les établissements métis. Elle a fait valoir que ces communautés sont incluses dans la Nation métisse en Alberta, mais seulement en ce qui concerne le « segment » de ces communautés composé des membres qui ont choisi de devenir des Citoyens. Ces communautés représenteraient toujours leurs membres non-Citoyens (un « segment » différent) en ce qui concerne l’exercice des droits qui leur sont garantis par l’article 35.

[121] Je ne trouve aucun fondement à l’interprétation de la NMA fondée sur la double représentation. Le libellé de l’Entente n’appuie pas cette interprétation. La notion de « segment » n’y est pas définie. S’il est vrai que l’article 19.5 de la constitution de la NMA et l’article 15.05 de l’Entente prévoient que le Conseil et les établissements métis conserveront leurs droits et pouvoirs, cette reconnaissance se limite aux droits et pouvoirs découlant des lois albertaines et n’englobe pas les droits protégés par l’article 35, qui sont au cœur de la présente affaire. Ils n’envisagent pas de double représentation en ce qui concerne les droits protégés par l’article 35.

[122] De plus, le droit canadien ne permet pas qu’une communauté titulaire de droits garantis par l’article 35 puisse être scindée à des fins de représentation. Étant donné la nature collective des droits protégés par l’article 35, il est difficile de comprendre comment cela fonctionnerait en pratique. Si une communauté autochtone est la titulaire exclusive de certains droits, elle ne peut pas être représentée par deux entités distinctes pour faire valoir ces droits. Bien que je sois conscient de la coexistence de gouvernements traditionnels et de conseils au titre de la Loi sur les Indiens au sein de certaines communautés des Premières Nations, il est difficile de comprendre comment ces deux types d’entités peuvent être simultanément reconnues en tant que représentantes de la communauté aux fins de l’article 35, à moins qu’elles parviennent à un accord à cet effet.

[123] La NMA s’appuie sur la décision Enge, dans laquelle la Cour a utilisé la notion de segment d’une communauté, mais l’objectif pour lequel le terme a été utilisé est sensiblement différent. La décision Enge se rapportait principalement à une question de chevauchement territorial et à des circonstances historiques propres aux Territoires du Nord-Ouest. Les deux groupes concernés considéraient qu’il n’y avait qu’une seule communauté métisse dans les Territoires du Nord-Ouest. Le terme « segment » a été utilisé pour décrire les effectifs de chaque groupe. En pratique, toutefois, chaque groupe avait négocié séparément en vue d’accords portant sur des territoires différents. Bien que leurs critères d’appartenance se chevauchaient dans une certaine mesure, aucun groupe n’a prétendu avoir le droit exclusif de représenter les membres de l’autre groupe.

[124] Surtout, la théorie de la NMA fondée sur la double représentation mine son argument fondamental selon lequel l’Entente ne porte pas atteinte aux droits des demandeurs, car elle admet que la NMA représenterait exclusivement au moins une partie des membres des établissements. Elle est également incompatible avec l’argument du Canada selon lequel la Nation métisse en Alberta ne comprend que les communautés qui ont choisi d’en devenir membres. Si la NMA représentait une grande majorité des membres des établissements parce que ceux-ci se sont joints à la NMA, les établissements ou le Conseil n’auraient plus qu’un pouvoir de représentation très limité. La capacité du Conseil ou des établissements à représenter leurs membres aux fins des droits protégés par l’article 35 serait gravement compromise.

f) Les circonstances

[125] Pour les motifs mentionnés jusqu’ici, je conclus que les demandeurs font partie de la Nation métisse en Alberta, telle qu’elle est définie dans l’Entente. Je suis parvenu à cette conclusion sans me fonder sur la preuve de ce que la NMA avait en tête lorsqu’elle a élargi la définition de la Nation métisse en Alberta. La preuve démontre que selon toute vraisemblance, la NMA avait comme objectif d’inclure toutes les communautés composées de Citoyens de la Nation métisse, que leurs membres décident d’adhérer à la NMA ou non. Ce but tend à confirmer l’interprétation exposée précédemment.

[126] La preuve de cette intention se trouve d’abord dans les dispositions de la constitution de la NMA reproduites plus haut. Dans ces dispositions, la NMA affirme que la Nation métisse en Alberta comprend [traduction] « tous les Métis qui vivent en Alberta », ainsi que « les communautés métisses » de ses territoires. Elle insiste également sur l’indivisibilité de la Nation métisse en Alberta et affirme que les établissements en font partie intégrante. L’intention de la NMA ressort également de la position qu’elle a prise dans d’autres contextes. Dans l’arrêt Hirsekorn, la NMA a soutenu que les communautés métisses titulaires de droits devaient être définies à l’échelle régionale, voire à l’échelle des Prairies. Dans l’arrêt MNA v Alberta, au paragraphe 16, la Cour d’appel de l’Alberta a résumé ainsi la position de la NMA dans ses discussions avec l’Alberta :

[traduction]
La NMA a soutenu que la consultation devait se faire sur une base régionale, et qu’elle devait agir en tant que représentante autorisée pour chacune des grandes régions. Mais certains conseils locaux de la NMA se sont opposés à cette démarche, plaidant en faveur d’une consultation et d’une représentation plus locales. D’autres organisations métisses non affiliées à la NMA ont également plaidé en faveur d’une consultation et d’une représentation locales. Selon la NMA, ces groupes « ne représentent pas légitimement les titulaires de droits métis et les communautés métisses régionales titulaires de droits ».

[127] Ce contexte expliquerait pourquoi la NMA semble mal à l’aise avec la concession faite par le Canada selon laquelle les demandeurs ont présenté une revendication crédible de droits protégés par l’article 35. Il tend également à contredire toute prétention selon laquelle l’Entente a été conçue pour préserver le droit des demandeurs de représenter leurs membres aux fins de l’article 35, que ce soit par leur exclusion de la Nation métisse en Alberta ou d’une autre manière. Ce contexte vient plutôt renforcer l’interprétation que j’ai adoptée, voire une interprétation encore plus radicale, selon laquelle les demandeurs ne constituent pas des communautés distinctes titulaires de droits et sont plutôt englobés dans les régions de la NMA.

[128] Néanmoins, la NMA affirme que la preuve examinée plus haut ne fait que décrire ses aspirations et que le Canada n’a pas accepté de lui accorder un monopole de représentation. Toutefois, il est peu probable que le Canada n’ait pas examiné attentivement le libellé de l’Entente. Rien ne prouve que le Canada s’oppose fondamentalement aux affirmations contenues dans la constitution de la NMA. Plus précisément, il serait surprenant que le Canada ait consenti au libellé de l’article 8.08 de l’Entente, qui autorise la double appartenance à la NMA et aux établissements, s’il était d’avis que les deux entités sont titulaires de droits protégés par l’article 35. À cet égard, la politique générale du Canada transparaît de l’article 8.07, qui prohibe l’appartenance simultanée à plus d’un groupe autochtone considéré comme titulaire de droits protégés par l’article 35.

[129] Enfin, si le Canada et la NMA avaient l’intention d’exclure les demandeurs de la définition de la Nation métisse en Alberta, ils n’ont pas proposé de modifier l’Entente pour rendre cette exclusion explicite. Dans ces conditions, les demandeurs ne sont guère rassurés que l’Entente ne portera pas atteinte aux droits que leur garantit l’article 35.

(2) L’étendue du monopole

[130] Étant donné que la Nation métisse en Alberta inclut les demandeurs, nous pouvons maintenant évaluer l’incidence de l’Entente sur les droits que leur garantit l’article 35. Cette incidence découle du monopole accordé à la NMA à l’article 6.06 de l’Entente, qui est libellé ainsi :

[traduction]

6.06 Le gouvernement métis a pour mandat exclusif de représenter, de défendre et de gérer les droits des Métis ainsi que les intérêts et les revendications de la Nation métisse en Alberta, en fonction de l’autorisation qui lui est accordée par ses Citoyens et les Communautés métisses en Alberta, notamment :

a) mettre en œuvre et exercer le droit inhérent de la Nation métisse en Alberta à l’autodétermination, y compris le droit à l’autonomie gouvernementale;

b) mener des consultations avec le Canada et, s’il y a lieu, demander des accommodements, quand la conduite du Canada est susceptible de nuire aux droits des Métis, conformément à l’Entente de consultation ou selon les exigences de l’obligation de consulter et d’accommoder qui incombe à la Couronne; et

c) traiter toute revendication collective non réglée de la Nation métisse en Alberta contre le Canada, y compris :

i. les revendications relatives au Système de délivrance de certificats métis (scrip); ou

ii. les autres revendications mentionnées dans l’Entente-cadre ou soulevées ultérieurement par les parties.

[131] Quant aux droits des Métis, ils sont définis de la manière suivante à l’article 1.01 :

[traduction]
« Droits des Métis » désigne les droits de la Nation métisse en Alberta, qui comprend les Communautés métisses de l’Alberta, tels qu’ils sont reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982;

[132] De plus, comme je l’ai expliqué plus haut, la définition de « communauté métisse » emploie des termes qui correspondent étroitement à ceux utilisés par la Cour suprême dans l’arrêt Powley pour définir les groupes métis titulaires de droits. Par conséquent, dans la mesure où le Canada est concerné, l’article 6.06 a pour effet de concentrer entre les mains de la NMA tous les droits garantis à la Nation métisse en Alberta par l’article 35, ce qui inclut ceux des demandeurs. Cette conclusion est confirmée par l’article 6.09, qui est rédigé en ces termes :

[traduction]

6.09 La Nation métisse de l’Alberta agit exclusivement par l’entremise du Gouvernement métis, y compris ses structures de gouvernance et ses institutions, aux fins de l’exercice de ses droits, y compris les droits, la compétence, les pouvoirs et les privilèges des Métis, et de ses devoirs, fonctions et obligations.

a) L’incidence sur la reconnaissance

[133] L’incidence de ces dispositions sur les droits des demandeurs est très évidente et loin d’être hypothétique : le Canada a accordé à quelqu’un d’autre le droit exclusif « de représenter, de défendre et de gérer » leurs droits protégés par la Constitution. Si le Canada respecte son engagement contractuel à l’égard de la NMA, il sera tenu d’ignorer les revendications des demandeurs, même s’il a admis devant la Cour que ces revendications étaient crédibles. Par conséquent, les demandeurs seront privés des avantages liés à la reconnaissance de leurs droits par le pouvoir exécutif. Ce constat devient encore plus clair si l’on considère les deux aspects de la reconnaissance décrits précédemment, aux paragraphes [60] à [65].

[134] La reconnaissance signifie d’abord que le gouvernement choisit les groupes autochtones avec lesquels il traitera et dont il reconnaîtra les droits. À cet égard, l’incidence de l’Entente est évidente, puisqu’elle reconnaît la NMA et exclut les demandeurs. La reconnaissance, à cet égard, est d’une importance capitale. Sur le plan individuel, on a souvent repris l’affirmation de Hannah Arendt selon laquelle la citoyenneté est le « droit d’avoir des droits » : voir par ex Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au paragraphe 191, [2019] 4 RCS 653. Il en va de même pour la reconnaissance sur le plan collectif : c’est le droit d’avoir des droits collectifs.

[135] À cet égard, la reconnaissance que l’article 6.06 accorde à la NMA et dont il prive les demandeurs est essentielle à la jouissance pratique d’un large éventail de droits que l’article 35 garantit aux peuples autochtones. Dans ses observations écrites, la NMA a affirmé que l’Entente donnait effet à la [traduction] « reconnaissance retentissante de la NMA ». Il serait étrange de priver les demandeurs de pareille reconnaissance au motif que celle-ci serait moins retentissante pour eux. En outre, le processus d’affirmation crédible de l’Alberta, qui offre une forme de reconnaissance à des fins précises, souligne l’importance intrinsèque de la reconnaissance.

[136] Bien que le contexte soit quelque peu différent, la décision Enge offre une analogie pertinente. Dans cette affaire, le Canada avait négocié un accord de principe en vue de la conclusion d’une entente sur les revendications territoriales globales (c.-à-d. un « traité moderne ») avec un groupe revendiquant des droits métis garantis par l’article 35 dans les Territoires du Nord-Ouest. Un deuxième groupe faisait valoir des droits protégés par l’article 35 dans une zone distincte. Il y avait un certain chevauchement entre les effectifs des deux groupes. Les bénéficiaires de l’accord de principe conclu avec le premier groupe incluaient les membres du second groupe. De plus, l’accord de principe visait à éteindre certains des droits ancestraux des bénéficiaires de l’accord de principe. En d’autres termes, dans l’accord de principe, le second groupe avait été intégré contre son gré dans le premier, même si le Canada avait admis que le second groupe avait présenté une revendication crédible de droits ancestraux. Ainsi, l’accord de principe reconnaissait le premier groupe, mais pas le deuxième. La Cour a conclu que cette situation avait fait naître l’obligation de consulter le deuxième groupe.

[137] En l’espèce, les droits des demandeurs ne sont pas explicitement éteints, mais les demandeurs sont intégrés dans la Nation métisse en Alberta contre leur volonté, ce qui les empêche de faire valoir leurs droits dans leurs interactions avec le Canada. Cette situation a des répercussions importantes sur leurs droits, ce qui fait naître l’obligation de consulter.

[138] Un autre aspect de la reconnaissance est pertinent aux fins de l’analyse. Comme je l’explique plus haut, la reconnaissance des droits d’un groupe autochtone par la branche exécutive du gouvernement dispense ce groupe de la nécessité de faire la preuve de ses droits devant les tribunaux. La reconnaissance par le pouvoir exécutif apporte des avantages tangibles plus rapidement et plus facilement qu’un procès. Comme l’a déclaré la Cour suprême au paragraphe 60 de ses motifs dans le Renvoi relatif au projet de loi C-92, la reconnaissance est « lourd[e] de sens sur le terrain ». La reconnaissance est la voie à privilégier pour parvenir à la réconciliation. D’ailleurs, la reconnaissance par le pouvoir exécutif était l’un des principaux objectifs de la NMA lors de la négociation de l’Entente et des accords antérieurs connexes.

[139] Bien que la NMA soutienne que l’Entente n’empêche pas les demandeurs de faire valoir leurs droits devant les tribunaux, cette affirmation ne tient pas compte des avantages que l’Entente confère à la NMA en reconnaissant celle-ci comme la représentante exclusive de la Nation métisse en Alberta dans ses discussions avec le gouvernement fédéral. En réalité, le monopole que l’article 6.06 de l’Entente confère à la NMA empêche les demandeurs d’emprunter la voie privilégiée pour parvenir à la réconciliation. Par exemple, il est difficile de comprendre comment le Canada continuera de négocier avec le Conseil en ce qui concerne les droits garantis par l’article 35 que revendique ce dernier, conformément à l’entente-cadre conclue en 2018. De telles négociations seraient contraires à l’article 6.06 de l’Entente, car seule la NMA aurait le mandat de traiter de ces droits.

b) Les répercussions sur certains droits en particulier

[140] Les répercussions sur les droits des demandeurs sont également apparentes en ce qui concerne au moins deux des trois catégories de droits protégés par l’article 35 expressément mentionnées à l’article 6.06.

[141] Premièrement, en ce qui concerne l’autonomie gouvernementale, le Canada s’interdit de reconnaître un droit indépendant à l’autonomie gouvernementale à toute entité qui ferait partie de la Nation métisse en Alberta, à l’exception de la NMA. Comme il est mentionné précédemment, cette situation empêcherait effectivement les demandeurs de faire valoir leur droit à l’autonomie gouvernementale dans leurs discussions avec le Canada. En ce qui concerne le Conseil, ce résultat est difficile à concilier avec l’article 2.1.2 de l’entente-cadre qu’il a conclue avec le Canada, disposition qui a été reproduite plus haut. À cet égard, la NMA répond que l’Entente ne traite que de ce qu’elle appelle son [traduction] « autonomie interne ». Je ne puis accepter que cela signifie que les demandeurs ne seront pas touchés. Les domaines de compétence reconnus par le chapitre 8 de l’Entente peuvent être décrits comme portant sur [traduction] « [l’]autonomie interne », dans l’attente de la conclusion d’un traité. Toutefois, l’article 6.06 ne se limite pas aux domaines de compétence décrits au chapitre 8. L’article 6.06 confère à la NMA un monopole sur tous les droits protégés par l’article 35, et pas seulement sur les [traduction] « affaires internes ».

[142] Deuxièmement, en ce qui concerne l’obligation de consulter, l’article 6.06 équivaut à un engagement selon lequel le Canada ne consultera personne d’autre que la NMA lorsqu’il envisagera de prendre des mesures susceptibles d’avoir une incidence sur les droits protégés par l’article 35 de la Nation métisse en Alberta. Comme les demandeurs font partie de cette dernière collectivité, cela signifie qu’ils ne seront pas consultés séparément de la NMA, même si le Canada reconnaît qu’ils ont présenté une revendication crédible de droits garantis par l’article 35. Le non-respect de l’obligation de consulter qui en résulte est ce qui a conduit notre Cour à intervenir dans la décision Première Nation Dene Tha’ c Canada (Ministre de l’Environnement), 2006 CF 1354, conf par Canada (Environment) c Première Nation Dene Tha’, 2008 CAF 20, malgré le fait que le contexte de cette affaire était différent de celui en l’espèce.

[143] Les parties ont présenté peu d’éléments de preuve concernant les droits énoncés à l’alinéa c) de l’article 6.06, à savoir les [traduction] « revendication[s] collective[s] non réglée[s] ». Je ne suis donc pas en mesure de conclure que les droits garantis aux demandeurs par l’article 35 seraient touchés en ce qui concerne cette catégorie précise de revendications.

c) Les répercussions sont-elles hypothétiques?

[144] Le Canada et la NMA soutiennent que les répercussions alléguées par les demandeurs sur l’exercice des droits que leur garantit l’article 35 n’entraînent pas d’obligation de consultation parce qu’elles sont hypothétiques. Ils affirment que toute répercussion réelle résulterait de décisions gouvernementales ou d’événements ultérieurs. Par exemple, ils font valoir que toute incidence sur l’obligation de consultation reste hypothétique jusqu’à ce qu’un promoteur présente un projet précis. Par conséquent, seules les décisions futures donneraient naissance à une obligation de consultation et non la conclusion de l’Entente comme telle.

[145] Je ne peux souscrire à cette position. Compte tenu de sa nature préventive, l’obligation de consultation naît d’une « décision stratégique prise en haut lieu » qui a une incidence en aval sur des décisions futures plus précises : Rio Tinto, au paragraphe 44. Dans l’arrêt Nation haïda, par exemple, la décision en cause était une autorisation de cession d’une concession de ferme forestière. Cette décision n’autorisait pas la coupe d’arbres. Bien que les répercussions purement hypothétiques ne déclenchent pas l’obligation de consultation, les répercussions des décisions stratégiques prises en haut lieu ne sont pas toujours hypothétiques.

[146] Des décisions comme Sambaa K’e, Huron-Wendat et Enge illustrent la distinction entre les répercussions découlant de décisions prises en haut lieu et les répercussions hypothétiques. Les décisions contestées dans ces affaires concernaient la négociation d’ententes sur les revendications territoriales. Ces ententes n’avaient pas d’incidences concrètes immédiates sur l’exercice des droits protégés par l’article 35 et leurs effets ne risquaient de se faire sentir qu’après la prise de décisions ultérieures. Néanmoins, la Cour a conclu que les décisions contestées étaient susceptibles de nuire à certains aspects de l’exercice des droits des parties demanderesses. Prenons l’affaire Sambaa K’e, dans laquelle la juge Anne Mactavish, alors juge à la Cour fédérale, a tiré la conclusion suivante au paragraphe 181 de ses motifs : « les mesures envisagées par la Couronne dans le cas qui nous occupe mettent en péril les revendications actuelles [des demanderesses] ainsi que leurs droits existants ». C’est tout aussi voire encore plus vrai en l’espèce. L’Entente met en péril les droits garantis par l’article 35 que revendiquent les demandeurs du fait qu’elle confère à la NMA le mandat exclusif de gérer ces droits. Cette répercussion résulte du libellé de l’Entente, qui prend effet immédiatement sur le plan juridique; il ne s’agit pas d’une répercussion hypothétique.

[147] L’argument de la NMA revient à dire que les décisions en matière de reconnaissance ne peuvent jamais avoir d’incidence qui fait naître une obligation de consulter. Une fois encore, étant donné l’importance de la reconnaissance aux fins de l’exercice des droits protégés par l’article 35, les conséquences de l’absence de reconnaissance ne peuvent pas être considérées comme lointaines ou hypothétiques. Si c’était le cas, il serait difficile de comprendre pourquoi la NMA a consacré des ressources importantes à la contestation de diverses décisions liées au processus de reconnaissance de l’Alberta, par exemple dans l’affaire MNA v Alberta.

[148] La NMA s’appuie sur l’arrêt Première Nation des Hupacasath c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4 [Hupacasath], pour soutenir que les répercussions de l’Entente sont hypothétiques. Toutefois, il n’y a tout simplement aucune analogie entre la présente affaire et l’affaire Hupacasath. En bref, l’appelante dans cette affaire soutenait que les dispositions d’un traité bilatéral sur la protection d’investissements conclu avec la République populaire de Chine porteraient atteinte à la capacité du Canada à protéger ses droits ancestraux. La Cour d’appel fédérale a conclu qu’il n’existait aucune preuve de ces effets préjudiciables au-delà de simples affirmations hypothétiques. En revanche, les incidences de l’Entente sur les droits revendiqués par les demandeurs sont évidentes et notables. Elles découlent de l’Entente elle-même, et non de ses éventuelles conséquences indirectes.

[149] Je reconnais également que l’entente en question dans la décision Enge visait à éteindre certains droits revendiqués par le demandeur. Bien qu’il n’y ait pas d’extinction explicite dans l’affaire qui nous occupe, l’incidence sur les demandeurs en l’espèce est similaire, puisqu’ils seront effectivement privés de la capacité de faire valoir leurs droits dans les discussions avec le Canada.

(3) La prétendue absence d’effets sur les tiers

[150] Le Canada et la NMA soutiennent que les demandeurs n’étant pas parties à l’Entente, celle-ci ne peut avoir les répercussions exposées précédemment. Pour les motifs présentés ci‑après, je ne peux souscrire à cet argument.

a) Le lien contractuel

[151] La NMA soutient que l’Entente ne peut pas porter atteinte aux droits des demandeurs parce qu’il s’agit d’un contrat entre elle-même et le Canada. Par conséquent, elle ne peut pas porter atteinte aux droits des tiers, tels que les demandeurs.

[152] En théorie, il est vrai que le principe du lien contractuel empêche les demandeurs d’engager des poursuites sur la base de l’Entente. Il va également de soi que les parties à l’Entente ne peuvent convenir d’éteindre les droits garantis par l’article 35 dont pourraient jouir les demandeurs.

[153] En pratique, toutefois, un contrat qui confère un droit exclusif à une partie porte nécessairement atteinte à la revendication d’un droit similaire par un tiers. Par exemple, un accord de non-concurrence entre un employeur et un employé a pour effet pratique d’empêcher un autre employeur, qui n’est pas partie au contrat, d’embaucher l’employé. Comme les parties n’ont pas présenté d’observations concernant les recours possibles en cas de violation de l’exclusivité prévue à l’article 6.06 de l’Entente, je ne dirai rien de plus à ce sujet. Des décisions telles que Comité sur les droits fonciers issus de traités Inc c Canada (Affaires autochtones et du Nord), 2021 CF 329, n’appuient pas la thèse de la NMA. Pareilles décisions montrent que la reconnaissance des droits d’un groupe autochtone sans qu’il y ait eu de consultation préalable d’un autre groupe qui est touché pourrait causer des répercussions négatives importantes à ce dernier. Il suffit de dire que les demandeurs sont sérieusement et concrètement touchés par l’article 6.06, même s’ils ne sont pas parties à l’Entente.

[154] Au surplus, l’argument de la NMA ne tient pas compte de l’importance cruciale que représente la reconnaissance des droits protégés par l’article 35 par le pouvoir exécutif. En effet, la NMA affirme que l’Entente n’empêche pas les demandeurs de tenter d’établir l’existence des droits que leur garantit l’article 35 devant les tribunaux. Cependant, selon l’article 6.06 de l’Entente, le Canada ne peut entamer de discussions avec les demandeurs au sujet des droits protégés par l’article 35 qu’ils revendiquent. Ce faisant, elle prive les demandeurs de la possibilité de faire reconnaître leurs droits par le dialogue avec le Canada, et ne leur laisse d’autre choix que d’intenter des poursuites judiciaires longues et coûteuses, dont l’issue est incertaine.

b) Les dispositions de non‑dérogation

[155] Le Canada et la NMA soulignent également l’existence de certaines dispositions de non‑dérogation dans l’Entente. Ils affirment que ces dispositions ont pour effet d’annuler toute incidence que l’Entente pourrait avoir sur les demandeurs. Je ne peux souscrire à cette prétention.

[156] La première de ces dispositions est l’article 15.02, qui est libellé ainsi :

[traduction]

15.02 Aucune disposition de la présente Entente ne porte atteinte aux droits reconnus et affirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 dont jouit l’un ou l’autre des groupes suivants, ni n’a pour effet de reconnaître ou de conférer de tels droits à ceux-ci :

a) une communauté, une collectivité ou un peuple autochtone autre que la Nation métisse en Alberta; ou

b) une autre communauté, une autre collectivité ou un peuple autochtone établi en Alberta, distinct de la Nation métisse en Alberta et non représenté par le Gouvernement métis.

[157] Cette disposition vise uniquement les groupes autochtones qui ne font pas partie de la Nation métisse en Alberta. Toutefois, comme je l’explique plus haut, la principale raison pour laquelle l’Entente porte atteinte aux droits des demandeurs est précisément qu’ils sont inclus contre leur gré dans la Nation métisse en Alberta. L’article 15.02 ne leur est donc pas applicable.

[158] Le Canada et la NMA s’appuient également sur l’article 15.05, qui est rédigé en ces termes :

[traduction]

15.05 Aucune disposition de la présente Entente n’a d’incidence sur les droits, les compétences, les pouvoirs ou les responsabilités du Conseil général des établissements métis ou d’un établissement métis, y compris la propriété des terres désignées des Métis, reconnus par la Metis Settlements Act, la Metis Settlements Land Protection Act et la Constitution of Alberta Amendment Act.

[159] Cette disposition ne concerne toutefois que les droits prévus dans la législation provinciale pour la création des établissements métis. Elle ne mentionne pas les droits protégés par l’article 35. Cette disposition est d’ailleurs conforme à la lettre ouverte de la présidente de la NMA publiée en novembre 2022, dans laquelle elle affirme ce qui suit : [traduction] « Aucune disposition de notre constitution n’a d’incidence sur les droits, les compétences ou les terres des établissements métis reconnus par la Metis Settlements Act de l’Alberta et les lois connexes ». Par conséquent, l’article 15.05 ne s’applique pas aux droits revendiqués par les demandeurs en l’espèce.

[160] Ainsi, les dispositions de non-dérogation de l’Entente ne constituent pas un obstacle à la thèse des demandeurs. Une fois de plus, il convient de souligner que l’obligation de consultation est axée sur des réalités pratiques. Dans des décisions antérieures, la Cour a conclu qu’une proposition d’accord comportant une disposition de non-dérogation faisait naître l’obligation de consulter : Sambaa K’e, au paragraphe 183; Huron-Wendat, aux paragraphes 102 à 105; Dans ces cas, la Cour pouvait conclure à partir du contexte que la signature d’une entente de principe donnerait lieu à une situation dans laquelle les droits de la partie demanderesse seraient potentiellement touchés, en particulier lorsque des demandes concurrentes visent un même objet. L’incidence en l’espèce est encore plus immédiate : parce que l’Entente est juridiquement contraignante et qu’elle accorde un monopole de représentation à la NMA, elle prive nécessairement les demandeurs de leur droit de représentation. L’article 15.02 ne peut pas écarter le libellé clair de l’article 6.06, en particulier parce qu’il est rédigé de manière à n’accorder aucune protection aux communautés qui sont incluses dans la Nation métisse en Alberta contre leur gré.

(4) Choix et masse critique

[161] Dans sa plaidoirie, la NMA a tenté d’établir un lien entre l’Entente et un projet de décolonisation plus large dans lequel l’imposition de structures gouvernementales de l’extérieur (comme dans la Loi sur les Indiens) céderait le pas à la reconnaissance des gouvernements que les peuples autochtones, tels les Métis, ont choisis pour eux-mêmes. Il serait largement préférable que ces gouvernements métis soient reconnus par le Canada au moyen d’une entente qu’à l’issue d’une décision judiciaire qui statuerait sur la définition des titulaires des droits protégés par l’article 35. En effet, le choix est un thème récurrent dans l’Entente, par exemple lorsqu’il est indiqué que les 57 700 membres de la NMA représentent [traduction] « une masse critique de la population métisse de l’Alberta » (alinéa 5.01e)) ou que la Nation métisse en Alberta « a choisi d’agir exclusivement par l’entremise du Gouvernement métis » (définition de la Nation métisse en Alberta, citée plus haut). La NMA soutient que les demandeurs ne devraient pas être autorisés à s’immiscer dans ce choix.

[162] Bien que séduisant à première vue, cet argument a pour effet d’obscurcir plutôt que d’éclaircir les défis posés par la reconnaissance des communautés autochtones. En fait, il est employé d’une manière qui fait en sorte que la NMA impose ses choix aux autres.

[163] Les affirmations de la NMA en matière de choix sont largement fondées sur le fait que, au cours des dernières années, les personnes qui se sont jointes à la NMA ont été invitées à prononcer un [traduction] « serment » pour donner à la NMA le mandat exclusif de les représenter aux fins de l’exercice des droits protégés par l’article 35. Le dossier de preuve contient peu d’information sur la proportion des membres de la NMA qui ont prêté ce serment ou sur les circonstances dans lesquelles ils l’ont fait. De plus, une personne peut devenir membre de la NMA pour diverses raisons sans nécessairement souscrire à la position de la NMA en ce qui concerne les droits des demandeurs.

[164] Le fait que la NMA s’appuie uniquement sur le choix individuel, alors que les titulaires des droits protégés par l’article 35 sont des communautés et non des personnes, est encore plus problématique. Comme je le mentionne plus haut, l’Entente ne prévoit aucun processus permettant aux communautés métisses d’adhérer à la NMA ou de résilier leur statut de membre. On suppose que les communautés sont incluses dans la Nation métisse en Alberta indépendamment de leur choix ou du choix de leurs membres, parce que le facteur déterminant est le fait que leurs membres sont citoyens ou non de la Nation métisse, un statut objectif qui n’est pas lié au choix d’une personne de devenir membre de la NMA. Même si j’acceptais l’argument de la NMA selon lequel le mot « and » dans la version anglaise du sous-alinéa a)ii) de la définition est utilisée dans un sens conjonctif, les communautés seraient incluses dès que l’un de leurs membres choisirait de se joindre à la NMA. Du point de vue de la communauté, c’est le contraire d’un choix. Pour la NMA, le choix vient justifier le monopole.

[165] Certes, la NMA affirme que l’Entente permet aux Métis de choisir d’être représentés par d’autres organisations. La prémisse non énoncée, cependant, est que ces organisations ne pourront pas faire valoir les droits protégés par l’article 35. Comme je le démontre précédemment, la définition de la Nation métisse en Alberta est conçue de manière à englober toutes les communautés métisses de l’Alberta qui sont titulaires de droits garantis par l’article 35. Par conséquent, la possibilité de choisir de s’organiser en dehors de l’Entente est illusoire.

[166] Il est également paradoxal que l’Entente cherche à préserver la NMA des conséquences des choix individuels. L’article 8.06 est libellé ainsi :

[traduction]

8.06 Il est entendu que le choix individuel d’un Citoyen de la Nation métisse quant à savoir qui le représente à un moment donné n’a aucunement pour effet d’annuler ou de miner la reconnaissance, la compétence ou le pouvoir du Gouvernement métis prévu dans la présente Entente.

[167] Comme le veut l’expression populaire, « ce qui est bon pour pitou est bon pour minou ». Ainsi, la décision d’un membre d’un établissement d’adhérer à la NMA ne devrait pas avoir [traduction] « pour effet d’annuler ou de miner » le pouvoir de l’établissement en ce qui concerne les droits garantis par l’article 35 qu’il revendique.

[168] Par conséquent, les affirmations de la NMA en matière de choix ne justifient pas les répercussions de l’Entente sur les droits garantis par l’article 35 que revendiquent les demandeurs.

G. L’étendue de l’obligation de consulter

[169] Une fois que l’obligation de consulter a pris naissance, l’étape suivante de l’analyse consiste à évaluer l’étendue de cette obligation. Selon l’arrêt Nation haïda et les décisions qui l’ont suivi, le degré de consultation varie selon les situations dont la gravité peut être appréciée suivant un continuum. Le Conseil fait cependant valoir qu’il n’est pas nécessaire de déterminer l’étendue de l’obligation parce qu’il n’y a eu aucune consultation. L’Association de Fort McKay n’a pas présenté d’observations sur cette question, bien qu’elle demande à la Cour de déclarer que des consultations sont nécessaires suivant l’extrémité supérieure du continuum. Le Canada a fait valoir que l’étendue de l’obligation est minime, car les incidences de l’Entente sur les droits des demandeurs sont minimes.

[170] Comme il est expliqué ci-après, je reconnais que le Canada n’a pas consulté les demandeurs. Il n’est donc pas nécessaire d’évaluer l’étendue de l’obligation. Bien que je comprenne que certaines lignes directrices puissent être utiles aux parties, il serait mal avisé de ma part de me prononcer définitivement sur la question en l’absence d’observations complètes. Je dirai simplement que l’analyse qui précède devrait permettre de bien comprendre que les répercussions sur les droits des demandeurs sont plus que minimes. À titre de comparaison, dans les décisions Huron-Wendat et Enge, la Cour a conclu que l’étendue de l’obligation se situait au moins au milieu du continuum, voire même à l’extrémité supérieure.

H. Le respect de l’obligation

[171] Le Canada n’a pas consulté les demandeurs lors de la négociation de l’Entente avec la NMA. Le déclarant du Canada, M. Schintz, l’a admis en contre-interrogatoire. Malgré cela, le Canada a fait valoir qu’il avait eu des communications avec les demandeurs et qu’il s’était ainsi acquitté de toute obligation de consulter qu’il aurait pu avoir. Cette affirmation n’est tout simplement pas crédible. Elle est déraisonnable.

[172] Pour montrer que le Canada ne s’est pas acquitté de son obligation, je vais supposer que l’étendue de l’obligation se situe à l’extrémité inférieure du continuum. Au paragraphe 64 de l’arrêt Première nation crie Mikisew c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 RCS 388 [Mikisew 2005], la Cour suprême a décrit comme suit le contenu de l’obligation de consulter de la Couronne lorsqu’elle se situe au bas du continuum :

La Couronne devait aviser les Mikisew et nouer un dialogue directement avec eux (et non, comme cela semble avoir été le cas en l’espèce, après coup lorsqu’une consultation publique générale a été tenue auprès des utilisateurs du parc). Ce dialogue aurait dû comporter la communication de renseignements sur le projet traitant des intérêts des Mikisew connus de la Couronne et de l’effet préjudiciable que le projet risquait d’avoir, selon elle, sur ces intérêts. La Couronne devait demander aux Mikisew d’exprimer leurs préoccupations et les écouter attentivement, et s’efforcer de réduire au minimum les effets préjudiciables du projet sur les droits de chasse, de pêche et de piégeage des Mikisew. Elle n’a pas respecté cette obligation lorsqu’elle a déclaré unilatéralement que le tracé de la route serait déplacé de la réserve elle‑même à une bande de terre à la limite de celle‑ci.

[173] Le Canada s’appuie d’abord sur la lettre qu’il a envoyée au Conseil et à l’Association de Fort McKay le 10 février 2023, deux semaines avant la signature de l’Entente lors d’une cérémonie publique. Dans cette lettre, il était indiqué que les négociations avec la NMA étaient terminées et que le Canada était prêt à signer une nouvelle entente. Il est malhonnête de suggérer que cette communication constituait une consultation. Les demandeurs ont plutôt été placés devant le fait accompli. Selon M. Schintz, les négociations ont en grande partie pris fin en novembre 2022. Il va de soi que la consultation doit avoir lieu avant qu’une décision soit prise, et non après.

[174] Le Canada s’appuie également sur des discussions entre M. Schintz et le président du Conseil qui se sont tenues en août 2022. M. Schintz a alors déclaré que les négociations avec la NMA étaient confidentielles, mais que toute entente avec la NMA inclurait [traduction] « de solides dispositions de non-dérogation ». M. Schintz a eu de brefs échanges similaires avec l’Association de Fort McKay en novembre 2021.

[175] Dans ces communications, le Canada a simplement affirmé que l’Entente avec la NMA n’aurait pas d’incidence sur les droits des demandeurs, sans donner d’indications sur le fonctionnement de l’Entente. Comme je l’explique plus haut, cette promesse était trompeuse. Pour reprendre les termes de la Cour suprême dans l’arrêt Mikisew 2005, aucune information significative « traitant des intérêts des [demandeurs] connus de la Couronne » n’a été fournie. Comme je le mentionne aux paragraphes [35], [37] et [41], le Canada connaissait la position des demandeurs selon laquelle la NMA ne les représentait pas. Le Canada n’a pas « écout[é] attentivement » les préoccupations des demandeurs et ne s’est pas « [e]fforc[é] de réduire au minimum les effets préjudiciables », par exemple en s’entendant sur un libellé qui indiquerait clairement que les droits des demandeurs ne sont pas touchés. Comme l’a affirmé la Cour suprême, le Canada ne peut pas « déclar[er] unilatéralement » que les dispositions de l’Entente sont suffisantes pour sauvegarder les droits des demandeurs. Ce que le Canada a fait ne peut tout simplement pas être qualifié de consultation.

I. Les mesures de réparation

[176] Comme j’ai conclu que le Canada a manqué à son obligation de consulter les demandeurs avant de conclure l’Entente, je dois maintenant déterminer la mesure de réparation appropriée.

[177] Les deux demandeurs demandent à la Cour de déclarer que le Canada a manqué à son obligation de consulter et de rendre une ordonnance annulant l’Entente et renvoyant l’affaire au ministre pour réexamen. En pratique, je comprends que cela signifie que l’Entente doit être renégociée et que les demandeurs doivent être consultés avant la signature d’une nouvelle entente. L’Association de Fort McKay sollicite également des déclarations plus précises concernant les questions qui pourraient nécessiter une forme d’accommodement. Le Canada et la NMA, pour leur part, soutiennent qu’il n’est pas nécessaire d’annuler l’Entente et que la Cour devrait simplement recenser les dispositions problématiques et ordonner la poursuite des consultations.

[178] Lorsqu’un gouvernement ne respecte pas l’obligation de consulter, la mesure de réparation habituelle est l’annulation de la décision contestée. Voir, par exemple, l’arrêt Mikisew 2005, l’arrêt Clyde River et l’arrêt Nation Gitxaala c Canada, 2016 CAF 187, [2016] 4 RCF 418. Il est vrai que notre Cour s’est abstenue d’accorder cette réparation dans les décisions Huron-Wendat et Enge et s’est contentée de prononcer des déclarations. Dans ces affaires, toutefois, les décisions contestées n’étaient pas des accords contraignants et d’autres négociations devaient avoir lieu en tout état de cause. Il n’était pas nécessaire d’annuler les accords pour garantir la tenue de consultations adéquates.

[179] Or, en l’espèce, l’Entente lie les parties et produit déjà les effets décrits précédemment. L’objectif préventif de l’obligation de consulter serait vain si l’Entente restait en vigueur et que ses effets préjudiciables continuaient de se faire sentir alors qu’on tente de remédier à la situation litigieuse au moyen d’un processus sans balises précises. Pareille situation serait contraire au bon sens et au principe selon lequel la consultation doit avoir lieu avant la prise de décision et non après.

[180] Néanmoins, je n’annulerai que les dispositions problématiques de l’Entente, à savoir la définition de « Nation métisse en Alberta » à l’article 1.01 et l’ensemble du chapitre 6. C’est sur ces dispositions que les demandeurs se sont appuyés pour démontrer que l’Entente aurait des effets préjudiciables sur eux. Selon moi, le chapitre 6 forme un tout indissociable, même si j’ai mis l’accent sur les articles 6.06 et 6.09 dans les présents motifs. Les demandeurs n’ont pas fait valoir qu’ils étaient touchés défavorablement par d’autres parties de l’Entente.

[181] Par conséquent, la seule solution pratique consiste à annuler les dispositions problématiques de l’Entente et à renvoyer l’affaire au ministre pour réexamen. Cela signifie en fait que le ministre peut renégocier les dispositions problématiques de l’Entente après avoir consulté les demandeurs et, si les circonstances le justifient, après avoir tenu compte de leurs préoccupations. Il n’est pas approprié de donner des directives plus détaillées concernant la manière dont la consultation doit être menée. Les présents motifs fournissent aux parties des indications suffisantes sur les questions à régler.

III. Dispositif

[182] Pour les motifs qui précèdent, les demandes de contrôle judiciaire seront accueillies. Les dispositions problématiques de l’Entente seront annulées et l’affaire sera renvoyée au ministre pour réexamen.

[183] Les parties auront la possibilité de présenter des observations sur les dépens.

 


JUGEMENT dans les dossiers T-589-23 et T-611-23

LA COUR STATUE que :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.

  2. Le chapitre 6 et la définition de « Nation métisse en Alberta » à l’article 1.01 de l’Entente de reconnaissance et de mise en œuvre de l’autonomie gouvernementale de la Nation métisse en Alberta, datée du 24 février 2023, sont annulés.

  3. L’affaire est renvoyée au ministre des Relations Couronne-Autochtones pour réexamen.

  4. Les demandeurs doivent signifier et déposer leurs observations relatives aux dépens dans un document ne dépassant pas 10 pages, au plus tard 30 jours suivant la date du présent jugement.

  5. Les défendeurs doivent signifier et déposer leurs observations relatives aux dépens dans un document ne dépassant pas 10 pages, au plus tard 15 jours suivant la date à laquelle les demandeurs signifieront leurs observations sur les dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

T-611-23 et T-589-23

 

DOSSIER :

T-611-23

 

INTITULÉ :

LE CONSEIL DES ÉTABLISSEMENTS MÉTIS c LE MINISTRE DES RELATIONS COURONNE-AUTOCHTONES ET L’ASSOCIATION DE LA NATION MÉTISSE DE L’ALBERTA

 

ET DOSSIER :

T-589-23

 

INTITULÉ :

L’ASSOCIATION DE LA NATION MÉTISSE DE FORT MCKAY c LE MINISTRE DES RELATIONS COURONNE-AUTOCHTONES ET L’ASSOCIATION DE LA NATION MÉTISSE DE L’ALBERTA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 13 et 14 décembre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

le 28 mars 2024

 

COMPARUTIONS :

Keltie Lambert

Justine Mageau

 

POUR LE DEMANDEUR LE CONSEIL GÉNÉRAL DES ÉTABLISSEMENTS MÉTIS

 

Jeff L. Langlois

Jason M. Harman

 

POUR LA DEMANDERESSE L’ASSOCIATION DE LA NATION MÉTISSE DE FORT MCKAY

 

Jason T. Madden

Zachary Davis

Riley Weyman

 

Pour la défenderesse l’Association de la Nation métisse de l’Alberta

Paul Shenher

Dakota Vassberg

 

POUR LE DÉFENDEUR LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Witten LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR LE CONSEIL GÉNÉRAL DES ÉTABLISSEMENTS MÉTIS

 

JFK Law LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE L’ASSOCIATION DE LA NATION MÉTISSE DE FORT MCKAY

 

Pape Salter Teillet LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la défenderesse l’Association de la Nation métisse de l’Alberta

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

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