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Date : 20240418


Dossier : IMM-2948-22

Référence : 2024 CF 591

Ottawa (Ontario), le 18 avril 2024

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

ADRIANA CAROLINA JAIMES VARGAS

ALFREDO JOSE PARDO ODUBER

JUAN DAVID PARDO JAIMES

JUAN DIEGO PARDO JAIMES

parties demanderesses

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse principale, Adriana Carolina Jaimes Vargas, son épouse Aldredo Jose Pardo Oduber (« demandeur associée »), et leur deux enfants (collectivement « les Demandeurs »), sont citoyens de la Colombie. Ils demandent le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) qui conclut que les demandeurs n’ont ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[2] Les demandeurs, plaident que la décision n’est pas raisonnable en ce sens qu’elle n’a pas adéquatement considéré la demanderesse principale comme étant une personne vulnérable; que la SAR a erré dans son évaluation de l’analyse de la crédibilité; et que la SAR a erré dans sa considération des éléments de preuve au dossier.

[3] Pour les motifs détaillés ci-après, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire. Les demandeurs n’ont pas démontré que la SAR a erré et que sa décision est déraisonnable.

I. Contexte

[4] La demanderesse principale (DP) est ingénieure en environnement spécialisée en qualité, sécurité et santé au travail. Elle travaillait en tant que coordinatrice nationale des programmes sociaux pour la plus grande entreprise laitière de la Colombie. Dans ce rôle, elle était chargée de mener des négociations pour la vente et la commercialisation de produits laitiers.

[5] Elle allègue avoir reçu, le 22 août 2019, des menaces de mort de la part du groupe dénommé « Forces d’autodéfenses gaitanistes de Colombie » (FAGC). A compter du 2 septembre 2019, elle commence à en recevoir « presque tous les jours ». Le 13 septembre 2019, la DP aurait démissionné de son travail. Par la suite, la DP aurait retiré son fils de l’école, porté plainte aux autorités, informé son patron des menaces, et déménagé à quelques reprises. Les menaces ont malgré tout persisté.

[6] Selon le récit de la DP, le 5 octobre 2019, elle aurait reçu une enveloppe à son immeuble d’habitation à 7h05. Cette enveloppe contiendrait une menace. Craignant pour sa vie, les demandeurs quitteront la Colombie en destination au Canada en octobre 2019. Le 9 décembre 2019, ils présentent une demande d’asile. Depuis leur arrivée au Canada, d’autres membres de la famille ont continué de recevoir des menaces, y compris la mère de la DP.

[7] La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté la demande d’asile des demandeurs au motifs qu’ils n’étaient pas crédibles. La SPR a noté plusieurs incohérences et/ou contradictions entre le récit et le témoignage des demandeurs. La SPR n’a pas accepté l’explication de la DP pour les instances de comportement incompatible avec celui d’une personne dont la vie est menacée. De plus, la SPR reproche à la DP d’ajuster son témoignage au fur et à mesure alors qu’elle était interrogée sur certains points de son récit.

[8] La SAR a rejeté l’appel des demandeurs. La question déterminante pour la SAR est la crédibilité de la DP. La SAR a aussi rejeté la prétention des demandeurs que la SPR n’a pas pris en considération la vulnérabilité de la DP.

[9] Compte tenu du fait que les demandeurs avancent les mêmes arguments en l’instance que ceux qu'ils ont présentés devant la SAR, il n'est pas nécessaire de réexaminer la décision en détail à ce stade. Il suffit de fournir une résume des principaux points du raisonnement dans la décision de la SAR. Pour parvenir à la conclusion que l’appel doit être rejeté, la SAR a conclu que :

  • La SPR a pris en compte la vulnérabilité de la DP. Ayant écouté l’enregistrement de l’audience, la SAR conclu que la SPR a posé ses questions de façon directe, mais respectueuse. La SAR ne partageait pas l’avis des demandeurs selon lequel la SPR aurait eu une attitude générale de « défiance » contre la DP;

  • La SPR n’a pas erré dans l’examen de la crédibilité. Compte tenu des instances de comportement incompatible avec une personne dont leur vie est menacée (discuté en plus de détail ci-dessus), incluant sa décision de continuer de travailler pour la même entreprise après avoir reçu des menaces, le retour au domicile pour ramasser les effets personnels et courriel, la continuation des paiements pour leur appartement et le fait que la DP n’a pas changé son numéro de téléphone. La SAR a aussi noté que la mère de la DP n’aurait quitté les lieux qu’en novembre 2019 malgré le fait qu’elle a reçu des menaces.

[10] Pour toutes ces raisons, la SAR concluait que la SPR n’avait pas commis d’erreur, et que les demandeurs n’étaient pas crédibles. L’appel fut donc rejeté.

[11] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[12] La seule question en l’instance est : la décision de la SAR, était-elle déraisonnable?

[13] Les demandeurs invoquent trois moyens à l’appui de leur allégation selon laquelle la décision de la SAR est déraisonnable. Premièrement, ils prétendent que la SAR a erré en concluant que la SPR n’as pas erré du fait qu’il n’a pas considéré la vulnérabilité de la DP. Deuxièmement, ils soutiennent que la SAR a commis une erreur dans l’examen de crédibilité. Troisièmement, ils affirment que la SAR n’a pas pris en compte l’ensemble de la preuve.

[14] La décision de la SAR doit être examiné selon le cadre d’analyse énoncé dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et récemment affirmé dans Mason v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21. Pour être raisonnable, une décision doit être justifiée eu égard aux contraintes juridiques et factuelles applicables (Vavilov au paragraphe 85). Il incombe aux demandeurs de démontrer le caractère déraisonnable de la décision (Vavilov au paragraphe 100). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances reprochées « ne [sont] pas [...] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov au paragraphe 100).

[15] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur ». La cour de révision doit simplement être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » (Vavilov aux paragraphes 102, 104).

[16] La cour doit centrer son attention sur la décision prise par le décideur administratif, notamment sur sa justification. Ce n’est pas le rôle de la cour de révision d’apprécier à nouveau ou de réévaluer la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier ses conclusions de fait (Vavilov au paragraphe 125).

III. Analyse

A. La SAR a pris en compte la vulnérabilité de la demanderesse principale

[17] Les demandeurs affirment qu’il y a eu plusieurs passages de l’audience où la SPR a démontré une grande méfiance à l’endroit de la DP, même avant de lui donner la chance de répondre à la question. Ils signalent plusieurs occasions dans lesquelles la SPR perd facilement la patience et interrompt l’avocate des demandeurs qui essaie de faciliter la compréhension d’un mot ou une question.

[18] Selon les demandeurs, la SAR a dû tenir compte de la façon la SPR a traité la DP au cours de l’audience. Ils sont d’avis que la vulnérabilité de la DP aurait dû être considérée, et que la SAR a erré dans son analyse de l’application des Directives 8 : Procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés du Canada [Directives].

[19] Cet argument doit être rejeté car la question a été examiné par la SAR, et les demandeurs demandent à la Cour de conclure différemment. Or, aucun motif ne permet ou ne justifie à la Cour d’intervenir.

[20] Premièrement, aucune demande n’avait été faite afin que la DP soit désignée comme personne vulnérable. Il est pertinent que les demandeurs étaient représentés devant la SPR. D’ailleurs, sur ce point, la Cour fédérale a déjà établi que la SPR n’avait pas l’obligation d’appliquer la directive de sa propre initiative (Konecoglu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1370 aux paragraphes 29-30).

[21] Deuxièmement, la SAR a évalué la preuve au dossier et déterminé tout simplement qu’elle n’établissait pas que la DP souffrait réellement d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT). En effet, il n’y a pas eu de diagnostic effectué par un psychologue ou psychiatre. La DP a produit une lettre du Centre québécois d’aide aux victimes d’actes criminel (CAVAC). La lettre indique qu’elle recevait du soutien, mais aucune mention de TSPT n’y est faite.

[22] Troisièmement, malgré ces deux points, la SAR s’est tout de même penchée sur l’équité procédurale de l’audition devant la SPR. Elle concluait notamment que la SPR avait fait preuve de sensibilité et que l’absence de désignation en vertu des Directives n’aurait pas eu d’impact sur l’évaluation de la crédibilité.

[23] La Cour devrait agir avec déférence quant à la conclusion de la SAR sur ce point, considérant le fait qu’il s’agit d’une détermination factuelle, et que la SAR a eu l'occasion d'écouter l'enregistrement de l’audience plutôt que la transcription non-officielle qu’ont fournie les demandeurs.

B. La SAR n’a pas erré dans l’examen de la crédibilité

[24] Les conclusions de la SAR quant à la crédibilité sont fondées sur des conclusions sur le comportement des demandeurs, ainsi que le témoignage de la DP. Je les traiterai dans l'ordre suivant : en examinant les conclusions de la SAR, les arguments des demandeurs et mon analyse de l'argumentation sur chaque point.

(1) Comportement incompatible

[25] La SAR a tiré une inférence négative parce qu’elle a trouvé que le comportement des demandeurs après avoir reçu des menaces était incompatible avec ce qu’on attend d’une personne craignant pour sa vie. La SAR a noté la fréquence et la gravité des menaces qui lui étaient proférées, et elle n’était pas convaincu par les explications des demandeurs pour leurs actions.

[26] Les demandeurs soulèvement les mêmes arguments que ceux qu’ils ont soulevés devant la SAR sur plusieurs points, et cela ne suffit pas pour justifier l’intervention de la Cour dans un contrôle judiciaire. Compte tenu de ma conclusion que les demandeurs n’ont pas établi que l’analyse de la SAR est déraisonnable, il n’est pas nécessaire de discuter chaque élément de la décision quant à la crédibilité. Quelques exemples suffisent.

[27] Le récit de la DP indique qu’elle a quitté son poste quand les menaces ont commencé; elle a témoigné qu’elle a continué de travailler à distance, et que tout ce qu’elle faisait c’était de fermer les comptes et de passer l’information afin d’assurer une transition de ses responsabilités. La SAR a noté quelques problèmes avec cette histoire. Par exemple, la DP disait avoir démissionné le 13 septembre 2019, mais elle a déposé la documentation indiquant qu’elle était directement impliquée dans un incident qui a eu lieu le 6 octobre 2019 (la disparation du véhicule de l’entreprise).

[28] De plus, la SAR a tiré une inférence négative du fait que la DP a continué de travailler pour la même entreprise, malgré le fait que les menaces qu’elle a reçues sont liée directement à son travail. La SAR n’a pas trouvé convaincante l’explication de la DP qu’elle travaillait pour la même entreprise pendant 11 ans, et qu’elle doit donner un avis raisonnable avant de quitté son poste.

[29] En plus de cela, la SAR a trouvé le fait que la DP n’a pas changé son numéro de téléphone un conduit incompatible, compte tenu du fait qu’elle ait reçu de nombreux appels téléphoniques menaçants à ce numéro. Les demandeurs soutiennent que la SAR a erré en ignorant leur preuve quant au fait qu’ils ont été instruit par les autorités colombiennes de garder le même numéro de téléphone afin que les autorités puissent intercepter et situer les personnes qui faisaient les menaces.

[30] Le problème avec la position des demandeurs est que la preuve ne correspond pas à leur explication. En effet, contrairement à ce que prétendent les demandeurs, l’extrait qu’ils citent ne démontre pas que les autorités auraient « instruit » ou « indiqué » à la DP de conserver son numéro de téléphone. La SAR a tenu compte de l’explication, mais ne l’a pas trouvé convaincante.

[31] Il n'est pas nécessaire de continuer à discuter chaque élément de cette question. En résumé, il s’agit d’un simple désaccord entre les demandeurs et la SAR, soit d’une invitation à la Cour d’apprécier la preuve à nouveau., Aucune de ces arguments ne peut justifier l’intervention de la Cour en contrôle judiciaire.

C. Analyse de la crédibilité sur l’ensemble des preuves

[32] Les demandeurs soutiennent que la SAR a erré en n’ayant pas analysé tous les éléments de preuve dont elle disposait afin d’évaluer leur crédibilité. En appui, ils citent un nombre d’éléments de preuve qu’ils ont soumis. Entres autres, ils soutiennent que la SAR a erré en ne prenant pas en compte certains éléments de preuve extrêmement importants, dont le rapport du conducteur qui s’est fait enlever pendant l’incident qui a eu lieu le 2 octobre 2019.

[33] Il y a plusieurs raisons de rejeter cet argument. Le fait que la SAR n'ait pas énuméré et discuté chaque élément de preuve présenté par les demandeurs ne constitue pas une erreur. Je suis d’accord avec les demandeurs qu’une décision peut être déraisonnable lorsque le décideur ne réfère pas à un élément de preuve important qui contredit la conclusion sur un point important.

[34] En l’instance, la preuve que les demandeurs identifient serait le rapport du conducteur qui s’était fait enlever. Or, cet élément de preuve n’était pas un élément de preuve contradictoire. En effet, la SAR ne remettait pas en question les allégations quant à la disparition du véhicule. Par contre, l’analyse de la SAR sur ce point était axée sur les représentations de la DP quant à son implication dans cette histoire, ainsi que l’existence d’une crainte subjective des demandeurs au vu de leur comportement incompatible. Il n’est donc pas question d’une preuve contradictoire ici.

[35] La jurisprudence est claire que la SAR n’était pas tenue de référer à tous les éléments de preuve au dossier—uniquement la preuve qui contredit directement ses conclusions sur des points essentiels de l'analyse (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF)).

[36] La SAR a conclu que les contradictions entre le récit des demandeurs et leur témoignage minent leur crédibilité, et que leur comportement n’était pas aligné à celui de personnes craignant pour leur vie. Il y a jurisprudence abondante qui confirme qu’une « accumulation d’invraisemblances et d’incohérences portant sur des éléments importants du récit justifie une conclusion négative à l’égard de la crédibilité » (Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1032 au paragraphe 17). Ce principe semble avoir proprement été appliqué par la SAR.

[37] Pour conclure sur ce point, il faut souligner qu’en règle générale, les conclusions quant à la crédibilité font partie du processus de recherche des faits et doivent recevoir une déférence considérable à l’occasion d’un contrôle judiciaire. De telles conclusions requièrent un degré élevé de retenue judiciaire et il n’y a lieu de les infirmer que « dans les cas les plus évidents » (Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 720 au paragraphe 12, cité avec approbation dans Malik c Canada (Citoyenneté et immigration), 2022 CF 1097 au paragraphe 10).

[38] Ainsi, le fardeau qui incombe aux demandeurs est lourd. Et je suis d’avis que les demandeurs ne s’en sont pas déchargé dans le présent contrôle judicaire.

[39] La décision possède les attributs d’intelligibilité, de transparence et de justification requis en vertu de la norme de la décision raisonnable (Vavilov), et aucun motif ne justifie l’intervention de la Cour.

[40] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs devrait être rejetée.

[41] Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 


JUGEMENT au dossier IMM-2948-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2948-22

INTITULÉ :

ADRIANA CAROLINA JAIMES VARGAS, ALFREDO JOSE PARDO ODUBER, JUAN DAVID PARDO JAIMES ET JUAN DIEGO PARDO JAIMES c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 juin 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 18 avril 2024

COMPARUTIONS :

Me Ana Mercedes Henriquez

POUR LES PARTIES DEMANDERESSES

Me Mathieu Laliberté

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Henriquez Avocate Inc.

Montréal, Québec

POUR LES PARTIES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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