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Date : 20240528


Dossier : IMM-3969-22

Référence : 2024 CF 594

Ottawa (Ontario), le 28 mai 2024

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

EDUARDO SERVIN GUAJARDO

IRVING ALEJANDRO SERVIN GUAJARDO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

[1] Les demandeurs, Eduardo Servin Guajardo et Irving Alejandro Servin Guajardo, sollicitent le contrôle judiciaire en vertu de paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], de la décision du 30 mars 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la « SAR »] a conclu que les demandeurs n’ont ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[2] Les demandeurs soulèvent deux arguments concernant la décision : la SAR a commis une erreur en concluant que la décision de la Section de la protection des réfugiés [la « SPR »] était équitable, compte tenu de maints problèmes techniques survenus lors de l’audience; et les conclusions quant à la crédibilité des demandeurs ne sont pas raisonnables.

[3] Un bref historique des étapes est nécessaire avant de nous attarder au fond de la présente affaire. Le 14 mars 2023, l’audience a été fixée au 12 juin 2023 par ordonnance du juge Mosley. Le 24 mars 2023, la Cour a accueilli la requête en cessation d’occuper présentée par l’ancienne avocate des demandeurs. Le 9 juin 2023, une lettre a été envoyée à la Cour au nom des demandeurs afin que l’audience soit reportée parce qu’ils n’avaient pas réussi à trouver un représentant et qu’ils continuaient leur recherche. Dans les circonstances, étant donné que la date de l’audience avait été fixée le 14 mars 2023 et confirmée le 19 mai 2023 par ordonnance du juge adjoint Duchesne, la Cour a refusé de reporter l’audience.

[4] Au début de l’audience, la Cour a constaté que les demandeurs ne pouvaient pas participer étant donné qu’ils ne comprenaient ni l’anglais ni le français et qu’ils n’avaient pas pris les dispositions nécessaires pour que quelqu’un traduise les débats en espagnol. Quoi qu’il en soit, la Cour a décidé qu’il fallait ajourner l’audience pour donner aux demandeurs la possibilité de trouver quelqu’un pour traduire les débats en espagnol afin qu’ils puissent comprendre les questions et participer à l’audience.

[5] L’audience s’est poursuivie le 5 juillet 2023, et madame Lidy Cordova était présente pour traduire les débats pour les demandeurs.

I. Contexte

[6] Les demandeurs sont deux frères citoyens du Mexique qui ont peur d’un homme qu’ils allèguent être un leader d’un cartel. Selon leurs récits, Eduardo a été battu par l’agent de persécution lors d’une bagarre qui a éclaté dans un bar. L’un des demandeurs, Irving Alejandro, a été attaqué alors qu’il tentait d’empêcher l’agent de persécution de fuir. Ensuite, les demandeurs ont été menacés et pourchassés par des personnes qui travaillent avec l’agent de persécution, qui a tenté de les kidnapper. Ils ont déménagé, mais les menaces ont continué et une deuxième tentative d’enlèvement a eu lieu en novembre 2016.

[7] Les demandeurs ont encore une fois déménagé, mais leurs parents ont continué à recevoir des menaces. En mai 2019, les deux frères ont décidé d’aller visiter leur père qui avait des problèmes de santé importants. Des personnes à bord d’une camionnette ont tiré sur Eduardo alors qu’il marchait dehors. Des voisins des deux frères ont aussi raconté que, pendant que ces derniers se trouvaient en visite chez leurs parents, des hommes se sont présentés pour demander leur nouvelle adresse. En juin et en juillet 2019 respectivement, les demandeurs ont quitté le Mexique pour demander l’asile au Canada. Eduardo est arrivé le 14 juin 2019, et Irving Alejandro le 7 juillet 2019.

[8] La SPR a conclu que le risque allégué par les demandeurs n’était pas crédible en raison du manque de précisions ainsi que des divergences dans leurs récits (en faisant référence aux récits modifiés en janvier et en juin 2021) et dans leurs témoignages. La SPR a fait des inférences négatives quant à : la crédibilité du récit du processus juridique (p. ex. Eduardo a indiqué qu’il avait décidé de déposer une plainte quatre ou cinq mois après l’attaque, mais les demandeurs ont déposé une dénonciation écrite datée du 19 février 2015, soit seulement quatre jours après les événements); la crédibilité de la dénonciation faite en mai 2019 (p. ex. le texte de la dénonciation ne fait pas mention de plusieurs des déménagements allégués dans le témoignage des demandeurs); et d’autres éléments de leurs récits. De manière générale, la SPR a noté plusieurs incohérences entre les témoignages des demandeurs et les documents fournis par ces derniers. Bien qu’elle ait jugé crédible le récit de l’attaque dont Eduardo a été victime en février 2015, la SPR n’a pas cru que les demandeurs seraient exposés à un risque s’ils étaient renvoyés au Mexique.

[9] La SAR a rejeté l’appel des demandeurs.

[10] La SAR a conclu qu’il n’y avait pas eu manquement à l’équité procédurale. Les interruptions découlant de problèmes techniques, et le temps pris par l’interprète pour reformuler les questions posées par la commissaire de la SPR, qui a dû demander aux demandeurs de répéter leurs réponses, n’étaient rien de plus que des « aléas normaux d’une audience virtuelle ». Les problèmes ont été réglés rapidement. Selon la SAR, la répétition des questions par la SPR était due au fait que les réponses ne correspondaient pas aux questions posées.

[11] Les conclusions négatives quant à la crédibilité soulevée par la SPR ont aussi été maintenues par la SAR en raison des divergences dans la preuve et du manque d’explications. La nervosité n’a pas été jugée suffisante pour expliquer l’incapacité des demandeurs à clarifier les dates et événements dans leurs récits.

[12] Cependant, la SAR n’a pas retenu la conclusion de la SPR selon laquelle le niveau d’études d’Eduardo était si élevé qu’il n’était pas raisonnable que son témoignage soit aussi vague et général. Cela dit, la SAR a maintenu la conclusion de la SPR quant à l’absence de détails sur le processus judiciaire, aux incohérences dans la preuve sur la dénonciation de mai 2019 et à l’incapacité des demandeurs à expliquer pourquoi ils n’avaient pas mentionné plusieurs des lieux où ils s’étaient réfugiés à l’époque, ainsi qu’à la chronologie de leur intention de demander l’asile au Canada. La SAR a aussi noté que le passeport d’Eduardo a été délivré dans l’État natal des demandeurs en mars 2019, bien qu’il ait dit qu’ils vivaient dans un autre État.

[13] La SAR ne s’est pas exprimée sur les contradictions entre les allégations d’Irving Alejandro et ses propos au point d’entrée. La SAR a conclu que « [l]es allégations [d’Eduardo] soutiennent que lorsqu’il rencontre l’agent de risque, il se sauve. Rien dans ses allégations ne démontre que l’agent de risque, lorsqu’il le rencontre, est à sa poursuite ». Les allégations — que des voisins auraient été approchés, que l’agent de persécution se trouve dans la même ville que les demandeurs après qu’ils ont déménagé quelques fois, ou que les parents ont reçu des menaces — n’ont pas été corroborées par la preuve. L’appel a été rejeté.

[14] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

II. Questions en litige et normes de contrôle

[15] À l’audience, les demandeurs se sont appuyés sur les observations écrites déposées par leur ancienne avocate. Ils soutiennent qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale en raison des difficultés de nature procédurale qu’ils ont rencontrées à l’audience devant la SPR. De plus, ils soutiennent que la conclusion en matière de crédibilité est déraisonnable parce qu’ils n’avaient pas pu vérifier l’exactitude des documents soumis par leur ancienne avocate, qui n’avaient pas encore été traduits pour eux. Ce n’est que lorsque ces documents ont été traduits que les demandeurs ont pu signaler les erreurs et les omissions.

[16] La question de l’équité procédurale exige une norme de contrôle qui s’apparente à celle de la décision correcte : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54.

[17] La conclusion en matière de crédibilité doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et récemment confirmée dans l’arrêt Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21.

[18] Une décision est déraisonnable lorsque la Cour est convaincue qu’elle souffre de lacunes graves « à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100. Selon l’exigence de justification, lorsque la décision a des répercussions particulièrement graves sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs doivent tenir proportionnellement compte de ces enjeux : Vavilov, au para 133.

III. Analyse

A. Allégations de manquement à l’équité procédurale

[19] Selon les demandeurs, les problèmes de connexion rencontrés tout au long de l’audience virtuelle ont eu pour effet de les empêcher d’avoir une ambiance propice leur permettant d’être en mesure de rendre un témoignage cohérent. Les problèmes comprennent les suivants : des questions répétitives de la SPR sur le même sujet; et des problèmes concernant l’interprète qui ne comprenait pas les réponses d’un des demandeurs et qui s’était jointe à l’audience depuis un endroit où il y avait des bruits de fond.

[20] Les demandeurs affirment que la SAR a banalisé les conséquences de ces problèmes sur la capacité des demandeurs de bien comprendre les questions et sur la traduction de l’interprète. Ils allèguent que ces problèmes ont eu une incidence sur l’évaluation de leur comportement et de leur crédibilité.

[21] Cet argument ne peut être retenu.

[22] La SAR a fait référence à l’enregistrement de l’audience et a déterminé que les problèmes survenus n’étaient pas hors du commun. Il y a certes eu des problèmes au début de la première journée d’audience, que la SAR a décrits comme « des aléas normaux d’une audience virtuelle [qui] n’ont pas porté atteinte au droit des [demandeurs] de faire valoir leur point de vue », mais ces problèmes ont été réglés et la SAR a conclu que les difficultés « n’ont pas eu d’influence sur le déroulement global des deux séances tenues pour la demande […] »

[23] Quant aux demandes de l’interprète pour que les demandeurs répètent leurs réponses, ces incidents sont survenus de façon ponctuelle pendant les audiences et n’ont pas eu d’incidence sur le déroulement du processus. L’interprète a agi de façon diligente lorsqu’elle essayait de communiquer les réponses précises. L’ancienne avocate des demandeurs est aussi intervenue pour clarifier les réponses ou les traductions faites par l’interprète. À aucun moment elle n’a demandé l’ajournement de l’audience ou le remplacement de l’interprète. Les demandeurs ne font pas référence à des moments précis de l’audience pour démontrer en quoi la conclusion de la SAR peut être déraisonnable.

[24] Il n’y a pas lieu d’intervenir. L’analyse de la SAR sur ce point est raisonnable. Essentiellement, les demandeurs donnent les mêmes explications que celles qu’ils ont fait valoir devant la SAR, et demandent à la Cour de substituer son opinion à celle de la SAR. Ce n’est pas le rôle de la cour de révision : Vavilov, au para 83.

[25] L’analyse de la SAR est fondée sur un examen minutieux de la façon dont l’audience devant la SPR s’est déroulée, et la décision de la SAR explique le processus de raisonnement de manière claire. C’est tout ce qu’on exige d’un décideur. La décision sur ce point est raisonnable.

B. Allégations quant à la crédibilité

[26] Les demandeurs soutiennent que l’évaluation de leur crédibilité par la SPR et la SAR était déraisonnable. Leur ancienne avocate leur avait conseillé d’ajouter des détails à leurs récits, et ils n’ont pas vérifié les documents qui avaient été préparés en français. C’est seulement après avoir obtenu une traduction en espagnol qu’ils ont constaté des lacunes et des omissions. Donc, selon les demandeurs, il n’était pas approprié pour la SPR et la SAR de conclure à un manque de crédibilité au motif qu’il y avait des différences entre leurs récits et leurs témoignages.

[27] Cet argument des demandeurs ne peut être maintenu. La SAR a fait une analyse soigneuse de la preuve au dossier, et a noté plusieurs lacunes. Il n’est pas nécessaire de répéter tous les points soulevés par la SAR; quelques exemples sont suffisants.

[28] La SAR a noté la contradiction entre le témoignage des demandeurs et la preuve au dossier sur les démarches qu’ils auraient effectuées pour porter plainte contre l’agent de persécution. Leurs témoignages étaient confus : ils ont affirmé avoir attendu de quatre à cinq mois avant de porter plainte, mais la preuve au dossier montre qu’il ne s’est écoulé que quatre jours entre l’incident allégué et la plainte à la police. La SAR a noté que les demandeurs ont eu de la difficulté à témoigner au sujet des éléments centraux de leur demande d’asile, et elle a jugé que la nervosité, à elle seule, ne pouvait expliquer les divergences entre leurs témoignages et les documents soumis.

[29] De plus, la SAR a soulevé plusieurs incohérences dans la preuve déposée par les demandeurs. Par exemple, la SAR a noté que les demandeurs avaient produit trois récits différents à l’appui de leur demande d’asile. Ni la SPR ni la SAR n’a jugé convaincante leur explication concernant les divergences entre les versions.

[30] Je ne peux retenir l’argument des demandeurs sur ce point, pour deux motifs en particulier.

[31] Premièrement, ils n’ont pas suivi le processus établi pour aviser leur ancienne avocate des allégations de conduite inappropriée, comme ils devaient le faire : Cour fédérale, Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, de statut de réfugié et de citoyenneté, aux p 17-20. En l’absence d’un avis à l’ancienne avocate, ces allégations ne peuvent pas être retenues.

[32] Deuxièmement, les conclusions de la SAR en matière de crédibilité ne sont pas fondées seulement sur les problèmes liés à leurs récits modifiés. Effectivement, la SAR a aussi examiné leur comportement au Mexique, y compris le fait que l’événement aurait eu lieu en 2015 et qu’ils ont attendu plus de quatre ans avant de quitter leur pays. La SAR est d’accord avec la SPR pour dire qu’il est difficile de comprendre qu’un délai aussi long se soit écoulé, compte tenu de la crainte alléguée par les demandeurs à l’égard d’un cartel aussi puissant et brutal.

[33] Considérée dans son ensemble, l’analyse de la SAR quant à la crédibilité des demandeurs est raisonnable. La conclusion de la SAR selon laquelle leur crédibilité a été minée par les incohérences et les contradictions de leurs témoignages ainsi que par leur comportement après les incidents, est raisonnable.

[34] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[35] Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3969-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3969-22

INTITULÉ :

EDUARDO SERVIN GUAJARDO ET IRVING ALEJANDRO SERVIN GUAJARDO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 juillet 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 19 avril 2024

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS :

Le 28 MAI 2024

COMPARUTIONS :

Eduardo Servin Guajardo

Irving Alejandro Servin Guajardo

POUR LES DEMANDEURS

(POUR LEUR PROPRE COMPTE)

Me Chantal Chatmajian

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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