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Date : 20240410


Dossier : IMM-1503-23

Référence : 2024 CF 558

Ottawa (Ontario), le 10 avril 2024

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

WILSON ALBERTO MORALES QUINTERO JENNIFER PAOLA MONDRAGON GONZALEZ JUAN ESTEBAN MORALES MONDRAGON SARA VALENTINO MORALES MONDRAGON

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur principal, M. Wilson Alberto Morales Quintero, son épouse, Mme Jennifer Paola Mondragon Gonzalez et leurs enfants, Juan Esteban Morales Mondragon et Sara Valentino Morales Mondragon (les demandeurs associés mineurs) [collectivement les Demandeurs], sont citoyens de la Colombie. Ils demandent le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] rendue le 5 janvier 2023[la Décision]. La SPR conclut alors que les Demandeurs n’ont pas établi que, selon la prépondérance des probabilités, ils encourent le risque d’être personnellement exposés à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités advenant un retour en Colombie et qu’ils n’ont pas la qualité de réfugiés au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi sur l’immigration], ni celle de personnes à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration.

[2] La SPR souligne que la question déterminante en l’espèce est la possibilité de refuge intérieur [PRI] à Mitú ou Inrida, villes de la Colombie.

[3] En lien avec le premier volet du test applicable à une PRI, la SPR estime que les Demandeurs n’ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités, le risque d’être personnellement exposés à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à Mitú ou Inrida, car l’agent allégué de préjudice, le clan del Golfo, n’aurait pas l’intérêt de les retrouver dans ces villes.

[4] Quant à l’intérêt du clan à retrouver les Demandeurs dans les PRI proposées, la SPR (1) souligne que les Demandeurs ont omis de mentionner, dans leur formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA], que la note qui leur a été laissée en août 2020 les désignait comme « objectif militaire » par le clan del Golfo; la SPR rejette les raisons soulevées par les Demandeurs pour expliquer cette omission et elle conclut donc qu’ils n’ont pas été désignés comme objectif militaire; (2) souligne que les Demandeurs n’ont reçu aucune autre menace entre le mois d’août 2020 et leur départ de la Colombie le 30 décembre 2020, ce qui est incompatible avec la désignation alléguée et démontre que le clan del Golfo ne s’intéresse pas à eux; (3) souligne que les Demandeurs ont omis mentionner, dans leur FDA, les menaces que deux membres de leur famille auraient reçues en octobre 2021 et en février 2022; la SPR rejette les raisons soulevées par les Demandeurs pour expliquer cette omission et elle conclut donc que les deux membres de la famille n’ont pas reçu de telles menaces; (4) n’accorde pas de poids aux affidavits de ces deux membres de la famille; et (5) note que les villes proposées ne se situent pas dans les zones sous influence du clan del Golfo selon la preuve objective (Cartable national de documentation Colombie, 3 octobre 2021, Onglet 1.2: Colombia’s illegal armed groups (maps), Colombia Reports, 12 août 2022 [CND]).

[5] Ayant conclu que le clan del Golfo n’a pas l’intérêt de retrouver les Demandeurs dans les PRI proposées, la SPR n’analyse pas la capacité du clan à les y retrouver. La SPR conclut que les Demandeurs peuvent vivre en sécurité à Mitú et à Inrida et que, selon la prépondérance des probabilités, ils ne seraient pas exposés à l’un des risques énumérés au paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration.

[6] En lien avec le deuxième volet du test applicable à une PRI, la SPR note que les Demandeurs ont reconnu être en mesure de trouver du travail et un logement dans les deux PRI proposées et que les demandeurs associés mineurs pourraient aller à l’école dans ces deux PRI. La SPR conclut donc que les deux villes proposées comme PRI sont des endroits objectivement raisonnables où les Demandeurs pourraient se réinstaller.

[7] Devant la Cour, les Demandeurs ne contestent que les conclusions de la SPR sur le premier volet du test. Les Demandeurs soutiennent essentiellement (1) que la SPR a effectué une analyse déraisonnable quant aux deux omissions et qu’elle aurait plutôt dû accepter les explications qu’ils ont fournies, ces dernières étant raisonnables, compte tenu de la présomption de véracité; (2) qu’il est déraisonnable pour la SPR d’utiliser l’inactivité d’un groupe pendant quelques mois pour nier l’intérêt envers les Demandeurs qui a duré pendant des années; (3) la SPR écarte de façon déraisonnable l’avertissement inclus dans le même document de la preuve qu’elle utilise pour soutenir que les PRI ne sont pas dans la zone d’influence du clan del Golfo, élément que les Demandeurs considèrent être lié plus à la capacité du clan qu’à sa motivation de les retrouver.

[8] Pour les motifs détaillés ci-après, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire. Les Demandeurs n’ont pas démontré que la SPR a erré et que sa Décision est déraisonnable; au contraire, les motifs de la SPR démontrent que sa Décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui s’appliquent (Canada (MCI) v Vavilov, 2019 SCC 65 au para 85 [Vavilov]).

II. Analyse

[9] Les conclusions de la SPR quant à l’existence d’une PRI viable doivent être revues selon la norme de la décision raisonnable (Djeddi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1580 au para 16; Valencia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 386 au para 19; Adeleye v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 81 au para 14; Ambroise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 62 au para 6; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 au para 17; Kaisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 789 au para 11).

[10] La Cour doit donc déterminer si la Décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov au para 85).

[11] Par ailleurs, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la cour de révision n’est pas autorisée à apprécier à nouveau la preuve ou à substituer sa propre évaluation à celle de la SPR en l’instance. La déférence envers un décideur administratif inclut une déférence à l’égard de ses conclusions et de son appréciation de la preuve. La cour de révision doit en fait éviter « de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55, citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 64).

[12] Au surplus, et en ce qui concerne l’évaluation de la crédibilité, je note les propos de monsieur le juge Denis Gascon dans sa décision Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au paragraphe 15:

[15] Cette approche empreinte de retenue est particulièrement nécessaire lorsque, comme en l’espèce, les conclusions contestées se rapportent à la crédibilité et à la vraisemblance du récit d’un demandeur d’asile. Il est bien établi que les conclusions de la SPR à cet égard exigent un degré élevé de retenue de la part des juges lors du contrôle judiciaire, compte tenu du rôle du juge des faits attribués au tribunal administratif (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa], aux para 59 et 89; Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 155, au para 9). Les conclusions sur la crédibilité vont au cœur même de l'expertise de la SPR et ont d'ailleurs été décrites comme « l’essentiel » de la compétence de la SPR » (Siad c Canada (Secrétaire d'État), [1997] 1 CF 608 (CAF), au para 24; Gomez Florez, au para 19; Soorasingam, au para 16; Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 116 [Lubana], aux para 7 et 8). La SPR est mieux placée pour évaluer la crédibilité d’un demandeur d’asile puisque les membres du tribunal voient le témoin à l’audience, observent son comportement et entendent son témoignage. Les membres du tribunal ont donc la possibilité et la capacité d’évaluer le témoin, sur le plan de la franchise, de la spontanéité avec laquelle il a répondu, de la cohérence et de l’uniformité de son témoignage devant eux (Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 856, au para 23). De plus, la SPR a l’avantage de profiter des connaissances spécialisées de ses membres pour évaluer la preuve liée aux faits qui relèvent de leur domaine d’expertise (El-Khatib c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 471, au para 6).

[13] Par ailleurs, la Cour d’appel fédérale a développé un test à deux volets afin de déterminer s’il existe une PRI (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, 1991 CanLII 13517 (CAF); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, 1993 CanLII 3011 (CAF) [Thirunavukkarasu]).

[14] Ainsi, il faut que (1) le décideur administratif soit convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existe pas une possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté dans la région où se trouve la PRI; et (2) les conditions de la proposition de PRI soient telles qu’il n’est pas déraisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, qu’un individu y trouve refuge (Gonzalez Pastrana c Canada, 2024 CF 296 au para 27 [Gonzalez Pastrana]; Titcombe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1346 au para 15; Reci c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 833 au para 19).

[15] Sous le premier volet du test, le demandeur d’asile doit établir que l’agent de persécution a l’intérêt et la capacité de le trouver dans la PRI proposée (Vartia v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 1426 au para 29). Notre Cour a déterminé que les deux critères, l’intérêt et la capacité doivent être établis afin que le demandeur d’asile puisse contester avec succès la PRI suggérée en vertu du premier volet du test (Ortega v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 652; Leon v Canada (Citizenship and Immigration), 2020 FC 428).

[16] Il incombe au demandeur d’asile de démontrer qu’une PRI est déraisonnable et il s’agit d’un fardeau très élevé (Thirunavukkarasu aux pp 594-595; Manzoor-Ul-Haq c (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1077 au para 24; Gonzalez Pastrana au para 28; Huenalaya Murillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 396 au para 13; Mora Alcca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 236 au para 14). Un demandeur doit apporter une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient sa vie ou sa sécurité en péril dans l’endroit mentionné par la SPR (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 CF 164 (CAF) au para 15; Campos Navarro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 358 au para 20; Olivares Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 443 au para 22).

[17] La Décision doit être revue en tenant compte de ces balises.

[18] Premièrement, en lien avec les omissions, les Demandeurs réitèrent essentiellement les explications qu’ils ont présentées à la SPR et demandent à la Cour de substituer l’évaluation de la SPR avec la leur.

[19] Les Demandeurs rappellent donc avoir indiqué à la SPR, lors de l’audience, qu’il était possible qu’ils aient oublié d’écrire certaines informations dans leur FDA, qu’ils ont au surplus complété seuls, et que leur erreur découle du fait qu’ils n’ont pas traduit l’intégralité de la note des agents de préjudice. Les Demandeurs soulignent aussi avoir déclaré ne parler que l’espagnol et ne pas avoir eu l’assistance d’un interprète pour remplir leur formulaire et leur récit (Mémoire des demandeurs au para 34).

[20] En lien avec les menaces dirigées vers deux membres de leur famille, les Demandeurs expliquent que ces faits se sont passés après la production du récit en mars 2021 et qu’ils ignoraient qu’ils pouvaient modifier leur récit pour inclure les faits en question. Ils ajoutent que le fait d’être maintenant accompagnés d’un conseil n’est pas suffisant puisqu’ils ont rempli leur FDA sans l’appui du conseil.

[21] Enfin, les Demandeurs expliquent avoir déposé les déclarations solennelles des personnes ayant été interpellées par l’agent de préjudice en octobre 2021 et février 2022, preuve qui corrobore les allégations d’intérêt montré par le clan del Golfo de les retrouver et leur désignation comme objectif militaire. Ils allèguent que la SPR fait un raisonnement en cercle qui affecte la logique interne de la Décision et que ceci rend la Décision déraisonnable en vertu de Vavilov. Ils expliquent de plus que les déclarations rejetées sont des documents validés devant un notaire, un officier public compétent en Colombie pour faire des actes authentiques. Ils portent aussi une structure logique qui coïncide avec leurs allégations. Ils soumettent que de priver ces déclarations de toute force probante, à cause des conclusions de crédibilité préalables, est déraisonnable et constitue une erreur révisable par notre Cour (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), [1999] 1 CF 52).

[22] Les Demandeurs ont confirmé, lors de l’audience de la présente demande, que les omissions soulevées par la SPR sont avérées, ce que confirme aussi l’examen du dossier.

[23] Devant la Cour, les Demandeurs réitèrent donc les mêmes explications présentées à la SPR et demandent à ma Cour de conclure différemment. Or, aucun motif ne permet ou ne justifie à la Cour d’intervenir. Je souligne à cet égard notamment que (1) la désignation comme objectif militaire est importante et entraine des conséquences néfastes, il est donc raisonnable de s’attendre à ce que les Demandeurs consignent cet élément dans leur récit comportant d’ailleurs plusieurs pages et qui est par ailleurs assez détaillé; (2) les documents du Dossier certifié du tribunal confirment au contraire et sans équivoque que les Demandeurs ont eu l’assistance d’un interprète au moment d’écrire le récit joint à leur FDA; et (3) les Demandeurs avaient un conseiller devant la SPR.

[24] La SPR a raisonnablement rejeté les explications fournies par les Demandeurs comme étant insuffisantes. Rien n’indique que l’analyse de la SPR est trop serrée, zélée ou microscopique.

[25] En lien avec la période entre les mois d’août 2020 et le départ des Demandeurs en décembre 2020, il n’est certes pas déraisonnable pour la SPR de noter et de considérer le fait que les Demandeurs n’ont reçu aucune menace aux fins d’évaluer l’intérêt que leur portent les agents de préjudice, ceci même si la SPR a par ailleurs accepté les faits quant à l’activité de 2013 à 2020.

[26] De plus, la jurisprudence a confirmé que lorsque la SPR met en doute la crédibilité des Demandeurs, elle peut attribuer peu de force probante à la preuve documentaire Gebetas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1241 aux paras 28-29; Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 557 au para 28; Lunda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 704 au para 28).

[27] Enfin, les Demandeurs n’ont pas établi que la référence au CND est erronée, ou qu’une erreur à cet égard aurait un impact déterminant sur la Décision.

III. Conclusion

[28] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire des Demandeurs est rejetée. La Décision possède les attributs d’intelligibilité, de transparence et de justification requis en vertu de la norme de la décision raisonnable (Vavilov), et aucun motif ne justifie l’intervention de la Cour.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1503-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire des Demandeurs est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucun dépens n’est accordé.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1503-23

INTITULÉ :

WILSON ALBERTO MORALES QUINTERO ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 MARS 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 10 AVRIL 2024

COMPARUTIONS :

Me Léa Benoit

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Sonia Bédard

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Alfredo Garcia

Avocats semperlex, S.A.R.F.

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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