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Date : 20240109


Dossier : T-1835-21

Référence : 2024 CF 30

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 janvier 2024

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

RAGOORTHAN MAHENDRAN

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

Aperçu

[1] La présente décision porte sur une requête du demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre], visant à obtenir un jugement sommaire dans le cadre de l’action sous-jacente et une déclaration portant que le défendeur a obtenu la citoyenneté canadienne au moyen d’une fausse déclaration, ce qui entraînerait la révocation de sa citoyenneté canadienne. Le ministre soutient qu’il ne subsiste aucune véritable question litigieuse en l’espèce.

[2] Comme je l’explique en détail ci-dessous, la requête du ministre est rejetée, car j’ai conclu qu’un procès est nécessaire pour établir si le défendeur avait l’intention requise d’induire en erreur lorsqu’il a omis de divulguer ses antécédents criminels, soit un obstacle législatif à l’obtention de sa citoyenneté.

Contexte

[3] Le défendeur est né au Sri Lanka en 1987. Il est arrivé au Canada comme résident permanent le 10 juillet 2003, à l’âge de 16 ans, avec sa mère veuve, sa sœur et ses deux frères. Le 25 novembre 2007, le défendeur a présenté une demande de citoyenneté canadienne en même temps que sa mère, sa sœur et ses frères. Le défendeur affirme que sa famille avait alors retenu les services d’un représentant de la communauté sri-lankaise pour les aider à remplir les formulaires de demande de citoyenneté.

[4] Le 7 mars 2008, le défendeur a été déclaré coupable de deux chefs d’accusation de vol de moins de 5 000 $, une infraction prévue au sous-alinéa 334b)(ii) du Code criminel, LRC 1985, c C-46 [le Code], et de deux chefs d’accusation de possession, d’utilisation ou de trafic d’une carte de crédit – authentique, fausse ou falsifiée –, soit des infractions prévues aux alinéas 342(1)c) et 342(1)f) du Code. Il a été condamné à 75 heures de travaux communautaires, à une amende de 400 $ et à une période de probation de deux ans [l’ordonnance de probation].

[5] La demande de citoyenneté du défendeur a été approuvée le 25 novembre 2008.

[6] Le 16 décembre 2008, le défendeur a été accusé de trois chefs d’accusation de possession, d’utilisation ou de trafic d’une carte de crédit – authentique, fausse ou falsifiée –, soit des infractions prévues aux alinéas 342(1)c) et 342(1)e) du Code, et d’un chef d’accusation de fraude, une infraction prévue au sous-alinéa 380(1)b)(i) du Code.

[7] Le défendeur a prêté le serment de citoyenneté le 19 février 2009 [le serment] et a obtenu la citoyenneté canadienne.

[8] Le 17 décembre 2015, Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a envoyé au défendeur un avis d’intention de révoquer sa citoyenneté. Dans une lettre du 15 avril 2016 fournie en réponse à l’avis, l’avocat qui représentait alors le défendeur a reconnu que le défendeur avait été accusé d’infractions criminelles et a affirmé que le défendeur ignorait qu’il devait le divulguer lorsqu’il a prêté le serment. Le 25 avril 2016, un délégué du ministre a révoqué la citoyenneté du défendeur. Cependant, en raison de la décision Hassouna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 473, rendue par notre Cour, la décision de révoquer la citoyenneté du défendeur a été annulée.

[9] En application de la Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté et d’autres lois en conséquence, LC 2017, c 14, de nouvelles dispositions sur la révocation de la citoyenneté sont entrées en vigueur le 24 janvier 2018. Par la suite, des lettres ont été envoyées au défendeur le 20 février et le 9 mars 2018 pour l’informer que le ministre estimait qu’il avait acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen de fausses déclarations ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le 11 juillet 2018, l’avocat du défendeur a demandé de ne pas amorcer la procédure de révocation en raison des diverses conséquences en matière d’immigration que cela entraînerait pour le défendeur.

[10] Le 9 octobre 2019, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a envoyé une lettre au défendeur lui expliquant que la procédure de révocation prévue au paragraphe 10(3) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 [la Loi] était amorcée. Le 6 décembre 2019, l’avocat du défendeur a de nouveau demandé de ne pas amorcer la procédure de révocation en raison des éventuelles conséquences en matière d’immigration que cela entraînerait.

[11] Par une déclaration du 1er décembre 2021, le ministre a intenté la présente action, alléguant que le défendeur avait acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen de fausses déclarations ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels et il sollicite une déclaration au titre des paragraphes 10(4.1) et 10.1(1) de la Loi. Plus précisément, dans la déclaration, le ministre allègue que le défendeur a acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen de fausses déclarations et de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels au sujet de l’ordonnance de probation à laquelle il était soumis et des accusations criminelles subséquentes qui étaient portées contre lui, lorsqu’il a prêté le serment.

[12] Le défendeur a contesté cette action, puis le 23 août 2023, il a déposé une défense modifiée [la défense modifiée], dans laquelle il reconnaît avoir omis de divulguer, lorsqu’il a prêté le serment, les accusations criminelles portées contre lui et les actes criminels dont il a été déclaré coupable en 2008. Cependant, la défense modifiée indique que le défendeur n’a pas agi intentionnellement pour les motifs suivants : a) il n’a pas préparé lui-même sa demande de citoyenneté de novembre 2007 [la demande de citoyenneté] et il en ignorait le contenu; b) il ignorait le libellé du document intitulé « Serment ou affirmation solennelle de citoyenneté » [le serment écrit], rempli le jour où il a prêté le serment, dans lequel il devait confirmer qu’il n’avait pas fait l’objet d’une procédure criminelle ou d’une procédure relevant du droit de l’immigration depuis le dépôt de sa demande de citoyenneté.

[13] Dans sa défense modifiée, le défendeur reconnaît que les incidents qui ont donné lieu à l’ordonnance de probation et aux autres chefs d’accusation se sont produits entre la date à laquelle il a signé sa demande de citoyenneté et celle à laquelle il a prêté le serment. Il reconnaît également que le jour où il a prêté le serment, il a signé le serment écrit, dans lequel il a affirmé qu’il n’avait pas fait l’objet d’une procédure criminelle ou d’une procédure relevant du droit de l’immigration depuis le dépôt de sa demande de citoyenneté, et par conséquent, il a prêté le serment alors qu’il lui était interdit de le faire. Cependant, la défense modifiée, selon laquelle le défendeur ignorait le contenu de la demande de citoyenneté ou du serment écrit, indique que le défendeur n’a pas intentionnellement omis de faire les déclarations requises.

[14] Le ministre dépose la présente requête en jugement sommaire en vue d’obtenir une ordonnance déclarant que le défendeur a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen de fausses déclarations, ce qui entraîne la révocation de sa citoyenneté canadienne. Le ministre soutient qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse et fait valoir que le défendeur a reconnu avoir fait de fausses déclarations au cours du traitement de sa demande de citoyenneté ou a reconnu des faits qui, en droit, signifient qu’il a acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen de fausses déclarations.

Question en litige

[15] Les parties conviennent que la seule question dont la Cour est saisie consiste à savoir si elle devrait rendre le jugement sommaire en faveur du ministre et si elle devrait rendre l’ordonnance sollicitée, déclarant que le défendeur a acquis la citoyenneté par fraude ou au moyen de fausses déclarations.

Dispositions législatives pertinentes

[16] Les dispositions pertinentes des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], qui régissent les requêtes en jugement sommaire, sont formulées en ces termes :

Requête d’une partie

213 (1) Une partie peut présenter une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire à l’égard de toutes ou d’une partie des questions que soulèvent les actes de procédure. Le cas échéant, elle la présente après le dépôt de la défense du défendeur et avant que les heure, date et lieu de l’instruction soient fixés.

[…]

Motion by a party

213 (1) A party may bring a motion for summary judgment or summary trial on all or some of the issues raised in the pleadings at any time after the defendant has filed a defence but before the time and place for trial have been fixed.

[…]

Faits et éléments de preuve nécessaires

214 La réponse à une requête en jugement sommaire ne peut être fondée sur un élément qui pourrait être produit ultérieurement en preuve dans l’instance. Elle doit énoncer les faits précis et produire les éléments de preuve démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse.

Facts and evidence required

214 A response to a motion for summary judgment shall not rely on what might be adduced as evidence at a later stage in the proceedings. It must set out specific facts and adduce the evidence showing that there is a genuine issue for trial.

Absence de véritable question litigieuse

215 (1) Si, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

If no genuine issue for trial

215 (1) If on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

Somme d’argent ou point de droit

(2) Si la Cour est convaincue que la seule véritable question litigieuse est :

a) la somme à laquelle le requérant a droit, elle peut ordonner l’instruction de cette question ou rendre un jugement sommaire assorti d’un renvoi pour détermination de la somme conformément à la règle 153;

b) un point de droit, elle peut statuer sur celui-ci et rendre un jugement sommaire en conséquence.

Genuine issue of amount or question of law

(2) If the Court is satisfied that the only genuine issue is

(a) the amount to which the moving party is entitled, the Court may order a trial of that issue or grant summary judgment with a reference under rule 153 to determine the amount; or

(b) a question of law, the Court may determine the question and grant summary judgment accordingly.

Pouvoirs de la Cour

(3) Si la Cour est convaincue qu’il existe une véritable question de fait ou de droit litigieuse à l’égard d’une déclaration ou d’une défense, elle peut :

a) néanmoins trancher cette question par voie de procès sommaire et rendre toute ordonnance nécessaire pour le déroulement de ce procès;

b) rejeter la requête en tout ou en partie et ordonner que l’action ou toute question litigieuse non tranchée par jugement sommaire soit instruite ou que l’action se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale.

Powers of Court

(3) If the Court is satisfied that there is a genuine issue of fact or law for trial with respect to a claim or a defence, the Court may

(a) nevertheless determine that issue by way of summary trial and make any order necessary for the conduct of the summary trial; or

(b) dismiss the motion in whole or in part and order that the action, or the issues in the action not disposed of by summary judgment, proceed to trial or that the action be conducted as a specially managed proceeding.

[17] Les dispositions pertinentes de la Loi sont les suivantes :

Révocation par le ministre — fraude, fausse déclaration, etc.

10 (1) Sous réserve du paragraphe 10.1(1), le ministre peut révoquer la citoyenneté d’une personne ou sa répudiation lorsqu’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

Revocation by Minister — fraud, false representation, etc.

10 (1) Subject to subsection 10.1(1), the Minister may revoke a person’s citizenship or renunciation of citizenship if the Minister is satisfied on a balance of probabilities that the person has obtained, retained, renounced or resumed his or her citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances.

(2) [Abrogé, 2017, ch. 14, art. 3]

Avis

(3) Avant que la citoyenneté d’une personne ou sa répudiation ne puisse être révoquée, le ministre lui envoie un avis écrit dans lequel :

a) il l’informe qu’elle peut présenter des observations écrites;

b) il précise les modalités de présentation des observations;

c) il expose les motifs et les justifications, notamment les éléments de preuve, sur lesquels il fonde sa décision;

d) il l’informe que, sauf si elle lui demande de trancher l’affaire, celle-ci sera renvoyée à la Cour.

[…]

 

(2) [Repealed, 2017, c. 14, s. 3]

Notice

(3) Before a person’s citizenship or renunciation of citizenship may be revoked, the Minister shall provide the person with a written notice that

(a) advises the person of his or her right to make written representations;

(b) specifies the form and manner in which the representations must be made;

(c) sets out the specific grounds and reasons, including reference to materials, on which the Minister is relying to make his or her decision; and

(d) advises the person that the case will be referred to the Court unless the person requests that the case be decided by the Minister.

[…]

Renvoi à la Cour

(4.1) Le ministre renvoie l’affaire à la Cour au titre du paragraphe 10.1(1) sauf si, selon le cas :

a) la personne a présenté des observations écrites en vertu de l’alinéa (3.1)a) et le ministre est convaincu que :

(i) soit, selon la prépondérance des probabilités, l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci n’est pas intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels,

(ii) soit des considérations liées à sa situation personnelle justifient, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales;

b) la personne a fait une demande en vertu de l’alinéa (3.1)b).

[…]

Referral to Court

(4.1) The Minister shall refer the case to the Court under subsection 10.1(1) unless

(a) the person has made written representations under paragraph (3.1)(a) and the Minister is satisfied

(i) on a balance of probabilities that the person has not obtained, retained, renounced or resumed his or her citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances, or

(ii) that considerations respecting the person’s personal circumstances warrant special relief in light of all the circumstances of the case; or

(b) the person has made a request under paragraph (3.1)(b).

[…]

Révocation pour fraude — déclaration de la Cour

10.1 (1) Sauf si une personne fait une demande en vertu de l’alinéa 10(3.1)b), la citoyenneté de la personne ou sa répudiation ne peuvent être révoquées que si, à la demande du ministre, la Cour déclare, dans une action intentée par celui-ci, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

Revocation for fraud — declaration of Court

10.1 (1) Unless a person makes a request under paragraph 10(3.1)(b), the person’s citizenship or renunciation of citizenship may be revoked only if the Minister seeks a declaration, in an action that the Minister commences, that the person has obtained, retained, renounced or resumed his or her citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances and the Court makes such a declaration.

 

(2) [Abrogé, 2017, ch. 14, art. 4]

Effet de la déclaration

(3) La déclaration visée au paragraphe (1) a pour effet de révoquer la citoyenneté de la personne ou la répudiation de la citoyenneté de celle-ci.

[…]

(2) [Repealed, 2017, c. 14, s. 4]

Effect of declaration

(3) A declaration made under subsection (1) has the effect of revoking a person’s citizenship or renunciation of citizenship.

[…]

Interdiction

22 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, nul ne peut recevoir la citoyenneté au titre des paragraphes 5(1), (2) ou (4) ou 11(1) ni prêter le serment de citoyenneté :

a) pendant la période où, en application d’une disposition législative en vigueur au Canada :

(i) il est sous le coup d’une ordonnance de probation,

(ii) il bénéficie d’une libération conditionnelle,

(iii) il purge une peine d’emprisonnement;

a.1) tant qu’il purge une peine à l’étranger pour une infraction commise à l’étranger qui, si elle avait été commise au Canada, aurait constitué une infraction à une disposition législative en vigueur au Canada;

a.2) tant qu’il purge une peine à l’étranger pour une infraction à une loi fédérale;

b) tant qu’il est inculpé pour une infraction prévue aux paragraphes 21.1(1) ou 29.2(1) ou (2) ou pour un acte criminel prévu par les paragraphes 29(2) ou (3) ou par une autre loi fédérale, autre qu’une infraction qualifiée de contravention en vertu de la Loi sur les contraventions, et ce, jusqu’à la date d’épuisement des voies de recours;

[…]

Prohibition

22 (1) Despite anything in this Act, a person shall not be granted citizenship under subsection 5(1), (2) or (4) or 11(1) or take the oath of citizenship

(a) while the person, under any enactment in force in Canada,

(i) is under a probation order,

(ii) is a paroled inmate, or

(iii) is serving a term of imprisonment;

(a.1) while the person is serving a sentence outside Canada for an offence committed outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an enactment in force in Canada;

(a.2) while the person is serving a sentence outside Canada for an offence under any Act of Parliament;

(b) while the person is charged with, on trial for, subject to or a party to an appeal relating to an offence under subsection 21.1(1) or 29.2(1) or (2), or an indictable offence under subsection 29(2) or (3) or any other Act of Parliament, other than an offence that is designated as a contravention under the Contraventions Act;

[…]

Principes régissant les requêtes en jugement sommaire

[18] Les parties s’entendent sur les principes régissant les requêtes en jugement sommaire.

[19] Le jugement sommaire a pour objet de permettre à la Cour de statuer sommairement sur des affaires qui ne devraient pas donner lieu à un procès parce qu’elles ne soulèvent pas de véritable question litigieuse, ce qui permet d’épargner les ressources judiciaires et d’améliorer l’accès à la justice (Milano Pizza Ltd c 6034799 Canada Inc, 2018 CF 1112 au para 25 [Milano Pizza]; Canmar Foods Ltd c TA Foods Ltd, 2021 CAF 7 au para 23 [Canmar Foods]; Manitoba c Canada, 2015 CAF 57 aux para 15-17; Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7 au para 34).

[20] La Cour a indiqué qu’un jugement sommaire est un outil utile pour éliminer les demandes et les défenses fallacieuses, qui ne devrait toutefois pas priver une partie de son droit à un procès, à moins qu’il ne soit clairement démontré qu’il n’existe aucune véritable question litigieuse, par rapport à la demande ou à la défense, que le juge doit trancher (Oriji c Canada, 2006 CF 1539 au para 31 [Oriji]). Récemment, dans l’arrêt Canmar Foods, la Cour d’appel fédérale a affirmé que le fondement qui sous-tend les jugements sommaires est qu’un procès, avec toutes les conséquences qui en résulteraient pour les parties et les coûts associés à l’administration de la justice, n’est tenu que s’il existe une véritable question litigieuse qui ne peut être tranchée autrement (au para 24).

[21] Le paragraphe 215(1) des Règles prévoit que la Cour rend un jugement sommaire si elle est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense. Le critère d’une requête en jugement sommaire ne consiste pas à savoir si une partie ne peut pas obtenir gain de cause au procès, mais plutôt à savoir si l’affaire est clairement sans fondement (Canmar Foods, au para 24) ou si l’affaire est douteuse au point de ne pas mériter d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’un éventuel procès (Oriji, au para 35; Milano Pizza, au para 33; Conseil Kaska Dena c Canada, 2018 CF 218 au para 21; Canmar Foods, au para 24). Ainsi, il faut éviter les délais et les frais liés à un procès dans les cas où les demandes ne sont manifestement pas fondées (Oriji, au para 35).

[22] Un jugement sommaire ne peut être accordé que si les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit ont été portés à la connaissance de la Cour (AMR Technology, Inc c Novopharm Limitée, 2008 CF 970 au para 6). Il incombe à la partie requérante d’établir, selon la prépondérance des probabilités, l’absence d’une véritable question litigieuse (Collins c Canada, 2015 CAF 281 au para 70), ce qui représente un lourd fardeau (Canmar Foods, au para 24). Cependant, il incombe ensuite à la partie intimée d’énoncer les faits précis et de produire les éléments de preuve démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse (Canmar Foods, au para 27), comme le prévoit l’article 214 des Règles.

[23] Lorsqu’une question sérieuse est soulevée au sujet de la crédibilité, le jugement sommaire n’est pas approprié et le tribunal devrait instruire l’affaire parce que les témoins devraient être contre-interrogés devant le juge de première instance, qui est mieux à même de tirer des inférences (Rallysport Direct LLC c 2424508 Ontario Ltd, 2019 CF 1524 au para 42 [Rallysport]; Schneeberger c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 970 au para 17 [Schneeberger]).

[24] Cependant, ce ne sont pas toutes les contradictions relevées entre les éléments de preuve qui soulèveront des questions de crédibilité qui empêcheront la Cour de prononcer un jugement sommaire. La Cour devrait plutôt se pencher de près sur le fond de l’affaire et décider s’il y a des questions de crédibilité à trancher (Rallysport, au para 42; Schneeberger, au para 17). Les questions de crédibilité n’entraîneront pas le rejet d’une requête en jugement sommaire si la Cour n’est pas tenue de les résoudre pour trancher la requête (voir 7294140 Canada Inc (Zoomtoner) c Connexlogix Inc, 2023 CF 1010 au para 18; Saskatchewan (Procureur général) c Première Nation de Witchekan Lake, 2023 CAF 105 au para 40).

Analyse

[25] Conformément aux exigences énoncées au paragraphe 10.1(1) de la Loi, le ministre sollicite en l’espèce une déclaration de la Cour selon laquelle le défendeur a acquis la citoyenneté par fraude ou au moyen de fausses déclarations ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[26] Tout d’abord, j’examine un argument avancé par le ministre, selon lequel il n’existe aucune véritable question litigieuse en l’espèce, car le défendeur a expressément reconnu avoir acquis la citoyenneté au moyen de fausses déclarations. L’argument du ministre s’appuie sur les réponses du défendeur à la demande de reconnaître des faits du 26 avril 2022, que le ministre a signifiée au défendeur en application de l’article 255 des Règles dans le cadre de l’action sous‑jacente. Dans cette demande, le ministre priait le défendeur d’admettre, aux fins de l’instance, la véracité de faits indiqués dans des paragraphes numérotés, y compris le paragraphe 9 suivant :

[traduction]

9. En omettant de divulguer, au moment où il a prêté le serment de citoyenneté, qu’il était sous le coup d’une ordonnance de probation ou qu’il était accusé d’actes criminels aux termes du Code, le défendeur a acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[27] Dans une réponse à une demande de reconnaître des faits du 4 mai 2022, le défendeur a reconnu la véracité des faits énoncés dans la demande. Bien qu’il ne s’agisse pas de l’argument principal avancé à l’appui de la requête en jugement sommaire, le ministre soutient que compte tenu de ces aveux, il n’y a aucune question à trancher au procès.

[28] En réponse, le défendeur fait valoir que le paragraphe 9 de la demande de reconnaître des faits visait à tort à obtenir des aveux concernant des conclusions de droit, ce qui ne respecte pas l’objet d’une demande de reconnaître des faits au titre de l’article 255 des Règles. Cet article permet à une partie de demander à une autre partie uniquement de reconnaître un fait ou l’authenticité d’un document. Le défendeur reconnaît, comme l’illustre la défense modifiée, qu’au moment où il a prêté le serment, il a omis de divulguer qu’il était sous le coup d’une ordonnance de probation et qu’il avait été accusé d’actes criminels au titre du Code. Cependant, la défense modifiée indique que le défendeur n’a pas agi intentionnellement, car il n’a pas lu la demande de citoyenneté ni le serment écrit avant de les signer. Il fait valoir qu’en l’absence d’une telle intention, l’article 10.1 de la Loi ne s’applique pas et le ministre ne peut pas s’appuyer sur sa réponse à la demande de reconnaître des faits pour démontrer l’intention requise.

[29] Je vais examiner brièvement la jurisprudence relative à l’intention qui doit être démontrée dans une procédure de révocation de la citoyenneté canadienne, car les observations principales du ministre visent à démontrer une telle intention en s’appuyant sur la jurisprudence et le témoignage que le défendeur a livré au cours de l’interrogatoire préalable dans la présente affaire. Cependant, je signale tout d’abord que je ne suis pas prêt à accueillir la requête en jugement sommaire du ministre uniquement en raison de la réponse du défendeur à la demande de reconnaître des faits. Bien qu’il soit difficile de savoir comment interpréter la réponse donnée au paragraphe 9 de la demande de reconnaître des faits, car ce paragraphe vise à obtenir des aveux de ce qui constitue, à mon avis, des questions mixtes de fait et de droit, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le ministre ne peut pas s’appuyer sur le mécanisme prévu à l’article 255 des Règles pour obtenir des aveux qui portent sur autre chose que des faits et l’authenticité d’un document.

[30] En ce qui a trait au témoignage que le défendeur a livré au cours de l’interrogatoire préalable, le ministre souligne que le défendeur a déclaré qu’il avait signé la demande de citoyenneté et le serment écrit sans les lire, tout en sachant qu’il n’en comprenait pas le contenu. Il a aussi déclaré qu’il n’avait pas demandé au représentant, dont les services avaient été retenus par sa famille pour l’aider dans ses démarches d’obtention de la citoyenneté, de lui expliquer la demande de citoyenneté. Il n’a pas non plus demandé à un fonctionnaire présent à la cérémonie de citoyenneté de lui expliquer le serment écrit. Le ministre s’appuie aussi sur le témoignage du défendeur selon lequel il n’a pas divulgué à CIC l’ordonnance de probation ni les accusations criminelles qui étaient portées contre lui avant de prêter le serment et sur le fait que, à la date à laquelle il a signé le serment écrit, la déclaration y figurant (selon laquelle il n’avait pas fait l’objet d’une procédure criminelle ou d’une procédure relevant du droit de l’immigration depuis le dépôt de sa demande de citoyenneté) était fausse.

[31] À l’audience sur la présente requête en jugement sommaire, l’avocat du ministre a expliqué que si la requête est rejetée et l’affaire donne lieu à un procès, le ministre se réserve le droit de contester au procès la crédibilité du témoignage du défendeur selon lequel il n’a pas lu la demande de citoyenneté et le serment écrit, ou n’en comprenait pas le contenu. Cependant, pour les fins de la présente requête, le ministre ne conteste pas la crédibilité de ce témoignage. La requête du ministre repose plutôt sur la thèse selon laquelle, même si le témoignage du défendeur était accepté, il s’ensuit qu’il a acquis la citoyenneté par fraude ou au moyen de fausses déclarations. (Pour les besoins de la présente requête, le ministre ne s’appuie pas sur l’élément de la dissimulation intentionnelle du paragraphe 10.1(1) de la Loi.)

[32] Autrement dit, le ministre soutient que le fait, pour le défendeur, de soutenir qu’il n’avait pas l’intention requise pour qu’il soit possible de conclure qu’il y a eu une fraude ou de fausses déclarations, car il n’a pas lu la demande de citoyenneté ou le serment écrit, ne constitue pas, en droit, une défense valable à une action intentée en vertu du paragraphe 10.1(1). Le ministre soutient que l’ignorance auto-imposée (ou avouée) du contenu de tels documents ne peut pas constituer une défense à une action en révocation de la citoyenneté, car tout défendeur pourrait se maintenir dans l’ignorance (ou invoquer l’ignorance) et priver ainsi le ministre de tout recours à l’encontre des personnes qui ont acquis la citoyenneté au moyen de fausses déclarations.

[33] Pour soutenir cette thèse, le ministre s’appuie sur la jurisprudence entourant l’exception relative à l’erreur de bonne foi qui s’est développée relativement à l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Aux termes de cet alinéa, emporte interdiction de territoire au Canada pour fausses déclarations le fait de faire, directement ou indirectement, une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la LIPR.

[34] Comme l’explique la Cour dans la décision Appiah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1043, au paragraphe 18, l’application de l’alinéa 40(1)a) est assujettie à une exception qui excuse la non-divulgation de renseignements importants que dans des circonstances extraordinaires où une personne croyait honnêtement et raisonnablement qu’elle ne faisait pas de présentation erronée sur un fait important, qu’il était impossible pour la personne d’avoir connaissance de la déclaration inexacte et que la personne n’avait pas connaissance de la fausse déclaration. Comme l’explique la Cour dans Oloumi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 428, au paragraphe 39, cette exception s’applique uniquement si la personne peut démontrer qu’elle croyait honnêtement et raisonnablement ne pas dissimuler des renseignements importants.

[35] Si la présente affaire portait sur l’application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, le ministre aurait peut-être un argument convaincant pour faire valoir que le défendeur ne pourrait pas éviter une conclusion selon laquelle il y a eu de fausses déclarations au sens de cet article. Le ministre pourrait soutenir que même si le défendeur n’avait pas lu la demande de citoyenneté et le serment écrit avant de les signer, et ignorait par conséquent les interdictions et les obligations y figurant, il n’était pas raisonnable pour le défendeur de signer ces documents sans les lire. Autrement dit, même si le défendeur n’avait pas l’intention subjective d’induire en erreur, l’exigence relative au caractère raisonnable, sur le plan objectif, qui s’applique à l’exception relative à l’erreur de bonne foi au sens de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR l’empêcherait de s’appuyer sur cette exception.

[36] Cependant, la présente affaire porte sur l’application des articles 10 et 10.1 de la Loi, et la jurisprudence de notre Cour indique clairement que l’alinéa 40(1)a) de la LIPR ne s’applique pas. Dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Savic, 2014 CF 523 [Savic], la Cour a expliqué, au paragraphe 81, qu’elle n’a pas été convaincue par le ministre que la jurisprudence relative à l’article 40 de la LIPR est éclairante et renforce l’affirmation selon laquelle les fausses déclarations au sens de l’article 10 de la Loi n’exigent pas l’existence d’une intention d’induire en erreur. Dans la décision Savic, la Cour a examiné la jurisprudence concernant l’article 10, dans le contexte des trois types de comportements dont il est question dans cet article (fausse déclaration, fraude, dissimulation intentionnelle de faits essentiels), et a conclu que pour les trois types de comportements, l’intention d’induire en erreur est exigée (aux para 50-81).

[37] En analysant l’exigence relative à l’intention en ce qui concerne les fausses déclarations dans la décision Savic (aux para 77-79), la Cour s’est appuyée sur le jugement Canada (Citoyenneté et Immigration) c Thiara, 2014 CF 220 [Thiara], alors récent, dans lequel la Cour a conclu que le fait d’acquérir la citoyenneté au moyen de fausses déclarations suppose un acte intentionnel visant à tromper (au para 49). Dans la décision subséquente Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zakaria, 2014 CF 864 [Zakaria], la Cour a tenu compte de la décision Savic, du fait que celle-ci s’appuyait sur la décision Thiara et de la jurisprudence antérieure, et a conclu encore une fois (aux para 76-77) que les trois catégories de comportements prévues à l’article 10 de la Loi comportent un élément intentionnel.

[38] À l’audience de la présente requête, l’avocat du ministre, qui a tout de même reconnu que la Cour peut être tenue de se conformer à la jurisprudence par courtoisie, a indiqué que le ministre ne souscrit pas à la conclusion de cette jurisprudence selon laquelle un élément intentionnel est nécessaire pour établir qu’il y a eu une fausse déclaration. Le ministre n’a présenté aucun argument convaincant quant aux raisons pour lesquelles je devrais m’écarter de la jurisprudence examinée ci-dessus. Je vais suivre cette tendance jurisprudentielle et en adopter le raisonnement.

[39] Compte tenu de cette conclusion, pour que la requête en jugement sommaire du ministre soit accueillie, la Cour doit être convaincue que la question de savoir si le défendeur, lorsqu’il a signé le serment écrit et a omis de divulguer ses antécédents criminels pertinents, avait l’intention d’induire en erreur requise pour que les articles 10 et 10.1 de la Loi s’appliquent, ne constitue pas une véritable question litigieuse. Pour évaluer cette question, il est utile d’examiner d’abord les indications fournies dans la jurisprudence susmentionnée quant à la nature de l’intention requise dans les différentes catégories d’intention visées par ces articles.

[40] Il est clair que la dissimulation intentionnelle de faits essentiels exige l’intention d’induire le décideur en erreur (Savic, au para 72; voir aussi Canada (Citoyenneté et Immigration) c Odynsky, 2001 CFPI 138, au para 159). Dans la décision Savic, la Cour explique aussi, au paragraphe 70, que la fraude est généralement définie comme étant la fausse déclaration intentionnelle ou insouciante, par des paroles ou des agissements, au sujet de faits dont l’effet est d’induire en erreur une autre personne et de lui faire subir une perte (voir aussi Bruno Appliance and Furniture, Inc c Hryniak, 2014 CSC 8 au para 18), et que la conduite constitutive d’une fraude peut également prendre la forme d’une omission ou d’un silence dans les cas où il existe une obligation de divulguer des renseignements. Comme je l’explique un peu plus loin, pour les besoins de l’argument du ministre dans la présente requête, pour établir l’existence d’une fraude au sens de l’article 10.1 de la Loi, il importe que l’intention puisse être rattachée à une déclaration ou une omission insouciante (Savic, au para 71).

[41] Enfin, en ce qui concerne la catégorie des fausses déclarations, bien que l’existence d’une intention d’induire en erreur soit exigée (Savic, au para 74), il est aussi important, pour les besoins de l’argument du ministre, que la jurisprudence confirme que l’aveuglement délibéré ne doit pas être toléré (voir p. ex. Canada (Citoyenneté et Immigration) c Modaresi, 2016 CF 185 aux para 16-17, s’appuyant sur Canada (Citoyenneté et Immigration) c Phan, 2003 CF 1194 au para 33).

[42] Dans ce contexte, le ministre soutient que les circonstances de l’espèce constituent de l’aveuglement délibéré ou de l’insouciance de la part du défendeur, et qu’en conséquence, le défendeur avait l’intention requise d’induire en erreur. Par conséquent, la Cour doit examiner le sens de ces catégories d’intention pour établir si les circonstances de l’espèce permettent de conclure que le défendeur a fait preuve d’aveuglement délibéré ou d’insouciance, sans qu’il soit nécessaire d’obtenir d’autres éléments de preuve ou d’avoir la possibilité d’apprécier la preuve dans le cadre d’un procès.

[43] En ce qui concerne l’aveuglement délibéré, le défendeur s’appuie sur l’explication que la Cour suprême du Canada a donnée dans R c Briscoe, 2010 CSC 13, selon laquelle cette doctrine impute une connaissance à une personne qui a des doutes au point de vouloir se renseigner davantage, mais qui choisit délibérément de ne pas le faire (au para 21). De même, dans l’arrêt R c Jorgensen, [1995] 4 RCS 55, la Cour suprême du Canada indique qu’une personne a fait preuve d’aveuglement délibéré si elle a fermé les yeux parce qu’elle savait ou soupçonnait fortement que si elle regardait, elle saurait (au para 103).

[44] En ce qui a trait à l’insouciance, le défendeur renvoie à l’arrêt Sansregret c La Reine, 1985 CanLII 79, [1985] 1 RCS 570 [Sansregret], plus précisément au paragraphe 72, où la Cour suprême du Canada a indiqué qu’une personne insouciante est consciente que sa conduite risque d’engendrer un danger ou un risque, mais persiste néanmoins. Le ministre conteste l’application de cette description que la Cour suprême du Canada a formulée dans l’arrêt Sansregret, dans le contexte de la responsabilité criminelle (et non civile), et met plutôt l’accent sur la déclaration formulée dans la décision Savic (au para 70), selon laquelle la conduite constitutive d’une fraude peut prendre la forme d’une omission ou d’un silence dans les cas où il existe une obligation de divulguer des renseignements.

[45] Bien que cette déclaration tirée de la décision Savic nous renseigne sur le type de conduite pouvant constituer de la fraude au sens de l’article 10.1 de la Loi, je souscris à l’observation du défendeur selon laquelle il ne s’agit pas d’une explication des critères à respecter pour conclure à l’insouciance. En fait, si la conduite reprochée est une omission ou un silence, dans le contexte d’une obligation de divulguer des renseignements, il demeure nécessaire d’évaluer si l’élément moral requis est présent. Cet élément moral peut comprendre l’insouciance, et j’estime que l’arrêt Sansregret nous renseigne quant à la façon de déterminer si l’insouciance est présente.

[46] Par conséquent, l’issue de la présente requête dépend de la question de savoir si la preuve présentée à la Cour, interprétée telle quelle aux fins de la présente requête, permet de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur a fait preuve d’aveuglement délibéré ou d’insouciance, au sens indiqué ci-dessus, lorsqu’il a signé la demande de citoyenneté et le serment écrit sans les lire, tout en étant conscient qu’il n’en comprenait pas le contenu.

[47] Le ministre fait valoir qu’une telle conclusion s’ensuit d’un point de vue juridique. J’ai des réserves quant à cette thèse. Dans la décision Zakaria, la Cour a examiné une requête en jugement sommaire (présentée par les défendeurs) dans le contexte d’une action en révocation de la citoyenneté fondée sur une fausse déclaration dans la demande de citoyenneté pertinente. L’un des deux défendeurs mineurs était suffisamment âgé pour être tenu de signer la demande contenant la fausse déclaration, mais il a fourni un affidavit dans le cadre de la requête, dans lequel il a déclaré sous serment qu’il ignorait le contenu de la demande et qu’il l’a signée sans la lire (voir les para 28-29). Le ministre n’a pas contre-interrogé le défendeur et la Cour était prête à inférer qu’il ignorait que la demande comportait une fausse déclaration (voir les para 32-33). Dans la décision Zakaria, la Cour a effectué une analyse juridique de l’élément moral requis et a conclu (aux para 76-77) que les trois catégories de conduites prévues à l’article 10 de la Loi comportaient un élément intentionnel, et qu’en conséquence, d’après les preuves, le défendeur mineur n’avait pas l’intention requise (au para 77).

[48] À l’audience sur la présente requête, l’avocat du ministre a fait valoir que la décision Zakaria se distinguait de la présente affaire compte tenu de la nature de la représentation (question de savoir si un tiers avait aidé à la préparation de la demande de citoyenneté) et du fait que le défendeur était mineur. Je reconnais que ces différences existent et constituent un motif défendable de traiter différemment les faits en l’espèce. Cependant, l’observation du ministre vise à souligner que les faits revêtent une importance dans l’analyse de l’intention. Je ne suis pas convaincu qu’en droit, le fait qu’un demandeur de citoyenneté canadienne signe des documents s’inscrivant dans le processus de demande de citoyenneté sans les lire ou en connaître le contenu fait automatiquement preuve d’aveuglement délibéré ou d’insouciance aux fins de l’application de l’article 10.1 de la Loi.

[49] Je comprends la préoccupation du ministre au sujet d’un défendeur dans une action en révocation de la citoyenneté qui peut se maintenir dans l’ignorance (ou invoquer l’ignorance) quant au contenu des documents d’une demande de citoyenneté, privant ainsi le ministre de tout recours contre les fausses déclarations. Le ministre soulève la possibilité que des défendeurs avancent des affirmations non vérifiables selon lesquelles ils n’ont pas lu les formulaires qu’ils ont signés. Cependant, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, comme pour toute défense reconnue par la loi, il revient au juge des faits de vérifier ces allégations factuelles. Bien que le juge des faits puisse accueillir avec scepticisme de telles allégations et malgré certains principes, comme celui selon lequel la doctrine de l’aveuglement peut nuire à la possibilité que de telles allégations fournissent un moyen de défense valable, les probabilités ne sont pas si nulles qu’elles ne devraient pas donner lieu à un procès.

[50] Comme je l’explique plus haut dans les présents motifs, la doctrine de l’aveuglement délibéré impute une connaissance à une personne qui a des doutes au point de vouloir se renseigner davantage, mais qui choisit délibérément de ne pas le faire. La preuve sur laquelle s’appuie le ministre pour étayer sa requête établit que le défendeur a signé la demande de citoyenneté et le serment écrit sans les lire ni en comprendre le contenu. Cependant, pour que la Cour accueille la requête au motif que le défendeur a fait preuve d’aveuglement délibéré, le ministre doit aussi établir que le défendeur avait des soupçons quant au contenu de ces documents (particulièrement le serment écrit comprenant la fausse déclaration) et a par conséquent délibérément choisi de ne pas se renseigner sur son contenu. De même, en ce qui a trait à l’insouciance, le ministre doit établir que le défendeur était conscient du danger ou du risque.

[51] Au procès, le ministre peut réussir à établir que le défendeur avait l’intention requise d’induire en erreur, par au moins un type d’intention prévu à l’article 10.1 de la Loi, notamment en contestant la crédibilité de l’explication du défendeur quant aux motifs pour lesquels il aurait signé la demande de citoyenneté, puis le serment écrit sans les lire, tout en étant conscient qu’il en ignorait le contenu. En fait, bien que cette question ne soit pas contestée en l’espèce, le ministre peut également contester au procès la crédibilité du témoignage du défendeur selon lequel il n’a pas lu ces documents. Cependant, compte tenu du dossier de la preuve dont dispose actuellement la Cour, et en l’absence d’une conclusion que la requête du ministre doit être accueillie en droit, la Cour ne peut pas conclure que le dossier du défendeur est douteux au point de ne pas mériter d’être examiné par le juge des faits au procès.

Conclusion et dépens

[52] Comme la Cour a conclu qu’il existe une véritable question litigieuse en l’espèce, la requête en jugement sommaire du ministre sera rejetée et l’affaire sera instruite. Bien que le ministre ait sollicité des dépens relativement à la présente requête s’il avait gain de cause, le défendeur a demandé le rejet de la requête sans dépens. Comme le défendeur a obtenu gain de cause, je n’adjugerai aucuns dépens relativement à la présente requête.


ORDONNANCE dans le dossier T-1835-21

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête en jugement sommaire du ministre est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés dans le cadre de la présente requête.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1835-21

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c RAGOORTHAN MAHENDRAN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 décembre 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 JANVIER 2024

 

COMPARUTIONS :

David Knapp

Kevin Spykerman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Annabel E. Busbridge

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Bertrand Deslauriers Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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