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Date : 20240702

Dossier : T-1572-24

Référence : 2024 CF 1038

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 juillet 2024

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

VERNON WATCHMAKER, SIMON WATCHMAKER, DARLENE WATCHMAKER, RAMONA COLLINS ET GLENDA PAUL

demandeurs

et

NATION CRIE DE KEHEWIN NO 466, REPRÉSENTÉE PAR SON CHEF ET SES CONSEILLERS, AINSI QUE PAR SON COMITÉ CONSULTATIF DES AÎNÉS

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont membres de la Nation crie de Kehewin [la « NCK »]. L’un des demandeurs, Vernon Watchmaker, a été chef de NCK de 2018 à 2021. Devant la Cour, les demandeurs ont déposé une demande pour contester la validité du processus menant à un vote référendaire. Ils font valoir que le processus référendaire contrevient à la Loi électorale de la Nation crie de Kehewin (Kehewin Cree Nation Election Act) [la « Loi électorale »] de deux façons : i) l’approbation des membres n’a pas été demandée en assemblée générale avant de procéder au vote référendaire, et ii) l’avis de référendum n’a pas été envoyé par la poste à la dernière adresse connue de l’ensemble des membres de la NCK.

[2] Le référendum sur les modifications proposées à la Loi électorale doit avoir lieu demain, le 3 juillet 2024. Les demandeurs ont déposé la présente requête demandant une injonction, afin d’empêcher la NCK de procéder au vote référendaire prévu jusqu’à ce qu’une décision ait été rendue sur la demande de contrôle judiciaire en contestation de la validité du processus. J’ai entendu la requête aujourd’hui par vidéoconférence.

[3] Je rejetterai la requête des demandeurs, principalement en raison du fait que je conclus qu’ils n’ont pas réussi à établir qu’ils subiront un préjudice irréparable si le vote référendaire a lieu demain. Les demandeurs n’ont pas démontré qu’il serait impossible de remédier à une date ultérieure au préjudice dont ils se plaignent, soit un vote référendaire à l’issue d’un processus non valide. Une réparation efficace s’offre à eux, et l’intervention de la Cour à ce stade-ci pour interrompe le processus électoral déjà en cours n’est donc pas justifiée.

II. Le contexte

[4] La NCK tient ses élections conformément à sa Loi électorale. Les parties conviennent que le Comité consultatif des Aînés étudie la possibilité de modifier la Loi électorale depuis un certain temps. L’une des modifications proposées consiste à supprimer l’actuelle restriction prévue à la division 10(I) qui dispose [traduction] « [qu’]un membre ne peut pas occuper le poste de chef ou de conseiller de la Nation crie de Kehewin pendant trois mandats consécutifs ». Les demandeurs allèguent que ces modifications permettraient au chef et aux conseillers actuels, qui ont effectué deux mandats consécutifs, de se présenter de nouveau aux élections.

[5] L’article 16 énonce le processus à suivre pour apporter des modifications à la Loi électorale. Je ne décrirai pas dans les présentes toutes les étapes du processus. Or, il est manifeste que, pour apporter des modifications à la Loi électorale, il faut qu’il y ait un référendum auprès des membres de la NCK. Les demandeurs soulèvent des questions concernant deux aspects du processus référendaire qui s’est déroulé : i) les étapes à suivre avant de pouvoir demander un vote référendaire; et ii) une fois la décision prise d’organiser le référendum, l’avis donné aux membres concernant le jour du scrutin référendaire.

[6] Selon la division 16(D), [traduction] « si, lors de l’assemblée générale, la majorité des voix des membres de la Nation crie de Kehewin, soit cinquante pour cent plus un, appuie la modification demandée [à la Loi électorale], un référendum doit être organisé auprès des membres de la Nation crie de Kehewin ». La division 16(F) dispose que [traduction] « les dates, les lieux et les heures du scrutin référendaire seront fixés et annoncés à l’ensemble des membres ». Dans la section des définitions, on définit [traduction] « vote référendaire » ainsi : [traduction] « On communique avec les membres de la Nation crie de Kehewin (par l’envoi d’une lettre à leur dernière adresse postale connue) pour les informer qu’ils peuvent voter sur une proposition ou dans le cadre d’une élection en particulier. Il y aura également une annonce en ligne. »

[7] L’article 16 de la Loi électorale prévoit également que le vote référendaire doit être supervisé par le Comité consultatif des Aînés et [traduction] « [qu’]une fois approuvées, la ou les modifications entrent en vigueur lors de la prochaine élection de la NCK ». L’élection de la NCK doit avoir lieu en septembre 2024.

III. Le critère d’octroi d’une injonction interlocutoire

[8] Selon le critère bien établi pour obtenir une injonction interlocutoire, énoncé dans l’arrêt RJR — MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, 1994 CanLII 117 (CSC) [RJR — MacDonald], la partie qui demande une injonction doit démontrer : i) qu’il existe une question sérieuse à juger; ii) que le refus d’accorder la réparation pourrait causer un préjudice irréparable à ses intérêts; iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction. Pour qu’une requête en injonction interlocutoire soit accueillie, le demandeur doit démontrer qu’il satisfait aux trois volets du critère (Janssen Inc c Abbvie Corp, 2014 CAF 112 au para 14 [Janssen]). Les trois volets ne constituent pas des « compartiments étanches » qui sont indépendants les uns des autres. Les juges des requêtes doivent plutôt adopter une approche souple lorsqu’ils apprécient les trois volets et reconnaître que la solidité constatée à l’égard d’un des volets du critère peut parfois compenser les faiblesses d’un autre volet (Monsanto c Canada (Santé), 2020 CF 1053 au para 50). La question globale consiste à savoir « s’il serait juste et équitable d’accorder l’injonction eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire » (Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34, au para 1 [Google]).

[9] Dans le contexte des questions de gouvernance des Premières Nations dont la Cour est saisie, la nécessité de faire preuve de déférence et de respect à l’égard de l’autonomie gouvernementale des Autochtones a été reconnue à maintes reprises comme un principe directeur dont on doit tenir compte à chaque étape du processus. Comme l’a récemment expliqué le juge Grammond : « les tribunaux devraient faire preuve de [déférence] à l’égard des décideurs autochtones et s’efforcer de réduire le plus possible l’incidence de leurs décisions sur l’autonomie gouvernementale des Autochtones » (Bellegarde c Première Nation Carry the Kettle, 2023 CF 129, au para 20).

IV. La question sérieuse

[10] Le volet de la question sérieuse du critère d’obtention d’une injonction interlocutoire porte sur le fond de la demande sous-jacente de contrôle judiciaire. Dans une affaire comme celle-ci, lorsque le type d’injonction demandée est de nature prohibitive et qu’elle ne reviendrait pas à accorder la même réparation que celle sollicitée dans la demande sous-jacente, seul un examen préliminaire du fond de l’affaire est requis. Il s’agit d’une norme peu rigoureuse. Le juge des requêtes apprécie le fond de l’affaire, non pas dans le but de rendre une décision définitive sur la probabilité de succès de la demande sous-jacente, mais plutôt pour déterminer si elle est frivole ou vexatoire. Il peut être satisfait au volet de la question sérieuse même lorsque le juge des requêtes ne croit pas, à la suite de son examen préliminaire, que le demandeur aura probablement gain de cause dans le cadre de la demande sous-jacente (RJR — MacDonald, aux p 337-338). À la page 338 de l’arrêt RJR — MacDonald, la Cour suprême du Canada a donné l’avertissement suivant : « Il n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire. »

[11] La défenderesse a avancé deux motifs pour faire valoir qu’il n’y avait pas de question sérieuse : premièrement, que la demande était prématurée. Elle a fait valoir que la planification d’un vote référendaire constituait une décision provisoire et ne pouvait donc pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Deuxièmement, elle a soutenu que la demande constituait un abus de procédure, parce que les demandeurs avaient présenté, sans toutefois y donner suite, deux autres demandes qui, de l’avis de la défenderesse, sollicitaient la même réparation, soit de mettre fin aux efforts de réforme relativement à la gouvernance de la NCK.

[12] Dans ses observations écrites ou orales, la défenderesse n’a pas abordé substantiellement la plainte des demandeurs selon laquelle l’avis de vote référendaire n’était pas conforme à la Loi électorale.

[13] Je suis convaincue, suivant le seuil peu élevé applicable, que la contestation par les demandeurs de la validité du processus d’organisation du référendum satisfait au volet de la question sérieuse du critère. Je ne m’attarderai pas davantage sur ces arguments, car il est préférable d’examiner le fond en se basant sur un dossier et des arguments complets, et j’ai principalement tranché la présente requête sur le défaut d’établir un préjudice irréparable.

V. Le préjudice irréparable

[14] Le préjudice irréparable a été défini comme un préjudice « qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (RJR — MacDonald, à la p 341; voir aussi Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102 au para 24; Janssen, au para 24). Le préjudice irréparable a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à sa portée ou son ampleur. Comme l’a expliqué le juge Gascon au paragraphe 49 de la décision Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636 : « Le caractère irréparable du préjudice ne se mesure pas en argent. »

[15] Le demandeur doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il subira un préjudice irréparable entre la date de sa demande d’injonction et celle de la décision sur le fond relative à sa demande de contrôle judiciaire sous-jacente (Evolution Technologies Inc c Human Care Canada Inc, 2019 CAF 11 aux para 26, 29).

[16] Le problème central est qu’à ce stade, les demandeurs ne peuvent pas démontrer qu’ils subiront un préjudice auquel il sera impossible de remédier à une date ultérieure. Nous ne savons pas pour l’instant si le référendum entraînera des modifications. S’il entraîne des modifications à la Loi électorale, les demandeurs n’ont pas expliqué pourquoi ils ne pourraient pas contester ces résultats au moyen d’un contrôle judiciaire du vote référendaire devant la Cour, comme le laisse entendre la défenderesse, ou d’une autre façon. Je note, bien qu’il ne s’agisse pas d’un argument détaillé, que l’avocat des demandeurs a fait remarquer dans sa plaidoirie que le processus d’appel en matière d’élection de la NCK ne s’appliquait pas aux résultats des votes référendaires. Si elles sont approuvées par vote référendaire, les modifications elles-mêmes ne prendront effet, conformément à la Loi électorale, que lors de la prochaine élection de la NCK, qui est actuellement prévue en septembre 2024.

[17] Si le référendum n’est pas valide, la Cour pourra accorder une réparation efficace lorsqu’elle entendra la demande et tranchera sur le fond de l’affaire. Il peut également y avoir d’autres voies de recours (voir Shawna Jean c Première Nation de Swan River, 2019 CF 804 au para 20). En fin de compte, les demandeurs ont encore la possibilité de contester la validité du processus référendaire même si le référendum a lieu, et, par conséquent, un préjudice irréparable n’a pas été établi.

VI. La prépondérance des inconvénients

[18] Le volet de la prépondérance des inconvénients exige que la Cour détermine « quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée » (R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 au para 12). Il incombe au demandeur de démontrer que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur (Canada (Procureur général) c Bertrand, 2021 CAF 103, au para 12).

[19] Les demandeurs n’ont pas présenté d’autres considérations concrètes à apprécier à ce stade de l’analyse, exception faite de l’allégation selon laquelle la tenue d’un référendum non valide causerait un préjudice. Comme je l’ai expliqué plus haut, les demandeurs disposent de moyens pour contester la validité du processus, même si l’injonction n’est pas accordée. De plus, la défenderesse a fourni de la preuve, dans le cadre de la présente requête, quant aux dépenses qu’elle a engagées pour se préparer à la tenue du vote qui doit avoir lieu demain. Dans ces circonstances, je conclus que la prépondérance des inconvénients penche en faveur de la défenderesse.

VII. Conclusion sur la question de savoir si une réparation est justifiée

[20] Ayant examiné l’ensemble des facteurs décrits précédemment (la question sérieuse à juger, le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients) ainsi que la question globale de savoir s’il est juste et équitable d’accorder l’injonction, eu égard à toutes les circonstances (Google, au para 1), je rejetterai la requête en injonction interlocutoire des demandeurs. Dans l’ensemble, je ne peux conclure que les éléments de preuve fournis dans le cadre de la présente requête démontrent qu’il existe une preuve suffisante, convaincante et non spéculative que les demandeurs subiront un préjudice irréparable si une injonction n’est pas accordée et si le référendum a lieu comme prévu.

VIII. Les dépens

[21] Les deux parties ont sollicité les dépens afférents à la présente requête. Je ne vois aucune raison de modifier la pratique habituelle d’ordonner à la partie déboutée de payer les dépens de la requête.

ORDONNANCE dans le dossier T-1572-24

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en injonction interlocutoire est rejetée;

  2. Les dépens sont adjugés en faveur de la défenderesse et seront taxés conformément au tarif.

En blanc

« Lobat Sadrehashemi »

En blanc

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-1572-24

 

INTITULÉ :

VERNON WATCHMAKER, SIMON WATCHMAKER, DARLENE WATCHMAKER, RAMONA COLLINS ET GLENDA PAUL c NATION CRIE DE KEHEWIN NO 466, REPRÉSENTÉE PAR SON CHEF ET SES CONSEILLERS, AINSI QUE PAR SON COMITÉ CONSULTATIF DES AÎNÉS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 juillet 2024

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

 

 

Le 2 juillet 2024

 

COMPARUTIONS :

Dan Misutka

 

Pour les DEMANDEURs

 

Evan C. Duffy

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DLA Piper (Canada) LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour les DEMANDEURs

 

Bailey Wadden & Duffy LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

Pour la défenderesse

 

 

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