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Date : 20240624


Dossier : IMM-8828-24

Référence : 2024 CF 973

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2024

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

WANDERSON DOS SANTOS FREITAS

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] sollicite une injonction pour faire suspendre l’application d’une ordonnance de communication délivrée par la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 17 mai 2024. La SI a ordonné au ministre de produire des documents qui sont en la possession ou sous la garde de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] et qui se rapportent à la procédure en interdiction de territoire en cours du défendeur en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le ministre a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire [la DACJ] de l’ordonnance de communication devant la Cour, à l’égard de laquelle une décision est attendue.

[2] Pour les motifs qui suivent, je rejette la requête en injonction. Le ministre n’a pas été en mesure de démontrer qu’il satisfait aux exigences pour obtenir cette mesure extraordinaire, en particulier qu’il y aura un préjudice irréparable si l’injonction sollicitée n’est pas accordée. La présente décision est sans préjudice du droit de soulever la question dans la DACJ. Je rejette également la demande informelle que le ministre a présentée en vue d’accélérer les procédures sous‑jacentes.

I. Contexte

[3] Le défendeur est un citoyen du Brésil et un résident permanent du Canada. Il fait l’objet d’une procédure en interdiction de territoire en cours devant la SI en raison des allégations du ministre selon lesquelles il serait interdit de territoire pour grande criminalité, pour activités de criminalité organisée et pour activités de criminalité transnationale en vertu des alinéas 36(1)b), 37(1)a) et 37(1)b) de la LIPR. Le ministre prétend que le défendeur s’est livré à des activités de passage de clandestins dans le cadre d’une organisation criminelle transnationale. Le ministre a communiqué des documents se rapportant à ces allégations; toutefois, le défendeur affirme que les documents n’ont pas tous été produits.

[4] Le défendeur a sollicité une ordonnance de communication de la SI afin de contraindre le ministre à communiquer tous les documents qui se rapportent à l’enquête relative à l’interdiction de territoire qui le concerne, que ces documents soient en la possession ou sous la garde de l’ASFC ou de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC]. Il a sollicité la communication de documents ayant trait à l’enquête le concernant ainsi qu’aux enquêtes visant huit autres personnes, soit de prétendus membres de l’organisation criminelle dont il ferait partie. Après une audition complète de la demande, la SI a délivré l’ordonnance sollicitée le 22 janvier 2024 [la première ordonnance de communication].

[5] Le ministre a demandé et obtenu la suspension de la première ordonnance de communication en attente qu’une décision soit rendue, à brève échéance, sur sa DACJ. Le 22 avril 2024, notre Cour a annulé la première ordonnance de communication au motif qu’elle était déraisonnable : Canada (Public Safety and Emergency Preparedness) v Dos Santos Freitas, 2024 FC 608 [Freitas]. La Cour a conclu que la SI avait, d’une part, mal compris le cadre législatif qui régit la relation entre le ministre, l’ASFC et la GRC et, d’autre part, mal interprété la nature de la responsabilité du ministre à l’égard des organismes faisant partie de son portefeuille. L’élément essentiel du jugement est le suivant :

[traduction]

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’ordonnance de communication délivrée par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 22 janvier 2024 est annulée.

2. Wanderson Dos Santos Freitas demeure libre de solliciter la communication d’autres documents auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada et, au besoin, de la Gendarmerie royale du Canada à titre de mis en cause, conformément aux motifs qui accompagnent le présent jugement.

[6] Le défendeur a sollicité la communication d’autres documents, comme l’autorisait le paragraphe 2 du jugement. La SI a refusé d’entendre la demande de communication de novo, concluant que la Cour n’avait pas modifié ses conclusions initiales au sujet de la pertinence des documents en cause à l’enquête concernant le défendeur, ou au sujet de la portée des obligations du ministre en matière de communication. Ainsi, l’ordonnance de communication du 17 mai 2024 [la seconde ordonnance de communication] est identique à la première ordonnance de communication, mais omet la référence à la GRC [traduction] « afin d’harmoniser l’ordonnance avec le jugement de la Cour ». La seconde ordonnance de communication est ainsi libellée :

[traduction]

Il est ordonné à l’Agence des services frontaliers du Canada de communiquer tous les documents pertinents en sa possession ou sous sa garde qui concernent l’enquête sur le défendeur, M. Freitas, en lien avec son implication dans des activités de passage de clandestins ou de criminalité organisée, de même que tous les documents pertinents en sa possession ou sous sa garde qui concernent la ou les organisations criminelles dont le défendeur fait prétendument partie, y compris, mais sans s’y limiter, les enquêtes visant les personnes suivantes : Ernane Jorge Dos Santos, Rafael Santos Vivaldo, Ricardo Dias Gomez, Renan Portela Bandeira de Souza, Tiago Mello Lima, Yure Rodriguez Rezende, Fernano Silva et Tulio de Mata Vanconcelos.

[7] Peu après, le ministre a présenté une DACJ de la seconde ordonnance de communication, affirmant, notamment, que la SI a fondamentalement mal compris l’effet de la décision rendue dans Freitas, a omis de fournir des motifs adéquats à propos de la question contestée en matière de pertinence et a ordonné une communication partie à partie sans exercer sa fonction obligatoire de contrôle. La requête en injonction dont il est ici question vise à faire suspendre l’application de la seconde ordonnance de communication jusqu’à ce que la Cour se prononce sur la demande sous-jacente.

II. Analyse

[8] Une injonction interlocutoire est une réparation en equity extraordinaire qui vise à préserver les droits des parties de sorte que les tribunaux puissent les faire respecter si l’action est, en définitive, accueillie sur le fond : Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 [Google] au para 24.

[9] Pour obtenir une injonction, un demandeur doit démontrer ce qui suit : (1) l’existence d’une question sérieuse à juger; (2) qu’il subira un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée; et (3) que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi d’une injonction : RJR -- Macdonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR] à la p 334. Le critère est de nature conjonctive, en ce sens que le demandeur doit satisfaire à chaque élément pour avoir gain de cause : Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 14. Le défaut de satisfaire à l’un des éléments est suffisant pour entraîner le rejet de la requête en injonction.

[10] Je ne suis pas convaincu que le ministre subira un préjudice irréparable si l’injonction est refusée.

[11] Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice et non à son étendue : RJR, à la p 341. Il s’agit d’un préjudice qui n’est pas indemnisable au moyen de dommages-intérêts. Le ministre soutient que la divulgation de renseignements protégés sous l’effet d’une contrainte illégale satisfait à cette norme : Canada (Procureur général) c Amnesty International Canada, 2009 CF 426 [Amnesty] au para 55, citant O’Connor c Nova Scotia, 2001 NSCA 47 [Nova Scotia] au para 16. Cela est dû au fait que, lorsque des renseignements sont divulgués, il est impossible de revenir en arrière ou de réparer de manière significative le préjudice qui en résulte au moyen de dommages-intérêts : Douglas c Canada (Procureur général), 2014 CF 1115 au para 45; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Kahlon, 2005 CF 1000 [Kahlon] au para 14. Cela est particulièrement vrai dans les cas où les renseignements en cause soulèvent des préoccupations en matière de respect de la vie privée : Kahlon, au para 15; R c McNeil, 2009 CSC 3 au para 19.

[12] Bien que j’accepte ces affirmations en principe, je juge qu’elles ne s’appliquent pas en l’espèce. La décision d’accorder ou non une injonction dépend du contexte : Google, au para 25.

[13] La seconde ordonnance de communication contraint le ministre à produire des renseignements [traduction] « pertinents » relatifs à la procédure en interdiction de territoire du défendeur. Point important, elle n’exige pas que le ministre communique immédiatement au défendeur des renseignements qui sont [traduction] « confidentiels » ou par ailleurs protégés, comme il était le cas dans les affaires Amnesty, Nova Scotia et Kahlon. En l’espèce, s’il est vrai qu’il est possible que les documents pertinents contiennent des renseignements protégés, le ministre conserve le pouvoir d’invoquer un privilège ou d’autres exceptions en matière de divulgation, notamment celles qui reposent sur le respect de la vie privée. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il est prématuré que le ministre fasse valoir qu’il y aura un préjudice irréparable en invoquant ces éléments alors qu’il n’a pas d’abord soulevé ces questions auprès de la SI afin que celles-ci soient dûment tranchées. La SI elle-même a reconnu, lors de son audience sur la demande de divulgation initiale du défendeur, que toute revendication de privilège découlant de son ordonnance de communication consécutive doit être soulevée devant elle en bonne et due forme :

[traduction]

Concernant le privilège d’enquête, si la GRC souhaite l’invoquer pour refuser la divulgation à l’ASFC, on traversera ce pont lorsqu’on y sera rendu, ou encore si l’ASFC souhaite l’invoquer afin de refuser la divulgation une fois qu’elle aura reçu les renseignements de la GRC, on réglera cette question au moment venu. Cela dit, on ne peut pas affirmer que l’existence possible d’un privilège d’enquête signifie l’absence d’une obligation de divulgation; ce n’est pas ainsi que les choses fonctionnent. La façon dont cela fonctionne est qu’il existe une obligation de divulgation et que la partie soumise à cette obligation doit ensuite démontrer que les documents en question font l’objet d’un privilège d’enquête, l’une des exigences à remplir étant qu’une enquête soit en cours, ce qui semble très peu probable en l’espèce.

 

[…]

Si, de fait, l’ASFC ou la GRC invoque ce privilège, nous entendrons les arguments et réglerons cette question au moment venu, mais je ne ferai pas d’autres commentaires au sujet du privilège.

[14] Pour exécuter la seconde ordonnance de communication, le ministre doit d’abord cerner les documents qu’il considère comme [traduction] « pertinents » à l’égard de la procédure en interdiction de territoire du défendeur en première instance. Il lui est également loisible de soulever toute question relative à des renseignements personnels ou privilégiés protégés devant la SI et de produire des documents caviardés. La SI peut alors dûment exercer sa fonction de contrôle pour évaluer la nécessité des documents retenus ou des caviardages, et le ministre peut ensuite demander le contrôle de toute décision qu’il désapprouve. Se conformer dès maintenant à la seconde ordonnance de communication et aux obligations de divulgation qui s’y rattachent ne comporte aucun risque de divulgation de renseignements sous l’effet d’une contrainte illégale ou encore de préjudice irréparable connexe.

III. Conclusion

[15] Comme je conclus que le ministre n’a pas été en mesure d’établir l’existence d’un préjudice irréparable selon la prépondérance des probabilités, il n’est pas nécessaire que je détermine s’il existe une question sérieuse à juger ou si la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’octroi d’une injonction. La requête en injonction visant à faire suspendre l’application de la seconde ordonnance de communication est rejetée.

[16] Le défendeur a sollicité les dépens relatifs à la présente requête; toutefois, en vertu du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, je n’adjugerai pas de dépens.

 


ORDONNANCE dans le dossier IMM-8828-24

LA COUR ORDONNE QUE la présente requête est rejetée sans dépens.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8828-24

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c WANDERSON DOS SANTOS FREITAS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JUIN 2024

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUIN 2024

 

COMPARUTIONS :

Christopher Ezrin

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jared Will

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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