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Date : 20240628


Dossier : IMM-6940-23

Référence : 2024 CF 1024

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 28 juin 2024

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

M. UNTEL N1 ET M. UNTEL No 2,

ET M. UNTEL

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le défendeur [le PG] présente une requête en vue d’être soustrait à l’application de l’ordonnance rendue par la Cour le 23 avril 2024 [l’ordonnance de communication] qui lui enjoint de déposer un dossier certifié du tribunal [DCT] en vertu du paragraphe 14(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 [les Règles d’immigration]. En particulier, le PG cherche à être dispensé de l’exigence [traduction] « d’envoyer une copie certifiée de son dossier par voie électronique aux parties et au greffe de la Cour », même si la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire regroupée sous-jacente [la demande] est accueillie.

[2] Dans la demande, les demandeurs sollicitent le contrôle de la Politique d’intérêt public temporaire visant à exempter les Ukrainiens de diverses exigences en matière d’immigration, à l’appui de l’Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine [l’AVUCU], soutenant qu’elle est inconstitutionnelle du fait de sa nature discriminatoire.

[3] Le PG fait valoir dans la présente requête que les demandeurs ne contestent pas une décision ou une ordonnance en particulier à l’égard de laquelle il pourrait produire un DCT. Plutôt, il affirme que la demande pose uniquement une question juridique à laquelle il serait possible d’apporter une réponse complète au moyen de la preuve par affidavit et des arguments juridiques qui ont déjà été soumis à la Cour.

[4] Pour les raisons qui suivent, j’accueillerai la requête en partie, ordonnant que le PG soit dispensé de déposer des documents relatifs à tout programme ou à toute demande que les demandeurs n’ont pas contesté directement dans la demande. Cependant, il doit quand même produire le DCT renfermant les documents pertinents ayant trait au programme d’AVUCU contesté, conformément à l’ordonnance de communication.

I. Contexte

[5] L’AVUCU est une politique d’intérêt public créée par le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté [le ministre] en vertu du paragraphe 25.2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Elle s’inscrit dans l’intervention mise en œuvre par le Canada en réponse à la crise humanitaire en Ukraine et vise à offrir un refuge temporaire au Canada aux ressortissants ukrainiens et aux membres de leur famille immédiate qui fuient le conflit.

[6] Les demandeurs sont des citoyens canadiens vivant au Canada, dont la famille élargie comprend des ressortissants afghans qui vivent à l’étranger. Dans la demande, ils affirment que l’AVUCU exerce une discrimination sur la base de la nationalité, en violation de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R‑U) [la Charte].

[7] Plus précisément, les demandeurs soutiennent que l’AVUCU offre injustement de plus grands avantages en matière d’immigration que ceux prévus par la Politique d’intérêt public temporaire pour les familles élargies d’anciens conseillers linguistiques et culturels [la Politique d’intérêt public temporaire pour les FEACLC], une politique adoptée en vertu de l’article 25.2 de la LIPR afin de venir en aide aux ressortissants afghans qui ont travaillé pour le ministère de la Défense nationale entre 2001 et 2021 en Afghanistan et à leur famille. Certains membres de la famille des demandeurs ont demandé et se sont vu refuser un visa de résident permanent au titre de la Politique d’intérêt public temporaire pour les FEACLC. Fait à noter, les demandeurs ne contestent aucune décision particulière en matière d’immigration dans leur demande.

II. Positions des parties

[8] Le PG fait remarquer que ni les demandeurs ni les membres de leurs familles élargies n’ont présenté de demandes au titre de l’AVUCU. Ainsi, il affirme qu’il n’y a pas de plaideur particulier dont les documents personnels devraient être présentés dans un DCT. Le PG soutient également qu’il n’existe pas de documents susceptibles d’influer sur la décision de la Cour en matière d’autorisation qui devraient être inclus dans un DCT.

[9] Les demandeurs s’opposent à la requête, faisant valoir que le ministre a en sa possession ou sous sa garde des documents qui sont pertinents aux fins de l’examen de la demande par la Cour. Plus précisément, ils affirment que ces documents pertinents sont ceux qui reflètent les renseignements et les observations qui ont été pris en compte directement ou indirectement par le ministre :

1) pour établir l’AVUCU;

2) pour établir la Politique d’intérêt public temporaire pour les FEACLC;

3) lors du rejet des demandes d’immigration au titre de la Politique d’intérêt public temporaire pour les FEACLC pour les personnes suivantes :

i. La sœur de M. Untel no 1 et ses quatre enfants à charge;

ii. Le demi-frère de M. Untel no 1 et ses sept enfants à charge;

iii. Le frère de M. Untel no 2, son épouse et ses six enfants à charge;

iv. La sœur de M. Untel no 2, ses deux fils, ainsi que l’épouse et deux enfants à charge de l’un des fils;

v. L’autre sœur de M. Untel no 2, ses trois filles, ainsi que l’époux et deux enfants à charge de l’une des filles;

vi. Les six membres de la fratrie de M. Untel, leurs conjoints et leurs enfants.

[10] Les demandeurs soutiennent que ces documents sont pertinents pour ce qui est de déterminer si l’AVUCU est discriminatoire au sens de la Charte en fournissant de plus grands avantages en matière d’immigration aux Ukrainiens qu’aux Afghans. À leur avis, ces documents sont également importants pour déterminer les objectifs des politiques et de toute mesure de rechange envisagée, soit des éléments qui sont nécessaires pour établir si une violation du paragraphe 15(1) peut être justifiée par le paragraphe 15(2) ou l’article premier de la Charte.

III. Analyse

[11] Aux termes du paragraphe 14(2) des Règles d’immigration, un juge peut ordonner à un tribunal de produire des documents qui sont en sa possession ou sous sa garde, avant qu’une autorisation soit accordée, s’il estime que les documents sont nécessaires pour décider de la demande d’autorisation : voir le paragraphe 14(2) des Règles d’immigration et d’autres règles mentionnées dans les présents motifs qui ont été reproduites à l’annexe A de la présente ordonnance et des présents motifs.

[12] Le paragraphe 14(2) des Règles d’immigration, qui concerne les ordonnances de communication, doit être interprété en harmonie avec l’alinéa 17b) des mêmes règles, qui mentionne qu’un DCT doit comprendre « tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif » (Abu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1031 [Abu] au para 40).

[13] Il est bien établi que le critère de la pertinence est le même en ce qui concerne l’article 17 des Règles d’immigration qu’en ce qui concerne l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (Abu, aux para 28 et 43, citant Douze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1086 au para 19 et Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 102 au para 94). Ainsi, un document est pertinent dans ce contexte s’il « peut influer sur la manière dont la Cour disposera de la demande », la pertinence étant établie en fonction des « motifs de contrôle énoncés dans l’avis de requête introductive d’instance et l’affidavit produits » (Abu, au para 43).

[14] Je souligne également que, dans le cadre du projet de la Cour fédérale visant à faciliter les discussions de règlement et à favoriser la résolution efficace des demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire, la Cour délivre couramment des ordonnances de communication permettant à des parties d’obtenir des DCT avant que la demande d’autorisation soit officiellement réglée. Comme l’article 74 de la LIPR dispose que l’audition ne peut être tenue à plus de 90 jours de la date à laquelle la demande d’autorisation est accueillie, la pratique de délivrer des ordonnances de communication tôt dans le processus laisse aux parties suffisamment de temps pour tenir des discussions de règlement efficaces. Cette pratique a l’avantage d’éviter les règlements en retard (voir Abu, aux para 30, 32; voir aussi les Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, de statut de réfugié et de citoyenneté du 24 juin 2022 de la Cour (modifiées en dernier lieu le 31 octobre 2023) au para 40).

[15] Dans la présente procédure, les demandeurs contestent la légalité de l’AVUCU sur le fondement de l’article 15 de la Charte. Point important, ils ne contestent aucune décision rendue par le ministre en vertu de l’AVUCU, ni l’interprétation du ministre de son pouvoir discrétionnaire d’adopter l’AVUCU en vertu du paragraphe 25.2(1) de la LIPR.

[16] Les demandeurs soutiennent que les documents qu’ils souhaitent obtenir dans un DCT sont nécessaires pour que la Cour examine dûment la contestation fondée sur la Charte, c’est‑à‑dire qu’ils sont pertinents pour déterminer si l’AVUCU constitue une violation prima facie de l’article 15 et, si tel est le cas, si elle peut être justifiée par la démonstration qu’une distinction est nécessaire pour réaliser un objectif d’amélioration en vertu du paragraphe 15(2) ou si elle est par ailleurs justifiée au regard de l’article premier.

[17] Je suis d’accord avec les demandeurs concernant les documents relatifs à l’élaboration et à la mise en œuvre de l’AVUCU. Bien que la demande soulève essentiellement une question juridique, il est possible que la Cour ne soit pas en mesure de dûment évaluer une contestation fondée sur l’article 15 en se fondant uniquement sur la preuve par affidavit et les arguments juridiques présentés par les parties à ce jour. La présente situation diffère de l’affaire Canadian Association of Refugee Lawyers v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 128 [CARL], dans laquelle la Cour a dispensé le défendeur de l’obligation de produire un DCT dans une instance où la demande d’autorisation sous-jacente ne contestait pas elle non plus une décision en particulier. Toutefois, dans l’affaire CARL, la demanderesse n’a pas été à même d’établir l’existence, et encore moins la pertinence, des documents demandés (voir aussi Canadian Association of Refugee Lawyers v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 1204).

[18] En l’espèce, en revanche, tant le paragraphe 15(2) que l’article premier de la Charte exigent que les tribunaux déterminent l’objectif de la loi contestée (Law c Canada, [1999] 1 RCS 497 au para 80; Fraser c Canada (Procureur général), 2020 CSC 28 aux para 79‑80). La preuve de l’intention du législateur d’exercer une discrimination n’est pas requise pour établir une violation de l’article 15. Toutefois, le DCT pourrait aider la Cour à évaluer une contestation fondée sur l’article 15 de la Charte.

[19] De surcroît, dans l’arrêt R c Sharma, 2022 CSC 39 [Sharma], qui concernait lui aussi une contestation fondée sur l’article 15, la Cour suprême a conclu au paragraphe 88 que « [l]’indicateur le plus significatif et le plus fiable de l’objet législatif serait, bien entendu, un énoncé de l’objet dans la loi applicable. Sinon, en règle générale, le tribunal qui cherche à déterminer l’objet législatif peut tenir compte du texte, du contexte et de l’économie de la loi, de même que d’éléments de preuve extrinsèques, notamment […] les Débats de la Chambre des communes, l’historique législatif, les publications gouvernementales et l’évolution des dispositions contestées ». Bien que, dans Sharma, la Cour suprême ait mentionné aux tribunaux que la preuve extrinsèque doit être utilisée avec prudence, elle a néanmoins reconnu son utilité dans la détermination de l’objet législatif.

[20] La Cour a adopté une approche similaire en ordonnant la communication dans le cas de demandes de contrôle judiciaire d’un règlement (voir, par exemple, Janssen Inc. c Canada (Santé), 2023 CF 870 au para 61, citant Portnov c Canada (Procureur général), 2021 CAF 171 [Portnov] aux para 33‑34). Ainsi, les tribunaux peuvent ordonner à des défendeurs de produire tous les documents qui ont été pris en compte, directement ou indirectement, pour prendre une décision stratégique donnée (voir également Canada Mink Breeders Association v British Columbia, 2022 BCSC 1731 au para 35; Airth c Canada (Revenu national), 2007 CF 415 au para 7). Quoique le PG souligne à juste titre que la demande sous-jacente dont il est question en l’espèce ne vise pas un contrôle judiciaire conventionnel d’une décision en matière de politiques, mais plutôt de la constitutionnalité d’une politique, je n’estime pas qu’il s’agisse d’une distinction importante compte tenu de la jurisprudence susmentionnée.

[21] Ultimement, la détermination des documents pertinents consiste en un examen des faits de l’espèce. Dans les présentes circonstances, bon nombre des documents qui seraient pertinents aux fins du contrôle judiciaire de l’AVUCU le seraient également pour évaluer la légalité de celle‑ci au regard de l’article 15 de la Charte. Ces deux processus exigent des renseignements qui démontrent les objectifs de l’AVUCU et peuvent comprendre des documents qui « éclairent le raisonnement suivi » et les « observations présentées au décideur » (Portnov, au para 33). De tels renseignements n’ont pas encore été produits.

[22] Je souligne que, dans la demande sous-jacente, le dossier du défendeur comporte un affidavit d’Erin Cato, directrice principale, Politiques des visas et gestion des enjeux au sein d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC], qui était chargée de diriger la conception de la politique relative à l’AVUCU en 2022. Mme Cato a fourni une analyse du contexte de la politique et a joint divers documents internes et externes à IRCC qui constituent les pièces A à H de son affidavit.

[23] Malgré leur utilité, les documents annexés sont tous accessibles au public, ayant été publiés sur le site Web d’IRCC (pièces B à H) ou ailleurs (pièce A). Ils ne renferment pas les renseignements que les demandeurs cherchent et ont le droit d’obtenir, sous réserve de toute exemption invoquée par le ministre en vertu de l’article 87 de la LIPR ou sur un autre fondement. En particulier, les demandeurs devraient recevoir les renseignements demandés qui ont orienté la décision du ministre d’établir l’AVUCU, et qui peuvent s’avérer nécessaires pour évaluer leur contestation fondée sur l’article 15.

[24] Eu égard à ce qui précède, j’accueille la requête du PG en vue d’être soustrait en partie à l’application de l’ordonnance de communication, de sorte que la production du DCT se limite aux renseignements pertinents qui concernent l’AVUCU. Je souligne que cela ne confère pas aux demandeurs le droit d’avoir accès à tout ce qu’ils souhaitent voir inclus dans le DCT (ces éléments étant énoncés au paragraphe 9 des présents motifs). Comme l’a fait observer le PG, la demande ne comprend pas une contestation de la légalité de la Politique d’intérêt public temporaire pour les FEACLC, pas plus qu’elle ne sollicite le contrôle d’une décision prise sur des demandes particulières en vertu de cette politique.

IV. Conclusion

[25] Le PG demeure lié par l’exigence prévue dans l’ordonnance de communication qui lui enjoint de produire en temps utile un DCT contenant des documents relatifs à l’AVUCU. Toutefois, il n’est pas nécessaire qu’il produise des documents qui traitent exclusivement du programme lié à la Politique d’intérêt public temporaire pour les FEACLC ou qui concernent des personnes dont la demande a été rejetée dans le cadre de ce programme. Le ministre disposera de 21 jours à compter de la date de la présente ordonnance pour produire tous les documents pertinents définis aux présentes qui sont en sa possession ou sous sa garde.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-6940-23

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente requête est accueillie en partie. Il n’est pas nécessaire que le procureur général produise des documents qui traitent de la Politique d’intérêt public temporaire pour les FEACLC ou de demandes présentées dans le cadre du programme lié à cette politique.

  2. Le procureur général est tenu de se conformer à l’ordonnance de la Cour datée du 23 avril 2024 qui lui enjoint de produire un dossier certifié du tribunal dans les 21 jours suivant la présente ordonnance en ce qui concerne la documentation pertinente relative à l’AVUCU.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Tardif


ANNEXE A

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-6940-23

 

INTITULÉ :

M. UNTEL No 1 ET AL c PGC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

procédure de requête écrite en vertu de l’article 369 des règles

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JUIN 2024

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Sonja Pavic

Kelly Keenan

Emily Keilty

 

pour le requérant (défendeur)

 

Yavar Hameed

Nicholas Pope

POUR LES DEMANDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour le requérant (défendeur)

 

Hameed Law

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

 

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