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Date : 20240614


Dossier : IMM-10071-24

Référence : 2024 CF 921

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 14 juin 2024

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ABIDEEN OLALEKAN OLADIPUPO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Abideen Olalekan Oladipupo, présente une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada prise contre lui. Le renvoi doit avoir lieu le 17 juin 2024.

[2] Le demandeur prie la Cour de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada prise contre lui en attendant l’issue d’une demande sous-jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire visant le rejet de sa demande de report par un agent (l’agent) de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC).

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente requête est accueillie. J’estime que le demandeur a satisfait au critère tripartite requis pour surseoir à la mesure de renvoi.

I. Faits et décisions sous-jacentes

[4] Le demandeur est un citoyen du Nigéria âgé de 63 ans. Il est arrivé au Canada en 2016 et a présenté une demande d’asile.

A. Historique des procédures

[5] Du 5 juin au 19 juillet 2016, le demandeur a été détenu. Il a alors fait l'objet d'une allégation d'interdiction de territoire au titre de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Cette allégation a finalement été abandonnée en raison de l’insuffisance de la preuve.

[6] Dans une décision datée du 7 septembre 2018, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile du demandeur. Dans une décision datée du 22 mars 2019, la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté l’appel interjeté par le demandeur de la décision de la SPR. Dans une décision datée du 5 septembre 2019, la Cour a rejeté la demande d’autorisation visant la décision de la SAR.

[7] Le demandeur a présenté plusieurs demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Toutes ces demandes ont été rejetées. De plus, le 7 décembre 2022, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a reçu la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) présenté par le demandeur. Dans une décision datée du 29 janvier 2024, IRCC a rejeté la demande d’ERAR.

[8] Le 2 avril 2024, le demandeur a présenté à l’ASFC une demande de report de son renvoi. Le 3 avril 2024, l’ASFC a rejeté cette demande.

[9] Le demandeur devait être renvoyé du Canada le 5 avril 2024. Il ne s’est pas présenté pour son renvoi. Le 8 avril 2024, l’ASFC a délivré un mandat contre lui.

[10] Le 6 mai 2024, le mandat en question a été exécuté, et le demandeur a été détenu par les autorités de l’immigration. Le 13 mai 2024, le demandeur devait être renvoyé du Canada, mais son renvoi a été annulé.

[11] Le 4 juin 2024, une entrevue préalable au renvoi a eu lieu, et le demandeur a reçu la directive de se présenter pour son renvoi. Le 10 juin 2024, l’ASFC a reçu la demande de report faisant l’objet du présent contrôle.

[12] Dans une décision datée du 13 juin 2024, l’agent a rejeté la demande de report présentée par le demandeur.

[13] L’agent a conclu que des éléments de preuve démontraient que le demandeur n’avait pas de problèmes de santé mentale. Il a également établi que, durant une entrevue menée le 10 juin 2024, le demandeur n’avait pas mentionné que son renvoi aurait des répercussions sur sa santé mentale ou physique ni affirmé craindre d’être laissé à lui-même à l’aéroport au Nigéria; il semblait également avoir de la famille et des amis au Nigéria. L’agent a conclu que des parties du témoignage fourni durant l’entrevue du 10 juin contredisaient les déclarations contenues dans l’affidavit du demandeur et formulées durant une entrevue d’admission au Centre de toxicomanie et de santé mentale (le CTSM).

[14] L’agent a également conclu que le demandeur [traduction] « a choisi de ne pas s’occuper de sa santé mentale pendant son séjour au Canada et n’a pas assuré son bien-être psychologique ni renforcé sa capacité de s’occuper de lui-même, alors qu’il avait manifestement l’argent nécessaire pour le faire ». Il a estimé qu’aucun des éléments de preuve ne montrait que le demandeur était inapte ou incapable de prendre l’avion. Enfin, l’agent a conclu que la demande de réexamen fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en instance ainsi que la demande de permis de séjour temporaire du demandeur ne constituaient pas des obstacles au renvoi.

B. La situation du demandeur

[15] Les faits sur lesquels reposent les tentatives du demandeur de faire reporter son renvoi sont poignants. Je ne vais pas tous les mentionner, car les incidents du dernier mois suffisent à établir sa vulnérabilité.

[16] Le lundi 6 mai 2024, alors que le demandeur était détenu par les autorités de l’immigration, il a appris qu’il serait renvoyé au Nigéria durant une entrevue postérieure à son arrestation; il a alors commencé à s’automutiler.

[17] Le mardi 7 mai 2024, le demandeur était toujours détenu par les autorités de l’immigration et il a de nouveau été informé de son renvoi au Nigéria. Il a tenté de se suicider et a été hospitalisé jusqu’au vendredi 10 mai 2024, date à laquelle il a été renvoyé au centre de surveillance de l’immigration. Ce jour-là, il a tenté une fois de plus de mettre fin à ses jours. Il a été admis au CTSM jusqu’au samedi 11 mai 2024, date à laquelle il a été renvoyé au centre de surveillance de l’immigration.

[18] Le 10 juin 2024, l’ASFC a mené une entrevue avec le demandeur au sujet de son renvoi du Canada.

[19] Le 13 juin 2024 – hier –, le demandeur a été informé que sa demande de report du renvoi avait été rejetée. Il s’est de nouveau automutilé et a tenté de se suicider. Un document a été présenté à la Cour; je le mentionne, mais je n’en dirai pas plus. Le document a été rédigé à la main par le demandeur et s’intitule [traduction] « Message à mes enfants ».

C. Éléments de preuve notables

[20] La Cour a reçu plusieurs documents des parties qu’il convient de mentionner.

[21] Dans un affidavit signé le 13 juin 2024, un agent d’exécution de l’ASFC (le déposant), qui est l’agent d’escorte principal responsable du renvoi du demandeur, a déclaré que l’ASFC [traduction] « a pris diligemment des dispositions pour le transport et l’arrivée du demandeur au Nigéria ». L’une de ces dispositions tenait au fait que le déposant avait parlé avec un agent de liaison, que ce dernier avait [traduction] « communiqué » avec un hôpital au Nigéria et que les responsables de l’hôpital en question avaient « confirmé qu’ils admettraient le demandeur dans leur établissement à son arrivée, au besoin, et qu’ils fourniraient des services ambulanciers pour le transport de l’aéroport vers l’hôpital ».

[22] Les éléments de preuve mentionnés ci-dessus ont été directement contredits. Le demandeur a présenté un affidavit daté du 14 juin 2024 qui était accompagné de courriels de l’hôpital nigérian en question le concernant. Dans un des courriels, il est écrit ce qui suit : [traduction] « À l’heure actuelle, toutes les places sont occupées. » Un autre courriel indique que l’hôpital [traduction] « n’a pas confirmé » les dispositions prises pour le demandeur relativement aux soins demandés et que l’établissement « a seulement reçu un courriel de demande de renseignements générique » concernant le demandeur.

[23] Deux lettres de médecins concernant l’état de santé du demandeur ont également été déposées. La première est datée du 13 mai 2024 et a été rédigée par un médecin spécialisé en cosmétiques. La seconde est datée du 13 juin 2024 et a été rédigée par un médecin de famille. L’avocat du demandeur a souligné que les domaines de spécialisation des médecins ont été mis en lumière à l’audience de la présente affaire.

[24] Les deux lettres disent la même chose, mot pour mot, et ne disent essentiellement rien de plus : [traduction] « le patient ne semble pas avoir de maladies transmissibles graves ni de problèmes de santé mentale ». Il n’y a pas d’analyse ni de description des affections du demandeur. La nature des évaluations réalisées n’est pas précisée. Les deux évaluations figurent dans des lettres standard ayant le même contenu, mis à part les signatures différentes des médecins et le fait que les lettres ont été produites à environ un mois d’intervalle. En outre, les noms des deux médecins figurent sur les deux lettres, ainsi que leurs numéros de téléphone, leurs noms et leurs titres de compétence. Il convient de souligner que l’évaluation du 13 mai 2024 a été rédigée peu après les tentatives de suicide répétées du demandeur.

II. Analyse

[25] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien établi : Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 1988 CanLII 1420 (FCA) (Toth); Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 RCS 110 (Metropolitan Stores Ltd); RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 (RJR-MacDonald); R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 (CanLII), [2018] 1 RCS 196.

[26] Le critère de l’arrêt Toth est conjonctif, en ce sens que, pour qu’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi soit accordé, le demandeur doit établir : (i) que la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire soulève une question sérieuse; (ii) que le renvoi causerait un préjudice irréparable; et (iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. Question sérieuse

[27] Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour établir si le premier volet du critère a été respecté, il faut procéder à « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR-MacDonald, à la p. 314). La Cour doit également tenir compte du fait que le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi d’une personne visée par une mesure de renvoi exécutoire est limité. La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 (CanLII), [2010] 2 RCF 311 (Baron) au para 67).

[28] Lorsque sa demande de report du renvoi est rejetée, le demandeur doit satisfaire à une norme élevée en ce qui a trait au premier volet du critère établi dans l’arrêt Toth concernant l’existence d’une question sérieuse, conformément à l’arrêt Baron.

[29] Avant d’aborder le critère tripartite, je souligne que, du point de vue de l’équité, rien n’empêche la Cour d’entendre la présente requête. Le demandeur qui se présente devant la Cour doit être « irréprochable »; il doit être franc au sujet de ses antécédents criminels et de ses infractions passées aux lois sur l’immigration (Gracia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 158 au para 31).

[30] En ce qui concerne le premier volet du critère tripartite, le demandeur soutient ce qui suit : l’agent avait l’obligation d’accorder le report du renvoi et la compétence pour le faire, compte tenu de ses tentatives de suicide antérieures et de l’absence de soins connexes au Nigéria; la décision relative au report suscite de graves préoccupations quant à l’équité procédurale; et l’agent n’a pas donné suite aux demandes de réexamen de sa plus récente demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et de sa demande de permis de séjour temporaire.

[31] Le défendeur soutient que la décision relative au renvoi est raisonnable et que, dans les circonstances, la preuve concernant le risque de suicide ne justifie pas un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

[32] Je suis d’accord avec le demandeur. En bref, ce dernier a établi l’existence de questions sérieuses concernant le manque d’attention portée par l’agent aux observations présentées quant aux tentatives de suicide répétées et récentes du demandeur (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 74, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 127 et 128) et concernant le fait qu’il n’a pas eu l’occasion de connaître la preuve à réfuter (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 56), étant donné les problèmes de santé mentale qu’il a eus au cours du dernier mois, le fait que l’agent s’est appuyé sur des éléments de preuve triés sur le volet et tirés d’une entrevue menée alors qu’il était en état de crise et le fait qu’il n’a pas eu l’occasion de répondre à ces éléments de preuve. Comme l’a dit à juste titre l’avocat du demandeur, le demandeur n’avait personne à qui parler au sujet de cette entrevue malgré sa situation à ce moment-là.

[33] Les observations du défendeur sur cet aspect du critère tripartite méritent quelques commentaires, tout comme d’autres observations dans la présente affaire.

[34] Comme je le mentionne plus haut, le défendeur affirme que l’ASFC a déployé des efforts pour s’assurer que le demandeur reçoive des soins à son arrivée au Nigéria. La preuve déposée par le défendeur pour corroborer cette affirmation est apparemment les dires du déposant, qui a déclaré qu’un agent de liaison a [traduction] « communiqué » avec un hôpital au Nigéria et que les responsables de l’hôpital ont confirmé qu’ils « admettraient le demandeur dans leur établissement à son arrivée ».

[35] La déclaration qui précède n’est accompagnée d’aucune corroboration ni d’aucune communication avec l’agent de liaison en question. En outre, comme il est mentionné plus haut, cet élément de preuve est directement contredit par des courriels des responsables de l’établissement en question, qui précisent qu’il n’y a pas de places disponibles et qu’ils ont seulement reçu une demande de renseignements générale au sujet des soins à prodiguer au demandeur.

[36] Il ne s’agit pas simplement de tactiques judiciaires troublantes de la part du défendeur – un ministre du gouvernement canadien –, qui tente d’inclure subrepticement des éléments de preuve équivoques dans un dossier à l’appui de sa position. Une telle conduite frôle – et de très près – une tentative d’induire en erreur la Cour. La Cour s’attend à la franchise, d’autant plus que le déposant est l’agent d’escorte principal dans la présente affaire et un représentant du gouvernement canadien.

[37] Compte tenu de l’urgence de la présente affaire et du court délai, il est raisonnable d’imaginer un scénario dans lequel l’avocat du demandeur n’aurait pas déposé d’éléments de preuve montrant que l’ASFC n’avait pas, en fait, pris des dispositions pour assurer la prise en charge du demandeur à son arrivée au Nigéria, et ce, malgré les déclarations à l’effet contraire de l’ASFC.

[38] Dans un tel scénario, la Cour n’aurait eu que le témoignage du déposant selon lequel l’ASFC avait pris des dispositions pour assurer la prise en charge au Nigéria d’une personne ayant tenté de se suicider la veille. La Cour aurait pu croire le déposant sur parole.

[39] Je suis profondément troublé lorsque j’envisage un tel scénario. Le défendeur ne semble pas l’être. À l’audience, il a avancé un [traduction] « problème de communication » pour expliquer cet élément de preuve.

[40] Je tiens à être clair : je mets fortement en garde le défendeur contre une telle conduite. L’intégrité de la procédure de la Cour, l’obligation de franchise du défendeur et la vie d’une personne sont en jeu.

B. Préjudice irréparable

[41] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, les demandeurs doivent démontrer que le refus de leur accorder la mesure demandée leur causerait un préjudice irréparable. Le terme « irréparable » n’a pas trait à l’étendue du préjudice; il indique plutôt qu’il s’agit d’un préjudice auquel il ne peut être remédié ou qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire (RJR-MacDonald, à la p. 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas conjectural, mais elle n’a pas à être convaincue qu’il se produira (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 746 (CF 1re inst); Horii c Canada (CA), [1991] ACF no 984, [1992] 1 CF 142 (CAF)).

[42] Le demandeur soutient que ses longs antécédents d’idées suicidaires et de tentatives de suicide mènent à la conclusion qu’il existe un préjudice irréparable, surtout compte tenu de l’absence de traitements au Nigéria.

[43] Le défendeur soutient qu’il y a des mesures en place au Nigéria qui font en sorte que le demandeur ne serait pas exposé à un préjudice irréparable en cas de renvoi, et il ajoute que le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve établissant qu’il a déployé des efforts pour obtenir des soins au Nigéria. De plus, le défendeur fait valoir que [traduction] « l’état de santé mentale du demandeur ne suffit pas à lui seul à établir l’existence d’un préjudice irréparable » et que le demandeur demande un sursis d’une durée indéterminée.

[44] Je suis d’accord avec le demandeur. Il est maintenant bien établi en droit que les risques de suicide peuvent établir un préjudice irréparable (Tillouine c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1146 au para 13, renvoyant à Melchor c Canada (Solliciteur général), 2004 CF 372 au para 12; Bodika-Kaninda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1484 au para 13; Sparhat c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1384; Koca c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 473 au para 25; Mazakian c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 1248 au para 33; citée avec approbation dans, par exemple, Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CanLII 102909 (CF); Nrejaj c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CanLII 123029 (CF); Choi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CanLII 103640 (CF); AB c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 1301 au para 27; Castro Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1243 au para 22; Aguayo Lopez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 859 au para 42; Rivera Marquez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CanLII 50936 (CF); Jalloh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 18 au para 38 (citant Karkarod c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1471 au para 35); Alayaki c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CanLII 112134 (CF) au para 28). Contrairement à ce que le défendeur a fait observer, en l’espèce, l’état mental du demandeur suffit à établir un préjudice irréparable.

[45] À l’audience relative à la présente affaire, le défendeur a fait valoir qu’un risque de suicide doit être [traduction] « imminent » pour établir l’existence d’un préjudice irréparable.

[46] Hier. Le demandeur a tenté de mettre fin à ses jours hier. Je remets sérieusement en question le jugement du défendeur – ainsi que sa compréhension du mot « imminent » –, alors que la preuve montre manifestement que le demandeur a tenté de se suicider hier, cette tentative venant s’ajouter à d’autres tentatives antérieures.

[47] Contrairement à la logique avancée par l’intimé, le risque « imminent » qu’une personne s’enlève la vie n’exige pas qu’elle y parvienne. J’ai déjà mis en garde contre un tel raisonnement (Yousef c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 1600 aux para 22 et 23).

[48] Je suis également troublé par la preuve du défendeur selon laquelle le demandeur est apte à prendre l’avion, preuve qui prend la forme de billets de médecins, dont l’un a de l’expérience dans le domaine cosmétique, tandis que l’autre est un médecin de famille.

[49] Comme je le mentionne plus haut, ces documents sont essentiellement des copies d’un même document. La seule véritable divergence tient aux signatures différentes des deux médecins et aux dates. Le seul élément pouvant être considéré comme probant dans ces documents est le passage identique selon lequel [traduction] « le patient ne semble pas avoir de maladies transmissibles graves ni de problèmes de santé mentale ».

[50] Il s’agit d’une justification pitoyable touchant l’évaluation du profil du demandeur. Le demandeur a des antécédents de problèmes de santé mentale graves. Il a tenté de se suicider à plusieurs reprises au cours du dernier mois. De façon générale, ces incidents font état de besoins médicaux criants.

[51] Lorsque j’examine le poids à accorder aux billets de médecin mentionnés ci-dessus, je constate qu’ils ne sont pas seulement inutiles pour le défendeur, mais qu’ils ne valent même pas le papier sur lequel ils ont été rédigés. De toute évidence, le préjudice irréparable est établi dans les circonstances.

C. Prépondérance des inconvénients

[52] La troisième étape du critère exige une évaluation de la prépondérance des inconvénients afin d’établir laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice, selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond (RJR-MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd, à la p 129). Il a parfois été dit que « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 au para 48). Toutefois, la Cour doit également tenir compte de l’intérêt public pour assurer la bonne administration du système d’immigration.

[53] Le demandeur soutient que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur, car le rejet de sa requête minerait sa capacité à contester la décision relative au report durant une période où il éprouve de graves problèmes de santé mentale (alors qu’il est détenu), tandis que l’accueil de sa requête ne ferait que retarder l’objectif du défendeur de le renvoyer promptement. En outre, le demandeur fait valoir que son intérêt personnel et l’intérêt public convergent et militent en faveur de l’accueil de la demande de contrôle judiciaire de la décision relative au report (Erhire c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 941 (Erhire) au para 83).

[54] Le défendeur soutient que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur, car le demandeur a été déclaré coupable d’infractions criminelles et qu’il a donc l’obligation de le renvoyer rapidement.

[55] Je suis d’accord avec le demandeur. La prépondérance des probabilités milite en sa faveur, car « l’intérêt du public que justice soit rendue dans la demande de contrôle sous‑jacente » (Erhire, au para 83) l’emporte sur l’intérêt du défendeur à exécuter le renvoi promptement au titre du paragraphe 48(2) de la LIPR. Cela est d’autant plus vrai que le demandeur a établi l’existence de questions sérieuses liées à la décision de l’agent ainsi que d’un préjudice irréparable découlant de son renvoi au Nigéria.

[56] Je tiens à faire une dernière remarque dans la présente affaire. La conduite du défendeur tout au long de la présente instance a été troublante et presque inacceptable. Les faits de l’espèce sont tragiques. Le demandeur a vécu beaucoup de choses et il a également survécu à beaucoup de choses.

[57] Le défendeur soutient que [traduction] « [l]e fait d’accorder un sursis dans les circonstances de la présente affaire serait également contraire à l’esprit, aux principes et aux objectifs de la LIPR ». Je ne suis pas d’accord.

[58] La réparation en equity demandée dans la présente affaire serait dénuée de sens si elle ne pouvait pas tenir compte des souffrances du demandeur. Le demandeur a donc satisfait au critère tripartite requis pour obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui. La requête sera accueillie.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-10071-24

LA COUR ORDONNE que la requête du demandeur est accueillie et qu’il est sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui jusqu’à ce que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qu’il a présentée soit tranchée.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina, traductrice

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-10071-24

 

INTITULÉ :

ABIDEEN OLALEKAN OLADIPUPO c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUIN 2024

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 JUIN 2024

 

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Zofia Rogowska

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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