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Date : 20240426


Dossier : IMM-6033-23

Référence : 2024 CF 640

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2024

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

SAFA YOU BAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] En 2016, le demandeur arrive au Canada en provenance de Chine, sans papier d’identité ou document de voyage, et il demande l’asile. Il se décrit comme un citoyen de la Guinée et invoque une crainte de retour en Guinée basée sur son affiliation politique avec le parti de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDC) et sur son profil ethnique comme Foulani.

[2] En février 2019, la Section de la protection des réfugiés [SPR] rejette la demande d’asile du demandeur et conclut, sur la base de la preuve devant elle, que ce dernier n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est un citoyen de la Guinée nommé Safa You Bah. La SPR note particulièrement que (1) le demandeur n’a pas présenté de passeport ni de preuve de son voyage au Canada; (2) le certificat de naissance qu’il a présenté n’est pas authentique; (3) le permis de conduire qu’il a présenté est frauduleux; et (4) le nom qu’il a écrit sur ses formulaires (Safa You Bah) diffère du nom qui est consigné sur les documents qu’il a présentés pour confirmer son identité (Safaiyou Bah).

[3] Le demandeur interjette appel de la décision de la SPR devant la Section d‘appel des Réfugiés [SAR]; il ne soumet alors pas de documents additionnels. En août 2019, la SAR confirme la décision de la SPR et rejette l’appel du demandeur. La SAR confirme les considérations précitées de la SPR et ajoute que le défaut, par le demandeur, de soumettre ou de tenter d’obtenir une carte nationale d’identité de la Guinée contribue à soutenir la conclusion qu’il a échoué à établir son identité. Le demandeur conteste la décision de la SAR devant la Cour, mais il se désiste ensuite de son recours.

[4] En novembre 2022, le demandeur dépose une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Il souligne alors, dans son affidavit, que (1) il est membre de l’UFDG; (2) il est Fulani; (3) les autorités guinéennes persécutent les membres de l’UFDG pour leurs opinions politiques; et (4) les autorités guinéennes persécutent les membres de la tribu Fulani à cause de leur ethnicité. Le demandeur allègue, généralement, être à risque de persécution, de torture, de traitements cruels et inusités, que sa vie est à risque et que ce risque est personnalisé à cause de son profil personnel de membre de l’UFDG et d’homme Fulani.

[5] Dans ses représentations au soutien de la demande ERAR, le demandeur semble contester les conclusions de la SPR et de la SAR quant à l’authenticité du certificat de naissance et du permis de conduire qu’il a soumis pour établir son identité. Toujours au soutien de sa demande ERAR, le demandeur soumet par ailleurs des documents additionnels destinés à établir son identité, sa citoyenneté, son ethnicité, son profil politique et le risque qu’il encourt advenant un retour en Guinée.

[6] Le 20 mars 2023, un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [Agent] rejette la demande ERAR.

[7] Dans sa décision, l’Agent rappelle que la SPR et la SAR ont rejeté la demande d’asile du demandeur puisque ce dernier n’a pas réussi à établir son identité.

[8] En lien avec l’allégation de risque sur la base du profil politique, l’Agent estime que les éléments de preuves soumis par le demandeur afin d'établir son identité ne possèdent pas une valeur probante et que ces mêmes éléments de preuves sont conséquemment insuffisants afin d'établir les faits, tels qu'allégués par le demandeur, en ce qui concerne son profil politique. Autrement dit, l’Agent conclut que les risques liés au profil politique du demandeur comme membre de l'UFDG n'ont pas été établis et que la preuve demeure insuffisante, puisque l'ensemble de la preuve soumise repose sur le fait que l'identité du demandeur est Safaiyou Bah, identité qu'il n'a su établir selon la prépondérance des probabilités.

[9] En lien avec l’allégation de risque sur à cause de l’origine ethnique Foulani, l’Agent estime que, puisque le demandeur n'a pas établi son identité, les éléments de preuves soumis avec son implication politique détiennent une faible valeur probante. L’Agent souligne aussi que le demandeur n’a déposé aucun document discutant de la situation des Foulanis en Guinée. L’Agent souligne que d’après ses propres recherches, des affrontements ont eu lieu en 2013 et note que le demandeur n’a soumis aucune preuve établissant que des tensions subsistent à ce jour.

[10] Ultimement, l’Agent conclut que, considérant l’insuffisance de la preuve, le demandeur n’a pas rempli le fardeau qui lui incombait sous l’article 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi sur l’immigration].

[11] Le demandeur demande à la Cour d’annuler la décision de l’Agent et d’ordonner un nouvel examen de sa demande d’ERAR en lui offrant la possibilité de mettre à jour son dossier.

[12] Devant la Cour, le demandeur soutient que (1) l’Agent, après avoir déterminé que le demandeur n’a pas établi son identité, a commis une erreur fatale en omettant d’évaluer le risque qu’il encourt advenant un retour en Guinée (Lapido c Canada (MCI), 2014 CF 408 [Lapido]; Bah v Canada (MCI), 2023 FC 570; Rinchen v Canada (MCI), 2022 FC 437); et (2) que l’Agent a commis une autre erreur en accordant une « faible valeur probante » a des documents dont il a conclu qu’ils ne parlent pas du demandeur et en ne se prononçant pas sur l’authenticité de ses documents (Oladekoye c Canada (MCI), 2022 CF 449; Ogbebor v Canada (MCI), 2022 CF 670, aux paragraphes 20-21; Lina v Canada (MCI), 2022 FC 1341, au paragraphe 41; Mabrizi v Canada (MCI), 2021 FC 1354, aux paragraphes 18-20).

[13] Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. En bref, le demandeur ne m’a pas convaincue (1) que l’Agent, dans ce cas-ci, devait considérer le risque et, à tout évènement, que l’Agent a omis de considérer le risque invoqué par le demandeur une fois s’être prononcé sur son identité; et (2) qu’il est approprié pour la Cour, en contrôle judiciaire, de soupeser de nouveau les éléments de preuve.

II. Analyse

A. Norme de contrôle

[14] La décision doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux paragraphes 10, 85). Effectivement, selon l’arrêt Vavilov, la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable, et rien ne réfute la présomption en l’espèce (voir Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au paragraphe 36; Benko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1032 au paragraphe 15; Fares c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 797 au paragraphe 19).

[15] Lorsque la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique, il incombe « à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov au paragraphe 100). La Cour « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au paragraphe 83) pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au paragraphe 85). Il n’appartient pas à la Cour de substituer l’issue qui serait selon elle préférable à celle qui a été retenue (Vavilov au paragraphe 99).

B. L’Agent n’a pas omis de considérer le risque

[16] Le demandeur soutient que l’Agent a commis la même erreur que celle énoncée par la Cour dans Lapido. Je ne suis pas d’accord.

[17] D’abord, je retiens les propos de M. le juge Yvan Roy au paragraphe 32 de sa décision Aboud c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2014 CF 1019, une décision citée par le défendeur dans son mémoire. M. le juge Roy, dans le cadre du contrôle d’une décision ERAR, telle que celle sujette à la présente demande, statue que :

À mon avis, cette décision était raisonnable au sens de la définition de la norme de la raisonnabilité établie dans Dunsmuir, précité. Étant donné que le demandeur ne lui a pas présenté d’éléments de preuve admissibles susceptibles de remettre en question la décision de la SPR, l’agent d’ERAR n’a pas modifié la décision de la SPR concernant la crédibilité du demandeur. Ce dernier n’a tout simplement pas établi qu’il était un ressortissant somalien. En l’absence d’une preuve d’identité, les risques auxquels, selon le demandeur, il serait exposé s’il était renvoyé en Somalie ne sont pas pertinents aux fins de l’ERAR. Le demandeur ne peut, sans d’abord faire la preuve de son identité, établir une crainte fondée de persécution ou un risque faisant de lui une personne réputée protégée : Husein c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1998] ACF no 726, au paragraphe 13; Morka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 315, au paragraphe 19. [Notre souligné]

[18] Ainsi, le demandeur n’ayant pas établi son identité, dans ce cas-ci ni son identité personnelle, ni même sa citoyenneté, ne peut établir une crainte fondée de persécution ou un risque faisant de lui une personne réputée protégée.

[19] De plus, et à tout évènement, je suis convaincue qu’en l’espèce l’Agent a néanmoins considéré le risque invoqué par le demandeur; l’Agent a particulièrement examiné si le demandeur avait établi le profil sur lequel s’appuyaient ses allégations de risque et a conclu que le demandeur ne l'avait pas établi. La situation en l’espèce s’apparente plutôt en effet à celle décrite par M. le juge Patrick Gleeson dans Adebayo c Canada (Citizenship and Immigration) 2022 CanLII 504 (FC) bien que cette décision s‘inscrivait plutôt dans le cadre d’une requête pour sursoir à l’exécution d’une mesure de renvoi. La situation du demandeur se distingue de celle dans Lapido, dans laquelle le profil du demandeur, de même que son pays de citoyenneté, avaient été établis, ce qui n’est pas le cas ici.

[20] Ainsi, je conclus plutôt que la décision de l’Agent est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. Le demandeur n’a simplement pas rempli son fardeau.

C. L’Agent a raisonnablement conclu que les documents nouveaux étaient insuffisants

[21] Tel que le soulève l’Agent, le demandeur sait, depuis 2019, que son identité, à la fois de citoyenneté et personnelle, pose problème. En effet, la SPR et la SAR ont toutes deux conclu que le demandeur n’a réussi à établir ni son identité personnelle, ni son pays de citoyenneté. La SPR et la SAR ont souligné qu’il était préoccupant que le demandeur n’ait pas soumis, par exemple, un passeport, un document de voyage ou encore une carte nationale d’identité de la Guinée. Plusieurs années plus tard, le demandeur a choisi de déposer de nouveaux documents, devant l’Agent ERAR, dont aucun n’est un document d’identification primaire et ne permet d’identifier le demandeur à l’aide de photo.

[22] En effet, devant l’Agent, le demandeur dépose (1) son propre affidavit; (2) une convocation du ministère de la sécurité; (3) un mandat d'arrêt du cabinet de justice d'instruction; (4) un rapport médical; (5) huit lettres de support; (6) une lettre de l’UFDG; (7) une attestation de l'UFDG; (8) une attestation d'appartenance de Coordination nationale des Fulbhé et Haali-Pular de Guinée; (9) une carte de membre de l'UFDG; et (10) des photos.

[23] L’Agent détermine donc que cette preuve nouvelle est insuffisante pour établir l’identité du demandeur. L’Agent souligne notamment que le demandeur connait la problématique liée à son identité depuis 2019, mais n’a néanmoins pas adressé cet enjeu directement puisque les documents qu’il a soumis ne constituent pas des documents d'identifications primaires. L’Agent estime en outre qu’aucun des nouveaux éléments de preuve soumis ne constitue une pièce d'identification avec photo, primaire ou non. Dans le même ordre d'idée, l’Agent note que le demandeur n'explique pas pourquoi il serait dans l'incapacité d'obtenir un passeport ni les circonstances l'empêchant de produire un document d'identification primaire.

[24] L’Agent souligne aussi notamment que le demandeur n’explique pas où les photos qu’il a soumises ont été prises, ni dans quel contexte, et que lesdites photos ne sont pas datées.

[25] Vu les circonstances de la présente affaire, les décisions rendues par la SPR et la SAR et le type de preuve présentée par le demandeur, ce dernier n’a pas démontré que les constats de l’Agent sont déraisonnables. Les arguments du demandeur cherchent plutôt à requérir de la Cour qu’elle soupèse à nouveau la preuve afin de tirer une conclusion différente de celle de l’Agent, ce que la Cour ne peut pas faire en contrôle judiciaire (Vavilov au paragraphe 125).

III. Conclusion

[26] Le demandeur n’a pas rempli son fardeau de démontrer que la décision ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable et qu’elle n’est pas transparente, intelligible et justifiée (Vavilov au paragraphe 99). Considérant la preuve au dossier et les dispositions applicables, rien ne justifie l’intervention de la Cour.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-6033-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucun dépens n’est accordé.

« Martine St-Louis »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6033-23

 

INTITULÉ :

SAFA YOU BAH c LE MINISTRE DE CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 mars 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 avril 2024

 

COMPARUTIONS :

Me Richard Wazana

 

Pour le demandeur

 

Me Leila Jawando

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law Barrister and Solicitor/Avocat et Notaire

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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