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Date : 20240523


Dossier : IMM-3227-23

Référence : 2024 CF 782

Ottawa (Ontario), le 23 mai, 2024

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

ITZEL MARQUEZ LOPEZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] Mme Itzel Marquez Lopez a déposé une demande d’asile au Canada, conjointement avec sa sœur, et basée sur l’homosexualité de cette dernière. La demande d’asile de la sœur de la demanderesse a été accordée par la Section de la protection des réfugiés [SPR]; celle de la demanderesse a été refusée par la SPR et ensuite par la Section d’appel des réfugiés [SAR].

[2] La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si la SAR a erré en concluant que la demanderesse n’avait pas de possibilité sérieuse d’être persécutée, en raison de l’homosexualité de sa sœur, advenant son retour au Mexique.

II. Faits

[3] Dans leur Formulaire de demande d’asile [FDA] initial, la demanderesse et sa sœur allèguent qu’en mars 2019, leurs parents ont dû fermer leur commerce au Mexique suite aux menaces d’extorsion et de violence à l’égard de la famille, reçues d’un groupe criminel. Elles ont quitté le Mexique mais leurs parents sont restés puisque leur père doit recevoir des traitements médicaux pour une rétinite pigmentaire.

[4] Le jour de l’audience devant la SPR, les demanderesses ont déposé deux FDA amendés qui semblent tous deux être rédigés par la sœur de la demanderesse. Au premier paragraphe de celui qui se trouve à la page 185 du Dossier certifié du tribunal, la déclarante liste les personnes présentent lors de la visite des criminels et elle indique : « …et ma sœur, Itzel Marquez Lopez… ». Ceci semble confirmer qu’il ne s’agit pas du narratif de la demanderesse. Quant à celui qui se trouve à la page 191 du Dossier certifié du tribunal, la sœur de la demanderesse explique en détail la persécution dont elle a été victime au Mexique en raison de son orientation sexuelle.

[5] Dans son premier FDA amendé, la sœur de la demanderesse fournit davantage de détails sur l’évènement du 1er mars 2019 et sur l’identité du groupe criminel qu’elle identifie comme étant leur agent de persécution. Elle explique également que les criminels sont revenus le 31 mars 2019 pour recevoir la somme demandée, ainsi que le 30 avril pour soutirer une seconde somme et les aviser qu’en mai, le montant augmenterait. Lorsque leur mère a informé les criminels que le commerce ne générait pas suffisamment de revenus pour payer la somme demandée, les criminels ont répondu qu’ils n’avaient qu’à leur céder le commerce.

[6] À défaut de payer ou de céder le commerce, ils paieraient de leur vie.

[7] La sœur de la demanderesse allègue finalement que la famille a reçu un message additionnel à leur résidence, s’adressant à elle personnellement, indiquant qu’ils la battraient comme si elle était un homme en raison de son orientation sexuelle. Son orientation sexuelle n’étant jusqu’alors connue que de sa sœur, elle a compris que sa vie était en danger et qu’elle devait quitter. Elle ajoute qu’elle craignait d’être jugée par sa famille et qu’elle se sentait discriminée et rejetée de la société et que cela avait également affecté sa sœur.

[8] Dans le second FDA amendé, la sœur de la demanderesse ne fait référence à la demanderesse qu’au dernier paragraphe où elle explique l’impact psychologique et social de son orientation sexuelle sur sa sœur.

III. Décision contestée

[9] Puisque la SPR a accueilli la demande d’asile de la sœur de la demanderesse, la demanderesse seule a fait appel devant la SAR.

[10] La SAR convient avec la demanderesse que sa demande fondée sur l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] a été tranchée de façon expéditive par la SPR qui conclut simplement que le fait d’être séparée de sa sœur résoudrait la question de son orientation sexuelle imputée.

[11] La SAR est d’avis que la SPR a commis une erreur en omettant d’examiner la possibilité de persécution en raison de son appartenance à un groupe social, soit la famille d’une femme lesbienne.

[12] Ayant procédé à sa propre analyse de la preuve présentée par la demanderesse, la SAR conclut que la demanderesse n’a pas établi qu’un retour dans son pays l’exposerait à une possibilité sérieuse de persécution.

[13] La SAR est d’avis que la SPR a offert plusieurs occasions à la demanderesse pour exposer toutes ses craintes au Mexique. Elle retient de la preuve que c’est seulement en présence de sa sœur que la demanderesse a été humiliée, exclue, frappée et insultée. La preuve démontre que la demanderesse a pu travailler au Mexique sans être victime de discrimination ou de harcèlement. Elle a quitté le Mexique depuis juin 2019 et rien n’indique qu’elle subirait de la persécution à son retour après plusieurs années.

[14] La SAR est d’avis que la demanderesse n’a pas démontré une possibilité sérieuse de persécution en raison d’une orientation sexuelle imputée. Pour que la discrimination équivaille à de la persécution, elle doit être grave et répétée et doit occasionner des graves conséquences pour l’individu (Noel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1062 au para 29; Sefa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1190 au para 10; Portuondo Vasallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 673 au para 15. Puisque la demanderesse n’a subi de la discrimination qu’en présence de sa sœur et puisque ses parents sont demeurés au Mexique sans être pour autant persécutés en raison de leur appartenance à la famille d’une lesbienne, la SAR est d’avis que la demanderesse ne s’est pas acquittée de son fardeau de prouver qu’elle peut craindre avec raison d’être persécutée dans l’avenir en raison de l’appartenance à sa famille.

[15] Par ailleurs, la SAR conclut que la demanderesse n’a pas démontré qu’elle serait exposée à un risque ou une menace au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR advenant son retour au Mexique.

[16] La SAR accorde peu de crédibilité aux menaces de violence sexuelle que les criminels auraient proférées à son endroit puisqu’elles n’ont pas été mentionnées dans le FDA initial. Bien qu’il est toujours possible d’amender un FDA sans que cela n’entache la crédibilité d’un demandeur d’asile, les omissions qui ont une incidence importante sur l’issue de la demande d’asile ou qui portent sur un élément central de la demande d’asile peuvent avoir un impact sur la crédibilité du demandeur (Qi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 400 aux paras 13-14).

[17] La SAR conclut donc que la SPR pouvait tirer une inférence négative sur la crédibilité des allégations de menaces en raison de cette omission puisqu’elle porte sur un élément crucial de la demande d’asile et n’a pas été justifiée de manière acceptable.

[18] La demanderesse a également omis de mentionner dans son FDA avoir trouvé refuge pendant un mois à Morelos.

[19] La SAR convient que la SPR spécule sur la façon dont le père de la demanderesse reçoit l’aide du gouvernement mexicain. Toutefois, la demanderesse n’a pu expliquer de façon satisfaisante comment son père pouvait recevoir des chèques du gouvernement ou poursuivre un traitement médical régulier alors qu’il serait en déplacement afin d’assurer sa sécurité. La SAR conclut que la demanderesse n’a pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que ses parents vivaient cachés au Mexique.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[20] Cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. Est-ce que la SAR a fait défaut de respecter les principes d’équité procédurale en ne retournant pas l’affaire à la SPR pour réexamen?

  2. Est-ce que la SAR a erré en concluant que la demanderesse n’était pas une réfugiée au sens de la Convention ou une personne à protéger?

[21] Pour déterminer si la SAR a respecté les principes d’équité procédurale, la Cour doit procéder à sa propre analyse du processus suivi afin de déterminer s’il est équitable compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

[22] Par ailleurs, la norme de contrôle applicable à la seconde question est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 SCC 65).

V. Analyse

A. Le processus était-il équitable?

[23] La demanderesse plaide que la SAR a violé les principes d’équité procédurale en ne retournant pas l’affaire à la SPR pour réexamen, en dépit des erreurs constatées dans l’analyse de cette dernière. Elle ajoute que la SAR n’a pas compétence au titre du paragraphe 111(1) de la LIPR pour substituer sa décision à celle qu’aurait dû rendre la SPR.

[24] La demanderesse réfère la Cour aux paragraphes 58, 59, 69 et 103 de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93; elle plaide que les erreurs de la SPR en l’instance étaient graves et portaient sur l’essence même de la demande d’asile, ce qui justifiait de retourner le dossier à la SPR. La SAR n’aurait pas dû, suite à sa propre analyse, confirmer la décision de la SPR pour des motifs n’ayant pas été abordés par la SPR.

[25] La partie demanderesse plaide finalement que la SAR n’a pas motivé sa conclusion à l’effet que la discrimination dont la demanderesse a été victime n’équivaut pas à de la persécution.

[26] Je ne partage pas l’avis de la demanderesse et à mon sens, le processus suivi par la SAR était équitable.

[27] Dans l’arrêt Huruglica, la Cour d’appel fédérale confirme que la SAR peut confirmer la décision de la SPR tout en se fondant sur des motifs différents (Huruglica, au para 78; Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 639 au para 33). Comme le souligne le juge Norris dans Xu, « ce pouvoir doit néanmoins être exercé conformément aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale ». La SAR peut « renvoyer l’affaire pour réexamen, selon les instructions qu’elle juge appropriées, seulement si elle « estime » qu’elle ne peut confirmer ou casser la décision rendue par la SPR sans réexamen des éléments de preuve qui ont été présentés à celle-ci » (Huruglica au para 69).

[28] Je partage l’avis de la SAR à l’effet que la SPR a offert plusieurs occasions à la demanderesse d’exposer toutes ses craintes à l’égard du Mexique. Elle était représentée devant la SPR et son avocate a eu l’opportunité de lui poser des questions additionnelles afin d’élaborer davantage sur des points qui n’auraient pas suffisamment été abordés par la SPR.

[29] Les motifs de la SPR concernant la persécution alléguée en raison de l’appartenance de la demanderesse à la famille d’une lesbienne, ou en raison de son orientation sexuelle imputée, sont effectivement succincts mais les allégations à ce sujet au FDA initial et aux FDA amendés sont également vagues et fort succincts.

[30] Par ailleurs, la SAR n’avait pas à aviser la demanderesse qu’elle entendait analyser la question à savoir si la discrimination alléguée a un caractère suffisamment grave et répétitif ou systématique pour constituer de la persécution. Cette question est sous-jacente à celle à savoir si la demanderesse encourt un risque prospectif de persécution advenant un retour au Mexique. Elle était donc au cœur de sa demande d’asile.

[31] Comme le mentionne la juge McVeigh dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kaler, 2019 CF 883 au paragraphe 15 (citant Xu, au para 33), la SAR n’est pas tenue de donner un avis si le fondement sur lequel elle confirme la décision peut raisonnablement être considéré comme découlant des questions en litige formulées par les parties.

B. La décision est-elle raisonnable?

[32] La demanderesse invoque trois erreurs commises par la SAR qui rendraient sa décision déraisonnable :

1. La SAR erre dans la définition de groupe social en confondant la famille d’une personne LGBTQ+2 avec la communauté LBGTQ+2 elle-même;

2. Le SAR ne peut lui demander de renoncer à s’associer avec d’autres membres de la communauté LGBTQ+2 pour vivre sans persécution;

3. La SAR reconnait que la demanderesse a subi de la discrimination et de la violence en raison d’une orientation sexuelle imputée, et elle aurait dû conclure en un risque prospectif de persécution.

[33] À nouveau, je ne peux retenir les arguments de la demanderesse.

[34] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). Elle doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur les droits du demandeur (Vavilov au para 126).

[35] La SAR retient de la preuve présentée que c’est seulement en présence de sa sœur que la demanderesse a subi des épisodes de discrimination. Bien qu’elle ait subi certains actes de discrimination en raison d’une orientation sexuelle imputée par le passé, elle ne présente aucune preuve d’une possibilité de persécution future en raison d’une orientation sexuelle imputée. Elle n’a mis en preuve aucun évènement où elle aurait subi un mauvais traitement alors qu’elle n’était pas avec sa sœur. Il était donc loisible à la SAR de conclure que la seule raison pour laquelle on lui imputait une orientation sexuelle autre que la sienne est qu’on la prenait pour la conjointe de sa sœur. Contrairement à sa sœur, la demanderesse n’a subi aucune discrimination dans le cadre de son travail et n’a pas été forcée de participer à des réunions organisées par l’église dans le but de la convertir.

[36] La demanderesse n’a pas non plus démontré qu’en l’absence de sa sœur, elle serait perçue comme lesbienne.

[37] Il était également raisonnable pour la SAR de conclure que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle subirait de la persécution en raison de son appartenance à la famille d’une lesbienne. La SAR pouvait considérer que les parents de la demanderesse sont toujours au Mexique et qu’il n’est pas allégué, encore moins prouvé, qu’ils seraient victimes de pareille persécution. L’analyse de la SAR à cet égard est motivée et fondée sur la preuve.

[38] Finalement, quant aux menaces alléguées de violence sexuelle de la part de la bande criminelle, il y a suffisamment de lacunes dans la preuve présentée par la demanderesse pour soutenir la conclusion de la SAR. La preuve relative aux menaces qui auraient suivi la fermeture du commerce des parents n’a pas été jugé crédible et la demanderesse ne démontre aucune erreur de la part de la SAR. Dans ce contexte, la SAR pouvait tirer une inférence négative du fait que le FDA initial ne fait aucune mention d’une menace de violence sexuelle à l’égard de la demanderesse.

VI. Conclusion

[39] La SAR n’a pas fait défaut de respecter les principes d’équité procédurale en ne retournant pas l’affaire à la SPR pour réexamen et en se prononçant sur la demande d’asile de la demanderesse.

[40] Par ailleurs, la décision de la SAR est raisonnable eu égard à la preuve dont elle était saisie, de sorte que l’intervention de la Cour n’est pas requise.

[41] Les parties n’ont soumis aucune question d’importance générale pour fins de certification et aucune telle question n’émane des faits de ce dossier.

 


JUGEMENT dans IMM-3227-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3227-23

 

INTITULÉ :

ITZEL MARQUEZ LOPEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

mONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 mai 2024

 

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 mai 2024

 

COMPARUTIONS :

Angelica Pantiru

 

Pour le demandeur

 

Suzon Létourneau

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Angelica Pantiru

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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