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Date : 20240523

Dossier : T-2520-23

Référence : 2024 CF 781

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 mai 2024

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

WILLIAM ROSS MILLER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur a occupé un poste de fonctionnaire au gouvernement fédéral de 2007 à 2021. Après avoir postulé sans succès à environ neuf postes de direction au sein de la fonction publique fédérale, il a déposé, auprès de la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission], une plainte contre le Bureau du Conseil privé [le BCP]. Le demandeur a fait valoir que le BCP, en raison de ses lignes de conduite en matière d’emploi, avait fait preuve à son endroit de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur et le sexe, ce qui est contraire aux articles 7 et 10 et de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC, 1985, c H-6 [la Loi].

[2] Le demandeur, dans son formulaire de plainte, déclare que les lignes de conduite de la fonction publique fédérale du Canada en matière d’emploi sont discriminatoires. Il allègue plus particulièrement que le BCP et le greffier du BCP ont promu la discrimination systémique en encourageant l’embauche, au-delà des cibles, de membres des groupes visés par l’équité en matière d’emploi, faisant ainsi preuve de discrimination à l’égard des personnes non membres de l’un de ces groupes. Le demandeur, à l’appui de sa plainte, a fait référence à des statistiques tirées de divers rapports du gouvernement fédéral démontrant que les femmes sont surreprésentées dans la fonction publique et qu’elles affichent un taux de promotion plus élevé par rapport aux hommes. Il a également fait référence à un autre rapport selon lequel, depuis plusieurs années, « les quatre groupes visés par l’équité en matière d’emploi ont dépassé leur disponibilité dans la population active ». Le demandeur s’est plaint que, lorsqu’il était à l’emploi du gouvernement fédéral, il n’avait pas eu de chances égales d’avancement et avait injustement été victime de discrimination puisqu’il n’était pas membre de l’un des groupes visés par l’équité en matière d’emploi.

[3] En réponse à la plainte, le BCP a formulé certaines objections aux termes des paragraphes 40.1(2) et 41(1) de la Loi. Le 27 mars 2022, après avoir reçu la réplique du demandeur, un agent des droits de la personne [l’agent] a rendu un rapport fondé sur les articles 40 et 41, dans lequel il recommandait à la Commission de ne pas statuer sur la plainte conformément à l’alinéa 41(1)d) de la Loi, parce qu’elle était frivole. L’agent a conclu qu’il était évident et manifeste que la plainte ne pourrait être accueillie pour les raisons suivantes : (i) il n’y avait pas assez d’information pour soutenir l’existence d’un lien d’emploi suffisant entre le demandeur et le BCP aux fins du traitement de la plainte relative aux droits de la personne; et (ii) le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’informations ou présenté suffisamment de faits afin de démontrer l’existence d’un lien entre les allégations et les motifs de distinction illicite énoncés dans la Loi.

[4] La Commission, dans sa décision du 1er novembre 2023, a accueilli la recommandation de l’agent et déclaré qu’elle ne statuerait pas sur la plainte, conformément à l’alinéa 41(1)d) de la Loi.

[5] En l’espèce, le demandeur sollicite le contrôle judiciaire du refus de la Commission de statuer sur la plainte. Il fait valoir le caractère déraisonnable des conclusions de la Commission selon lesquelles le lien d’emploi est insuffisant et la plainte n’établit pas de lien clair avec un motif de distinction illicite.

[6] La seule question à trancher en l’espèce concerne le caractère raisonnable de la décision de la Commission de ne pas statuer sur la plainte.

[7] Les parties conviennent, et je suis du même avis, que la décision rendue par la Commission au titre de l’alinéa 41(1)d) de la Loi est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable [voir Dixon c Groupe Banque TD, 2022 CF 331 [Dixon] au para 45]. Lors du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit « s’intéresse[r] avant tout aux motifs de la décision » et déterminer si cette dernière, y compris le raisonnement qui la sous-tend ainsi que le résultat obtenu, est transparente, intelligible et justifiée [voir Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 aux para 8, 61-62]. La décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 15, 85].

[8] Puisque la Commission a accueilli les recommandations de l’agent, le rapport de ce dernier et la décision de la Commission constituent collectivement les motifs de la décision de la Commission [voir Rosianu c Western Logistics Inc, 2021 CAF 241 aux paras 70‑74; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 au para 37].

[9] La Commission est un organisme qui s’acquitte de fonctions d’administration et d’examen préalable sans jouer un rôle décisionnel important [voir Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), 1996 CanLII 152 (CSC), [1996] 3 RCS 854 [Cooper] aux para 53-54]. La Commission ne détermine pas s’il y a eu discrimination, mais plutôt s’il est justifié pour le tribunal de mener une enquête plus poussée. L’aspect principal du rôle de la Commission est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante [voir Dixon, au para 47; Cooper, au para 53; Ritchie c Canada (Procureur général), 2017 CAF 114 au para 38].

[10] L’alinéa 41(1)d) de la Loi prévoit que la Commission doit statuer sur toute plainte dont elle est saisie, à moins qu’elle estime que la plainte est « frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi ». La Cour a résumé, dans la décision Dixon, le critère juridique qui s’applique à la détermination du caractère frivole de la plainte :

[48] La définition juridique du terme « frivole » aux fins de l’alinéa 41(1)d) n’est pas la même que le sens ordinaire. Le critère à appliquer pour déterminer si une plainte est frivole au sens de cet alinéa consiste à se poser la question suivante : « compte tenu de la preuve, apparaît-il manifeste et évident que la plainte est vouée à l’échec? » (Hérold c Canada (Agence du revenu), 2011 CF 544 au para 35; voir aussi Love c Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), 2015 CAF 198 au para 23 (Love)). Autrement dit, la Commission vérifiera si la plainte a des chances de succès advenant le cas où les allégations factuelles seraient tenues pour véridiques. Dans ce contexte, une plainte frivole a également été décrite comme une plainte « vouée à l’échec » (Zulkoskey c Canada (Emploi et Développement social), 2016 CAF 268 au para 24).

[49] Lorsqu’elle évalue si une plainte est frivole, la Commission peut examiner l’absence d’un lien allégué entre la conduite contestée et un motif de discrimination prévu par la [Loi]. Comme la juge Gleason l’a expliqué dans l’arrêt Love, « si un plaignant ne parvient pas à établir un lien entre la conduite reprochée et un motif illicite de discrimination, ou autrement dit, s’il n’arrive pas à expliquer pourquoi le traitement défavorable était lié à l’un des motifs illicites prévus par la [Loi], la Commission peut conclure raisonnablement qu’il est clair et évident que la plainte ne pouvait être accueillie » (Love, au para 24, citant McIlvenna c La banque de Nouvelle-Écosse, 2014 CAF 203 au para 14). La norme de preuve est peu exigeante, mais il appartient au plaignant de démontrer que le lien allégué existe (Ozcevik c Canada (Agence du revenu), 2021 CF 13 au para 23).

[Non souligné dans l’original.]

[11] La Cour a conclu qu’il faut accorder à la Commission, lorsqu’elle s’acquitte de sa fonction d’examen préalable, « une grande marge de manœuvre dans l’exercice de son jugement et dans l’appréciation des facteurs pertinents lorsqu’elle doit se prononcer sur l’application de l’alinéa 41(1)d) » de la Loi [voir Bergeron c Canada (Procureur général), 2013 CF 301 au para 39].

[12] Comme je le mentionne plus haut, la plainte du demandeur est fondée sur les articles 7 et 10 de la Loi. L’article 7 interdit les actes discriminatoires dans le contexte de l’emploi et est rédigé en ces termes :

Emploi

7 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

Employment

7 It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.

 

[13] L’article 10 interdit aux employeurs, aux associations patronales et aux organisations syndicales de se livrer à certains actes discriminatoires :

Lignes de conduite discriminatoires

10 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

Discriminatory policy or practice

10 It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment,

that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

[14] La Commission a conclu qu’il était évident et manifeste que la plainte ne pouvait être accueillie en raison du manque d’informations à l’appui de l’existence d’un lien d’emploi suffisant entre le demandeur et le BCP aux fins du traitement de la plainte relative aux droits de la personne. Le demandeur ne conteste pas le fait qu’il n’a jamais été employé par le BCP et qu’aucun des postes de direction auxquels il a postulé ne relevait du BCP.

[15] Le demandeur affirme plutôt que la conclusion de la Commission est déraisonnable parce que le greffier du BCP, en sa qualité de chef de la fonction publique, est à l’origine des lignes de conduite discriminatoires alléguées et en a fait la promotion, et que les administrateurs généraux des ministères où les nominations visées ont été faites étaient tenus de respecter ces lignes directrices. Le demandeur fait valoir que, selon les directives du greffier aux administrateurs généraux, les cibles en matière d’équité correspondaient au niveau minimum et non au niveau maximum à atteindre, ce qui, de l’avis du demandeur, n’est pas conforme à l’esprit et à l’objet de la Loi sur l’équité en matière d’emploi, LC 1995, c 44. Le demandeur affirme donc qu’il n’est pas nécessaire que le BCP ait joué un rôle direct dans chacune des mesures de dotation en question pour qu’existe un lien d’emploi suffisant. Le demandeur affirme en outre que, s’agissant de l’existence d’un lien entre le BCP et les administrateurs généraux, la Commission a fait fi d’éléments de preuve dans sa décision sur cette question.

[16] Je rejette les affirmations du demandeur. Il est indiqué à juste titre dans le rapport que, pour que la Commission ait compétence à l’égard de la plainte relative à l’emploi ou aux services, le défendeur doit être soit un employeur, soit un fournisseur de service au sens de la Loi. Le rapport mentionne que les Cours ont conclu qu’il peut y avoir un lien d’emploi en-dehors de la relation employeur-employé traditionnelle, renvoyant aux arrêts Canada (Procureur général) c Rosin, 1990 CanLII 12957 (CAF), [1991] 1 CF 391, et Canadien Pacifique Ltée c Canada (Commission des droits de la personne), 1990 CanLII 12536 (CAF), [1991] 1 CF 571. Toutefois, la Commission n’était saisie d’aucun élément de preuve quant aux circonstances démontrant l’existence d’une relation employeur‑employé non traditionnelle entre le BCP et le demandeur, comme le contrôle exercé sur le demandeur, la rémunération de ce dernier, les avantages tirés ou l’utilisation faite du demandeur, quelle qu’elle soit.

[17] La Commission a conclu, à juste titre, que le BCP, n’étant pas l’employeur du demandeur, n’avait aucun contrôle quant à l’embauche, à l’environnement et à la charge de travail de ce dernier. Même si le BCP fait la promotion de programmes spéciaux pour encourager les ministères à embaucher des membres des groupes visés par l’équité en matière d’emploi, la Commission a conclu, avec raison, que le BCP n’a aucun pouvoir ou contrôle quant aux pratiques d’embauche des ministères qui mettent ces programmes en œuvre.

[18] Contrairement à ce que le demandeur fait valoir dans le contexte du contrôle judiciaire, il est évident que la Commission a expressément tenu compte du rôle du greffier du BCP en tant que chef de la fonction publique, ainsi que de la nature des liens entre le BCP et les administrateurs généraux, comme en témoigne le rapport. De plus, le demandeur n’a pas attiré l’attention de la Cour sur des éléments de preuve qui viendraient contredire ou compromettre la conclusion de la Commission concernant la nature du lien d’emploi entre le BCP et lui. Je partage l’avis du défendeur que l’argument du demandeur selon lequel la Commission a fait fi d’éléments de preuve revient à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve dont le décideur était saisi, ce qui n’est pas le rôle de la Cour lors du contrôle judiciaire [voir Vavilov, au para 125].

[19] Au vu des motifs et du dossier, je suis d’avis qu’il était raisonnable pour la Commission de conclure que le demandeur n’avait pas fourni assez d’informations pour étayer l’existence d’un lien d’emploi suffisant entre le BCP et lui. Il était donc raisonnable pour la Commission de conclure qu’il était « évident et manifeste » que la plainte ne pourrait pas être accueillie et, par conséquent, de décider que la plainte était frivole aux termes de l’alinéa 41(1)d) de la Loi. Cette conclusion ayant pour effet de trancher la demande, je n’ai pas à examiner l’autre conclusion de la Commission. La demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.

[20] Je fais remarquer que le demandeur, dans ses observations écrites, a demandé une déclaration selon laquelle [traduction] « il existe une crainte raisonnable de partialité de la part de la Commission quant au traitement des personnes qui ne sont pas membres d’un groupe visé par l’équité en matière d’emploi ». Cependant, le demandeur n’a présenté aucune observation écrite à l’appui de cette mesure de redressement. À l’audience, j’ai avisé le demandeur que s’il souhaitait aller de l’avant avec ce recours, il devait présenter des observations de fond dans sa plaidoirie, ce qu’il n’a pas fait. En conséquence, je conclus que le demandeur a abandonné sa demande de mesure de redressement. Cela dit, je suis d’avis qu’il n’y aurait eu aucun fondement à cette allégation puisqu’il n’y a rien, dans le dossier dont je suis saisie, à l’appui de l’existence d’une crainte raisonnable de partialité.

[21] En ce qui concerne l’adjudication des dépens, je ne vois aucune raison de m’écarter du principe général selon lequel la partie ayant eu gain de cause se voit adjuger les dépens. Le défendeur sollicite des dépens de 2 568 $ selon l’échelon supérieur de la colonne III du tableau du Tarif B (après ajustement puisque l’audience a été plus courte que prévu). Je ne suis pas d’avis que la présente affaire justifie l’adjudication des dépens selon l’échelon supérieur de la colonne III compte tenu du nombre limité de documents que le défendeur a eu à préparer. J’estime plutôt que des dépens de 1 500 $ selon l’échelon inférieur de la colonne III sont raisonnables et doivent être adjugés au défendeur.

JUGEMENT dans le dossier T-2520-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Le demandeur versera au défendeur les dépens de 1 500 $.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karyne St-Onge, jurilinguiste

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2520-23

 

INTITULÉ :

WILLIAM ROSS MILLER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 MAI 2024

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE AYLEN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 MAI 2024

 

COMPARUTIONS :

William Ross Miller

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Brooklynne Eeuwes

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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