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Date : 20240625


Dossier : IMM-9707-21

Référence : 2024 CF 984

Ottawa (Ontario), le 25 juin 2024

En présence de l'honorable madame la juge Tsimberis

ENTRE :

MAURICIO ALEJANDRO SANCHEZ HERRERA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] M. Mauricio Alejandro Sanchez Herrera [Herrera], un citoyen du Chili, demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [SAI]. La SAI (Commissaire Lafleur) a rendu une décision le 10 décembre 2021 [Décision] accueillant l’appel du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [ministre] et a émis une deuxième mesure d’expulsion pour grande criminalité suite à une condamnation punie par un emprisonnement maximal d’au moins dix (10) ans.

[2] La Décision de la SAI a ordonné à M. Herrera de quitter le Canada aux termes du paragraphe 67(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR], et de l’alinéa 229(1)(c) et du paragraphe 226(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

[3] La présente demande de contrôle judiciaire a un historique procédural complexe qui implique deux différents rapports d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1), et la décision du ministre d’envoyer les rapports devant la Section d’immigration [SI] sous 44(2) de la LIPR. Ces rapports ont résulté à deux décisions de la SI, quatre décisions de la SAI et une décision devant la Cour fédérale. Le diagramme ci-dessous représente visuellement la chronologie des sept différentes décisions qui ont été rendues au sujet de M. Herrera dans deux dossiers distincts, et seulement les plus pertinentes seront décrites ci-dessous.

 

 

[4] La décision identifiée ci-haut comme SAI-4 est la Décision qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Faits

[5] Le 31 août 1990, M. Herrera devient résident permanent du Canada à l’âge de six (6) ans.

A. Premier Rapport

[6] Le 3 juin 2011, M. Herrera est reconnu coupable d’avoir eu en sa possession une carte de crédit alors qu’il savait qu’elle avait été obtenue suite à la commission d’une infraction au Canada, crime décrit au sous-alinéa 342(1)(c)(i) du Code criminel, LRC 1985, ch C-46 [Code criminel]. Il est condamné à une amende de 1 500,00 $ et à deux jours d’emprisonnement.

[7] Le 19 septembre 2011, M. Herrera est reconnu coupable de deux chefs de possession de substances en vue d’en faire le trafic, infractions décrites au paragraphe 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, ch 19. Il est condamné à 12 mois d’emprisonnement avec sursis.

[8] En raison des condamnations survenues en 2011, le ministre rédige et défère pour enquête à la SI, le 11 octobre 2012, le premier rapport d'interdiction de territoire pour grande criminalité contre M. Herrera [Premier Rapport].

[9] Le 5 février 2013, la SI (Commissaire Dumoulin) prononce une interdiction de territoire en vertu de l'alinéa 36(1)(a) de la LIPR pour grande criminalité et émet une première mesure d'expulsion [SI-1-Dumoulin (1)]. M. Herrera fait appel à la SAI (dossier MB3-00510).

[10] Le 3 février 2017, la décision SAI-1-Chernin sursoit la mesure de renvoi pour trois (3) ans dans le dossier MB3-00510 pour des raisons humanitaires, de telle sorte que M. Herrera doit retourner devant la SAI le ou vers le 3 février 2020. Une des conditions au sursis était de ne pas commettre d’acte criminel.

[11] Le 10 mars 2020, la décision de la SAI-3-Labranche est rendue, met fin au sursis de la mesure d’expulsion de M. Herrera, et rejet l’appel de M. Herrera pour défaut de compétence dans le dossier MB3-00510. La décision de la SAI-3-Labranche constate que M. Herrera n’est plus résident permanent et sa mesure de renvoi est exécutoire, et que la SAI n’a plus compétence pour réviser la décision SAI-1-Chernin qui a rendu le sursis qui devait être révisé en février 2020.

B. Deuxième Rapport

[12] Le 9 novembre 2017, le ministre rédige et défère pour enquête à la SI le deuxième rapport d’interdiction de territoire pour grande criminalité contre M. Herrera pour la condamnation d’incendie criminel de 2015 prévues aux articles 434 et 436.1 du Code criminel [Deuxième Rapport].

[13] Le 1er mars 2018, la SI (Commissaire Dumoulin) n’émet pas de mesure de renvoi, car il s’estime lier par les propos de l’honorable juge Shore dans l’affaire Jean-Baptiste et par le principe de la chose jugée [SI-2-Dumoulin (2)]. Selon le raisonnement du juge Shore dans Jean-Baptiste qui a été repris par le Commissaire Dumoulin, puisque la déclaration de culpabilité pour incendie criminel date de 2015, la décision SAI-1-Chernin date de février 2017 et le Deuxième Rapport date de novembre 2017, le ministre n’aurait pas dû faire un Deuxième Rapport sous 44(2) de la LIPR sur des actes commis avant la décision SAI-1-Chernin. M. Herrera fait appel à la SAI (dossier MB8-08062).

[14] Le 20 janvier 2020, la décision SAI-2-Cordisco est rendue, accueille l’appel du ministre dans le dossier MB8-08062 et émet une mesure d’expulsion [Expulsion 2] contre M. Herrera, le Commissaire Cordisco étant d’avis que le principe de la chose jugée ne s’applique pas en l’espèce et que « la SAI choisit de ne pas appliquer l’affaire Jean-Baptiste ».

[15] La décision de la SAI sur l’Expulsion 2 s’était retrouvée en contrôle judiciaire devant l’honorable juge St-Louis à la Cour fédérale dans Sanchez Herrera c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 401. Le 7 mai 2021, la Cour fédérale a rendu sa décision accueillant la demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision SAI-2-Cordisco. Les motifs de la décision rédigés par l’honorable juge St-Louis clarifient que l’accueille de la demande de contrôle judiciaire a été faite sur la base que la SAI s’était écartée des principes applicables à la doctrine de la chose jugée établis par la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 RCS 460:

[91] La conclusion de la SAI selon laquelle la Cour, dans Jean-Baptiste, s’écarte des principes applicables à la doctrine de la chose jugée établis par la Cour suprême dans Danyluk parait déraisonnable et incorrecte. Il ne pouvait donc s’agir, pour la SAI, d’avoir à choisir entre la décision de la Cour fédérale et celle de la Cour suprême. La SAI exprime plutôt son désaccord avec les conclusions que la Cour fédérale a tiré, suite à son analyse des critères établis par Danyluk.

[92] La SAI peut se déclarer en désaccord avec les conclusions de droit particulières tirées par la Cour fédérale et étayer son analyse. Cependant, à défaut de considérer et de satisfaire aux critères établis par la Cour suprême pour s’en écarter, la SAI doit se déclarer liée par lesdites conclusions.

C. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[16] Le 10 décembre 2021, la SAI (Commissaire Lafleur) a décidé de faire droit à l’appel, de casser la décision de la SI-2-Dumoulin (2) et de prendre une mesure d’expulsion contre M. Herrera [SAI-4-Lafleur]. La Décision porte sur trois éléments : 1) la question est devenue théorique par la prise d’effet de la première mesure d’expulsion; 2) son refus d’appliquer la doctrine de la chose jugée et la cassation de la décision SI-2-Dumoulin (2); et 3) son manque de compétence pour trancher l’abus de pouvoir.

[17] Le seul élément qui est important dans cette affaire est le premier. La SAI a conclu que la question qui lui avait été posée était devenue théorique par les conséquences qui ont découlées des procédures du Premier Rapport. La SAI a conclu que sa Décision sur le Deuxième Rapport n’aurait pas pour effet d’annuler la mesure de renvoi contre M. Herrera effective sur le Premier Rapport dans le dossier MB3-00510 ni de redonner le statut de résident permanent à M. Herrera.

III. Question en litige

[18] La question déterminante en litige est celle de savoir s’il était déraisonnable pour la SAI de conclure que l’appel devant elle était devenu théorique par la prise d’effet de la mesure d’expulsion et la perte de résidence permanente de M. Herrera sur le Premier Rapport (suite à la décision SAI-3-Labranche en mars 2020 qui n’était pas contestée par M. Herrera).

IV. Norme de contrôle

[19] Dans un cas comme celui-ci où la Cour n’est pas le premier tribunal à étudier le caractère théorique du litige, la norme de la décision raisonnable est applicable (Dinan c Canada (Transport), 2022 CF 106 au para 8).

V. Analyse

[20] La SAI a conclu que, la Décision sur le Deuxième Rapport n'aurait pas pour effet d'annuler la mesure de renvoi qui s'impose à M. Herrera effective dans le dossier MB3-00510 ni de redonner le statut de résident permanent à M. Herrera suite à la décision SAI-3-Labranche du 10 mars 2020 qui a mis fin au sursoit de la mesure d'expulsion. Par conséquent, la mesure de renvoi SI-1-Dumoulin de février 2013 est devenue exécutoire. Cela a eu pour effet la perte du statut de résident permanent de M. Herrera.

[21] La conclusion de la Décision SAI-4-Lafleur que la question est devenue théorique par la prise d’effet de la première mesure d’expulsion est entièrement raisonnable. La Commissaire Lafleur s’est penchée sur le bon test prévu à l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski] aux pages 353 à 363 et a fait l’analyse appropriée à deux étapes.

[22] Premièrement, la Commissaire Lafleur s’est demandé si la question du pourvoi est devenue purement théorique. En d’autres mots, elle s’est demandée s’il existe un différend qui subsiste qui pourrait porter atteinte aux droits des parties. La Commissaire Lafleur était raisonnable lorsqu’elle conclut que « (l)’objectif visé par le ministre est atteint. Peu importe l’issue de l’appel du ministre, la décision du tribunal n’aura pas pour effet d’annuler la mesure de renvoi effective dans le dossier MB3-00510 ni redonner le statut de résident permanent à M. Sanchez Herrera ». Au paragraphe 30 de la Décision, la Commissaire Lafleur énonce :

[30] M. Sanchez Herrera est à l’extérieur du Canada et participe à la conférence virtuelle. Il mentionne qu’il s’attend à pouvoir revenir au Canada rapidement. Je fais remarquer aux parties que le 10 mars 2020, la SAI#3 a mis fin au sursis octroyé par la SAI#1 en rejetant l’appel de M. Sanchez Herrera dans le dossier MB3-00510. Par l’effet de la loi (alinéa 46(1)(c) et articles 48 et 49 de la LIPR), la première expulsion est devenue effective et M. Sanchez Herrera a perdu son statut de résident permanent.

[31] En lien avec ces nouveaux faits, j’ai informé les parties de me faire parvenir toute demande incidente au sujet des deux dossiers d’appel (MB3-00510 et MB8-08062), le cas échéant. Je n’ai reçu aucune demande de la part des parties et les soumissions écrites que me sont présentées n’abordent pas directement cette question.

[Non souligné dans l’original.]

[23] La Commissaire Lafleur remarque raisonnablement que si M. Herrera souhaitait préserver son statut et éviter la prise d’effet de la première mesure de renvoi, il devait contester la décision de la SAI-3-Labranche, ce qu’il n’a pas fait, ce qui lui est fatal. Je suis d’accord avec la Commissaire Lafleur que, dans les circonstances de l’affaire qui lui était soumise, les questions à trancher sont donc devenues théoriques.

[24] Deuxièmement, étant d’avis que le litige est devenu théorique, la Commissaire Lafleur s’est demandée si le tribunal devrait, dans les circonstances, exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l'affaire. Puisque la Cour fédérale a instruit à la SAI de faire un nouvel examen dans l’appel devant elle, la Commissaire a raisonnablement décidé de trancher l’affaire et examiner les questions en litige afin de clarifier le débat. Je suis convaincue que, n’eût été de l’instruction de la Cour fédérale, la Commissaire Lafleur n’aurait pas exercé son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire puisqu’elle aurait considéré le litige théorique.

[25] La Décision de la Commissaire Lafleur sur l’élément de la question théorique par la prise d’effet de la première mesure d’expulsion est raisonnable.

[26] M. Herrera ne traite pas dans ses représentations écrites ou orales de la conclusion de la Commissaire à l’égard de la question devenue théorique et n’explique pas pourquoi cette Cour devrait, elle aussi, étudier une question devenue théorique en vertu des critères établis dans Borowski.

[27] Je suis d’accord avec le défendeur qui fait valoir que la perte de la résidence permanente de M. Herrera en 2020 rend théorique le contrôle judiciaire dans le présent dossier. Comme le soulève le défendeur, la première mesure de renvoi prononcée dans la décision SI-1-Dumoulin (1) est et reste en vigueur, peu importe le résultat du présent litige, car la décision SAI-3-Labranche n’est pas contestée devant cette Cour. Comme la Commissaire Lafleur, la Cour considère le fait que M. Herrera n’a pas contesté la décision SAI-3-Labranche lui est fatal. Dit autrement, le défaut d’intenter une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision SAI-3-Labranche signifie que toute décision que la Cour peut rendre à l’encontre de la Décision SAI-4-Lafleur n’aurait pas d’effet et le défendeur a déjà obtenu ce qu’il voulait (c.-à-d., mesure d’exclusion et perte du statut de résidence permanent de M. Herrera). Ce recours en contrôle judiciaire porte uniquement sur la Décision SAI-4-Lafleur, pas la décision SAI-3-Labranche. Par l’effet de la LIPR, cette mesure d’exclusion n’est pas susceptible d’appel et sa prise d’effet entraîne la perte du statut de résident permanent en vertu des paragraphes 46(1)(c), 48 et 49 de la LIPR.

[28] La Cour est d’avis que le contrôle judiciaire est devenu théorique, et que les conditions ne sont pas réunies pour que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de trancher les autres questions en litige soulevées par les parties sur les deux autres éléments de la décision SAI-3-Lafleur.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9707-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Ekaterina Tsimberis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9707-21

 

INTITULÉ :

MAURICIO ALEJANDRO SANCHEZ HERRERA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 janvier 2024

 

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE TSIMBERIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 juin 2024

 

COMPARUTIONS :

Alain Vallières

pour le demandeur

 

Daniel Latulippe

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alain Vallières

MONTRÉAL, QUÉBEC

pour le demandeur

 

MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA

MONTRÉAL, QUÉBEC

 

pour le défendeur

 

 

 

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