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Date : 20240725

Dossier : IMM-9657-23

Référence : 2024 CF 1181

Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2024

En présence de madame la juge Azmudeh

ENTRE :

EDINSON PATRICIO SANDERS CARCAMO

GERALDINE STEFANIA GONZALEZ RODRIGUEZ

FRANCO VALENTINO SANDERS GONZALEZ

JOSE TOMAS SANDERS GONZALEZ

BENJAMIN ALONSO SANDERS GONZALEZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] En vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés [LIPR], les Demandeurs ont déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d'appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR] rejetant leur statut de réfugié au sens de la Convention relative au statut des réfugiés [la « Convention »]. Le contrôle judiciaire est rejeté pour les motifs suivants.

[2] Les Demandeurs sont composés d’une famille chilienne qui a quitté le Chili pour venir au Canada et y réclamer la protection. Ils ont fui leur pays suite à la persécution vécue aux mains de narcotrafiquants connus sous le nom de Bustamantes.

[3] Ils affirment avoir été menacés sous diverses formes par les Bustamentes pendant environ huit ans avant de quitter le pays et de venir au Canada. À aucun moment les Demandeurs n'ont cherché à obtenir la protection de l'État contre ces menaces.

[4] La SPR a rejeté la demande d'asile pour des raisons de crédibilité et parce que les Demandeurs n'ont pas réussi à réfuter la présomption de protection de l'État. La SAR procède à sa propre évaluation indépendante de la demande d'asile et a confirmé la décision de la SPR.

[5] J'estime que la question déterminante en matière de contrôle judiciaire est celle de savoir si la conclusion de la SAR concernant le défaut des Demandeurs de réfuter la présomption de protection de l'État était raisonnable.

A. Question préliminaire

[6] Les Demandeurs ont déclaré que la SPR et la SAR avaient connaissance de preuves selon lesquelles certaines des menaces proférées à l'encontre de l'un des Demandeurs, à savoir Franco, contenaient des injures homophobes. Toutefois, ces autorités n'ont pas examiné la demande d'asile sous l'angle de l'orientation sexuelle, ce qui constitue une erreur. Le Défendeur soutient que l'orientation sexuelle n'a jamais été spécifiquement présentée comme une question devant la SAR, et qu'il ne s'agit donc pas d'une erreur de ne pas s'engager dans une question non résolue. Pour confirmer la conclusion selon laquelle la SAR n'a pas l'obligation d'examiner les questions qui n'ont pas été spécifiquement débattues, le Défendeur s'appuie sur l'affaire Singh c Canada, 2023 FC 875.

[7] Avec égards pour la jurisprudence de cette Cour, je ne saurais la suivre pour son silence sur le cadre législatif qui définit les fonctions de la SPR et de la SAR. L'argument du Défendeur ne tient pas compte du fait que la SPR et la SAR sont toutes deux des commissions d'enquête et qu'il incombe au membre d'examiner tous les éléments de preuve matériels pertinents pour déterminer si chaque demandeur d'asile est un réfugié au sens de la Convention ou une personne en besoin de protection. Ce pouvoir et cette obligation découlent de l'article 165 de la LIPR :

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Pouvoir d’enquête

165 La Section de la protection des réfugiés, la Section d’appel des réfugiés et la Section de l’immigration et chacun de leurs commissaires sont investis des pouvoirs d’un commissaire nommé aux termes de la partie I de la Loi sur les enquêtes et peuvent prendre les mesures que ceux-ci jugent utiles à la procédure.

 

Powers of a commissioner

165 The Refugee Protection Division, the Refugee Appeal Division and the Immigration Division and each member of those Divisions have the powers and authority of a commissioner appointed under Part I of the Inquiries Act and may do any other thing they consider necessary to provide a full and proper hearing.

 

[8] Par conséquent, si la SPR disposait d'éléments de preuve lui permettant de déterminer si Franco serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution au Chili en raison de son orientation sexuelle, et qu'elle ne l'a pas fait, la SAR aurait commis une erreur, peu importe si les Demandeurs ont expressément soulevé la question. Toutefois, en l'espèce, les seuls éléments de preuve dont disposaient la SPR et la SAR étaient des insultes homophobes proférées par Bustamantes dans le contexte de leurs menaces constantes à l'égard de la famille. Rien n'indique que Franco ait jamais été la cible des Bustamantes ou de qui que ce soit d'autre en raison de son orientation sexuelle. La SPR et la SAR n'ont pas non plus été saisies d'éléments indiquant que Franco était confronté à des problèmes en raison de son orientation sexuelle.

[9] Par conséquent, dans ce cas particulier, et dans le contexte de la preuve présentée à la SPR et à la SAR, y compris celle sur les conditions du pays, ce n'était pas un manquement de la part de ces tribunaux de ne pas enquêter davantage sur la question de l'orientation sexuelle. Rien n'indiquait que Franco avait été ciblé en raison de son orientation sexuelle, et il était donc raisonnable de ne pas établir de lien avec un motif prévu par la Convention (voir Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, 103 D.L.R. (4th) 1, 20 Imm. L.R. (2d) 85 à 732 ; Chan c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 3 C.F. 675 ; (1993), 20 Imm. L.R. (2d) 181 (C.A.), p. 689-690 et 692-693). La SAR n'a donc pas commis d'erreur révisable en l'espèce.

B. Critères d’examen

[10] Les parties soutiennent, et je suis d'accord, que le critère d'examen en l'espèce est celui du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII), [2019] 4 RCS 653 [Vavilov]).

[11] J'estime que les conclusions de la SAR en matière de crédibilité ne sont pas déterminantes. En effet, le fait que les Demandeurs n'aient pas réussi à réfuter la présomption de protection de l'État est fatal aux demandes présentées en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR (Faundez Vargas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1616 au para 19 [Faundez Vargas]; Bellingy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1252 au para 53) et, pour les raisons qui suivent, l'analyse de la SAR sur la protection de l'État a tenu compte des éléments de preuve et des arguments présentés, le tout articulé dans une chaîne de raisonnement claire.

C. Le droit applicable

[12] La Cour suprême du Canada a analysé en profondeur la question de la protection de l'État dans l'arrêt Canada (Procureur général) c Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 RCS 689 [Ward]). Le sujet est abordé dans le contexte de la définition de réfugié au sens de la Convention, laquelle prévoit que le demandeur d’asile doit ne pas pouvoir ou, du fait de sa crainte d’être persécuté, ne pas vouloir réclamer la protection du pays dont il a la nationalité (citoyenneté). Comme il est mentionné ci-après, la capacité de l’État d’assurer la protection du demandeur d’asile est un élément crucial lorsqu’il s’agit d’établir si la crainte de persécution du demandeur d’asile est fondée et, à ce titre, il ne s’agit pas d’un élément indépendant de la définition. La question de la protection de l’État touche l’élément objectif du critère relatif à la crainte de persécution et il ne suffit pas d’affirmer simplement une croyance subjective voulant que la protection ne soit pas disponible.

[13] Il existe ainsi une présomption de protection étatique que les Demandeurs se doivent de réfuter en démontrant que le Chili est incapable de les protéger. Les Demandeurs se doivent de le faire à l’aide d’une preuve « pertinente, digne de foi et convaincante » (Canada (MCI) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94 au para 30). Démontrer que la protection de l’État chilien est imparfaite ne suffit pas (Canada (Minister of Employment and Immigration) v Villafranca, 1992 CanLII 8569 (CAF), [1992] FCJ No 1189 (QL), au para 7).

[14] La jurisprudence explique ainsi qu’il y a une démarche contextuelle. Dans la décision Gonzalez Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 234 (CanLII), [2011] 2 RCF 480 [Gonzalez Torres], plusieurs facteurs permettent d'évaluer le contexte, notamment la situation du pays, le profil de l'auteur du préjudice, les efforts déployés par la victime pour demander la protection de l'État et la réaction des autorités (Gonzalez Torres, aux paras 37 à 42). Une version antérieure d'une approche contextuelle à l'égard de la protection de l'État a été décrite dans la décision Rico Quevedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1264, au paragraphe 26.

[15] C’est au demandeur d’asile, et non à la Commission, qu’incombe le fardeau ou la charge de prouver l’absence de protection de l’État (Segura Cortes c M.C.I. 2006 CF 1487, au para 30). Le demandeur d’asile est tenu de s’adresser à l’État dont il est un ressortissant pour réclamer sa protection dans les cas où une protection pourrait raisonnablement être assurée. Autrement dit, le demandeur d’asile doit démontrer qu’il était raisonnable de ne pas avoir demandé la protection de l’État. Toutefois, il n’est pas tenu simplement de démontrer l’inefficacité de la protection de l’État mais que solliciter cette protection pourrait mettre un risque à sa vie (Ward, à la page 724).

[16] Le demandeur a un fardeau de preuve élevé. Afin de se décharger de son fardeau, il doit démontrer avoir épuisé tous les recours ou les mesures de protection raisonnablement offerts dans son pays avant de déposer une demande d’asile dans un autre pays. Notamment, le demandeur doit démontrer s’être raisonnablement adressé à l’État et avoir mis à l’épreuve les ressources de l’État disponibles pour assurer sa protection avant de demander asile dans un autre État, à moins d’établir qu’il était objectivement déraisonnable dans les circonstances de le faire, car il craint avec raison d’être persécuté par l’État (Faundez Vargas, au para 20; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, aux para 32–34).

D. La Décision de la SAR est raisonnable

[17] Dans cette affaire, malgré un passé de huit ans de menaces de la part des Bustamantes, les Demandeurs ont choisi de ne jamais demander la protection de l'État de manière valable. Ils expliquent ce choix par leur manque de confiance dans la capacité des autorités à les protéger et par le fait que l'emploi de l'épouse dans un cabinet d'avocats les exposerait potentiellement à davantage de risques. En effet, la famille a déclaré les vols, mais n’a pas fait de plaintes quant au fait que ces vols seraient causés par le groupe criminel.

[18] Les Demandeurs ont expliqué ne pas l’avoir fait, par crainte de représailles de la part des criminels et parce que leur confiance envers les autorités est quasi inexistante, notamment dû aux données démontrant la corruption et la connivence des autorités avec les groupes de narcotrafiquants.

[19] La SAR a examiné les preuves documentaires et a noté que, malgré l'existence d'une certaine corruption, l'État chilien dans son ensemble était efficace pour fournir à ses citoyens une protection adéquate, et que la police n'ignorait pas, en particulier, les personnes ciblées par le crime organisé. Elle a consulté divers documents afin d'examiner les institutions compétentes, notamment en ce qui concerne les mesures visant à identifier et à sanctionner la corruption. La SAR a en outre noté que les Demandeurs ne s'étaient jamais plaints à quelque niveau d'autorité que ce soit d'une crainte de représailles ou de corruption (Motifs de la SAR, aux paragraphes 29-35). Après avoir examiné et évalué les divers documents nationaux sur l'existence d'une protection de l'État, la SAR a conclu que le manque de confiance général des Demandeurs ne constituait pas une preuve claire et convaincante permettant de renverser la présomption de protection de l'État (Motifs de la SAR, au paragraphe 36).

[20] J'estime que la SAR a appliqué adéquatement les éléments de preuve au principe de la protection de l'État et qu'elle a fourni des raisons transparentes et justifiables avec une chaîne de raisonnement claire, le tout en considérant et en répondant aux arguments des Demandeurs. Je ne suis pas d'accord avec les Demandeurs pour dire que l'analyse des documents nationaux par la SAR était trop microscopique ou que la SAR impose une généralisation abusive et déraisonnable comme fardeau de preuve du niveau de corruption des forces étatiques. La SAR a expliqué clairement comment elle est parvenue à sa décision en examinant les documents nationaux et en l'appliquant au principe de la protection de l'État.

[21] Ce que les Demandeurs demandent en fait à cette Cour, c'est de réapprécier la preuve déjà évaluée. Ce n'est pas le rôle de cette Cour en matière de contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125).

[22] J'estime que l'analyse de la SAR sur la protection de l'État était raisonnable. Le contrôle judiciaire est donc rejeté.

II. Conclusion

[23] Le contrôle judiciaire est rejeté.

[24] Il n'y a pas de questions à certifier.


 

JUGEMENT dans le dossier IMM-9657-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejeté.

  2. Il n'y a pas de question à certifier.

« Negar Azmudeh »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9657-23

INTITULÉ :

EDINSON PATRICIO SANDERS CARCAMO ET AL. c. MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 JUILLET 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AZMUDEH

DATE DES MOTIFS :

Le 25 JUILLET 2024

COMPARUTIONS:

Me Léa Benoit

Pour leS demandeurS

Me Larissa Foucault

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Semperlex Avocats S.A.R.F.

Montréal (Québec)

Pour leS demandeurS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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