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Date : 20240417


Dossier : T‑110‑23

Référence : 2024 CF 467

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 avril 2024

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

MICHEL THIBODEAU

demandeur

et

AUTORITÉ AÉROPORTUAIRE DE RÉGINA

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] La défenderesse, l’administration aéroportuaire de Regina (la RAA) présente une requête en vue d’obtenir la suspension des procédures en l’espèce jusqu’à ce qu’une décision soit rendue dans des affaires dont la Cour d’appel fédérale est actuellement saisie et qui, selon la RAA, mettent en jeu des questions juridiques et factuelles similaires. Il s’agit d’appels interjetés contre deux décisions, soit : Thibodeau c Administration de l’aéroport international de St. John’s, 2022 CF 563 [Aéroport de St. John’s] et Thibodeau c Administration des aéroports régionaux d’Edmonton, 2022 CF 565 [Aéroports d’Edmonton].

[2] La RAA soutient qu’il serait futile de poursuivre l’affaire en cours sans bénéficier des directives de la Cour d’appel.

[3] Le demandeur, Michel Thibodeau, s’oppose à la demande de suspension en faisant valoir que son action porte sur des questions liées aux droits fondamentaux et que tout délai supplémentaire permettra à la RAA de continuer à ne pas respecter les obligations qui lui sont imposées par la Charte canadienne des droits et libertés et la Loi sur les langues officielles, RSC 1985, c 31 (4ème supp) [la LLO].

[4] Les parties s’entendent sur l’essentiel sur les principes juridiques qui guident l’analyse de la question à trancher, à savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de suspendre l’instance tant qu’une décision n’aura pas été rendue dans les autres affaires. Le litige porte sur les considérations pertinentes et le poids relatif de chacune.

[5] Pour les motifs qui suivent, la requête en suspension de l’instance sera accueillie.

I. Le contexte

[6] Le 12 janvier 2023, le demandeur a déposé à la Cour un avis de demande contre la RAA en vertu du paragraphe 77(1) de la LLO. La demande est liée à plusieurs plaintes adressées au Commissaire aux langues officielles (le CLO), où il était allégué que la RAA ne s’était pas conformisée à la LLO et au Règlement sur les langues officielles – communications avec le public et prestation de services, DORS/92‑48 [le Règlement]. Diverses dispositions de la LLO et du Règlement s’appliquent à la RAA selon la Loi relative aux cessions d’aéroports, LC 1992, c 5 [la LCA]. Le demandeur reproche à la RAA de ne pas avoir pris de mesures pour s’assurer que son site Web, ses comptes de médias sociaux (Facebook, Twitter et Instagram) et certains services téléphoniques soient offerts dans les deux langues officielles.

[7] Le demandeur se fonde sur le paragraphe 77(1) de la LLO afin d’obtenir une déclaration portant que la RAA n’a pas respecté ses obligations au titre de la LLO, ce qui a été confirmé dans le rapport d’enquête produit par le CLO le 30 novembre 2022. Le demandeur sollicite en plus des dommages‑intérêts en raison de la non‑conformité à la LLO, une lettre d’excuses, toute autre réparation que la Cour peut juger appropriée et les dépens. Il reproche à la RAA de ne pas avoir donné suite aux conclusions du CLO relativement à des plaintes antérieures et affirme que le problème persiste.

[8] Il n’est pas nécessaire, à ce stade‑ci, de passer en revue l’historique des plaintes et des conclusions en détail. Il suffit de souligner quelques points essentiels : tout d’abord, le CLO a conclu dans ses rapports que la RAA n’avait effectivement pas respecté ses obligations au titre de la LLO. Ensuite, les rapports révèlent que, même si la RAA s’est efforcée de remédier à certains cas de non‑conformité dans ses communications avec les voyageurs, il y a un désaccord fondamental entre elle et le CLO quant à la portée des obligations des autorités aéroportuaires en matière de langues officielles dans les communications avec le grand public.

[9] Aux fins de la requête en l’espèce, il n’est pas nécessaire non plus d’exposer en détail les obligations imposées par certaines dispositions de la LLO, du Règlement et de la LCA aux autorités aéroportuaires et aux aéroports en ce qui concerne les langues officielles. Les paragraphes 5 à 13 de la décision Aéroport de St. John’s contiennent une description exhaustive de ces dispositions. Il suffit de mentionner ici qu’un aéroport a l’obligation d’offrir des services aux voyageurs dans les deux langues officielles s’il est situé dans la région de la capitale nationale ou dans une capitale provinciale ou territoriale, ou si ces services font l’objet d’une demande importante. Selon la LLO, le « siège » d’une institution fédérale doit fournir des services bilingues, quel que soit l’endroit où il est situé. La question centrale dans la présente affaire – comme dans les décisions portées en appel – est celle de savoir comment ces mesures s’appliquent après la cession des responsabilités de Transports Canada aux autorités aéroportuaires régionales.

[10] La RAA estime que les plaintes du demandeur entrent dans deux catégories : (1) les lacunes touchant certains aspects des services en langues officielles de la RAA destinés aux voyageurs [les plaintes de catégorie 1] et (2) la non‑conformité à la LLO dans d’autres aspects des communications de la RAA avec le public (communications qui n’étaient pas spécifiquement destinées aux voyageurs d’après la RAA) [les plaintes de catégorie 2]. La RAA reconnaît que les plaintes de catégorie 1 concernent ses obligations en matière de droits linguistiques, mais elle nie que les plaintes de la catégorie 2 soient liées à des obligations énoncées dans la loi.

[11] Le rapport d’enquête du CLO a examiné les plaintes du demandeur et des plaintes similaires déposées par d’autres personnes. Le CLO a conclu que certaines plaintes de catégorie 1 étaient fondées, souligné que la RAA avait pris des mesures pour remédier aux lacunes et reconnu que la pandémie de COVID‑19 avait posé certaines difficultés pratiques à l’industrie du transport aérien. Toutefois, il a également constaté que les plaintes de catégorie 2 étaient fondées et que la RAA n’avait pas mis en œuvre les mesures nécessaires pour résoudre les problèmes afférents.

[12] Dans son rapport, le CLO mentionne que la RAA contestait l’interprétation qu’il faisait de la portée des obligations auxquelles elle est assujettie au titre de la LLO, en particulier les règles relatives à son « siège » lui imposant de toujours communiquer avec le public dans les deux langues officielles. Cette contestation était pertinente à l’égard de certains aspects des plaintes, par exemple en ce qui concerne le message vocal du chef de la direction de la RAA, ses messages sur les médias sociaux et sur le site web relativement aux activités générales de la RAA, de même que certaines de ses publications. Dans son rapport, le CLO présente son interprétation quant à la portée des obligations imposées à la RAA par le législateur, interprétation qui concorde, selon lui, avec la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Aéroport de St. John’s.

[13] Le CLO précise dans son rapport que la RAA rejette cette interprétation de la portée de ses obligations. Il conclue que les plaintes sont fondées et recommande à la RAA de prendre les mesures nécessaires pour résoudre les problèmes identifiés dans les enquêtes et d’adopter une stratégie en matière de communications qui lui permettrait de se conformer à la LLO.

[14] En se fondant sur le rapport, le demandeur a introduit sa demande en vertu du paragraphe 77(1) de la LLO. En réponse, la RAA a déposé une requête en vue d’obtenir la suspension de l’instance jusqu’à ce qu’il soit statué sur les appels, qui reposent, à son avis, sur des questions de fait et de droit similaires, soit : Administration de l’aéroport international de St. John’s c Michel Thibodeau (no de dossier à la Cour d’appel fédérale : A‑114‑22) et Administration des aéroports régionaux d’Edmonton c Michel Thibodeau et autres (no de dossier à la Cour d’appel fédérale : A‑112‑22). À la date de l’audience relative à la requête en suspension, la Cour d’appel fédérale avait accordé le statut d’intervenant au Commissaire aux langues officielles ainsi qu’au Conseil des aéroports du Canada. En outre, le juge Leblanc a ordonné que les deux appels soient entendus séquentiellement le même jour et par la même formation de la Cour d’appel fédérale. L’audition des appels a depuis été entendus les 11 et 12 avril 2024 et le jugement a été réservé.

II. Les questions en litige

[15] La seule question qui se pose à ce stade‑ci est celle de savoir s’il convient de faire droit à la requête en suspension de la RAA.

III. Le critère à appliquer

[16] La RAA a présenté sa requête sous le régime de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Les parties s’entendent sur le fait que notre Cour possède la compétence inhérente de suspendre les procédures dans la présente affaire; il n’y a pas de différend non plus quant aux principes juridiques qui régissent l’octroi de la suspension dans les circonstances. Les parties s’appuient chacune sur un des arrêts de principe en la matière : Power To Change Ministries c Canada (Ministre de l’Emploi, du Développement de la main‑d’œuvre et du Travail), 2019 CanLII 13579 (CF) [Power to Change] et Jensen c Samsung Electronics Co, Ltd, 2019 CF 373 [Jensen].

[17] Le droit est clair : pour décider si elle doit suspendre sa propre procédure, la Cour doit déterminer fondamentalement s’il est dans l’intérêt de la justice de le faire. Aucune règle absolue ne s’applique à une décision reposant sur un pouvoir discrétionnaire aussi vaste, mais certains principes directeurs doivent être suivis, notamment respecter l’objectif « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible », conformément à l’article 3 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

[18] Plutôt que de répéter l’analyse menée dans des affaires antérieures, j’adopte simplement le résumé suivant des principes pertinents établi par le juge Richard Southcott dans la décision Jensen (voir le résumé allant dans le même sens qui figure aux paragraphes 17 à 20 de la décision Power to Change) :


[9] Le test relatif à « l’intérêt de la justice » a été décrit pour la première fois par le juge Stratas dans Mylan Pharmaceuticals ULC c AstraZeneca Canada, Inc, 2011 CAF 312 [Mylan] et approuvé par la Cour d’appel fédérale [CAF] dans Coote c Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143 [Coote] et Clayton c Canada (Procureur général), 2018 CAF 1 [Clayton]. Dans Mylan, la CAF a établi une distinction entre les situations où la CAF interdisait à un autre organisme d’exercer sa compétence et celles où la cour décidait de n’exercer sa compétence que plus tard. La CAF a statué que, lorsqu’elle décide de retarder ses propres audiences en attendant la résolution d’une autre instance d’appel, le test de « l’intérêt de la justice » doit prévaloir. Dans Mylan, comme dans la présente affaire, il a été demandé à la CAF de suspendre l’instance en attendant le résultat d’un appel interjeté devant la CSC dans une autre affaire impliquant différentes parties, mais portant sur des questions semblables.

[10] Le test relatif à « l’intérêt de la justice » a une portée très large et peut englober de nombreux éléments et, conformément à celui‑ci, je dois tenir compte de « toutes les circonstances » dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire d’accorder ou de refuser une suspension des procédures (Coote au paragraphe 12; Mylan aux paragraphes 5 et 14; Le commissaire de la concurrence c HarperCollins Publishers LLC et Harper Collins Canada Limited, 2017 Trib conc 14 [HarperCollins] au paragraphe 127). Dans Mylan, la CAF a souligné les « considérations discrétionnaires d’ordre général » que comporte le test, l’une d’entre elles étant la « nécessité que les instances se déroulent équitablement et avec célérité ». La CAF a ajouté que les tribunaux ne « reporter[ont] [pas] une affaire de manière inconsidérée » et que cela « dépend des circonstances factuelles présentées à la Cour » (Mylan au paragraphe 5). De plus, lorsqu’ils examinent la question de l’intérêt de la justice, les tribunaux devraient être guidés par certains principes, notamment le principe voulant qu’ils doivent permettre « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible », comme le prévoit expressément l’article 3 des Règles des CF, et le principe voulant que « [s]i aucune partie ne subit un préjudice déraisonnable et qu’il est dans l’intérêt de la justice ‑ des considérations essentielles dont on doit toujours tenir compte ‑ la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire afin d’éviter de gaspiller les ressources judiciaires » (Coote aux paragraphes 12 et 13; voir aussi Korea Data Systems (USA) Inc v Amazing Technologies Inc, 2012 ONCA 756 au paragraphe 19).

[11] Plus récemment, dans Clayton, la CAF a rappelé que, pour déterminer s’il y a lieu de suspendre l’instance, la « responsabilité de la Cour de s’assurer que l’instance se déroule de manière expéditive, opportune et équitable, est une considération essentielle » (Clayton au paragraphe 28).

[12] Le test de « l’intérêt de la justice » reconnaît donc que des considérations discrétionnaires étendues concernant l’administration de la justice sont en jeu dans l’exercice du pouvoir de la Cour de retarder ou de suspendre l’instance. Je suis d’accord avec les défenderesses pour dire que Mylan et les arrêts qui en découlent ont clairement établi que les exigences habituelles du test à trois volets relatif aux demandes d’injonctions interlocutoires ou de suspension d’instance, telles qu’elles ont été établies par la CSC dans RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR‑MacDonald], ne s’appliquent pas en l’espèce. La partie requérante qui demande à la Cour de suspendre temporairement l’instance n’est pas tenue de prouver qu’elle subira un préjudice irréparable ou que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur si l’ordonnance demandée n’est pas accordée.

[13] Toutefois, la CAF a néanmoins statué dans Clayton que, dans l’évaluation de l’intérêt de la justice, les cours de justice « peuvent tenir compte de certaines des considérations énoncées dans RJR‑MacDonald ‑ la question de savoir s’il existe une question sérieuse à juger, l’existence d’un préjudice irréparable et la prépondérance générale des inconvénients ou des intérêts » (Clayton au paragraphe 26). En effet, le préjudice ou le dommage causé à la partie requérante n’est pas sans importance dans l’évaluation de la question de l’intérêt de la justice. Au contraire, loin d’être dissociées de l’intérêt de la justice, les notions de dommage et de préjudice sont un élément central des considérations dont la Cour doit tenir compte lorsqu’elle décide de suspendre ou non l’instance. En effet, lorsque le test applicable est celui de l’intérêt de la justice, il incombe toujours à la partie requérante de « prouver que la poursuite de l’action lui causerait un préjudice ou une injustice, et non de simples inconvénients » (Barkley c Canada, 2018 CF 228 au paragraphe 5). En fait, dans Clayton, l’incapacité de démontrer qu’il y a préjudice est le facteur qui a été retenu par la CAF pour justifier son refus d’accorder une suspension (Clayton aux paragraphes 26 et 28).

[19] À partir de ces principes, le juge Southcott dresse le résumé suivant :

[14] À mon avis, la jurisprudence établit donc que le test de « l’intérêt de la justice » que je dois appliquer est ancré dans trois principes fondamentaux : 1) une approche souple visant à assurer un règlement juste, équitable et efficace d’une instance; 2) l’existence d’une certaine forme de préjudice, de dommage ou d’injustice, par opposition à un simple inconvénient, que doit subir la partie requérante en l’absence de suspension; et 3) l’importance déterminante des circonstances factuelles particulières présentées à la Cour.

IV. Analyse

[20] La RAA fait valoir qu’il est dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance à cause du chevauchement considérable entre l’affaire en l’espèce et les appels. Elle affirme qu’une telle suspension pendant le temps limité nécessaire pour qu’une décision soit rendue en appel évitera un dédoublement des efforts ou le gaspillage de ressources par les parties et la Cour et que la poursuite de la présente affaire alors que le processus d’appel n’a pas encore abouti présenterait un risque inacceptable d’obtenir des jugements contradictoires.

[21] Le demandeur soutient que son action devrait suivre son cours et que l’existence d’appels en instance n’a pas empêché d’autres affaires semblables de se poursuivre. Il a invoqué notamment les affaires suivantes :

  • Thibodeau c Autorité aéroportuaire du Grand Toronto, nos de dossier de la Cour : T‑2013‑19 et T‑534‑21, audience tenue le 21 février 2023; décision rendue le 20 février 2024 : 2024 CF 274;

  • Thibodeau c Sa Majesté le Roi, nde dossier de la Cour : T‑1423‑21, audience tenue le 1er juin 2023, jugement mis en délibéré;

  • Thibodeau c Autorité aéroportuaire de Saskatoon, nde dossier de la Cour : T‑339‑23, affaire résolue sur consentement des parties le 24 novembre 2023;

  • Thibodeau c Autorité aéroportuaire de Winnipeg, no de dossier de la Cour : T‑340‑23, affaire résolue sur consentement des parties le 20 juin 2023.

[22] D’après le demandeur, la suspension devrait être refusée, compte tenu de la nature fondamentale des droits qui sont en jeu. Il souligne le fait que la RAA a été jugée avoir contrevenu à ses obligations au titre de la LLO et du Règlement à plusieurs occasions, de la persistance de l’organisation à refuser de mettre en œuvre l’ensemble des recommandations du CLO et du fait que d’autres instances semblables n’ont pas été suspendues.

[23] Après avoir appliqué aux faits propres à la présente affaire les principes directeurs énoncés dans la jurisprudence évoquée ci‑dessus, je suis d’avis que les considérations suivantes sont les plus pertinentes : la nature de la demande présentée par le demandeur et le caractère fondamental des droits en cause; le degré de similitude entre les questions soulevées en l’espèce et les appels et le degré relatif d’avancement de la présente affaire par rapport à l’état de préparation des appels et aux dates prévues pour l’audition de ces appels.

[24] Premièrement, le caractère fondamental des droits en cause souligné par le demandeur, ainsi que leur importance pour lui‑même et pour l’ensemble de la collectivité, représente un facteur contextuel primordial. Les droits des minorités de langue officielle de communiquer avec des institutions publiques dans la langue de leur choix, notamment pour ce qui est de l’envoi et de l’obtention de renseignements, sont protégés par la Charte et la LLO. Des dispositions précises de la LLO reconnaissent l’importance de la communication dans les deux langues officielles pour les voyageurs, et le Parlement a édicté des articles dans la LCA afin de veiller à ce que les principales obligations à ce titre continuent de s’appliquer après la cession de l’administration de certains aéroports aux autorités aéroportuaires locales.

[25] La RAA ne conteste pas ce principe; elle affirme prendre au sérieux ses obligations de communiquer avec les voyageurs dans les deux langues officielles. Le demandeur n’est pas d’accord et souligne que la RAA a failli maintes fois à ses obligations envers les voyageurs et qu’elle n’a pas respecté ses obligations plus larges à l’égard de la communauté de langue officielle en situation minoritaire. Je suis conscient que le fait de retarder la décision au sujet de ces droits est une question grave qui milite contre l’octroi d’une suspension.

[26] Deuxièmement, le CLO a conclu dans son rapport, et c’est important de le souligner, que la RAA n’a pas respecté ses obligations au titre de la LLO et du Règlement, autant pour ce qui est des plaintes de catégorie 1 que des plaintes de catégorie 2. Même si ces conclusions n’ont pas d’effet contraignant sur ma décision, elles représentent le point de vue mûrement réfléchi du Commissaire, qui est mandaté expressément pour faire enquête à la suite de plaintes fondées sur la LLO et possède une expertise inattaquable dans ce domaine. Cela étant dit, il convient de mentionner aussi que le rapport du CLO souligne la coopération générale de la RAA et les mesures positives prises par l’organisation en réponse à l’enquête, et il semble qu’un bon nombre des problèmes de catégorie 1 aient été abordés.

[27] Troisièmement, le degré de chevauchement entre la présente affaire et les points factuels et juridiques soulevés dans les deux appels constitue un élément particulièrement important à prendre en considération. Après avoir examiné les documents et pris connaissance des observations des parties, je conclus qu’on peut tracer un parallèle important entre les questions qui sont en jeu dans la présente affaire et celles qui sont examinées dans les deux appels. À ce stade‑ci de l’instance, plus précisément, il semble que l’affaire en l’espèce et les appels fassent intervenir des questions concernant ce qui suit :

  • La portée des obligations imposées aux autorités aéroportuaires par la LLO et le Règlement, compte tenu de la LCA. Notamment, est‑ce que les autorités aéroportuaires ont l’obligation de s’assurer que les communications entre leur « siège » et le public se font dans les deux langues officielles? Il semble qu’aucune des parties dans ces affaires ne mette en doute le fait que les obligations relatives aux communications destinées aux voyageurs s’appliquent aux aéroports autant qu’aux autorités aéroportuaires.

  • Est‑ce que l’octroi de dommages‑intérêts constitue une réparation appropriée en cas de manquement aux obligations envers les voyageurs, étant donné que le demandeur n’était pas un voyageur utilisant les aéroports à l’époque pertinente et ne cherchait pas non plus à utiliser les aéroports pour voyager?

[28] Je souligne ici que les deux appels et l’affaire en l’espèce soulèveront sans aucun doute d’autres questions, mais il n’est pas nécessaire, aux fins de mon analyse ici, d’en présenter la liste exhaustive.

[29] Quatrièmement, l’état d’avancement de la présente affaire par rapport aux appels est une considération pertinente. Dans des décisions antérieures, le fait qu’une requête en suspension ait été introduite à une étape relativement avancée de l’instance ou peu de temps avant les dates prévues du procès a fait pencher la balance contre l’octroi d’une suspension : voir par exemple Richards c Canada, 2021 CF 231 au paragraphe 28.

[30] L’instance en l’espèce a été introduite par le demandeur le 12 janvier 2023. Après certaines étapes procédurales, le 12 avril 2023, le demandeur a déposé son dossier de demande. La défenderesse a déposé sa requête en suspension le 2 mai 2023 et l’audience relative à cette requête s’est déroulée le 21 juin 2023.

[31] La RAA soutient qu’il est dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance pour éviter un double emploi des ressources et des dépenses inutiles, à la fois pour la Cour et pour les parties. Le demandeur a déposé son dossier de requête, accompagné d’affidavits, mais la défenderesse n’a présenté qu’un seul affidavit. La RAA soutient que la présente affaire se trouve à une étape relativement préliminaire. En outre, elle affirme que la suspension éviterait des décisions contradictoires. Elle fait valoir qu’elle subira un préjudice du simple fait qu’elle serait exposée au risque d’obtenir des résultats contradictoires : Teva Canada Innovation c Pharmascience Inc, 2021 CF 367 au paragraphe 32.

[32] Selon la RAA, il est important de souligner que les appels sont rendus à un stade avancé et que les parties, de même que les intervenants, ont déposé une preuve volumineuse et des observations détaillées. Elle ajoute que l’intervention du CLO et du Conseil des aéroports du Canada dans l’appel Aéroport de St. John’s et celle des administrations portuaires canadiennes dans l’appel Aéroport d’Edmonton permettront de s’assurer que la Cour d’appel bénéficie d’un spectre plus large de points de vue que ce serait le cas pour le juge chargé d’entendre la présente affaire sur le fond.

[33] En réponse, le demandeur met en lumière l’absence de preuve par affidavit présentée par la RAA afin d’établir la nature ou la portée du préjudice qu’elle subira. Il prétend, en se reportant au paragraphe 15 de la décision Jensen, que cette lacune porte un coup fatal à l’argument de la RAA sur ce point. Selon lui, le risque d’obtenir des décisions contradictoires est entièrement hypothétique, comme le souligne la décision Richards, aux paragraphes 25–30. Le demandeur estime que, dans l’état actuel des choses, la RAA continue de brimer les droits linguistiques fondamentaux des francophones et qu’il n’est donc pas dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance.

[34] Qui plus est, le demandeur attire mon attention sur les éléments de preuve décrivant le recul global de la langue française au Canada et demande à la Cour de tenir compte de ce contexte plus général et des multiples rapports où le CLO a constaté que la RAA n’avait pas respecté ses obligations en matière de droits linguistiques. Il précise que sa demande vise à corriger cet état de choses et qu’elle devrait être instruite sans délai supplémentaire.

[35] Sur cette question, je considère que les deux parties ont marqué des points importants. Étant donné le degré de chevauchement et l’état d’avancement des appels, la tenue d’une audience sur la demande en l’espèce avant que la Cour d’appel n’ait formulé de directives sur les questions qui résident au cœur de l’affaire entraîne effectivement un risque de gaspillage des ressources de la Cour et des parties. Il serait sans nul doute plus efficient que les parties complètent leurs dossiers puis que la Cour entende et tranche l’affaire en se fondant sur les décisions rendues en appel. À ce sujet, je suis d’avis que le demandeur pourrait modifier ses observations et/ou les éléments qu’il présente en s’appuyant sur les directives formulées par la Cour d’appel, ce que pourrait aussi faire la défenderesse.

[36] Je rejette l’argument selon lequel l’absence d’affidavit décrivant les dépenses ou les efforts que devrait engager la RAA pour faire avancer l’affaire en l’espèce constitue une faille décisive. Il est indubitable que les décisions de la Cour d’appel auront une incidence marquée sur la portée et la nature des éléments de preuve que souhaiteront présenter les parties de même que sur la nature des arguments qu’elles voudront faire valoir dans la présente affaire. Si le « siège » de la RAA n’est pas soumis aux obligations de communication en cause, la question en litige sera circonscrite; si l’octroi de dommages‑intérêts ne constitue pas une réparation appropriée dans les circonstances ou que seuls des dommages‑intérêts limités sont possibles, les observations des parties pourront être mieux ciblées. En revanche, si la RAA doit se plier à ces obligations relativement à son « siège » et que l’octroi de dommages‑intérêts est concevable sur le fondement invoqué par le demandeur, les éléments de preuve et les arguments seront plus exhaustifs. C’est là une question de bon sens, et l’argumentation de la RAA sur ce point ne repose pas sur le genre de preuve d’expert qui était en cause dans la décision Richards.

[37] Un argument avancé par la RAA possède une certaine validité, soit le fait qu’elle sera plongée dans l’incertitude et exposée à un risque si l’affaire passe à l’étape de l’audience et est tranchée avant que la Cour d’appel ne se soit prononcée. Il ne s’agit pas là en principe, selon moi, d’un risque d’obtenir des jugements contradictoires dans le sens où l’entend la majeure partie de la jurisprudence (voir p ex Power to Change aux paragraphes 29–34, et Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44 au paragraphe 18). En effet, contrairement aux parties dans ces affaires, la RAA n’est pas exposée au risque de résultats contradictoires nuisant directement à ses intérêts en raison d’instances parallèles, parce qu’elle n’est pas partie aux appels et qu’il n’y a aucune preuve d’une autre instance semblable introduite contre elle qui serait irrésolue. Il y a donc un seul risque pour la RAA – qu’un jugement soit prononcé contre elle dans la présente affaire.

[38] Cependant, je considère bel et bien que, si la présente affaire se poursuit et que le juge saisi du dossier sur le fond décide que la RAA est soumise à la règle relative à son « siège » en matière de communication et/ou que l’octroi de dommages‑intérêts constitue une réparation appropriée, la RAA serait tenue de contester cette décision si la Cour d’appel statue différemment dans les appels Aéroport de St. John’s et Aéroport d’Edmonton. Par conséquent, je fais droit à l’argument selon lequel la RAA est confrontée à un risque de jugements contradictoires qui pourraient lui imposer un fardeau supplémentaire.

[39] Revenons en arrière, parce qu’il est important de réitérer les principes de base. Je dois décider s’il est ou pas dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance vu le principe fondamental qui impose à la Cour le devoir « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » et qui exige que les demandes soient entendues et jugées sans délai et de manière sommaire.

[40] Compte tenu de toutes les considérations décrites ci‑dessus, je suis d’avis qu’il est dans l’intérêt de la justice de suspendre l’instance.

[41] Je suis persuadé qu’une suspension est appropriée à cause du chevauchement important entre les questions soulevées en l’espèce et dans les appels ainsi qu’en raison de l’état d’avancement de la procédure d’appel par rapport au présent dossier. Il est aussi pertinent de souligner que des éléments de preuve montrent que la RAA a pris des mesures pour corriger plusieurs manquements relevés dans le rapport du CLO (ce que le CLO lui‑même reconnaît). Il s’ensuit, dans une certaine mesure, que la portée et la nature des atteintes alléguées aux droits s’en trouvent atténuées.

[42] Je rappelle également que, si la présente affaire se poursuivait et que la Cour d’appel rendait ses arrêts avant la publication du jugement et des motifs en l’espèce, les parties voudraient probablement rouvrir l’affaire pour présenter des éléments de preuve et/ou des observations supplémentaires. Cette situation engendrerait à la fois un dédoublement des efforts ainsi qu’un gaspillage de temps et de ressources pour les parties et la Cour, ce qui pourrait être évité grâce à une suspension relativement brève de l’instance, jusqu’à ce que la Cour d’appel entende et tranche les appels.

[43] Pour les raisons énoncées plus haut, la requête de la RAA en vue d’obtenir la suspension de l’instance en l’espèce sera accueillie.

[44] La RAA n’a pas sollicité les dépens afférents à sa requête, et aucuns ne lui seront accordés. Chaque partie assumera ses propres frais.

 


ORDONNANCE dans le dossier T‑110‑23

LA COUR REND L’ORDONNANCE qui suit :

  1. La requête de la défenderesse visant à obtenir la suspension de l’instance est accueillie.

  2. La présente affaire est donc suspendue jusqu’à ce que 60 jours se soient écoulés après la publication des arrêts de la Cour d’appel fédérale dans les affaires Administration aéroportuaire de St. John’s c Michel Thibodeau (nde dossier de la Cour d’appel : A‑114‑22) et Administration des aéroports régionaux d’Edmonton c Michel Thibodeau et autres (nde dossier de la Cour d’appel : A‑112‑22).

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« William F. Pentney »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T‑110‑23

INTITULÉ :

MICHEL THIBODEAU c AUTORITÉ AÉROPORTUAIRE DE RÉGINA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 JUIN 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE Juge Pentney

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

Le 17 avril 2024

 

COMPARUTIONS :

Michel Thibodeau

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

 

Me Josh Morrison

Me Bennet W. Misskey

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLT Aikins LLP

Regina (Saskatchewan)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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