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Date : 20240604


Dossier : IMM-1866-23

Référence : 2024 CF 843

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 4 juin 2024

En présence de madame la juge Turley

ENTRE :

YORDA TEKLAY

NOEL DANIEL

ELISA DANIEL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a annulé leur statut de réfugié en vertu de l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SPR a conclu que les demandeurs avaient fait des présentations erronées et une réticence sur un fait important qui remettaient en question leur identité et leur citoyenneté ainsi que la crédibilité de leur allégation de crainte de persécution en Érythrée. Pour ce motif, elle a annulé le statut de réfugié des demandeurs.

[2] Je rejetterai la présente demande, car la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs ont fait des présentations erronées sur des renseignements importants appartenait aux issues acceptables qui s’offraient à elle selon le dossier de preuve : Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 86. De plus, les demandeurs n’ont pas contesté le temps qu’avait mis le ministre pour présenter une demande de révocation de leur statut de réfugié. En outre, ils ont eu l’occasion de présenter des éléments de preuve et des observations après l’audience au sujet de leur citoyenneté érythréenne, mais ils ne l’ont pas fait. Il ne peut être reproché à la SPR de ne pas avoir examiné des questions qui n’ont jamais été soulevées par les demandeurs.

II. Contexte

[3] Les demandeurs affirment qu’ils sont citoyens de l’Érythrée et qu’ils sont entrés au Canada le 6 mai 2012 au moyen de passeports suédois frauduleux au nom de Rahel Tesfai, de Samson Efrem et de Selihon Efrem qu’ils avaient obtenus auprès d’un passeur au Soudan. Ils ont obtenu l’asile en 2012 en raison d’une crainte fondée de persécution de la part de la police en Érythrée.

[4] Le 25 novembre 2021, le ministre a présenté une demande au titre de l’article 109 de la LIPR en vue d’annuler le statut de réfugié des demandeurs. Il a soutenu que de nouveaux éléments de preuve révélaient que les demandeurs avaient caché leur véritable identité au tribunal initial de la SPR. Selon le Système intégré d’exécution des douanes [le SIED], aucune personne portant le nom de Rahel Tesfai, de Samson Efrem et de Selihon Efrem n’est entrée au Canada entre le 15 avril 2012 et le 15 mai 2012. Cependant, un rapport sur les antécédents de voyage du SIED a révélé qu’une famille composée des trois personnes suivantes est entrée au Canada le 3 août 2011 et de nouveau le 26 avril 2012 au moyen de passeports allemands : Yordanos Teklay Embaye, Noel Josias Teklay Embaye et Elisabet Teklay Embaye.

[5] Le ministre a soutenu que les ressemblances entre les demandeurs et les citoyens allemands n’étaient pas le fruit du hasard. Leurs noms étaient semblables, les dates de naissance des demandeurs mineurs étaient les mêmes, la date de naissance de la demanderesse principale était très rapprochée de celle de la personne allemande et la dernière date d’entrée au Canada des citoyens allemands (le 26 avril 2012) était proche de la date à laquelle les demandeurs avaient demandé l’asile (le 9 mai 2012).

[6] Le ministre a fait valoir qu’il était plus probable qu’improbable que les demandeurs aient dissimulé les détails de leur entrée au Canada au tribunal initial de la SPR pour que le tribunal ne voie pas la nécessité de vérifier de plus près leur identité et la possibilité qu’il existe un autre pays de référence (l’Allemagne).

[7] Dans une décision datée du 16 janvier 2023, la SPR a accueilli la demande d’annulation du statut de réfugié des demandeurs présentée par le ministre. Après avoir entendu le témoignage de la demanderesse principale et les observations des deux parties, la SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les demandeurs avaient utilisé des passeports allemands pour entrer au Canada le 26 avril 2012 et avaient présenté une demande d’asile deux semaines plus tard.

[8] La SPR a conclu que le ministre s’était acquitté du fardeau énoncé au paragraphe 109(1) de la LIPR et avait établi que les demandeurs avaient fait des présentations erronées ou une réticence sur des faits importants quant à leur identité et à leur citoyenneté. De plus, elle a conclu que ces faits importants étaient si fondamentaux qu’ils mettaient en doute leur identité, leur citoyenneté et la crédibilité de leur allégation de persécution en Érythrée, de sorte qu’il ne pouvait rester d’éléments de preuve justifiant l’asile.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[9] Les demandeurs soulèvent deux questions dans la présente demande. Premièrement, ils soutiennent que la SPR a commis une erreur en n’examinant pas si la présentation tardive de la demande d’annulation de leur statut de réfugié par le ministre constituait un manquement à l’équité procédurale. Deuxièmement, ils affirment que la SPR a commis une erreur en concluant que le ministre avait présenté une preuve de l’existence de présentations erronées suffisante pour faire annuler leur statut de réfugié. Les demandeurs soutiennent que la norme de contrôle applicable aux deux questions est celle de la décision raisonnable.

[10] Je remarque qu’il y a une divergence dans la jurisprudence de la Cour en ce qui a trait à la norme de contrôle applicable à la question de savoir si le délai écoulé avant le dépôt d’une demande d’annulation constitue un abus de procédure. La Cour a examiné cette question selon la norme de la décision raisonnable, en se demandant si la SPR avait raisonnablement interprété ou appliqué le critère pour évaluer le délai : Khan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 210 au para 20; Akram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1024 au para 17. Elle a également examiné la question selon la norme de la décision correcte, en se demandant si la SPR jetterait le discrédit sur l’administration de la justice en traitant la demande d’annulation compte tenu du délai écoulé avant le dépôt de la demande : Hassan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1422 aux para 20, 23; Ganeswaran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1797 au para 25.

[11] Je n’ai pas à examiner cette question, étant donné que ma conclusion déterminante, exposée ci-après, est que les demandeurs ne peuvent soulever, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, la question du délai qu’il a fallu au ministre pour déposer sa demande, puisqu’ils ne l’ont pas soulevée devant la SPR.

[12] En ce qui concerne la question de savoir si la SPR a commis une erreur en annulant le statut de réfugié des demandeurs, je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Otabor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 830 aux para 17-19; Bafakih c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 689 aux para 19-23; Abdulrahim c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 463 aux para 11-12.

[13] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason] au para 8. Une décision ne devrait être infirmée que si elle souffre de « lacunes graves à un point tel » qu’elle ne présente pas les caractéristiques requises de « justification, intelligibilité et transparence » : Vavilov, au para 100; Mason, aux para 59-61. De plus, la cour de révision « doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

A. Le défendeur devrait être le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile

[14] Comme je l’ai fait remarquer aux parties lors de l’audience, dans le cadre d’un contrôle judiciaire d’une décision de la SPR d’annuler le statut de réfugié d’une personne au titre de l’article 109 de la LIPR, le défendeur désigné devrait être le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, et non le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est le ministre visé au paragraphe 109(1) de la LIPR, selon l’article 2 du Décret précisant les responsabilités ministérielles pour l’application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, TR/2015-52. J’ai examiné cette question plus en détail dans la décision Omar v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2023 FC 1334, aux paragraphes 11 et 14.

B. La Cour n’est pas dûment saisie de la question du délai de présentation

[15] Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’incidence qu’a eu sur eux la présentation tardive de la demande d’annulation par le ministre, comme la Cour l’a conclu dans la décision Mella c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1587 [Mella] : mémoire supplémentaire des arguments des demandeurs aux para 25-26.

[16] Cependant, les demandeurs s’appuient à tort sur la décision Mella. Dans cette affaire, la question du délai a « bel et bien été soulevée » par les demanderesses : Mella, au para 42. L’une des demanderesses a témoigné au sujet du préjudice causé par le retard du ministre, et l’allégation d’abus de procédure a été « pleinement débattue » : Mella, aux para 38-40. Pour ces raisons, la Cour a conclu qu’il incombait à la SPR d’examiner la question du retard et la décision a été annulée : Mella, aux para 41-42.

[17] En l’espèce, cependant, les demandeurs n’ont pas soulevé la question du retard du ministre devant la SPR. En règle générale, une cour de révision refusera d’entendre une question soulevée pour la première fois au contrôle judiciaire si elle aurait pu être soulevée devant le décideur : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [Alberta Teachers’ Association] aux para 22-23.

[18] À l’audience relative au contrôle judiciaire, l’avocate des demandeurs a reconnu que ceux-ci n’avaient pas soulevé la question du retard causé par le ministre devant la SPR. Les demandeurs soutiennent cependant que le délai de neuf ans était [traduction] « manifeste à la lecture du dossier » et que la SPR aurait donc dû examiner la question et tenir compte de l’incidence de ce délai sur les demandeurs, surtout vu l’état de santé de la demanderesse principale et le fait que les deux enfants mineurs ont vécu au Canada pendant la majeure partie de leur vie.

[19] Dans une procédure administrative, un délai peut constituer un abus de procédure de deux façons. Premièrement, le délai peut compromettre l’équité de la procédure lorsqu’il nuit à la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle, notamment parce que des souvenirs se sont estompés, des témoins essentiels ne sont pas disponibles ou des éléments de preuve ont été perdus : Law Society of Saskatchewan c Abrametz, 2022 CSC 29 au para 41 [Abrametz]; Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe] au para 102. Dans un tel cas, la partie doit démontrer qu’elle a subi un « préjudice sur le plan de la preuve » : Blencoe, au para 104.

[20] Deuxièmement, il peut y avoir abus de procédure même dans les cas où il n’y pas d’atteinte à l’équité de l’audience si un « préjudice important » a été causé en raison d’un délai excessif : Abrametz, au para 42; Blencoe, aux para 122 et 132. Il existe un critère à trois volets pour déterminer si un délai constitue un abus de procédure dans cette seconde catégorie :

Premièrement, le délai en cause doit être excessif. Deuxièmement, ce délai doit avoir directement causé un préjudice important. Lorsque ces deux conditions sont réunies, le tribunal judiciaire ou administratif procède à une dernière évaluation afin de déterminer si le délai constitue un abus de procédure. Un délai constituera un abus de procédure s’il est manifestement injuste envers une partie ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice.

Abrametz, au para 43.

[Renvoi omis.]

[21] Pour les deux catégories, il faut prouver le préjudice allégué. Comme la Cour suprême l’a souligné, « [l]’existence ou non d’un préjudice est une question de fait » : Abrametz, au para 69. Il incombe donc à la partie qui affirme que le délai lui a causé un préjudice de présenter des éléments de preuve.

[22] J’éprouve de la sympathie pour les demandeurs, vu leur situation, mais il leur incombait de soulever expressément devant la SPR la question du délai, de présenter des éléments de preuve concernant le préjudice qui leur aurait été causé par ce délai et de demander réparation. Si les demandeurs avaient adéquatement soulevé la question du délai et présenté des éléments de preuve, le ministre aurait eu la possibilité de les contre-interroger et de présenter ses propres éléments de preuve ainsi que des observations. Permettre aux demandeurs de soulever la question pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire serait injuste envers le ministre et priverait la Cour des éléments de preuve nécessaires : Alberta Teachers’ Association, au para 26.

[23] Par conséquent, je refuse d’examiner la question soulevée par les demandeurs concernant le délai qu’il a fallu au ministre pour déposer sa demande d’annulation de leur statut de réfugié.

C. La décision de la SPR est raisonnable

1) La SPR n’a pas omis de tenir compte des éléments de preuve présentés par les demandeurs

[24] Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur en n’expliquant pas pourquoi elle n’avait pas admis leurs éléments de preuve documentaire concernant leur identité, à savoir leurs certificats de naissance érythréens : mémoire supplémentaire des arguments des demandeurs, au para 24.

[25] Le défaut du décideur de tenir compte de la preuve dont il dispose peut remettre en question le caractère raisonnable de la décision : Vavilov, au para 126. Après avoir examiné attentivement le dossier et les enregistrements audio de l’audience d’annulation de la SPR, je suis convaincue que ce n’est pas le cas en l’espèce. La SPR ne disposait pas des certificats de naissance érythréens des demandeurs lorsqu’elle a rendu sa décision concernant la demande d’annulation du ministre.

[26] Les certificats de naissance des demandeurs figurent dans le dossier certifié du tribunal [le DCT], ce qui indique qu’ils ont été soumis à la SPR dans l’affaire sous-jacente à l’instance relative à la demande d’annulation. Cependant, comme je l’explique plus loin, l’examen du dossier permet de constater qu’il s’agissait simplement d’une erreur administrative. Les certificats de naissance ont été présentés à titre d’éléments de preuve seulement au tribunal initial qui a tranché la demande d’asile des demandeurs, et non au tribunal de la SPR qui a instruit la demande d’annulation.

[27] Avant la procédure d’annulation, dans une lettre datée du 1er juin 2022, la SPR a communiqué à la demanderesse principale [traduction] « les documents versés en preuve dans [sa] demande d’asile initiale », dont les certificats de naissance érythréens que les demandeurs avaient présentés avec leur demande d’asile. La demanderesse principale a été informée du fait qu’elle devait fournir à la SPR et au ministre une copie de tous les documents qu’elle avait l’intention d’utiliser à l’audience relative à l’annulation [traduction] « au plus tard dix jours avant l’audience ou cinq jours avant l’audience s’il s’agit d’une réponse à un autre document présenté par une partie ou par la SPR » : DCT, à la p 107.

[28] Selon les enregistrements audio de l’audience relative à l’annulation de la SPR, cette dernière a demandé à la demanderesse principale quelles pièces d’identité elle avait présentées au tribunal de la SPR qui avait instruit sa demande d’asile. La demanderesse principale a répondu qu’elle avait présenté des certificats de naissance. Appelée à préciser pourquoi elle ne les avait pas présentés au tribunal instruit de la demande d’annulation, elle a répondu qu’elle n’était pas certaine de pouvoir les retrouver. Plus tard au cours de l’audience, elle a informé la SPR qu’elle avait pu les retrouver. À ce moment-là, la SPR s’est adressée à la représentante des demandeurs pour essentiellement l’informer du fait que, s’ils souhaitaient soulever cette question, ils pouvaient présenter des observations après l’audience, mais qu’il leur appartenait de [traduction] « présenter leurs arguments ». Ls représentante des demandeurs a répondu qu’ils présenteraient des observations de vive voix, puis qu’ils verseraient les certificats de naissance en preuve. Le représentant du ministre a alors déclaré que, si les certificats de naissance étaient admis en preuve, il présenterait des observations à ce moment-là. L’avocate des demandeurs n’a pas soulevé la question des certificats de naissance dans ses observations.

[29] Le dossier ne contient aucun élément de preuve montrant que les demandeurs ont cherché à verser les certificats de naissance en preuve et à présenter des observations après l’audience. Cela est étayé par la Liste générale de documents de la SPR, qui énonce les documents déposés par les parties aux fins de la demande d’annulation : DCT, à la p 59.

[30] Vu ce qui précède, l’argument des demandeurs selon lequel la SPR n’a pas tenu compte de leurs éléments de preuve documentaire est dénué de fondement. Les demandeurs ont été informés de l’exigence de présenter tout document pertinent à la SPR et au ministre avant l’audience. Ils ont même reçu des copies des éléments de preuve qu’ils avaient présentés au tribunal initial de la SPR qui avait instruit leur demande d’asile, au cas où, je présume, ils n’auraient plus de copies de ces documents. Ensuite, à l’audience relative à l’annulation, la SPR a donné aux demandeurs l’occasion de présenter des éléments de preuve et des observations après l’audience concernant leurs pièces d’identité, occasion qu’ils n’ont pas saisie.

2) L’analyse de la SPR est cohérente et rationnelle

[31] Les demandeurs font également valoir qu’il n’y avait [traduction] « pas suffisamment d’éléments de preuve » pour annuler leur statut de réfugié. Vu la preuve dont disposait la SPR, j’estime que celle-ci a raisonnablement conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les demandeurs ont induit en erreur le tribunal initial de la SPR en disant être des citoyens de l’Érythrée venus du Soudan. Comme je l’explique ci-après, l’analyse effectuée par la SPR est à la fois cohérente et rationnelle : Vavilov, au para 85.

[32] La SPR a appliqué le critère à trois volets qui permet d’établir s’il y a eu des présentations erronées ou une réticence sur un fait important au titre du paragraphe 109(1) de la LIPR, critère établi dans l’affaire Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gunasingam, 2008 CF 181, à savoir que : i) il doit y avoir eu des présentations erronées sur un fait important ou une réticence sur ce fait; ii) ce fait doit se rapporter à un objet pertinent; et iii) il doit exister un lien de causalité entre, d’une part, les présentations erronées ou la réticence, et, d’autre part, le résultat favorable obtenu. De plus, la SPR s’est penchée sur la question de savoir s’il restait suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile, malgré les présentations erronées : motifs de décision de la SPR datés du 16 janvier 2023, au para 12-13 [les motifs de la SPR].

[33] À leur audience relative à la demande d’asile, les demandeurs ont affirmé être entrés au Canada le 6 mai 2012 au moyen de passeports suédois frauduleux, mais ne plus avoir ces passeports en leur possession. Les éléments de preuve présentés par le ministre lors de l’instance relative à l’annulation du statut révèlent que selon le SIED, aucune personne portant les noms qui figurent dans les passeports que les demandeurs ont dit avoir utilisés n’est entrée au Canada pendant la période en cause. À la lumière de ces éléments de preuve, la SPR a conclu que « l’absence de correspondance entre les noms prétendus et la base de données du SIED démontre que les intimés n’ont pas utilisé de passeports suédois frauduleux pour entrer au Canada, selon la prépondérance des probabilités » : motifs de la SPR, au para 16.

[34] La SPR a ensuite examiné les éléments de preuve présentés par le ministre selon lesquels une famille allemande de trois personnes présentant des « ressemblances frappantes » avec les demandeurs est entrée au Canada près de deux semaines avant que les demandeurs présentent une demande d’asile. Les ressemblances étaient les suivantes : i) les deux familles avaient la même composition (une mère accompagnée de deux enfants mineurs); ii) les prénoms étaient identiques ou très semblables; et iii) les dates de naissance des demandeurs mineurs étaient les mêmes et la date de naissance de la demanderesse principale était très semblable : motifs de la SPR, au para 17. La SPR a raisonnablement qualifié ces ressemblances de « coïncidences improbables » : motifs de la SPR, au para 19. À la lumière de ces éléments de preuve, la SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les demandeurs « ont utilisé des passeports allemands pour entrer au Canada le 26 avril 2012 » : motifs de la SPR, au para 20.

[35] En fin de compte, SPR a conclu que le ministre s’était acquitté du fardeau qui lui incombait au titre du paragraphe 109(1) de la LIPR et avait satisfait au critère à trois volets :

[21] Le tribunal estime, selon la prépondérance des probabilités, que le ministre s’est acquitté du fardeau prévu au paragraphe 109(1) de la LIPR, à savoir celui de démontrer qu’il y a bel et bien eu présentation erronée sur des faits importants ou réticence sur ces faits (les autres noms ou alias des intimés) et que ces faits sont liés à un objet pertinent (l’identité est d’une importance cruciale dans une demande d’asile). Il existe un lien de causalité entre, d’une part, les présentations erronées et, d’autre part, le résultat favorable obtenu (si l’identité d’un demandeur d’asile n’est pas établie, la demande d’asile doit être rejetée). Par conséquent, les trois conditions prévues au paragraphe 109(1) existent.

[36] Enfin, la SPR s’est demandé s’il restait suffisamment d’éléments de preuve pour justifier l’asile. Je suis convaincue que, dans les circonstances de l’espèce, la SPR a raisonnablement conclu que la nature même des présentations erronées des demandeurs (leur identité et leur citoyenneté) mettait en doute la crédibilité de leur allégation de crainte de persécution en Érythrée. Sur ce fondement, la SPR a conclu qu’il ne pouvait rester d’éléments de preuve justifiant l’asile : motifs de la SPR, au para 22.

[37] À mon avis, l’analyse par la SPR de la demande d’annulation du ministre était tout à fait raisonnable, et il lui était loisible de l’effectuer vu le dossier de preuve et selon la prépondérance des probabilités. Essentiellement, la contestation de la décision de la SPR par les demandeurs revient à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve, ce qui va au-delà du rôle d’une cour de révision : Vavilov, au para 125.

V. Questions proposées aux fins de certification

[38] Les demandeurs proposent deux questions à certifier qui sont toutes deux liées à la question de la présentation tardive de la demande d’annulation du statut de réfugié par le ministre : i) que constitue un délai déraisonnable de la part du ministre lors du dépôt d’une demande d’annulation? et ii) le ministre devrait-il avoir le fardeau d’expliquer un délai déraisonnable?

[39] Une question certifiée doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale : Canada (Immigration et Citoyenneté) c Laing, 2021 CAF 194 au para 11; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 [Lewis] au para 36.

[40] Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale, la question « doit découler de l’affaire » pour pouvoir être certifiée, Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46. Enfin, pour qu’une question soit de portée générale, elle ne peut pas avoir déjà été tranchée dans la jurisprudence. En effet, « toutes les questions certifiées à bon droit ne bénéficient d’aucune source jurisprudentielle » : Lewis, au para 39.

[41] Je conviens avec le défendeur que les questions proposées ne « découlent pas de l’affaire ». La question du délai n’a pas été soulevée devant la SPR, et, par conséquent, j’ai refusé de l’examiner sur le fond.

[42] De plus, la Cour suprême a examiné le cadre juridique applicable à l’évaluation du délai dans le contexte administratif dans l’arrêt Blencoe, puis récemment dans l’arrêt Abrametz. Par conséquent, la jurisprudence a suffisamment répondu aux questions proposées.

VI. Conclusion

[43] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire et refuserai de certifier l’une ou l’autre des deux questions proposées.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1866-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. L’intitulé est modifié afin que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit désigné comme défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Anne M. Turley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina, traductrice

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1866-23

 

INTITULÉ :

YORDA TEKLAY, NOEL DANIEL, ELISA DANIEL c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 JUIN 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TURLEY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 juin 2024

 

COMPARUTIONS :

Natalie Banka

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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