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Date : 20240501


Dossier : T-1805-21

Référence : 2024 CF 663

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2024

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

CHRISTOPHER LILL

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Monsieur Lill, un détenu fédéral, demande le contrôle judiciaire du rejet d’un grief dans lequel il allègue avoir fait l’objet de harcèlement ou de représailles. J’accueille sa demande à l’égard d’un seul événement visé par le grief, à savoir le transfert involontaire d’urgence de M. Lill vers un établissement à sécurité moyenne. Les motifs donnés par le décideur ne démontrent pas que celui-ci s’est véritablement penché sur les allégations de M. Lill concernant le caractère injustifié de son transfert. Quant à tous les autres événements visés par le grief, la décision est raisonnable. Monsieur Lill ne fait que m’inviter à substituer mon appréciation des faits à celle du décideur, ce qui n’est pas le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire.

I. Contexte

[2] Monsieur Lill est un détenu qui purge une peine d’emprisonnement à perpétuité depuis 2007. Il est actuellement détenu à l’Établissement de Cowansville, un établissement à sécurité moyenne géré par le Service correctionnel du Canada [le Service].

[3] La présente demande de contrôle judiciaire porte sur un grief qui visait une série d’événements qui se sont produits alors que M. Lill se trouvait au secteur à sécurité minimale de l’Établissement Archambault, où il avait été transféré à la suite de la réévaluation de sa cote de sécurité en septembre 2018.

[4] Depuis son incarcération, M. Lill a eu fréquemment recours à la procédure de grief prévue à l’article 90 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la Loi]. En particulier, au début de mars 2020, il a présenté un grief concernant le comportement de l’un des gestionnaires de l’Établissement Archambault, M. Bazinet. De plus, M. Lill a introduit plusieurs instances en Cour fédérale. L’une d’entre elles porte sur des faits qui se sont déroulés notamment à l’Établissement de La Macaza en 2011. Cette affaire a été tranchée après les événements qui font l’objet du présent dossier : Lill c Canada, 2022 CF 580. Au moment des faits qui nous intéressent, le secteur à sécurité minimale de l’Établissement Archambault était dirigé par M. Lalande, qui était le directeur de l’Établissement de La Macaza en 2011.

[5] Monsieur Lill soutient qu’après le dépôt du grief contre M. Bazinet en mars 2020, il a fait l’objet de harcèlement et de représailles de la part de la direction de l’Établissement Archambault. Au cours des deux mois suivants, il aurait été suspendu de son travail de peintre, on aurait négligé de répondre à ses requêtes, il aurait fait l’objet d’une enquête injustifiée et de menaces concernant un appel qu’il a fait à l’Agence de la santé publique du Canada et la sous-directrice de l’établissement l’aurait photographié sans son consentement.

[6] En mai 2020, M. Lill a présenté un grief final portant sur les faits mentionnés au paragraphe précédent.

[7] Le 25 juin 2020, M. Lill a été transféré d’urgence au secteur à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault, en vue du rehaussement de sa cote de sécurité. Cependant, au cours des jours suivants, M. Lill a accepté d’être transféré au Centre fédéral de formation 600 [le CFF], un établissement à sécurité minimale. Sa cote de sécurité a été maintenue.

[8] À cette époque, M. Lill souhaitait être transféré au Centre de guérison Waseskun. Sa candidature a initialement été acceptée. Cependant, après avoir reçu de nouveaux renseignements concernant le comportement de M. Lill au CFF, le Centre de guérison Waseskun a changé d’avis et a refusé sa candidature.

[9] Monsieur Lill a alors présenté un addendum à son grief, dans lequel il allègue que son transfert au secteur à sécurité moyenne et le refus de sa candidature au Centre de guérison Waseskun constituent d’autres actes de harcèlement ou de représailles.

[10] Le 9 octobre 2021, le Commissaire adjoint aux politiques du Service a rejeté le grief de M. Lill. Celui-ci présente maintenant une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

[11] Monsieur Lill a aussi présenté une demande de contrôle judiciaire concernant certains événements survenus au CFF, qui ont conduit au rehaussement de sa cote de sécurité et à son transfert à l’Établissement de Cowansville. Cette demande fait l’objet d’un jugement distinct : Lill c Canada (Procureur général), 2024 CF 664.

II. Analyse

[12] J’accueille en partie la demande de M. Lill. En ce qui a trait au transfert de M. Lill vers le secteur à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault, le Commissaire adjoint n’a pas fourni des motifs qui démontrent qu’il s’est attaqué aux arguments principaux de M. Lill. Sa décision est donc déraisonnable à cet égard. En ce qui a trait à toutes les autres questions soulevées par M. Lill, cependant, le Commissaire adjoint a rendu une décision raisonnable.

A. La norme de contrôle et la nature des questions en litige

[13] D’entrée de jeu, je signale que le fond de la décision du Commissaire adjoint doit être contrôlé selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a indiqué que, sauf de rares exceptions, les tribunaux appelés à statuer en contrôle judiciaire doivent faire preuve de retenue et se demander si le décideur administratif a rendu une décision raisonnable et non si cette décision est correcte. Depuis l’arrêt Vavilov, notre Cour a appliqué la norme de la décision raisonnable au contrôle de décisions rendues au terme du processus de grief prévu par la Loi.

[14] À l’audience, M. Lill a soutenu que la norme de la décision correcte devait s’appliquer puisque sa liberté résiduelle est en jeu. Or, même dans le cadre d’un recours en habeas corpus, la décision de transférer un détenu dans un autre établissement est examinée en fonction de la norme du caractère raisonnable : Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au paragraphe 65, [2014] 1 RCS 502 [Khela]. J’ai du mal à comprendre pourquoi il en irait différemment dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

[15] Dans son mémoire et dans sa plaidoirie, M. Lill a soulevé un certain nombre d’arguments qu’il relie à l’équité procédurale. Comme je l’ai fait remarquer à l’audience, certains de ces arguments ont plutôt trait au fond de la décision. C’est le cas, par exemple, d’allégations selon lesquelles le Commissaire adjoint n’aurait pas tenu compte de certaines preuves, aurait omis de mentionner celles-ci dans ses motifs ou n’aurait pas fourni des motifs suffisamment étoffés. L’analyse de ces arguments est intégrée dans l’analyse du caractère raisonnable de la décision.

B. Le caractère raisonnable de la décision

[16] En substance, M. Lill faisait valoir dans son grief qu’il avait été victime de harcèlement et de représailles en raison du fait qu’il a présenté divers autres griefs et entrepris une action en dommages-intérêts contre le Service. Il a fourni une description détaillée d’une série d’incidents qui, selon lui, constituaient du harcèlement ou des représailles.

[17] Il incombait donc au Commissaire adjoint d’examiner ces incidents et de déterminer s’ils constituaient du harcèlement ou des représailles à l’égard de M. Lill. La directive du Commissaire [DC] 081, Plaintes et griefs des délinquants, définit le harcèlement de la manière suivante :

Harcèlement : tout comportement inapproprié de la part d’un ou de plusieurs employés, délinquants, visiteurs ou bénévoles à l’égard d’une autre personne, et dont l’auteur ou les auteurs savaient ou auraient raisonnablement dû savoir qu’il serait offensant ou préjudiciable. Le harcèlement comprend tout acte, propos ou exhibition répréhensible qui diminue, rabaisse, humilie ou embarrasse une personne, ou tout acte d’intimidation ou de menace. Il comprend également le harcèlement au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Harassment: any improper conduct by one or more employees, offenders, visitors or volunteers, that is directed at and offensive to another person, and that the individual knew or ought reasonably to have known to cause offence or harm. It comprises any objectionable act, comment or display that demeans, belittles, or causes personal humiliation or embarrassment, and any act of intimidation or threat. It includes harassment within the meaning of the Canadian Human Rights Act.

[18] La DC 081 ne définit pas le concept de représailles, mais il va de soi qu’il s’agit d’une mesure qui est prise parce qu’un détenu a exercé un recours prévu par la loi.

[19] Dans ce contexte, le Commissaire adjoint devait examiner chaque incident allégué par M. Lill et déterminer s’il s’agissait de harcèlement ou de représailles. À cet égard, il faut garder à l’esprit que le fardeau de la preuve incombait à M. Lill. Dans les pages qui suivent, j’examine, pour chaque incident, les faits allégués par M. Lill, la décision du Commissaire adjoint et les arguments invoqués par M. Lill pour soutenir que la décision est déraisonnable.

(1) La suspension de l’emploi de peintre

[20] Vers la mi-mars 2020, M. Lill a refusé de travailler comme peintre en raison de ses craintes de contracter la COVID-19 en effectuant les tâches de son emploi. Le 30 mars, il a été suspendu de son emploi pour avoir refusé de se présenter au travail sans excuse valable. Le 15 avril, le comité d’intervention correctionnelle a confirmé cette décision, lors d’une rencontre à laquelle M. Lill a participé.

[21] Dans sa décision concernant le grief, le Commissaire adjoint a conclu que la suspension de M. Lill ne constituait pas du harcèlement, puisque la suspension avait été justifiée sans faire référence aux griefs présentés par M. Lill.

[22] La décision du Commissaire adjoint est raisonnable. Monsieur Lill a contesté sa suspension en suivant la procédure établie. Le comité chargé de statuer sur cette demande a conclu que la suspension était justifiée. Le Commissaire adjoint pouvait se fonder sur les conclusions du comité et en déduire que si la suspension était justifiée, elle ne constituait pas du harcèlement. J’ajouterais qu’il est évident qu’elle ne constitue pas non plus des représailles, pour les mêmes raisons.

(2) La réponse aux requêtes

[23] Dans son grief, M. Lill fait reproche à la direction de l’Établissement Archambault d’avoir donné une directive au personnel selon laquelle il fallait donner des réponses évasives à ses requêtes. Dans sa décision, le Commissaire adjoint conclut qu’aucune directive de cette nature n’a été donnée. Devant notre Cour, M. Lill n’explique pas en quoi la conclusion du Commissaire adjoint serait incompatible avec la preuve. À cet égard, un certain nombre de requêtes écrites figurant au dossier visaient simplement à contester la décision du comité chargé de statuer sur la fin de l’emploi de peintre de M. Lill. J’estime que la décision du Commissaire adjoint concernant cet aspect du grief était raisonnable.

(3) L’appel à l’Agence de la santé publique

[24] Le 4 mai 2020, M. Lill a effectué un appel à l’Agence de la santé publique du Canada pour faire état de ses préoccupations liées aux mesures prises par l’Établissement Archambault en réponse à la pandémie de la COVID-19. Étant donné que le numéro de téléphone de l’Agence ne figurait pas dans la liste des appels autorisés de M. Lill, une enquête a eu lieu dès le lendemain. Des agents ont insinué que M. Lill possédait un téléphone cellulaire de contrebande. Celui-ci a plutôt expliqué qu’il avait fait l’appel en compagnie de son avocate. Après que M. Lill a fourni des relevés d’appels de son avocate, il semble que l’affaire n’a pas eu de suite.

[25] Dans son grief, M. Lill soutient que ces démarches constituent du harcèlement ou des représailles. Dans sa décision, le Commissaire adjoint constate que l’enquête était justifiée et qu’aucune menace n’avait été proférée durant les rencontres en question. Il rejette donc le grief à cet égard.

[26] Dans ses observations écrites, M. Lill soutient que l’agent qui l’a rencontré a tenu des propos « intimidants, humiliants et dégradants » à son endroit et qu’il a omis de préparer un rapport d’observation au terme de la rencontre. Il prétend que l’analyste n’a pas effectué des démarches suffisantes afin d’établir les faits.

[27] L’analyste a transmis un courriel à l’Établissement Archambault, demandant plus de précisions au sujet des allégations de M. Lill concernant la rencontre du 5 mai. La réponse précisait que M. Lill n’avait reçu aucune menace et qu’on n’avait pas abordé la question de son transfert éventuel. Or, rien dans les lignes directrices n’obligeait l’analyste à effectuer des démarches additionnelles. Le Commissaire adjoint disposait donc d’éléments de preuve contradictoires. Il lui revenait de déterminer le poids qu’il convenait d’accorder aux affirmations de M. Lill et à la réponse reçue de l’établissement. Comme la Cour suprême l’a rappelé dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 126, une conclusion de fait n’est déraisonnable que « si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte ». En l’espèce, les motifs donnés par le Commissaire adjoint démontrent que celui-ci était conscient qu’il était confronté à des versions contradictoires. Monsieur Lill ne m’a pas convaincu qu’il était déraisonnable pour le Commissaire adjoint de préférer la preuve émanant de l’établissement.

[28] Par ailleurs, M. Lill ne m’a pas convaincu qu’il y a eu manquement à la DC 568-2, Consignation et communication de l’information et des renseignements de sécurité, parce qu’aucun rapport n’a été rédigé concernant la rencontre du 5 mai 2020. Comme je l’ai mentionné plus haut, tout indique que le personnel de l’établissement a été éventuellement satisfait des explications données par M. Lill et des relevés d’appels fournis par son avocate. Il n’y avait donc aucun risque de sécurité justifiant la rédaction d’un rapport.

(4) La prise de photographies sans consentement

[29] Dans son grief, M. Lill met l’accent sur un événement survenu le 6 mai 2020. Ce jour-là, il se trouvait à l’extérieur en compagnie d’autres détenus. La sous-directrice de l’établissement, Mme Champagne, aurait estimé que ceux-ci ne respectaient pas les consignes de distanciation liées à la COVID-19. Elle aurait pointé son téléphone cellulaire de travail en direction de ce groupe de détenus, apparemment afin de solliciter l’intervention d’agents correctionnels pour mettre fin à la situation.

[30] Dans sa présentation datée du 30 mai 2020, M. Lill fait essentiellement valoir que Mme Champagne a pris des photographies de lui sans son consentement, ce qui serait contraire aux politiques du Service et constituerait une forme de harcèlement. D’autres employés de l’établissement auraient reconnu l’existence de ces photographies. Dans un addendum non daté, M. Lill a ajouté que Mme Champagne aurait admis à une enquêtrice du Bureau de l’enquêteur correctionnel qu’elle avait pointé son téléphone cellulaire vers lui, mais qu’elle n’aurait pas pris de photographie.

[31] Le Commissaire adjoint a constaté qu’aucune photographie n’avait pu être retracée lors de l’analyse du grief. Il a conclu que Mme Champagne avait pointé son téléphone cellulaire vers M. Lill, mais qu’elle n’avait pris aucune photographie, et qu’elle avait agi dans l’exercice de ses fonctions puisque M. Lill ne respectait pas les règles de sécurité liées à la COVID-19. Par conséquent, le Commissaire adjoint a conclu qu’il n’y avait pas eu de harcèlement.

[32] À l’étape du contrôle judiciaire, M. Lill soutient principalement que le Commissaire adjoint a omis de tenir compte de l’aveu que Mme Champagne aurait fait à l’enquêtrice du Bureau de l’enquêteur correctionnel, à savoir que son geste aurait constitué une « blague de mauvais goût ». Or, M. Lill n’a pas mentionné cette question, ni dans sa présentation initiale, ni dans son addendum. Sa seule prétention était que malgré ses dénégations, Mme Champagne avait bel et bien pris des photographies de lui. Monsieur Lill ne peut donc prétendre que la décision du Commissaire adjoint est déraisonnable pour avoir omis de traiter un argument qui ne lui avait pas été présenté. À mon avis, étant donné le caractère exhaustif des prétentions écrites de M. Lill, le Commissaire adjoint n’était pas tenu de se mettre à la recherche de renseignements additionnels qui seraient susceptibles d’étayer le grief.

[33] De manière plus générale, à la lumière de la description de l’événement qui figure au dossier, j’ai du mal à comprendre comment la situation peut constituer du harcèlement ou des représailles. La conclusion du Commissaire adjoint est donc raisonnable.

[34] À l’audience, M. Lill a affirmé qu’il était possible que les agents correctionnels aient mis des photographies de détenus sur les réseaux sociaux ou aient utilisé celles-ci à des fins inappropriées. Cependant, il n’a présenté aucune preuve à cet égard. Dans le cadre du processus de grief, le fardeau de la preuve revient au détenu. Celui-ci ne peut s’en décharger en invoquant de pures hypothèses.

(5) La fouille des effets personnels

[35] Dans un addendum à son grief, M. Lill a également affirmé que lors de son transfert au secteur à sécurité moyenne le 25 juin 2020, les agents correctionnels avaient fouillé deux boîtes qui contenaient des documents juridiques liés à ses griefs et aux instances qu’il a introduites en Cour fédérale. Il souligne que quatre disquettes étaient manquantes lorsqu’on lui a remis ces boîtes.

[36] En réponse à ces allégations, le Commissaire adjoint a constaté que les disquettes ont été saisies parce qu’elles ne figuraient pas dans la liste des effets personnels de M. Lill, mais qu’elles lui ont été remises peu de temps après. Le Commissaire adjoint concède que des manquements procéduraux se sont produits dans le cadre du transfert des effets personnels de M. Lill. Cependant, il conclut que cette situation n’a pas de lien avec la direction de l’Établissement Archambault et il rejette cette partie du grief.

[37] Monsieur Lill ne m’a pas convaincu que cette décision est déraisonnable. Bien sûr, il a fait valoir son insatisfaction à l’égard du transfert de ses effets personnels de l’Établissement Archambault au CFF. Cependant, il n’a pas attiré mon attention sur un élément de preuve que le Commissaire adjoint aurait ignoré. Il n’a pas non plus démontré que le Commissaire adjoint se serait « fondamentalement mépris » dans son analyse de la preuve, pour reprendre les termes employés par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov. Même si les procédures applicables n’ont pas été entièrement respectées, rien ne démontre que les agents correctionnels aient agi pour humilier, diminuer ou embarrasser M. Lill. Rien ne démontre non plus qu’ils aient été motivés par un désir de punir M. Lill pour les recours qu’il a exercés.

[38] À l’audience, M. Lill a également mentionné que lors de son transfert, le personnel de l’Établissement Archambault avait manipulé et endommagé certains objets de médecine autochtone qui lui appartenaient. Cette situation n’est pas mentionnée dans le grief qui a donné lieu à la présente demande de contrôle judiciaire, mais fait l’objet d’une instance distincte devant notre Cour. Pour cette raison, je ne me prononcerai pas à ce sujet.

(6) Le déplacement provisoire au secteur à sécurité moyenne

[39] Le 25 juin 2020, M. Lill a été transféré d’urgence au secteur à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault. Ce transfert s’appuyait sur les lignes directrices [LD] 710-2-4, Déplacements au sein des établissements regroupés / à niveaux de sécurité multiples, qui prévoit qu’un transfert peut être effectué d’urgence s’il y a des motifs liés à la sécurité. Dans l’avis qui a été remis à M. Lill, il est mentionné que le transfert est justifié par son caractère réfractaire à l’autorité, son oisiveté et son refus de travailler, la nécessité d’intervenir auprès de lui pour régler différents conflits et ses relations difficiles avec le personnel. On concluait que M. Lill nécessitait un niveau d’encadrement qu’un établissement à sécurité minimale n’était pas en mesure d’offrir. De plus, un gestionnaire aurait entendu M. Lill affirmer qu’il allait « sacrer son camp », ce qui a donné lieu à une crainte d’évasion.

[40] Dans un addendum à son grief, M. Lill relate ces faits et suggère que l’ensemble des circonstances donne à penser que le risque d’évasion n’était qu’un prétexte et que son transfert d’urgence vers le secteur à sécurité moyenne était injustifié. Il demande d’ailleurs, à titre de mesure corrective, que ce transfert soit déclaré injustifié. En effet, dans les jours qui ont suivi, l’agent de libération conditionnelle [ALC] de M. Lill a admis que l’expression « sacrer son camp » signifiait que celui-ci désirait être transféré au Centre de guérison Waseskun. De plus, l’ALC a informé M. Lill que sa cote de sécurité ne serait pas rehaussée s’il acceptait d’être transféré au CFF, un autre établissement à sécurité minimale.

[41] Une évaluation en vue d’une décision [ÉVD] a été complétée au cours des jours suivants. Dans ce document, le personnel affirme que le transfert d’urgence vers le secteur à sécurité moyenne était justifié le 25 juin en raison de l’affirmation de M. Lill, mais que le rehaussement de sa cote de sécurité n’était plus justifié, puisqu’il était maintenant « dans de meilleures dispositions ». On affirmait plutôt qu’il devait être transféré au CFF en raison de ses conflits avec des membres du personnel de l’Établissement Archambault.

[42] Monsieur Lill soutient qu’un tel revirement démontre que son transfert d’urgence était injustifié et qu’il constituait clairement des représailles, soit en raison d’une poursuite en Cour fédérale qui impliquait le directeur de l’établissement, soit parce qu’il avait refusé un emploi à la cuisine de l’établissement.

[43] Dans sa décision, le Commissaire adjoint écrit ceci :

Tel qu’indiqué dans la chronologie susmentionnée, vous avez été déplacé dans le secteur médium de l’ÉA en date du 2020-06-25, dans l’attente de la réévaluation de votre cote de sécurité, puisque des renseignements laissaient craindre pour votre risque d’évasion à ce moment. En date du 2020-06-26, un Avis de recommandation de déplacement/transfèrement non sollicité vous a été remis par un membre du personnel, conformément aux dispositions des LD 710-2-4.

Cela dit, lors de la réévaluation de votre cote de sécurité, il fut décidé de maintenir votre cote de sécurité minimum et de vous transférer vers le CFF (600), puisqu’un retour au secteur minimum de l’ÉA n’était pas envisageable étant donné vos conflits avec les membres du personnel. Ceci est également conforme aux dispositions des LD 710-2-4. Puisque les politiques ont été respectées et que votre utilisation du processus de règlement de plaintes et de griefs ou votre refus de travailler n’étaient pas la raison de votre déplacement provisoire, il ne peut être conclu que vous avez subi du harcèlement de la part de la direction de l’ÉA lors de cette situation. Cette partie de votre grief est donc refusée.

[44] Ces motifs succincts ne démontrent pas que le Commissaire adjoint s’est véritablement penché sur l’argument qui était au cœur du grief de M. Lill, à savoir l’absence de justification de son transfert au secteur à sécurité moyenne. En faisant allusion au risque d’évasion, le Commissaire adjoint ne remet pas en question les affirmations contenues dans l’ÉVD à ce sujet. Il ne démontre pas qu’il a pris en considération les éléments mentionnés plus haut, qui tendent à démontrer que personne n’a réellement cru au risque d’évasion et que les autres motifs invoqués ne revêtaient pas un caractère urgent. Le simple fait que l’on ait suivi les procédures établies par les lignes directrices ne démontre pas que la décision était justifiée. Si les lignes directrices permettent qu’un détenu soit transféré d’urgence en cas de risque lié à la sécurité, encore fallait-il que le Commissaire adjoint détermine s’il y avait véritablement un tel risque lié à la sécurité. Comme la Cour suprême l’a souligné au paragraphe 128 de l’arrêt Vavilov :

[…] le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise.

[45] Cet aspect de la décision est donc déraisonnable. Elle devra être annulée et renvoyée au Commissaire adjoint pour un nouvel examen. Il se peut que, pour rendre une décision, le Commissaire adjoint doive recueillir davantage d’éléments de preuve que ceux qui figurent au dossier. Je n’entends pas me prononcer moi-même sur l’issue de ce nouvel examen.

(7) Le refus de la candidature au Centre de guérison Waseskun

[46] Le dernier élément du grief de M. Lill a trait au refus de sa candidature au Centre de guérison Waseskun. Monsieur Lill y avait initialement été accepté le 3 août 2020. Cependant, le Centre de guérison Waseskun a changé d’avis et a refusé sa candidature le 20 août 2020, après avoir reçu de nouvelles informations. En particulier, on notait que depuis son arrivée au CFF à la mi-juillet, M. Lill avait une attitude de confrontation, ne respectait pas ses engagements et avait nécessité plusieurs interventions.

[47] Dans son grief, M. Lill soutient que cette décision a été prise quelques jours à peine après une conférence de gestion de l’instance dans une action qu’il a intentée en Cour fédérale, lors de laquelle le directeur de l’Établissement Archambault a été assigné à témoigner. Il affirme également avoir reçu un appel d’un responsable du Centre de guérison Waseskun, qui lui aurait affirmé que de nouvelles informations lui avaient été transmises par un membre du personnel de l’Établissement Archambault.

[48] Eu égard à cette question, le Commissaire adjoint a écrit ceci dans sa décision :

Tel que démontré dans la chronologie susmentionnée, l’équipe de recrutement du Centre de guérison Waseskun a déterminé que votre comportement, depuis votre arrivée au CFF (600), n’était pas conforme à votre contrat de comportement. Par conséquent, le directeur du Centre de guérison Waseskun a décidé de refuser votre candidature. Au palier national, il est déterminé que vous ne démontrez pas en quoi la direction de l’ÉA aurait joué un rôle dans la décision de refuser votre candidature, et ce, en guise de représailles. En effet, tel que démontré à votre dossier, celle-ci a été prise par le directeur du Centre de guérison Waseskun, alors que vous résidiez au CFF (600). Dès lors, cette partie de votre grief est refusée.

[49] Au stade du contrôle judiciaire, M. Lill allègue essentiellement que le Commissaire adjoint aurait dû retenir sa version des faits selon laquelle c’est un membre du personnel de l’Établissement Archambault qui aurait incité la direction du Centre de guérison Waseskun à changer d’avis. Or, la preuve démontre que la direction du Centre de guérison Waseskun était déjà au courant des réserves exprimées par la direction de l’Établissement Archambault au moment de la décision initiale de retenir la candidature de M. Lill. Elle démontre également que c’est en raison du comportement de M. Lill au CFF que le Centre de guérison Waseskun a subséquemment changé d’avis. Dans ces circonstances, le Commissaire adjoint pouvait raisonnablement conclure que ce changement d’avis ne constituait pas une mesure de représailles de la part de la direction de l’Établissement Archambault.

C. Le grief 351

[50] Dans la présentation de son grief, M. Lill renvoie à d’autres griefs qu’il a présentés concernant divers événements qui ont eu lieu à l’Établissement Archambault. En particulier, il renvoie au grief no V3R00060351, que j’appellerai le grief 351. (Dans son mémoire, M. Lill utilise un autre numéro, mais il renvoie manifestement à ce grief.) Ce grief porte sur la conduite d’un gestionnaire correctionnel, M. Bazinet. Selon M. Lill, ce grief constituerait l’une des raisons, voire la raison principale, pour lesquelles M. Bazinet et les autres gestionnaires de l’Établissement Archambault ont entrepris des mesures de représailles contre lui. Il reproche au Commissaire adjoint d’avoir omis de mentionner ce grief et d’en avoir analysé les allégations.

[51] Or, dans sa décision, le Commissaire adjoint mentionne le grief 351 dans un tableau qui résume les allégations de M. Lill et les griefs ou instances judiciaires associés à ces allégations. À l’égard du grief 351, il mentionne explicitement : « Vous êtes d’avis que les représailles ont débuté à la suite de la présentation de vos griefs. » Il démontre ainsi qu’il saisit parfaitement la substance des allégations de M. Lill. Pour trancher l’affaire, il n’était cependant pas nécessaire d’étudier le fond du grief 351. Le Commissaire adjoint devait plutôt se demander si, en raison de la présentation du grief 351 ou d’autres recours, la direction de l’Établissement Archambault avait pris des mesures de représailles envers M. Lill. C’est précisément la démarche que le Commissaire adjoint a suivie. L’omission d’entreprendre une analyse détaillée du fond du grief 351 ne rend donc pas la décision déraisonnable.

III. Conclusion

[52] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie en partie. La décision du Commissaire adjoint sera annulée uniquement en ce qui a trait au transfert involontaire d’urgence de M. Lill au secteur à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault. L’affaire sera renvoyée au Commissaire adjoint pour qu’il statue à nouveau sur cette question. La décision est maintenue quant aux autres questions soulevées.

[53] Je n’adjugerai pas de dépens en l’espèce. Je rends également jugement concernant une autre demande de contrôle judiciaire présentée par M. Lill : Lill c Canada (Procureur général), 2024 CF 664. Étant donné que certains arguments que M. Lill a fait valoir dans cette autre demande sont fondés et que la présente demande est partiellement accueillie, mais que les demandes sont rejetées quant au reste, je suis d’avis de ne pas adjuger de dépens.

 


JUGEMENT dans le dossier T-1805-21

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie.
  2. La décision rendue par le Commissaire adjoint, politiques du Service correctionnel du Canada le 9 octobre 2021 est annulée uniquement en ce qui a trait au transfert involontaire d’urgence de M. Lill au secteur à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault.
  3. Cette question est renvoyée au Commissaire adjoint, politiques pour un nouvel examen.
  4. La décision est maintenue quant aux autres questions.
  5. Il n’y a pas d’adjudication de dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-1805-21

 

INTITULÉ :

CHRISTOPHER LILL c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 mars 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er mai 2024

 

COMPARUTIONS :

Christopher Lill

 

Pour le demandeur

(se représente lui-même)

 

Francis Legault-Mayrand

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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