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Date : 20250715


Dossier : T-139-19

Référence : 2025 CF 1174

Ottawa (Ontario), le 15 juillet, 2025

En présence de la juge Strickland

ENTRE :

WAYNE GARRY CUNNINGHAM

demandeur

et

LA PREMIÈRE NATION DE SUCKER CREEK NO 150A

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Dans les présents motifs, la Cour procède à la seconde partie du contrôle judiciaire de la décision prise par le comité d’appel en matière d’élections de la Première Nation de Sucker Creek, qui a confirmé la décision du président des élections de la Première Nation suivant laquelle M. Cunningham [le demandeur] n’était pas éligible au poste de chef de la Première Nation.

[2] Dans la première partie de la présente instance, je conclus que l’article 6.4 du Customary Election Regulations of the Sucker Creek First Nation #150A [le règlement électoral], qui oblige les électeurs à résider de façon continue dans la Première Nation pendant au moins six mois avant la date de mise en candidature aux postes de chef ou de conseiller [exigence relative à la résidence], porte atteinte d’une manière qui ne saurait se justifier aux droits que garantit au demandeur l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte], partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R.‑U.) (Cunningham v Sucker Creek First Nation 150A, 2021 FC 1221 [la première partie]. Plus précisément, j’estime que l’exigence relative à la résidence est discriminatoire à l’égard du demandeur au motif qu’il lui est interdit, à titre de membre de la bande ne résidant pas sur la réserve, de participer à la gouvernance de la bande comme représentant élu au conseil de la bande. En outre, je conclus que l’atteinte aux droits que l’article 15 de la Charte garantit au demandeur n’est pas justifiée au regard de l’article premier (première partie, aux para 49 et 69). J’exerce mon pouvoir discrétionnaire et autorise la Première Nation de Sucker Creek à invoquer l’article 25 de la Charte, si elle le souhaite, dans la seconde partie du contrôle judiciaire.

[3] La Première Nation de Sucker Creek a décidé de poursuivre la demande de contrôle judiciaire [la seconde partie]. Conformément à l’ordonnance rendue par le juge de la gestion de l’instance le 9 mars 2022, la Première Nation de Sucker Creek a déposé un avis de question constitutionnelle le 14 avril 2022. Essentiellement, la question qui y est énoncée est celle de savoir si l’article 25 de la Charte permet en l’espèce de parer la déclaration d’invalidité prononcée en vertu de l'article 15 de la Charte à l’égard du règlement électoral.

[4] Je tiens à préciser que les parties conviennent que la constitutionnalité du règlement électoral n’est pas en doute. L’instance concerne seulement l’exigence relative à la résidence.

[5] La Première Nation de Sucker Creek a déposé son dossier de demande afférent à la seconde partie le 10 mai 2024 (quelque 10 000 pages), et le demandeur a déposé son dossier en réponse le 17 juillet 2024. Initialement prévue pour le 12 septembre 2024, l’audience a été reportée sur consentement des parties en raison de circonstances exceptionnelles et s’est tenue le 15 avril 2025.

[6] Les faits entourant la présente affaire sont énoncés dans la première partie. Ils ne sont pas en litige. Il suffit d’indiquer que la Première Nation de Sucker Creek constitue une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985) c I‑15. Ses terres de réserve bordent le sud-est du Petit lac des Esclaves, au nord d’Edmonton, en Alberta. Le demandeur, dont la langue maternelle est le cri, affirme avoir des liens forts avec sa culture, les traditions et les membres de la Première Nation. Dans son enfance, il habitait avec sa famille à Joussard, un hameau situé aux confins de la réserve de la Première Nation. L’adhésion à la Première Nation n’est devenue possible pour ses parents et lui qu’après la modification apportée à la Loi sur les Indiens en 1985. Le demandeur est devenu membre de la Première Nation en 2002. Il n’a jamais résidé sur la réserve. Son domicile est situé à une douzaine de kilomètres, ou cinq miles à vol d’oiseau, de la limite de la réserve, et il peut se rendre au bureau de la bande en une dizaine de minutes en voiture.

Dispositions législatives applicables

Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R.‑U.)

Égalité devant la loi, égalité de bénéfice et protection égale de la loi

15 (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Maintien des droits et libertés des autochtones

25 Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada, notamment

(a) aux droits ou libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763;

(b) aux droits ou libertés existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis.

The Customary Election Regulations of the Sucker Creek First Nation #150A

[traduction]

6.4 Personnes admissibles à une mise en candidature

a) Sous réserve de l’alinéa 6.4b) et de l’article 16.3, tout électeur qui est âgé de dix‑huit (18) ans ou plus le jour de l’élection et qui réside de façon continue dans la Première Nation depuis au moins six (6) mois au moment de la date de mise en candidature est éligible au poste de chef ou de conseiller.

b) Un candidat peut se présenter au poste de chef ou à celui de conseiller. Personne n’est autorisé à se présenter aux deux postes.

Question en litige

[7] La seule question à trancher dans la seconde partie de l’instance est celle de savoir si l’exigence relative à la résidence est protégée par l’article 25 de la Charte. Comme il est expliqué ci-après, le cadre d’analyse applicable est énoncé par la Cour suprême du Canada [Cour suprême] dans l’arrêt Dickson c Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 SCC 10 [Dickson].

Preuve

[8] La Première Nation a déposé les affidavits suivants au soutien de sa thèse :

  • a)Affidavit de Fred Badger, souscrit le 19 février 2020;

  • b)Affidavit de Dickie Willier, souscrit le 19 février 2020;

  • c)Affidavit de Deborah Willier, souscrit le 27 février 2020;

  • d)Affidavit de Matthew Willier, souscrit le 19 juin 2023;

  • e)Affidavit du chef Roderick Willier, souscrit le 19 décembre 2023;

  • f)Affidavit de Fred Willier, souscrit le 19 janvier 2024.

[9] Le demandeur a déposé les affidavits suivants au soutien de sa thèse :

  • a)Affidavit de Wayne Garry Cunningham, souscrit le 28 janvier 2020 [affidavit de M. Cunningham];

  • b)Affidavit supplémentaire de Wayne Cunningham, souscrit le 14 décembre 2023.

[10] Les parties ont également déposé les transcriptions des contre-interrogatoires des auteurs des affidavits, et la Première Nation de Sucker Creek a déposé les réponses aux ententes intervenues par suite des contre-interrogatoires.

Preuve d’expert

[11] Chaque partie a également déposé un affidavit d’expert.

[12] La Première Nation de Sucker Creek a présenté l’affidavit d’un expert, M. Peter Fortna, de Willow Springs Strategic Solutions Inc., souscrit le 29 novembre 2022, auquel est joint un rapport intitulé History of Sucker Creek First Nation Nehitaw Governance Traditions – From 1800-2020 [rapport de M. Fortna] ainsi que l’affidavit supplémentaire de M. Fortna, souscrit le 28 février 2023.

[13] La Première Nation de Sucker Creek cherche à faire reconnaître M. Fortna à titre d’expert dans les domaines suivants :

  • a)l’histoire des communautés autochtones dans le Nord de l’Alberta, recensée au moyen notamment de recherches dans les archives de ces communautés et de recherches sur leurs coutumes, pratiques et traditions historiques ainsi que de l’interprétation de documents historiques;

  • b)recherche autochtone communautaire, notamment au moyen de la collecte et de l’interprétation de l’information issue de communautés autochtones dans le Nord de l’Alberta sur l’histoire, les coutumes, les pratiques et les traditions autochtones.

[14] Le demandeur ne fait valoir aucune opposition à l’expertise avancée, que je reconnais.

[15] Le demandeur a présenté l’affidavit d’une experte, Patricia A. McCormack, du cabinet Native Bridges Consulting, Inc., souscrit le 6 décembre 2023, auquel était joint son rapport d’expert [le rapport de Mme McCormack]. Le demandeur souhaite faire reconnaître à Mme McCormack la qualité d’experte dans l’instance comme :

[traduction]

anthropologue et ethnohistorienne spécialisée dans le domaine de l’ethnohistoire des peuples autochtones en Amérique du Nord et, en particulier, les peuples subarctiques, du Grand Nord canadien et des Plaines du Nord-Ouest.

[16] La Première Nation de Sucker Creek ne fait valoir aucune opposition à l’expertise avancée de Mme McCormack, que je reconnais.

Remarque préliminaire

[17] Comme les parties l’ont signalé à l’audience, les affidavits d’expert et les autres documents connexes ont été rédigés avant l’arrêt Dickson. En outre, leurs observations écrites ont été rédigées avant ma décision, rendue après l’arrêt Dickson, dans l’affaire Houle c Première Nation de Swan River, 2025 FC 267 [Houle], qui met en cause une Première Nation crie avoisinante qui, comme la Première Nation de Sucker Creek, avait adopté un code électoral coutumier. Par conséquent, il se peut que les observations écrites des parties à certains égards ne tiennent pas compte de cette évolution. Par exemple, une grande partie des renseignements historiques fournis peuvent ne pas trouver application dans l’instance, car la Première Nation de Sucker Creek a adopté un code électoral coutumier. Toutefois, ils pourraient éventuellement servir à déterminer si le règlement électoral, ou plus précisément l’exigence relative à la résidence, protège la spécificité autochtone.

[18] Dans les présents motifs, pour tenir compte de cette réalité, je reprends les observations orales faites par les parties à l’audience qui sont adaptées à l’évolution de la situation.

Cadre énoncé dans l’arrêt Dickson

[19] La Cour suprême dans l’arrêt Dickson énonce l’analyse que doit appliquer le tribunal lorsqu’une partie invoque l’article 25 pour contrer un recours pour incompatibilité avec la Charte.

[20] Plus particulièrement, la Cour suprême énonce les quatre étapes suivantes dans l’analyse des demandes fondées sur l’article 25 (Dickson, aux para 179 à 183):

  1. Premièrement, le demandeur qui invoque la Charte doit démontrer que la conduite contestée viole à première vue un droit individuel garanti par la Charte. Si aucune violation à première vue n’est établie, alors la revendication fondée sur la Charte échoue, et il n’est pas nécessaire de passer à l’examen fondé sur l’article 25.
  2. Deuxièmement, la partie qui invoque l’article 25 – habituellement la partie qui fait valoir un intérêt collectif de la minorité – doit convaincre le tribunal que la conduite contestée est un droit, ou l’exercice d’un droit, protégé par l’article 25. Il lui incombe de démontrer que le droit à l’égard duquel elle réclame la protection de l’article 25 est un droit ancestral, issu de traité ou autre. Si le droit en cause fait partie des « autres » droits, alors la partie qui l’invoque doit démontrer l’existence du droit revendiqué et le fait que ce droit protège ou reconnaît la spécificité autochtone.
  3. Troisièmement, la partie qui invoque l’article 25 doit démontrer l’existence d’un conflit irréconciliable entre le droit garanti par la Charte et le droit ancestral, issu de traité ou autre, ou l’exercice de ce droit. Si les droits sont irréconciliablement en conflit, l’article 25 agira comme bouclier afin de protéger la spécificité autochtone.
  4. Quatrièmement, le tribunal doit se demander s’il existe quelque limite applicable à l’intérêt collectif invoqué. Par exemple, lorsque les protections de l’article 25 s’appliquent, le droit collectif peut céder devant les restrictions imposées par l’article 28 de la Charte ou le paragraphe 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982.

[21] La partie dont l’argument fondé sur l’article 25 est rejeté peut justifier l’acte en cause sur le fondement de l’article premier.

Analyse

i. L’exigence relative à la résidence porte-t-elle atteinte aux droits que l’article 15 de la Charte garantit au demandeur?

[22] Comme il est indiqué plus haut, dans la première partie du contrôle judiciaire, j’arrive à la conclusion que l’exigence relative à la résidence est discriminatoire à l’égard du demandeur qui, à titre de membre ne résidant pas sur la réserve, est inéligible au poste de chef ou de conseiller. Bref, l’exigence relative à la résidence porte atteinte aux droits à l’égalité que l’article 15 de la Charte garantit au demandeur. Par conséquent, il est satisfait à la première étape du cadre énoncé dans l’arrêt Dickson.

ii. L’exigence relative à la résidence ressortit-elle aux « autres » droits protégés par l’article 25 ou à leur exercice? Dans l’affirmative, l’exigence relative à la résidence a-t-elle pour effet de protéger ou de reconnaître la spécificité autochtone?

a) L’exigence relative à la résidence ressortit-elle aux « autres » droits?

Thèse de la Première Nation de Sucker Creek

[23] La Première Nation de Sucker Creek soutient qu’en catégorisant l’exigence relative à la résidence parmi les « autres » droits, elle s’inspire de la Cour suprême dans l’arrêt Dickson qui reconnaît parmi ces droits « celui d’énoncer des critères de participation à son corps dirigeant » (Dickson, au para 185). Toutefois, contrairement à l’affaire Dickson, où le droit émanait de la constitution de la Première Nation et d’un traité visé à l’article 35, le droit invoqué par la Première Nation est issu de son droit inhérent à l’autonomie gouvernementale reconnu par l’alinéa 2(1)d) de la Loi sur les Indiens.

[24] La Première Nation de Sucker Creek soutient que le règlement électoral témoigne de l’intention manifeste des membres de la Première Nation d’exercer leurs pouvoirs inhérents en matière d’autonomie gouvernementale conformément à leurs coutumes et à leurs pratiques distinctes. Il ressort du dossier que le règlement électoral appartient au droit coutumier de la bande adopté par large consensus (renvoyant à Première Nation des Da’naxda’xw c Peters, 2021 CF 360, aux para 66 et 67 [Peters]). Ainsi, l’exigence relative à la résidence fait partie des « autres » droits pour l’application de l’article 25.

[25] À l’audience, la Première Nation de Sucker Creek a précisé qu’il n’y avait pas lieu de distinguer la présente affaire de la décision Houle, dans laquelle je statue qu’il n’est pas nécessaire de décider si le droit invoqué émane du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale. Il suffit de conclure que ce droit tire son origine du règlement électoral de la Première Nation, qui codifie sa coutume en matière d’élections. Dans ce cas, il s’agit d’un droit d’origine législative, puisque le pouvoir de gouverner conformément au règlement électoral est issu de la Loi sur les Indiens.

Thèse du demandeur

[26] Selon le demandeur, l’analyse de l’exigence relative à la résidence, assimilée aux « autres » droits protégés par l’article 25, est contrainte par plusieurs limites. Premièrement, le droit invoqué n’est pas de nature constitutionnelle. Deuxièmement, « les intérêts collectifs » en cause sont ceux de membres de la Première Nation de Sucker Creek qui résident sur la réserve et non des membres de la Première Nation en général. Il en est ainsi parce que l’exigence relative à la résidence a été adoptée à l’issue d’un plébiscite auquel les membres ne résidant pas sur la réserve n’avaient pas droit de vote [plébiscite de 1996]. Le demandeur soutient qu’il s’agit là d’une [traduction] « lacune fatale » à l’argument de la Première Nation, puisqu’elle vise à protéger des intérêts ou des droits collectifs « sur le fondement d’une distinction ou d’une division politique au sein de la communauté de la Première Nation de Sucker Creek ». Enfin, la tradition juridique de wâhkôhtowin, qui régissait les bandes situées autour du Petit lac des Esclaves avant leur adhésion au Traité no 8, exige une mise en balance des droits individuels du demandeur avec les droits collectifs. Ainsi, il n’est pas dit que les droits individuels garantis par la Charte au demandeur doivent céder le pas entièrement aux droits collectifs invoqués par la Première Nation.

[27] Selon le demandeur, dans l’arrêt Dickson, la Cour suprême conclut à la dimension constitutionnelle de l’exigence relative à la résidence au motif que cette dernière fait partie de la Constitution de la Vuntut Gwitchin First Nation [VGFN] et constitue un aspect du droit de la VGFN qui préserve et consacre une dimension importante des traditions et pratiques en matière de leadership et du lien de ses dirigeants avec le territoire (citant Dickson, au para 218). En l’espèce, le règlement électoral en soi ne possède pas d’assise ou de caractère constitutionnel. En outre, le rapport de Mme McCormack révèle en l’espèce l’absence de lien avec le territoire. Plus précisément, la tradition juridique de la Première Nation de Sucker Creek, exprimée par le wâhkôhtowin, prévoit un lien avec le territoire traditionnel que l’on peut assimiler au droit traditionnel dont il est question dans l’affaire Dickson. Toutefois, la tradition juridique de la Première Nation de Sucker Creek n’envisage pas les terres de réserve. Si elle peut s’appliquer aux terres de réserve, elle ne s’y limite pas. Dans l’affaire Dickson, en protégeant l’exigence relative à la résidence, on cherchait à protéger une pratique traditionnelle voulant que les dirigeants de la VGFN résident sur le territoire traditionnel, et non dans une ville située à des centaines de kilomètres de là. Selon le demandeur, si la Première Nation de Sucker Creek compare l’instance à l’arrêt Dickson, elle n’invoque pourtant aucun élément pour démontrer que le fait pour un candidat de résider sur la réserve, plutôt que sur les terres traditionnelles à proximité de la réserve, préserve une dimension importante des pratiques traditionnelles en matière de leadership de la Première Nation. Le demandeur soutient également qu’à défaut d’une telle preuve, la Première Nation semble n’avoir aucune réticence à voir en cette exigence relative à la résidence, qui tire son origine d’une pratique coloniale et qui est imposée par la Loi sur les Indiens, une expression de wâhkôhtowin. Et pourtant, la Première Nation ne prend pas au sérieux le lien puissant qu’il a avec les membres de la communauté vivant ou non sur la réserve, ainsi que son lien avec sa langue et la culture et les pratiques traditionnelles qui ont cours sur les terres traditionnelles de la Première Nation. Cette preuve est pertinente lorsqu’il s’agit de décider si l’exigence relative à la résidence cadre ou non avec les pratiques traditionnelles en matière de leadership qui sont exprimées dans le wâhkôhtowin.

[28] Selon le demandeur, même si la Cour conclut à la dimension constitutionnelle de l’exigence relative à la résidence, la Première Nation de Sucker Creek n’a pas établi, preuve à l’appui, l’existence du droit. La Première Nation demande à la Cour d’en reconnaître l’existence, parmi les « autres » droits, au motif que le règlement électoral constitue une coutume de la bande et satisfait ainsi au critère juridique applicable. Toutefois, le demandeur affirme que la Cour n’est pas saisie de cette question.

[29] Quoi qu’il en soit, la preuve est insuffisante. La Première Nation de Sucker Creek ne peut s’acquitter de son fardeau de preuve en affirmant que la preuve est lacunaire à certains égards. Plus précisément, si le fondement du droit qu’elle invoque est le soutien qu’accorde une grande partie des membres au règlement électoral, elle est tenue de fournir une preuve démontrant qu’il est satisfait au critère applicable (Peters, au para 72; Hunt v Kwakiutl First Nation, 2024 CF 367 au para 31 [Hunt]). Or, elle n’en a rien fait. Le demandeur affirme que le règlement électoral a été approuvé par voie de plébiscite en 1996, auquel les membres ne résidant pas sur la réserve étaient interdits de vote. Il ajoute que la Première Nation n’a fourni aucun élément de preuve sur la participation au vote de 1996 ni sur la tenue du scrutin. Le demandeur soutient que la preuve sur les révisions ultérieures du règlement électoral ne saurait remédier à cette lacune, non plus que l’affirmation de la Première Nation suivant laquelle le règlement électoral n’a jamais été contesté avant les élections de 2018. En outre, il affirme que la preuve indique des préoccupations qui perdurent.

Analyse

[30] En guise de contexte, la Cour suprême dans l’arrêt Dickson commence son analyse par décrire l’objet de l’article 25 de la Charte en ces termes :

[107] L’objet de l’art. 25 est de faire respecter certains droits et libertés collectifs des peuples autochtones lorsque ces droits collectifs entrent en conflit avec des droits garantis à un particulier par la Charte. Lorsqu’un tel droit porterait atteinte à un droit ancestral, issu de traité ou autre, l’art. 25 exige que le droit autochtone collectif ait préséance, même si le demandeur invoquant la Charte est un membre de la première nation concernée.

[…]

[143] Nous concluons donc que l’art. 25 a pour objet de protéger certains droits collectifs autochtones contre l’application de droits ou libertés individuels opposés garantis par la Charte, lorsque l’application des seconds diminuerait la spécificité autochtone protégée et reconnue par les droits collectifs. Lorsque l’application du droit individuel minerait de manière essentielle ou non accessoire la spécificité autochtone protégée par le droit collectif, l’art. 25 exige que l’on accorde la primauté au droit collectif. Cela diffère du processus qui consiste à déterminer si l’atteinte à un droit individuel garanti par la Charte est justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique au regard de l’article premier de la Charte, processus qui ne vise pas seulement la protection du droit collectif de la minorité en tant que bienfait social et constitutionnel.

[31] Comme je l’affirme dans la décision Houle, la contestation de l’exigence relative à la résidence intervenait dans l’affaire Dickson dans une situation où un cadre juridique avait été établi par suite de la conclusion d’un traité moderne de revendications territoriales et d’une entente en matière d’autonomie gouvernementale entre la VGFN et les gouvernements du Canada et du Yukon. Dans ce cas, onze traités distincts avaient été négociés dans le cadre de l’entente générale. Il s’agissait de l’Entente définitive, d’un accord portant règlement de revendications territoriales entre la VGFN et les gouvernements du Canada et du Yukon, approuvée et mise en œuvre par des lois fédérales et territoriales. L’Entente définitive est assimilée à un traité pour l’application de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Comme le prévoit l’Entente définitive, la VGFN et les deux gouvernements ont conclu l’entente sur l’autonomie gouvernementale de la VGFN, qui confère à cette dernière des pouvoirs en matière d’autonomie gouvernementale, dont celui d’adopter une constitution, de légiférer et de prélever des impôts. La Constitution de la VGFN précise le mode de gouvernement de cette dernière. Elle prévoit qu’un citoyen de la VGFN qui brigue le mandat de chef ou de conseiller doit satisfaire à l’exigence relative à la résidence, c’est-à-dire qu’il doit résider sur les terres désignées de la VGFN ou y déménager dans les 14 jours suivant le jour de l’élection. Cette disposition a été contestée par Mme Dickson (Houle, au para 47).

[32] En l’espèce, comme dans l’affaire Houle, et contrairement à la situation dans l’affaire Dickson, la Première Nation de Sucker Creek ne dispose pas d’une constitution, adoptée par suite d’une entente en matière d’autonomie gouvernementale, prévoyant une exigence relative à la résidence. Dans la présente affaire, l’exigence relative à la résidence figure dans le règlement électoral.

[33] Dans l’arrêt Dickson, la Cour suprême donne à l’article 25 de la Charte une interprétation expressément étroite. Selon elle, elle est invitée à interpréter l’article 25 relativement à une obligation de résidence qui fait elle-même partie de la loi constitutionnelle d’une Première Nation autonome. Elle fait remarquer que, si l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203 [Corbiere], porte effectivement sur la constitutionnalité d’une exigence relative au droit de vote qui peut être comparée à la règle contestée dans l’affaire Dickson, l’exigence relève de la Loi sur les Indiens, et non de la constitution d’un peuple autochtone. Elle indique que, comme sa jurisprudence, dont l’arrêt Corbiere, offre de modestes indications lorsqu’il s’agit de trancher le pourvoi, la prudence est de mise. Par conséquent, les motifs de la Cour suprême dans cette affaire s’attachent principalement à la tâche à accomplir : décider comment l’article 25 s’applique à l’obligation de résidence qui est prévue par la constitution d’une Première Nation autonome et que conteste l’une de ses membres en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte (Dickson, aux para 104 à 106; Houle, au para 83).

[34] Passons au premier motif soulevé par le demandeur pour justifier que l’on distingue la présente affaire de l’arrêt Dickson, ou du moins qu’on limite l’application de ce dernier. Le demandeur affirme que le droit revendiqué au nombre des « autres » droits (en l’occurrence l’exigence relative à la résidence) n’a pas de nature constitutionnelle.

Nature constitutionnelle

[35] Dans l’affaire Dickson, Mme Dickson soutient que seuls les droits de nature constitutionnelle – soit ceux qui ne peuvent être abrogés ou modifiés par une disposition légale ordinaire – sont protégés par l’article 25. La Cour suprême conclut que les droits énoncés dans la Charte ne sont pas absolus et que les limitations potentielles du champ des « autres » droits visés à l’article 25 comptent notamment les limites quant aux sources des droits, à savoir les restrictions « formelles », et les limites quant à la nature de ces droits, à savoir les restrictions « substantielles ». Elle enchaîne en affirmant ce qui suit :

[149] Il ressort clairement du texte et de l’objet de l’art. 25 que, contrairement à ce qu’a affirmé Mme Dickson, les protections prévues par cette disposition ne se limitent pas aux droits qui possèdent un « statut constitutionnel » en ce qu’ils ne peuvent être abrogés ou modifiés par une loi ordinaire. La possibilité d’une telle restriction formelle est exclue, en particulier par l’inclusion expresse des droits reconnus par la Proclamation royale (1763), qui n’est pas l’un des documents compris dans la Constitution du Canada aux termes du par. 52(2), et qui est considérée comme ayant « force de loi » d’une manière analogue au statut de la Magna Carta (Calder c. Procureur général de la Colombie-Britannique, [1973] R.C.S. 313, p. 395, le juge Hall). De plus, comme l’intervenant le procureur général du Canada le fait remarquer, si l’art. 25 était censé protéger uniquement les droits et libertés possédant un statut constitutionnel [traduction] « la disposition aurait vraisemblablement parlé de droits ou libertés garantis en vertu de la Constitution du Canada, comme c’est le cas à l’art. 29 de la Charte » (m. interv., par. 45). Par conséquent, les droits protégés à l’art. 25 ne se limitent pas à ceux qui sont inscrits dans la Constitution, mais peuvent plutôt comprendre des droits prévus par des lois ordinaires (voir aussi Corbiere, par. 52, la juge L’Heureux-Dubé).

[150] Bien que nous ne soyons pas d’avis de donner effet à la restriction formelle quant à la source des « autres » droits qu’a proposée Mme Dickson, le texte et l’objet de l’art. 25 suggèrent toutefois l’existence d’une restriction substantielle. Puisque l’art. 25 visait à protéger les droits associés à la spécificité autochtone — considérés comme les intérêts liés à la différence culturelle, à l’occupation antérieure, à la souveraineté antérieure ou encore à la participation au processus de négociation de traités — le fait qu’un droit mérite ou non la protection de l’art. 25 au motif qu’il fait partie des « autres » droits dépendra de la réponse à la question de savoir s’il protège ou reconnaît ces intérêts. Bref, la partie qui sollicite la protection de l’art. 25 à l’égard d’un droit qui ferait partie des « autres » droits doit établir à la fois l’existence du droit en question et le fait que ce droit protège ou reconnaît la spécificité autochtone.

[151] L’intervenant le procureur général du Canada soutient qu’une restriction applicable en ce qui concerne l’étendue des « autres » droits visés est que ces droits doivent être de « nature constitutionnelle » sur le plan substantiel plutôt que sur le plan formel (voir, p. ex., m. interv., par. 44). Bien que le juge Bastarache ait suggéré qu’une exigence fondée sur la « nature constitutionnelle » des droits s’oppose à une approche plus large à l’égard des droits de la minorité axée sur la protection des droits associés à la spécificité autochtone (Kapp, par. 102-103), il est possible que les deux soient compatibles si la protection de la spécificité autochtone a une importance constitutionnelle inhérente. Toutefois, comme le droit revendiqué qui est en cause dans la présente affaire possède une nature constitutionnelle, nous remettons à une autre occasion l’examen de la question de savoir si la « nature constitutionnelle » constitue une restriction substantielle distincte en ce qui concerne les « autres » droits.

[36] La Cour suprême revient plus loin dans ses motifs à la nature constitutionnelle de l’obligation de résidence pour affirmer ce qui suit :

[218] Enfin, à l’instar des deux juridictions inférieures, nous sommes d’avis que l’obligation de résidence possède une « nature constitutionnelle » sur le plan substantiel, plutôt que formel (motifs de première instance, par. 207; motifs de la C.A., par. 147). Il n’est pas nécessaire de décider si une « nature constitutionnelle » sera toujours une condition requise pour que s’applique la protection de l’art. 25 : en l’espèce, il est évident que l’obligation de résidence a une importante dimension constitutionnelle. Au-delà du simple fait que l’obligation de résidence fait partie de la Constitution de la VGFN, elle constitue un aspect du droit de la Première Nation qui préserve et consacre une dimension importante des traditions et pratiques de la VGFN en matière de leadership, et du lien de ses dirigeants avec le territoire. Nous soulignons spécialement la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle l’obligation de résidence [traduction] « a clairement pour objet d’exprimer et de promouvoir les traditions et coutumes particulières de la VGFN en matière de gouvernance et de leadership — une question d’importance fondamentale pour une petite première nation habitant un endroit vaste et éloigné » (par. 147). Suivant toute définition raisonnable qui pourrait être donnée d’un droit, ou de l’exercice d’un droit, qui présente une « nature constitutionnelle », l’obligation de résidence satisfait à cette définition.

[37] En l’espèce, le demandeur soutient que l’établissement d’un droit au nombre des « autres » droits protégés par l’article 25 est subordonné à l’existence d’une [traduction] « dimension constitutionnelle ». Il invoque à cet égard le paragraphe 143 de l’arrêt Dickson et le paragraphe 63 de l’arrêt R c Kapp, 2008 CSC 41.

[38] À mon avis, ces deux passages ne sont d’aucune utilité au demandeur. Le paragraphe 143 de l’arrêt Dickson (reproduit au para 30 des présents motifs) intéresse l’objet de l’article 25 et le deuxième volet du cadre d’analyse énoncé dans cette jurisprudence, qui appelle la partie contrant la demande fondée sur la Charte à démontrer l’existence du droit revendiqué et à démontrer que ce droit préserve ou reconnaît la spécificité autochtone. Quant au paragraphe 63 de l’arrêt Kapp, il concerne un permis de pêche commerciale. La Cour suprême, dans l’analyse permettant de décider si le permis est protégé par l’article 25, conclut que le libellé de ce dernier indique que les droits des Autochtones ou les programmes destinés à ceux-ci ne sont pas tous visés par cette disposition. Au contraire, seuls les droits de nature constitutionnelle sont susceptibles de bénéficier de la protection de l’article 25. Elle demande, sans trancher la question, si le permis de pêche constitue un droit ou une liberté visé par l’article 25.

[39] Comme il est indiqué plus haut, la Cour suprême dans l’arrêt Dickson, ne dit pas si la « nature constitutionnelle » représente une restriction substantielle applicable aux « autres » droits. Toutefois, elle conclut que l’obligation de résidence préserve et consacre une dimension importante des traditions et pratiques de la VGFN en matière de leadership et du lien de ses dirigeants avec le territoire. En outre, elle affirme que, selon la preuve, l’obligation de résidence a pour objet d’exprimer et de promouvoir les traditions et coutumes particulières de la VGFN en matière de gouvernance et de leadership. La Cour suprême conclut donc que l’obligation de résidence possède une « nature constitutionnelle ».

[40] Par conséquent, si la présente instance nécessite l’existence d’une nature constitutionnelle, l’exigence relative à la résidence satisfait au critère si la preuve permet d’établir qu’elle a pour objet de préserver des pratiques en matière de leadership de la Première Nation de Sucker Creek et ses traditions et coutumes en matière de gouvernance. Je conclus ci-après que c’est effectivement le cas.

[41] Or, même si ce n’était pas le cas, la Cour suprême dans l’arrêt Dickson affirme également ne pas être convaincue que les droits protégés par l’article 25 se limitent à ceux qui sont inscrits dans la Constitution et précise qu’ils peuvent comprendre des droits prévus par des lois ordinaires. Ce qui nous amène au rôle du règlement électoral en l’espèce.

Source du droit revendiqué parmi les «autres » droits et rôle du règlement électoral

[42] Selon la Première Nation de Sucker Creek, le droit d’établir des critères pour l’éligibilité à son corps dirigeant, c’est-à-dire le droit de sélectionner ses dirigeants conformément à son règlement électoral, est fondé sur son droit inhérent à l’autonomie gouvernementale par le jeu de son droit coutumier reconnu par la Loi sur les Indiens. Invoquant la décision Hunt, elle soutient que la Cour a conclu à plus d’une reprise que le pouvoir d’adopter des lois coutumières en matière électorale découle des pouvoirs inhérents des Premières Nations. Elle affirme que l’alinéa 2(1)d) de la Loi sur les Indiens ne confère pas aux Premières Nations le droit de tenir des élections conformes à leurs coutumes, mais reconnaît ce pouvoir. Il ressort du règlement électoral l’intention manifeste des membres de la Première Nation de Sucker Creek d’exercer les pouvoirs inhérents d’autonomie gouvernementale de la Première Nation conformément à ses coutumes et pratiques distinctes. La Première Nation soutient que la preuve étaye la conclusion suivant laquelle le règlement électoral représente un large consensus au sein de ses membres, tant ceux qui résident sur la réserve que les autres. Par conséquent, le règlement électoral, et tout particulièrement l’exigence relative à la résidence, ressortit au droit coutumier de la bande, qui s’inscrit parmi les « autres » droits protégés par l’article 25.

[43] En revanche, le demandeur soutient que la preuve ne permet pas de démontrer que le règlement électoral représente le large consensus au sein des membres de la Première Nation de Sucker Creek et que cette dernière ne s’est pas acquittée de son fardeau de preuve à cet égard.

[44] Signalons que le paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens définit ainsi le terme « conseil de la bande » :

a) Dans le cas d’une bande à laquelle s’applique l’article 74, le conseil constitué conformément à cet article;

b) s’agissant d’une bande dont le nom figure à l’annexe de la Loi sur les élections au sein de premières nations, le conseil élu ou en place conformément à cette loi;

c) s’agissant d’une bande dont le nom a été radié de l’annexe de la Loi sur les élections au sein de premières nations conformément à l’article 42 de cette loi, le conseil élu ou en place conformément au code électoral communautaire visé à cet article;

d) s’agissant de toute autre bande, le conseil choisi selon la coutume de celle-ci ou, en l’absence d’un conseil, le chef de la bande choisi selon la coutume de celle-ci. (council of the band)

[45] En outre, le préambule du règlement électoral comprend les énoncés suivants :

[traduction]

PRÉAMBULE

ATTENDU QUE :

A. La Première Nation de Sucker Creek a le droit inhérent, le droit ancestral, le droit issu d’un traité et le pouvoir de régir les relations entre ses membres et entre la Première Nation et les autres gouvernements.

B. Le droit ancestral de la Première Nation de Sucker Creek à l’autonomie gouvernementale est reconnu et confirmé par le traité no 8 conclu entre Sa Majesté la Reine du chef du Canada et la Première Nation de Sucker Creek.

C. Les coutumes, les traditions et les pratiques de la Première Nation de Sucker Creek en matière d’autonomie gouvernementale ont été établies avec le consentement et la participation de ses membres.

D. Les coutumes et traditions actuelles de la Première Nation de Sucker Creek nécessitent la tenue d’élections démocratiques, justes et transparentes à son corps dirigeant.

E. La Première Nation de Sucker Creek souhaite que ses coutumes et traditions relatives à l’élection d’un chef et de conseillers soient consignées par écrit dans un règlement et des procédures coutumières;

F. La majorité des électeurs de la Première Nation de Sucker Creek ont approuvé par voie de pétition l’adoption du règlement électoral coutumier de la Première Nation de Sucker Creek, qui suit.

[46] Comme il est indiqué dans la décision Houle, point n’est besoin dans les circonstances de décider si la source du droit revendiqué parmi les « autres » droits découle ou non du droit inhérent de la Première Nation à l’autonomie gouvernementale. Il en est ainsi, car le droit d’imposer l’exigence relative à la résidence, qui limite l’éligibilité des membres de la Première Nation, à savoir le droit de restreindre la composition de ses corps dirigeants, tire notamment son origine du règlement électoral, qui codifie la coutume en matière électorale de la Première Nation. Il s’agit d’un droit d’origine législative, car l’exercice du pouvoir de gouverner conformément au règlement électoral découle d’une loi fédérale, à savoir la Loi sur les Indiens (voir Houle, aux para 97–103) et y est rattaché. Plus précisément :

[104] En l’espèce, comme il est énoncé plus haut, suivant l’alinéa 2(1)d) de la Loi sur les Indiens, le « conseil de la bande » s’entend notamment du « conseil choisi selon la coutume de celle-ci ». La PNSR a choisi de prendre le Règlement, qui prescrit les modalités relatives à l’élection du chef et du conseil, dont l’éligibilité par l’application de l’obligation de résidence. La « source » du droit ou du pouvoir de prendre le Règlement et de gouverner sous le régime du Règlement émane de l’alinéa 2(1)d) de la Loi sur les Indiens. Subsidiairement, comme l’affirment les défendeurs, l’alinéa 2(1)d) de la Loi sur les Indiens reconnaît le droit des Premières Nations de se gouverner en fonction de leurs règles de droit coutumier. Suivant l’arrêt Dickson, le texte et l’objet de l’article 25 de la Charte démontrent que les protections prévues par cette disposition ne se limitent pas aux droits qui possèdent un statut constitutionnel (à savoir les droits qui ne sauraient être abrogés ou modifiés par voie législative ordinaire) et que « les droits protégés à l’art. 25 ne se limitent pas à ceux qui sont inscrits dans la Constitution, mais peuvent plutôt comprendre des droits prévus par des lois ordinaires » (Dickson, au para 149). Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis qu’en l’espèce, le pouvoir et le droit d’adopter et d’imposer l’obligation de résidence, qui limitent l’éligibilité des membres de la PNSR, émanent du Règlement, et sont ainsi assimilés à l’exercice d’un droit légal et d’un « autre » droit pour l’application de l’article 25.

[47] À la lumière de l’arrêt Dickson et de mon raisonnement dans l’affaire Houle, je suis d’avis, en l’espèce, que le pouvoir et le droit d’imposer l’exigence relative à la résidence, qui limitent l’éligibilité des membres de la Première Nation, découlent notamment du règlement électoral, qui représente un droit d’origine législative et appartient aux « autres » droits protégés par l’article 25 de la Charte.

Coutume de la bande de la Première Nation de Sucker Creek

[48] Comme le soutient la Première Nation de Sucker Creek, je résume les principes généraux applicables à la reconnaissance d’une coutume de la bande dans la décision Peters. Le juge en chef Crampton, dans la décision Hunt, les réexamine et y supplée en ces termes :

[31] Dans la décision Première Nation des Da'naxda'xw c Peters, 2021 CF 360 aux para 66-71 [Da’naxda’xw], la juge Strickland a examiné la jurisprudence applicable en matière de détermination de la « coutume des bandes ». Elle a ensuite dégagé plusieurs principes. Pour les fins de l’espèce, les principes pertinents sont les suivants :

1. Pour qu’il y ait coutume, il faut la preuve d’une pratique et la manifestation de la volonté des membres de la Première Nation d’être liés par cette pratique.

2. L’établissement de la coutume des bandes exige la preuve que la coutume est fermement établie, généralisée et suivie de manière uniforme et délibérée par une majorité des membres de la communauté, ce qui démontre un large consensus.

3. L’analyse visant à déterminer si une coutume jouit d’un large consensus est fondée sur des faits et un contexte précis, et la preuve peut démontrer qu’il n’y a pas de consensus.

4. La coutume peut être démontrée par un événement unique comme un référendum ou un vote majoritaire, par une série d’événements, ou peut-être par un acquiescement.

5. L’existence d’une coutume de bande et la question de savoir si elle a été modifiée avec l’accord substantiel de ses membres dépendront toujours des circonstances.

6. Il incombe à la partie qui tente de démontrer une coutume de prouver qu’il existe un large consensus : Da’naxda’xw au para 72..

[32] Autre principe pertinent : le large consensus requis ne nécessite pas la démonstration de l’unanimité. Il est possible d’établir qu’un large consensus règne en dépit de la preuve qu’un nombre infime des membres de la bande se sont constamment opposés à une coutume observée par le reste de la bande. Francis c Conseil mohawk de Kanesatake (1re inst.), 2003 CFPI 115, au para 36.

[33] De plus, il est possible que la coutume de la bande évolue avec le temps, de sorte que la coutume ayant cours soit compatible avec les institutions modernes et les processus démocratiques : Mcleod Lake Indian Band c Chingee, [1999] 1 C.F. F-48 au para 16, citant Woodward dans Native Law (1994), à la page 166.

[34] Enfin, il est possible de démontrer quelle est la coutume de la bande « par une ligne de conduite qui exprime l’accord tacite des membres de la Première Nation sur une règle particulière » : Whalen au para 36.

[49] Dans la décision Houle, j’examine également la coutume de la bande, citant la décision Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732 :

[121] Dans la décision Whalen, le juge Grammond traite des lois coutumières reconnues par la Loi sur les Indiens, et indique ce qui suit :

[32] Pour un grand nombre de Premières Nations, y compris la PNFM, la Loi sur les Indiens énonce que le conseil est choisi en fonction de la « coutume » de la Première Nation, mais ne définit pas en quoi consiste cette « coutume » ni qui détient le pouvoir de l’énoncer. Dans ce sens, la « coutume » ne signifie pas nécessairement une loi enracinée dans la pratique ou dans la tradition historique. Comme le professeur John Borrows le soutient à juste titre, [traduction] « toutes les lois autochtones ne sont pas coutumières à la base ou dans leur expression, comme on le suppose souvent » : Canada’s Indigenous Constitution (Toronto : 2025 CF 267 (CanLII) University of Toronto Press, 2010) (Borrows, Indigenous Constitution), à la page 24. Un examen de la jurisprudence de la Cour montre que nous entendons par « coutume » les normes résultant de l’exercice de la capacité inhérente des Premières Nations d’adopter leurs propres lois (Gamblin c. Conseil de la Nation des Cris de Norway House, 2012 CF 1536, au paragraphe 34; Pastion, au paragraphe 13; Mclean c. Tallcree First Nation, 2018 CF 962, au paragraphe 10). En d’autres termes, la coutume « constitue plutôt un mode consensuel et communautaire de production du droit qui, sans être contraint au plan matériel par les pratiques des ancêtres, permet aux contemporains de tracer leur propre itinéraire entre tradition et modernité » [note en bas de page omise] (Ghislain Otis, « Élection, gouvernance traditionnelle et droits fondamentaux chez les peuples autochtones du Canada » (2004), 49 R.D. McGill 393, aux pages 402 et 403). Ainsi, il peut être préférable d’utiliser l’expression « droit autochtone » au lieu de « coutume ». Notre Cour est prête à reconnaître l’existence d’une règle de droit autochtone lorsqu’il est démontré qu’elle reflète le large consensus des membres d’une Première Nation : Bigstone c. Big Eagle, [1992] A.C.F. no 16 (QL) (1re inst.), au paragraphe 20.

[122] Le juge Grammond affirme ensuite que pareil « large consensus » peut survenir de deux manières principales. Premièrement, une loi peut être adoptée à la majorité des voix des membres d’une Première Nation, soit en assemblée, soit par référendum. Deuxièmement, un « large consensus » peut ressortir d’une ligne de conduite qui révèle un acquiescement tacite des membres de la Première Nation à une certaine règle (au para 33; voir également Beardy c Beardy, 2016 CF 383 au para 93 renvoyant à Francis c Conseil Mohawk de Kanesatake, 2003 CFPI 115 et Bande indienne de McLeod Lake c Chingee, 1998 CanLII 8267 (CF), portant qu’une coutume peut être établie au fil des ans par la répétition d’actes ou par un seul acte comme l’adoption d’un code électoral; Hunt, au para 31, portant qu’il est possible de démontrer l’existence d’une coutume par un référendum, un vote majoritaire ou autre décision ponctuelle, par une série de faits, voire par un acquiescement).

[50] Dans ce contexte, il est nécessaire d’examiner la preuve sur l’adoption du règlement électoral, qui prévoit l’exigence relative à la résidence.

[51] Selon l’affidavit de M. Dickie Willier, la Première Nation de Sucker Creek a entrepris en 1995 d’adopter une loi coutumière en matière électorale pour ne plus être assujettie à la procédure électorale prévue à la Loi sur les Indiens. En 1996, à l’issue d’une série de réunions communautaires, le règlement électoral a été adopté par voie de scrutin. Le ministre des Affaires indiennes de l’époque l’a accepté, et les élections au poste de chef et de conseiller se sont tenues conformément au règlement électoral depuis. L’affidavit indique également que le règlement électoral consigne, en bonne et due forme, en anglais, le droit autochtone coutumier de la Première Nation. Fruit d’une réflexion approfondie et d’une rédaction soignée, il a été approuvé par les membres de la Première Nation. Le préambule contient des énoncés importants sur les droits de cette dernière.

[52] Selon l’affidavit de Mme Deborah Willier, le règlement électoral a été adopté par référendum en 1996. La première élection s’est tenue sous le régime du règlement électoral en 1997. En outre, en 2003, la Première Nation de Sucker Creek a procédé à une révision du règlement électoral. Une copie de la trousse de documents mise à la disposition des membres de la Première Nation est jointe à l’affidavit comme pièce. Y figurent l’avis aux membres de la Première Nation les informant que tous les membres sont concernés, qu’ils résident ou non sur la réserve, les avisant de la tenue sur la réserve d’une séance d’information le 18 septembre 2003 sur les changements proposés et de la tenue sur la réserve d’une assemblée générale où se tiendrait le vote le 4 octobre 2003. Les membres étaient invités à donner leur adresse postale pour permettre la préparation d’une liste des électeurs et, à leur intention, de trousses d’information sur les changements proposés. Ces changements étaient indiqués dans le texte révisé qui leur a été transmis, également inclus dans la pièce. Il s’agissait d’une modification à la définition du terme [traduction] « électeur » de sorte qu’il ne vise plus seulement les personnes qui résident sur la réserve et d’une modification à l’article 6.4 visant à préciser que les électeurs éligibles doivent résider continuellement sur la réserve au cours des six mois précédant la date de leur mise en candidature. L’affidavit de Mme Deborah Willier indique que les changements n’ont pas été adoptés par les membres de la Première Nation.

[53] L’affidavit de Mme Deborah Willier indique également que la Première Nation de Sucker Creek a procédé à une autre tentative de révision du règlement électoral en 2015. Y sont également joints en pièce l’avis d’un référendum prévu pour le 14 août 2015 ainsi que la résolution du conseil de la bande en faveur du référendum. Les changements proposés étaient les suivants : un électeur s’entend d’une personne dont le nom figure à la liste des membres de la Première Nation et qui a atteint ses dix-huit ans le jour de l’élection ou de l’élection partielle ou avant. Aux termes de la version proposée de l’article 6.4.6, les personnes éligibles doivent notamment satisfaire à l’exigence relative à la résidence du règlement électoral. La résidence s’entend du fait de tenir sa résidence dans la communauté pendant au moins douze mois avant la date de l’élection. Bref, l’exigence relative à la résidence devait passer de six à douze mois. Le code référendaire électoral de 2015, préparé par le président des élections, Laurence Lewis, est également joint à l’affidavit de Mme Deborah Willier. Le rapport du référendum de 2015 décrit entre autres les quatre assemblées consultatives communautaires tenues en 2015 (dont trois se sont tenues hors de la réserve, à savoir à Edmonton, Calgary et Grand Prairie), indique que l’avis est paru dans le bulletin de la Première Nation et que la trousse référendaire a été transmise par la poste aux électeurs de la Première Nation, à l’adresse postale consignée pour chacun, soit 986 électeurs (41 ont été renvoyées) et cinq ont voté par voie électronique. Selon le résumé sur la participation au référendum, sur les 1462 électeurs admissibles à voter, 193 ont voté, soit un taux de participation de 13,4 %. Les changements proposés en 2015 au règlement électoral n’ont donc pas été adoptés (signalons que, pour ratifier une résolution du conseil de la bande, il faut obtenir une participation de 25 % +1).

[54] Dans la première partie, je conclus que la preuve étaye la thèse suivant laquelle les membres de la Première Nation de Sucker Creek ne résidant pas sur la réserve ont obtenu le droit de vote en 2000, même si la Première Nation n’a pas modifié le règlement électoral. Ma conclusion est ainsi libellée :

[14] Je note également que le règlement électoral contient une autre exigence très importante en ce qui a trait à la résidence. La définition d’un « électeur » empêche les membres de la PNSC qui ne résident pas dans la réserve de voter aux élections du chef et du conseil. Le dossier indique qu’en 2003 et en 2015, la PNSC a entrepris une révision du règlement électoral, et s’est notamment penchée sur des propositions prévoyant le retrait de l’exigence relative à la résidence pour voter, mais pas pour se présenter aux élections à la chefferie et au Conseil. Les modifications proposées n’ont pas été adoptées. Cependant, la preuve incontestée est que depuis environ 2000, les membres hors réserve de la PNSC sont autorisés à voter et l’ont fait lors de l’élection. En fait, l’exigence relative à la résidence contenue dans le règlement électoral, qui empêche les membres hors réserve de la PNSC de voter pour le chef et le conseil, est laissée de côté et n’est pas appliquée, alors que l’exigence relative à la résidence, qui empêche les membres hors réserve de la PNSC de se présenter aux élections, est appliquée par le président des élections. Malgré le fait que l’exigence relative à la résidence qui empêche les membres hors réserve de la PNSC de voter aux élections de la PNSC figure toujours dans le règlement électoral, cette question n’est pas soulevée dans cette affaire.

[non souligné dans l’original]

[55] Par conséquent, le dossier permet de conclure que la coutume de la Première Nation de Sucker Creek en ce qui a trait au vote des membres ne résidant pas sur la réserver a changé. Cependant, l’exigence relative à la résidence prévue à l’article 6.4 est demeurée la même.

[56] Selon le demandeur, la Première Nation de Sucker Creek n’a pas fourni de preuve sur la participation en 1996 ni sur la tenue du scrutin. Il laisse entendre ainsi qu’il se peut que la mesure n’ait pas obtenu un large consensus. À mon avis, cet argument ne peut être retenu. Premièrement, pendant son contre-interrogatoire, Mme Deborah Willier s’est engagée à faire tous les efforts possibles pour confirmer la date à laquelle s’est tenu le référendum de 1996, qui était admissible à voter, combien d’électeurs ont voté et le résultat du vote. Elle a fourni deux résolutions du conseil de la bande datées du 17 septembre 1996 indiquant qu’une majorité des électeurs de la Première Nation avaient approuvé, à l’issue du plébiscite tenu les 28 et 29 août 1996, le règlement électoral et confirmant l’adoption du règlement. Elle a également confirmé l’absence de tout registre sur la participation des électeurs (en 1996, conformément à la politique fédérale sur la conversion, seuls les membres résidant sur la réserve pouvaient voter). Par conséquent, il ressort de la preuve que le plébiscite de 1996 a été tenu et qu’une majorité des électeurs a approuvé l’adoption du règlement électoral. En outre, aucun élément de preuve ne permet de conclure que les résultats du plébiscite de 1996 ont été contestés à l’époque ou par la suite, notamment pour cause de vote non majoritaire. Le règlement électoral inchangé est appliqué à chaque élection au sein de la Première Nation depuis 28 ans.

[57] Le demandeur souligne également que les membres ne résidant pas sur la réserve étaient interdits de vote lors du plébiscite de 1996 qui s’est soldé par l’adoption du règlement électoral. C’est vrai. Or, comme il est indiqué plus haut, les membres ne résidant pas sur la réserve ont pu voter, et ont voté, sur les modifications proposées en 2003 et 2015. Plus important encore, le dossier de preuve ne révèle aucun recours, outre la présente demande de contrôle judiciaire, intenté contre l’exigence relative à la résidence. Au contraire, il ressort du dossier que l’exigence relative à la résidence que prévoit le règlement électoral est bien établie et respectée par une majorité des membres de la communauté à chaque élection depuis 1997, ce qui révèle un large consensus.

[58] À cet égard, le demandeur affirme que, même si le règlement électoral n’a pas été contesté devant les tribunaux, la preuve révèle des préoccupations persistantes, tout particulièrement en ce qui a trait au traitement inéquitable des membres ne résidant pas sur la réserve. Au soutien de cette prétention, le demandeur renvoie au contre-interrogatoire de M. Fred Badger, selon lequel le règlement électoral a été modifié dans la foulée de l’arrêt Corbiere rendu par la Cour suprême. De l’avis du demandeur, il s’agit dans ce cas d’une reconnaissance de l’existence d’une [traduction] « contestation judiciaire à l’encontre de dispositions semblables dans l’affaire ». Selon moi, cette prétention n’aide pas la cause du demandeur. Comme je l’indique plus haut, si l’exigence relative à la résidence ne tient plus lorsqu’il s’agit de voter, le règlement électoral, y compris l’exigence relative à la résidence, n’a pas été modifié et a toujours été appliqué.

[59] Le demandeur affirme également que, selon le témoignage du chef Roderick Willier, le droit de vote a été conféré aux membres ne résidant pas sur la réserve, car un conseiller, croyant favoriser ainsi sa réélection, a exercé des pressions en faveur de ce changement. Le demandeur estime que, si un conseiller de la Première Nation de Sucker Creek croyait que conférer le droit de vote aux membres ne résidant pas sur la réserve favoriserait sa réélection, il s’ensuit que les membres ne résidant pas sur la réserve ont probablement exprimé des préoccupations au sujet de leurs droits de vote. À mon avis, cette thèse est conjecturale. En outre, elle contredit la prétention suivant laquelle le droit de vote a été conféré dans la foulée de l’arrêt Corbiere – ce qui est beaucoup plus plausible selon moi. Quoi qu’il en soit, cette préoccupation ne vise pas l’exigence relative à la résidence et ne change rien au large consensus qui a mené à l’adoption et à l’application continue du règlement électoral.

[60] Le demandeur affirme également qu’en mars 2019, des membres du groupe des Aînés ont écrit au chef et au conseil pour être autorisés à procéder à une révision du règlement électoral. En août 2019, ils se sont réunis pour discuter notamment de la possibilité d’une révision du règlement électoral et du code de déontologie du chef et du conseil. En outre, selon le témoignage de M. Dickie Willier, la décision de ne pas procéder à cette révision a été prise à une réunion du conseil et du chef avant l’issue de la présente instance. Selon le demandeur, ces faits démontrent que des préoccupations ont été soulevées après l’élection de 2018. Il est utile de répéter que des préoccupations et des discussions sur la possibilité d’une révision ne démontrent pas un changement au règlement électoral ou à la coutume de la bande.

[61] Enfin, le demandeur soutient qu’il n’a pris aucune autre mesure visant à contester l’exigence relative à la résidence parce qu’il craignait de nuire au présent contrôle judiciaire. Une telle justification, même si elle était vraie, ne contredit pas le fait que le règlement électoral, qui prévoit l’exigence relative à la résidence, est appliqué depuis longtemps au sein de la Première Nation de Sucker Creek.

[62] Bref, la preuve établit qu’en 1996, les membres de la Première Nation de Sucker Creek ont décidé, par le jeu du plébiscite tenu la même année, de prendre le règlement électoral. Ce règlement est appliqué depuis à chaque élection au sein de la Première Nation, et ce malgré la tenue de deux référendums, en 2003 et 2015. Bien que, la définition d’un [traduction] « électeur » prévue dans le règlement électoral, qui limite le droit de vote aux membres résidant sur la réserve, ne soit plus appliquée, rien ne permet de conclure que l’exigence relative à la résidence n’est plus appliquée, a été modifiée ou a même été contestée avant la présente demande de contrôle judiciaire. Je conclus que le règlement électoral démontre l’existence d’un large consensus au sein de la majorité des membres de la Première Nation, qu’ils résident ou non sur la réserve, en matière de gouvernance (outre le changement relatif au droit de vote). Ce consensus vise par le fait même l’exigence relative à la résidence prévue à l’article 6.4.

[63] Pour les motifs qui précèdent, j’estime que la Première Nation de Sucker Creek a démontré qu’en adoptant l’exigence relative à la résidence, elle a exercé un droit ressortissant aux « autres » droits protégés par l’article 25 de la Charte, à savoir le droit d’imposer des restrictions à l’éligibilité des membres de la Première Nation ou, autrement dit, d’établir des critères à la mise en candidature à un poste au sein du corps dirigeant.

[64] Avant de conclure sur ce point, je voudrais dire quelques mots sur la prétention du demandeur suivant laquelle la preuve dont il est question plus haut démontre une [traduction] restriction substantielle des droits collectifs » invoqués par la Première Nation de Sucker Creek au soutien de sa défense de l’exigence relative à la résidence fondée sur l’article 25. Il affirme qu’au vu de la preuve, la Première Nation invoque l’article 25 pour protéger des droits collectifs [traduction] « sur le fondement d’une distinction ou d’une division de nature politique » au sein des membres, un rôle qui ne convient pas à cette disposition. À l’audience, le demandeur a également affirmé que l’exigence relative à la résidence avait pour objet de protéger les intérêts des membres résidant sur la réserve, qui constituent une minorité.

[65] Premièrement, signalons généralement, au sujet des restrictions « substantielles » des « autres » droits protégés par l’article 25, qu’un droit est assimilé à ces derniers s’il protège ou reconnaît la spécificité autochtone, suivant l’arrêt Dickson (Dickson, au para 150). Je ne suis pas convaincue que les arguments du demandeur à ce sujet soient pertinents, vu le contexte. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que la preuve invoquée par le demandeur étaye une telle conclusion. Il demeure que la modification du règlement électoral a été proposée dans deux mesures, sur lesquelles les membres ne résidant pas sur la réserve ont pu voter. Par conséquent, je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que le droit protégé par l’exigence relative à la résidence, selon une [traduction] « interprétation raisonnable », n’est détenu que par les membres résidant sur la réserve. En outre, la preuve ne révèle aucune initiative, par des membres ne résidant pas sur la réserve ou d’autres membres de la Première Nation, visant à contester ou à faire modifier l’exigence relative à la résidence (outre la présente instance). À mon avis, le large consensus qui a mené à l’adoption du règlement électoral, et par le fait même à l’exigence relative à la résidence, sans égard à son objet initial, n’a pas été évacué, et le règlement électoral est appliqué à titre de coutume depuis 1996.

[66] Il reste à trancher la question de savoir si l’exigence relative à la résidence protège ou reconnaît la spécificité autochtone.

b) L’exigence relative à la résidence protège-t-elle ou reconnaît-elle la spécificité autochtone?

Thèse de la Première Nation de Sucker Creek

[67] La Première Nation de Sucker Creek soutient que le droit de déterminer des critères d’éligibilité pour le chef et les conseillers, qui est prévu dans le règlement électoral, protège ou reconnaît la spécificité autochtone. Cette dernière s’entend des « intérêts liés à la différence culturelle, à l’occupation antérieure, à la souveraineté antérieure ou encore à la participation au processus de négociation de traités » (Dickson, aux para 136, 150) et des « philosophies, [. . .] traditions et [. . .] pratiques culturelles propres aux peuples autochtones » (Dickson, au para 51). Dans le droit fil de l’arrêt Dickson, la Première Nation soutient que l’exigence relative à la résidence protège sa différence culturelle, sa souveraineté antérieure et sa participation au processus de négociation de traités.

[68] Premièrement, le droit de la Première Nation de Sucker Creek de déterminer des critères relatifs à la sélection de ses dirigeants ressortit à son droit à l’autonomie gouvernementale découlant du droit coutumier, qu’elle exerce au moyen du règlement électoral. Le règlement électoral protège et reconnaît a priori les philosophies, traditions et pratiques culturelles propres à la Première Nation. En outre, dans les cas où un droit revendiqué parmi les « autres » droits découle du droit coutumier, logiquement le droit coutumier procède de l’exercice de la souveraineté antérieure, qui protège la spécificité autochtone. La défenderesse soutient que la Cour suprême, en reconnaissant la possibilité qu’un droit revendiqué parmi les « autres » droits visés à l’article 25 ne soit pas limité au droit ancestral visé à l’article 35, confirme qu’il n’est pas nécessaire, pour une Première Nation, de démontrer qu’une pratique est ininterrompue pour que l’on reconnaisse que ses lois protègent ou favorisent la spécificité autochtone. Il suffit que le règlement électoral ressortît au droit coutumier, car les lois coutumières, de par leur nature, témoignent des coutumes et pratiques culturelles actuelles propres à la Première Nation de Sucker Creek.

[69] Deuxièmement, la Première Nation de Sucker Creek mentionne la conclusion de la Cour suprême dans l’arrêt Dickson, suivant laquelle le droit d’imposer une exigence relative à la résidence a préservé l’importance qu’accorde la VGFN au lien de ses dirigeants avec le territoire (citant Dickson, aux para 206, 210). La Première Nation affirme qu’il ne fait pas de doute que ses terres de réserve sont situées dans ses terres traditionnelles. L’importance particulière, sur les plans juridiques et historiques, accordée aux terres de réserve rappelle que l’exigence relative à la résidence imposée par la Première Nation, exigence en rapport direct avec la valeur culturelle distincte que les membres de la Première Nation accordent à leurs terres de réserve, favorise et protège la spécificité autochtone.

[70] Troisièmement, si la Première Nation de Sucker Creek était appelée à démontrer un lien entre l’exigence relative à la résidence et les pratiques historiques en matière de sélection des dirigeants, la norme de preuve serait peu élevée. À cet égard, la Première Nation soutient qu’elle n’est pas contrainte, depuis l’arrêt Dickson, de démontrer que sa loi électorale est conforme au critère énoncé dans l’arrêt R c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507 [Van Der Peet] (Dickson, aux para 145, 150) permettant de déterminer s’il s’agit d’un droit ancestral, que la protection des intérêts de la minorité autochtone visés à l’article 25 doit recevoir « une interprétation généreuse et libérale » (Dickson, au para 114) et que les droits ancestraux et « autres » ne sont pas figés dans le temps (Van der Peet, aux para 62, 64, 168, 170 et 173).

[71] Qui plus est, il y a des obstacles sur le plan de la preuve lorsqu’on cherche à déterminer les pratiques ancestrales des peuples autochtones, qui sont souvent semi-nomades et ne consignent pas leur histoire par écrit.

[72] Quoi qu’il en soit, la preuve d’expert sur l’organisation des sociétés cries et leurs pratiques de sélection des dirigeants ne varie en général pas et ne fait pas l’objet de débats. Toutefois, la Première Nation de Sucker Creek rejette le témoignage de Mme McCormack suivant lequel, jadis, la gouvernance de la bande n’était pas subordonnée à un territoire ou à des endroits précis, ainsi que sa conclusion voulant que l’exigence relative à la résidence ne témoigne pas de valeurs culturelles traditionnelles. Les terres de réserve de la Première Nation ont été délimitées en 1901, mais cette dernière soutient qu’il serait trop simple d’invoquer ce fait pour affirmer que la sélection des dirigeants n’avait rien à voir avec la résidence des membres ou la territorialité. Qui plus est, les archives révèlent l’importance de la géographie dans les décisions des bandes cries situées autour du Petit lac des Esclaves, dont la Première Nation, d’organiser leur société en communautés distinctes, ayant des liens étroits avec certains endroits.

[73] Enfin, la Première Nation de Sucker Creek soutient que le rapport de M. Fortna démontre l’importance du lien étroit des dirigeants avec les membres de la bande et le territoire commun. Ce rapport attribue l’importance de ce lien à la tradition juridique du wâhkôhtowin et révèle notamment la nécessité d’une présence physique au sein de la communauté et du partage du territoire sur lequel la communauté est située. Les membres de la Première Nation interrogés dans l’étude ayant mené au rapport de M. Fortna ont dit craindre que des candidats ne résidant pas sur la réserve ne soient pas au fait des enjeux qui concernent les membres résidant sur la réserve. L’exigence relative à la résidence permet aux membres de la Première Nation de s’attendre de leurs dirigeants qu’ils puissent maintenir des rapports avec les membres de la communauté (citant Dickson, au para 217). Selon la Première Nation, les valeurs que représentent les liens des dirigeants avec le territoire et avec les personnes qui résident sur le territoire sont « associé[e]s à divers aspects de la spécificité autochtone, y compris la différence culturelle et la souveraineté antérieure », suivant la Cour suprême dans l’arrêt Dickson (citant Dickson, au para 217). Il n’y a pas lieu d’établir une distinction en l’espèce avec cette jurisprudence.

Thèse du demandeur

[74] Selon le demandeur, l’exigence relative à la résidence ne reconnaît pas ni ne protège la spécificité autochtone. Il affirme que la Première Nation de Sucker Creek n’étaye d’aucun élément de preuve sa thèse selon laquelle, par le truchement de l’exigence relative à la résidence, elle exerce son droit inhérent à l’autonomie gouvernementale invoqué dans le droit coutumier de la bande en matière électorale, en l’occurrence le règlement électoral. En outre, en invoquant l’exercice d’un droit coutumier qui n’est pas rattaché – ou ne l’est que très peu – à la pratique ancestrale, la Première Nation ne rattache pas le droit revendiqué aux éléments fondamentaux de la spécificité autochtone (citant Dickson, au para 138).

[75] Le demandeur soutient également que la Première Nation de Sucker Creek n’indique pas pourquoi la valeur culturelle historique qu’elle accorde à ses terres de réserve [traduction] « devrait être protégée au détriment de son intérêt dans ses terres traditionnelles ». La tradition juridique de la Première Nation, exprimée dans le wâhkôhtowin, comprend un lien avec les terres traditionnelles, mais ne mentionne pas les terres de réserve. Si elles peuvent inclure les terres de réserve, elles n’y sont pas limitées. Le témoignage de Mme McCormack démontre que le lien culturel historique au territoire ne vise pas les terres de réserve.

[76] Le demandeur soutient que, dans les cas où les avis d’expert divergent quant au wâhkôhtowin et à l’exigence relative à la résidence, il convient de préférer la preuve de Mme McCormack. Il ressort de son analyse que, suivant les valeurs consacrées par le wâhkôhtowin avant l’adhésion au Traité no 8, l’exigence relative à la résidence est diamétralement opposée aux traditions qui fondent la spécificité autochtone.

[77] Selon le demandeur, même si la Première Nation de Sucker Creek réussit à démontrer que l’exigence relative à la résidence protège la spécificité autochtone, il faut mettre en balance l’autonomie personnelle d’une part et, d’autre part, les liens familiaux et les obligations sociales qui donnent au wâhkôhtowin tout son sens. Il est loin d’être évident que les droits individuels du demandeur doivent entièrement céder le pas à l’intérêt collectif.

Contexte juridique

[78] Dans l’arrêt Dickson, la Cour suprême indique que la spécificité autochtone s’entend des intérêts liés à la différence culturelle, à l’occupation antérieure, à la souveraineté antérieure ou encore à la participation au processus de négociations de traités (para 150).

[79] Dans la décision Houle, je résume ainsi l’analyse que fait la Cour suprême, au vu des faits dans l’affaire Dickson, quant à la spécificité autochtone :

[127] Dans l’arrêt Dickson, la Cour suprême souligne les conclusions de fait déterminantes sur le contexte historique et culturel lié à la résidence tirées par le juge de première instance. Selon ce dernier, la preuve historique démontre que [traduction] « les Vuntut Gwitchin manifestent une préférence pour des dirigeants qui démontrent une connaissance du territoire et des traditions, un engagement envers le service à la communauté ainsi que d’efficaces habiletés de communication, et qui sont fortunés » et que « le thème qui revient constamment dans les propos des [A]înés au sujet du leadership est l’idée de reddition de compte aux citoyens Vuntut sur une base quotidienne à Old Crow et lors de l’Assemblée générale annuelle » (au para 211). Le juge de première instance résume ses conclusions de fait relatives au leadership de la VGFN et à l’obligation de résidence, notamment : (i) les Vuntut Gwitchin se gouvernent eux-mêmes conformément à leurs pratiques traditionnelles antérieures à la création du Canada en 1867; (ii) depuis des temps immémoriaux, tous les chefs et conseillers de la VGFN ont résidé sur le territoire traditionnel de celle-ci; et (iii) même à l’époque moderne, depuis l’Entente définitive de 1993, citoyens élus ont pour pratique de résider à Old Crow (Dickson, au para 212).

[128] Dans cette même affaire, la Cour suprême signale également que la Cour d’appel du Yukon souligne l’importance du lien entre les dirigeants de la VGFN et le territoire de celle-ci, prenant acte de la déposition d’un ancien chef de la VGFN selon lequel [traduction] « l’identité même des Vuntut Gwitchin a toujours été profondément enracinée dans le territoire lui-même » et « les pratiques, coutumes et traditions des Vuntut Gwitchin liées au leadership et à la gouvernance sont aussi enracinées dans le territoire lui-même » (au para 213). D’après le chef de la VGFN, les [traduction] « processus décisionnels [de la VGFN] sont fondés sur l’obtention d’un consensus, et le fait d’avoir un conseil composé de membres qui ne résident pas dans notre communauté serait totalement incompatible avec notre gouvernance traditionnelle ». La Cour d’appel du Yukon fait également observer que le droit de définir la composition de ses corps dirigeants sur la base de restrictions fondées sur le lieu de résidence permet à la société des Vuntut Gwitchin de préserver l’insistance particulière qu’elle accorde au [traduction] « lien entre ses dirigeants et le territoire ». La Cour suprême conclut qu’il s’agit « clairement d’un fondement permettant d’établir un lien entre la spécificité autochtone et l’obligation de résidence dans la Constitution de la VGFN » (Dickson, au para 210).

[80] La Cour suprême, appliquant ces concepts à la situation de la demanderesse dans l’affaire Dickson, arrive à la conclusion suivante :

[216] À ce stade-ci de l’analyse, il s’agit de déterminer si l’obligation de résidence protège la spécificité autochtone, de sorte qu’elle doit être protégée afin d’éviter que le droit garanti à Mme Dickson par le par. 15(1) de la Charte y porte atteinte. Nous avons examiné les arguments de Mme Dickson portant, d’une part, que l’obligation de résidence a pour effet d’éroder la spécificité autochtone en amenant les citoyens non résidents à se sentir des membres « de moindre valeur » de la communauté et en les éloignant des structures de gouvernance de la communauté, et d’autre part, que l’obligation ne repose pas sur des pratiques traditionnelles. Toutefois, nous ne pouvons pas accepter les arguments de Mme Dickson selon lesquels il n’existe pas de preuve que le fait que les conseillers résident sur les terres désignées est [traduction] « démonstratif de leur connaissance du territoire ou leur intérêt pour celui-ci », ou que l’obligation est basée sur des notions modernes de démocratie (par. 83).

[217] À la lumière de la preuve et des conclusions de fait en première instance, nous sommes convaincus que l’obligation de résidence est l’exercice d’un droit qui protège des intérêts associés à la spécificité autochtone. Obliger les dirigeants de la VGFN à résider sur les terres désignées aide à préserver le lien entre les dirigeants et le territoire, qui est profondément ancré dans la culture et les pratiques de gouvernance distinctives de la VGFN. L’obligation de résidence favorise le respect des attentes de la VGFN que ses dirigeants seront en mesure de maintenir des interactions personnelles continues avec les autres membres de la communauté. Elle renforce aussi la capacité de la VGFN de résister aux forces extérieures qui attirent les citoyens loin de ses terres désignées, en plus de prévenir l’érosion de son important lien avec le territoire. De tels intérêts sont associés à divers aspects de la spécificité autochtone, y compris la différence culturelle et la souveraineté antérieure des Vuntut Gwitchin, ainsi que leur participation au processus de négociation de traités qui a abouti à l’édiction de la Constitution de la VGFN.

Preuve par affidavit

[81] L’affidavit de M. Dickie Willier décrit le mode de gouvernance de la Première Nation de Sucker Creek de l’époque antérieure à l’adhésion au traité à aujourd’hui. M. Willier affirme qu’à titre d’Aîné il a été autorisé par le conseil des Aînés de la Première Nation à souscrire l’affidavit. Contre-interrogé au sujet de son affidavit, M. Willier a décrit le rôle des Aînés et indiqué qu’entre 12 et 16 Aînés participent généralement aux réunions des Aînés, dont ceux qui ont autorisé l’affidavit. En outre, il affirme que ces Aînés ont approuvé à l’unanimité le libellé de son affidavit.

[82] Selon la déposition de M. Willier, avant le Traité no 8, les peuples cris avaient leurs propres lois, coutumes et traditions. Au moment de conclure le traité avec leurs ancêtres sur la rive sud du Petit lac des Esclaves en 1899 sur des terres appelées à devenir les terres de réserve de la Première Nation, la Couronne reconnaissait leur pouvoir et leur compétence à l’égard de leurs territoire et membres. Depuis 1899, le Canada tient des listes des bénéficiaires du Traité pour consigner les versements à la Première Nation de Sucker Creek et aux autres Premières Nations visées par le Traité no 8. Le commis à l’appartenance de la Première Nation a consigné dans un document les noms des personnes ayant occupé les postes de chef et de conseillers au fil des ans d’après les listes des bénéficiaires du Traité entre 1899 et 2006. M. Willier affirme qu’à sa connaissance et à la lumière de ce document, les membres de la Première Nation n’ont jamais choisi de chef ou autre genre de dirigeant sans que ce dernier [traduction] « vive parmi nous ». Contre-interrogé au sujet de cette affirmation, il a précisé qu’il entendait par là des gens qui vivent sur la réserve. Il a également affirmé que tous les chefs ou autres dirigeants ont toujours résidé sur la réserve et que c’est « la coutume que les gens résident sur la réserve […] que les dirigeants résident sur la réserve ». En outre, au moment de la rédaction du règlement électoral, la Première Nation souhaitait que ses dirigeants résident sur la réserve.

[83] Dans son affidavit, M. Willier affirme également que la première élection visant à choisir un chef et un conseil au sein de la Première Nation de Sucker Creek s’est tenue en 1953 sous le régime de la Loi sur les Indiens. Xavier (Scotty) Willier y a été élu au poste de chef. Il résidait sur la réserve, et ce même si cette loi permettait à la Première Nation d’élire un chef n’appartenant pas à la bande.

[84] En 1995, la Première Nation de Sucker Creek a entrepris d’adopter une loi coutumière en matière électorale pour ne plus être assujettie à la procédure électorale prévue à la Loi sur les Indiens. En 1996, à l’issue d’une série de réunions communautaires, le règlement électoral a été adopté par un vote au plébiscite. Le ministre des Affaires indiennes de l’époque l’a accepté, et les élections au poste de chef et de conseiller se tiennent conformément au règlement électoral depuis. M. Willier indique également que le règlement électoral consigne, en bonne et due forme, en anglais, le droit autochtone coutumier de la Première Nation de Sucker Creek. Fruit d’une réflexion approfondie et d’une rédaction soignée, il a été approuvé par les membres de la Première Nation. À son avis, le règlement doit être respecté par la Cour et par quiconque désire briguer un mandat à titre de dirigeant. Selon son affidavit, c’est la raison pour laquelle le préambule contient des énoncés importants sur les droits de la Première Nation (comme il est indiqué plus haut, le préambule déclare les droits inhérents et autres de la Première Nation et le pouvoir de celle-ci de régir les relations entre ses membres; la reconnaissance de ces droits par le Traité no 8; les coutumes, les traditions et les pratiques de la Première Nation en matière d’autonomie gouvernementale sont établies avec le consentement et la participation de ses membres; ses coutumes et traditions actuelles nécessitent la tenue d’élections démocratiques, justes et transparentes; et elle souhaite que ses coutumes et traditions relatives à l’élection d’un chef et de conseillers soient codifiées).

[85] Selon la déposition de M. Willier, les dirigeants de la Première Nation de Sucker Creek ont toujours été choisis parmi les gens qui résident sur les réserves de la Première Nation et qu’il importe pour cette dernière que ses dirigeants soient au fait des enjeux et des préoccupations qui découlent du fait de résider à Sucker Creek. La plupart des décisions prises par le chef et le conseil concernent l’administration de fonds provenant du Canada, qui ne sont versés qu’aux membres résidant sur la réserve. Ces fonds ont pour objet l’aide sociale, le logement, l’éducation de la maternelle à la 12e année, le développement économique et l’infrastructure sur la réserve. Selon lui, le règlement électoral ne vise pas la discrimination à l’égard de certains membres, mais il est difficile de croire que les membres qui résident à Edmonton, Calgary, Phoenix ou ailleurs dans le monde sont en mesure de comprendre les enjeux qui concernent la réserve et d’y répondre d’une manière utile s’ils n’en sont pas résidants. Qui plus est, comme le nombre de membres ne résidant pas sur la réserve est si élevé, [traduction] « ils pourraient facilement s’emparer des postes au conseil, y compris celui de chef, et être chargés des décisions importantes ayant une incidence sur nos vies sans jamais avoir mis le pied dans notre communauté ».

[86] M. Willier affirme également dans son témoignage que les membres de la Première Nation de Sucker Creek qui ne résident pas sur la réserve ont voix au chapitre dans les cas où ils sont susceptibles d’être visés directement par une mesure. Tous les membres adultes de la Première Nation ont le droit de vote sur les décisions importantes, y compris le choix du chef et du conseil, les référendums sur la cession de terres, les référendums sur le règlement de revendications historiques contre le Canada et les référendums sur l’obtention de fonds détenus à Ottawa au nom de la Première Nation dans le compte en capital de la bande. Ces membres peuvent aussi demander de participer à des programmes ou le versement de fonds mis à la disposition d’Indiens inscrits qui ne résident pas sur une réserve.

[87] Selon M. Willier, les membres de la Première Nation de Sucker Creek ont pris connaissance et tenu compte de tous ces renseignements au moment de la rédaction du règlement électoral et au fil des discussions ultérieures ayant pour objet la modification du règlement et des référendums tenus en 2003 et 2015. Dans chaque cas, les membres de la Première Nation, appuyés par les Aînés, ont maintenu l’exigence relative à la résidence : [traduction] « C’est le souhait et la volonté de nos membres. Il nous faut respecter nos propres lois autochtones […] Si la loi doit être modifiée, elle devrait l’être par notre peuple ».

[88] Signalons qu’aux termes de l’article 14 du règlement électoral, tous les membres du conseil sont tenus de résider sur la réserve pendant leur mandat. Cette exigence relative à la résidence n’est pas en litige en l’espèce.

[89] M. Fortna a consulté M. Matthew Willier pour la mise en contexte dans la rédaction de son rapport. Il joint à son affidavit la transcription de l’entrevue. M. Matthew Willier y décrit les circonstances ayant mené à la Loi modifiant la Loi sur les Indiens, LC 1985, c 27 (projet de loi C‑31) ainsi que les préoccupations à l’égard de l’augmentation soudaine et importante du nombre de membres et de l’incidence sur la gouvernance au sein des Premières Nations. Pour y remédier en partie, on a opté pour l’imposition d’une exigence relative à la résidence dans les codes électoraux coutumiers. Les Aînés et d’autres personnes craignaient que des membres résidant ailleurs, par exemple à Vancouver, briguent un mandat sur le seul fondement de leur appartenance à la Première Nation de Sucker Creek sans connaître quoi que ce soit de la vie sur la réserve et des enjeux qui la touchent. Il affirme avoir dit à des membres ne résidant pas sur la réserve intéressés à briguer un mandat que [traduction] « si vous voulez diriger ici, venez et vivez ici. Comment pouvez-vous vivre à Grand Prairie, Prince George ou Calgary et savoir ce qui se passe dans la communauté? Vivez ici. Faites-en l’expérience. Faites-vous prendre en chasse par un chien de réserve. Non? Renversez votre tout-terrain sur la route de la réserve, parce qu’elles sont horribles. » À ses dires, les réserves favorisent l’esprit communautaire et la réciprocité, et si elles s’étaient éloignées de ces valeurs, elles y reviennent petit à petit, notamment par l’adoption de codes électoraux coutumiers.

[90] Dans son affidavit, Mme Deborah Willier affirme qu’elle détient le poste d’adjointe exécutive détachée par la Première Nation de Sucker Creek au chef et au conseil depuis 2010. En ce qui a trait aux finances de la Première Nation, le plus clair du budget provient de Services aux Autochtones Canada en application d’une entente globale de financement [entente globale], en pièce jointe à l’affidavit. Le Canada publie des lignes directrices pour l’administration de ces fonds. Aux termes de l’entente globale et des lignes directrices, la majorité des fonds ne peut servir qu’à des projets d’infrastructure et à des services aux membres qui résident sur la réserve. L’affidavit fournit les exemples suivants :

  • -Les fonds versés à la Première Nation aux fins d’aide sociale ou au revenu ne visent que les personnes qui vivent sur la réserve. Les membres qui ne résident pas sur la réserve doivent s’adresser aux autres ministères pour obtenir de l’aide sociale;

  • -Les fonds visant le logement sont réservés à la construction et à l’entretien de logements situés sur la réserve. Ces fonds proviennent de la Société canadienne d’hypothèques et de logement et de Services aux Autochtones Canada. Ils n’ont pas pour objet d’aider les membres qui ne résident pas sur la réserve à trouver des logements abordables;

  • -Les fonds versés par Services aux Autochtones Canada pour l’exploitation et l’entretien des ouvrages publics sur la réserve, notamment le traitement des eaux, les routes, l’entretien et l’enlèvement des ordures. Ces fonds ne servent qu’à des ouvrages situés sur la réserve;

  • -Des fonds sont versés à des fins d’éducation des élèves de la maternelle à la 12e année qui ont besoin de services d’autobus pour fréquenter l’école à l’extérieur de la réserve, et leurs droits scolaires sont payés par la Première Nation à l’Alberta. Les membres qui ne vivent pas sur la réserve peuvent fréquenter l’école dans leur propre collectivité, quelle qu’elle soit, conformément à la loi provinciale. La Première Nation reçoit également des fonds pour l’éducation postsecondaire de ses membres. Mme Willier affirme que c’est presque le seul poste budgétaire pour lequel la Première Nation reçoit et administre des fonds au profit des membres qui résident sur la réserve et des autres membres;

  • -La Première Nation administre des programmes de santé pour les membres qui résident sur la réserve, dont le Programme d’aide préscolaire aux Autochtones dans les réserves, le Programme canadien de nutrition prénatale, le Programme national de lutte contre l’abus de l’alcool et des drogues chez les Autochtones, les programmes de santé mentale, la Stratégie nationale de prévention du suicide chez les jeunes autochtones, les soins à domicile et en milieu communautaire, la santé publique et les transports médicaux.

[91] Mme Willier affirme également que le chef et le conseil sont chargés de veiller à ce que les programmes et les services soient fournis conformément à l’entente globale et de rencontrer les membres, de répondre à leurs questions et d’établir les priorités au sein de la Première Nation de Sucker Creek. Outre ces rôles, le chef et le conseil sont responsables de la gestion d’autres actifs de la bande de manière responsable. Toutefois, les décisions importantes sur la gestion de ces actifs, comme la cession et la désignation de terres, le règlement de réclamations historiques ou particulières contre le Canada et les retraits au compte en capital de la bande sont le fruit de référendums auxquels participent tous les électeurs admissibles de la Première Nation, qu’ils résident sur la réserve ou non .

Preuve d’expert

[92] Les parties sont d’accord pour dire que les conclusions des rapports de Mme McCormack et de M. Fortna se chevauchent en grande partie et concordent à bien des égards.

Rapport de Mme McCormack

[93] Selon le rapport de Mme McCormack, tous les peuples autochtones du Nord, dont les Cris, avaient un mode de vie fondé sur la chasse, la pêche et la cueillette, qui est décrit en ces termes :

- Les peuples se déplaçaient d’une région à une autre au fil des saisons pour suivre les ressources fauniques, dont la présence sur le territoire fluctue et ne restaient jamais à un seul endroit toute l’année, comme s’ils faisaient leurs [traduction] « rondes saisonnières »;

- Les peuples vivaient en sociétés organisées autour d’une bande, composée de petits groupes familiaux qui vivaient et travaillaient ensemble et subvenaient à leurs besoins, notamment en aliments, par le partage;

- Les bandes variaient d’une famille nucléaire à un groupe formé de plusieurs familles se regroupant de temps à autre. Le rapport de Mme McCormack les appelle des [traduction] « bandes locales »;

- Ces groupes étaient dépourvus de structure formelle ou de structure politique distincte. Chaque bande locale était régie à l’interne selon des liens en personne, les rôles d’une structure sociale fondée sur la parenté et le respect de leurs valeurs fondamentales. Selon le rapport de Mme McCormack, les bandes locales [traduction] « possédaient » et contrôlaient ensemble le territoire et ses ressources, les technologies de production et toutes les connaissances de base essentielles, ce qui fondait leur souveraineté;

- Les bandes locales variaient dans leur nombre et leur composition au fil de l’année. Parfois, elles se rassemblaient pour la chasse ou la pêche saisonnière ou pour socialiser et se dispersaient ensuite;

- Les dirigeants procédaient de la bande locale, et traditionnellement, il y avait plus d’un dirigeant (Oneeganiowak). Les dirigeants auraient possédé d’excellentes techniques de survie, connaissances spirituelles et entregent. Le mode traditionnel de gouvernance préconise la compétence personnelle et l’autorité des membres d’un certain âge sans pour autant nécessiter de pouvoir de coercition, ce qui irait à l’encontre du respect pour l’autonomie personnelle;

- Les groupes aux cultures et langues semblables qui vivaient côte à côte dans une région donnée constituaient des [traduction] « bandes régionales ». Elles se retrouvaient souvent sur le rivage d’un lac ou d’une rivière, particulièrement à la fin du printemps et à l’été. Selon le rapport de Mme McCormack, s’il n’y a pas de preuve quant à l’existence de structure de gouvernance formelle pendant les rassemblements de bandes régionales, les dirigeants et les Aînés des bandes locales jouaient sans doute un rôle dans la distribution des aliments et le règlement des conflits;

- Les bandes avaient une philosophie égalitaire, en ce sens que les ressources étaient partagées également entre tous les membres et que ces derniers possédaient les mêmes valeurs fondamentales, soit l’autonomie personnelle, le partage et la réciprocité, la parenté et le respect. Ces valeurs sous-tendent ce que les Cris appellent [traduction] « le principe de […] wâhkôhtowin; les lois régissant les rapports ».

- Comme les groupes ne vivaient pas à un endroit donné toute l’année, la gouvernance procédait non pas du territoire ou d’endroits donnés, mais des bandes locales elles-mêmes;

- Les bandes locales reconnaissaient certaines terres comme les leurs, qu’on appelle aujourd’hui [traduction] « territoire traditionnel », soit une région beaucoup plus étendue que les terres de réserve. Ces dernières étaient beaucoup trop petites pour leur permettre de subvenir à leurs besoins, et on ne s’attendait pas à ce qu’elles y arrivent;

- La Première Nation de Sucker Creek est située sur une partie très réduite du territoire traditionnel de la Première Nation et des personnes qui y sont apparentées, qui longe la rive sud du Petit lac des Esclaves et compte les terres au nord et probablement au sud également. Le territoire traditionnel des Cris de la région du Petit lac des Esclaves, auxquels appartient la Première Nation, est toujours défini par des réseaux sociaux, à savoir leurs rapports de longue date les uns avec les autres. À l’époque contemporaine, où les membres résident à un seul endroit, ils participent à des activités sur le territoire avec leur parenté;

- Le seul changement évident au mode de gouvernance, résultant de la traite des fourrures, a voulu que certains hommes importants se fassent les intermédiaires entre les marchands de fourrures et des bandes locales. Les bandes locales comptaient leurs propres dirigeants;

- La conclusion du Traité no 8 n’a pas eu de répercussions directes sur la gouvernance au sein des Cris. Aux termes du Traité, chaque bande disposait d’un chef et d’un conseiller selon la taille de la bande, pour les réserves ou les terres en particulier (ce dernier scénario étant peu fréquent). Les membres des bandes locales craignant d’être circonscrits aux réserves, on leur a promis qu’ils pourraient, même après la délimitation de réserves, poursuivre leur mode de vie traditionnel qui comprend les déplacements saisonniers des bandes locales sur leur territoire;

- La réserve de la Première Nation de Sucker Creek a été délimitée en 1901, et d’autres réserves ont été créées par la suite à l’intention d’autres communautés cries du Petit lac des Esclaves. Donc, l’exigence de résidence applicable au vote ou à la mise en candidature date du XXe ou du XXIe siècle. Selon le rapport de Mme McCormack, les systèmes électoraux en Alberta et au Canada ont influencé les modes de gouvernance des bandes indiennes ou Premières Nations. En outre, de nos jours, la plupart des élections au sein de bandes mettent en compétition des candidats ou des parties de la population [traduction] « ce qui est contraire aux modes traditionnels de gouvernance et bafoue incontestablement des aspects fondamentaux du wâhkôhtowin. Nier à quelqu’un qui a des liens directs avec la communauté le droit de se porter candidat, voire le droit de voter, s’il ne respecte pas une exigence relative à la résidence particulière, c’est bafouer le wâhkôhtowin ». La gouvernance des bandes locales par des représentants élus constitue une pratique découlant de la Loi sur les Indiens qui est contraire aux pratiques traditionnelles en matière de gouvernance ainsi qu’à l’assurance prévue dans le Traité que les membres ne seraient jamais tenus de résider sur la réserve. « Une bande qui oblige les candidats à résider sur la réserve ne respecte pas les coutumes traditionnelles, et une telle obligation ne ressortit pas aux “droits ancestraux” »;

- Selon le rapport de Mme McCormack, rien ne permet de démontrer que la gouvernance était subordonnée au lieu de résidence, même après la création des réserves. Elle était toujours subordonnée à la famille, anciennement la bande locale, et non à la résidence. Les dirigeants ancestraux n'étaient pas élus; ils procédaient de la bande locale. Mme McCormack donne son opinion selon laquelle [traduction] « l’exigence relative à la résidence de la Première Nation de Sucker Creek ne découle pas de la culture et des valeurs traditionnelles et, en raison de ce fait, elle est susceptible de contrevenir au wâhkôhtowin, qui devrait s’appliquer à toutes les personnes de ces régions qui ont des liens de parenté et respectent les valeurs traditionnelles ».

Rapport de M. Fortna

[94] Le rapport de M. Fortna s’articule autour du concept de wâhkôhtowin, qui s’entend des liens familiaux ou de l’état ou du fait d’être apparenté, non seulement en ce qui a trait aux relations interpersonnelles, mais également en ce qui a trait à l’ensemble de la création. Aux termes de ce rapport, les principes ayant orienté dans le passé la gouvernance au sein de la Première Nation de Sucker Creek sont empreints du concept de wâhkôhtowin : l’idée d’interdépendance est traduite par l’importance particulière qu’accorde un bon dirigeant à sa communauté, ainsi que par la démarche adoptée pour la prise de décisions, à savoir collectivement par consentement et par les liens de la communauté avec le territoire.

[95] Le rapport de M. Fortna indique ce qui suit :

[traduction]

En règle générale, la société crie du Nord s’articulait autour des liens sociaux ainsi que de la disponibilité des ressources et accordait une importance particulière à l’autonomie familiale et à l’appartenance géographique. Les rondes saisonnières, les liens familiaux et la participation à l’économie locale constituée par la cueillette sont des manifestations du wâhkôhtowin. Tandis que des groupes régionaux interreliés d’une certaine taille se rassemblaient pendant l’été au lac pour trouver des ressources et renforcer les liens de parenté, le reste de l’année, les petites unités familiales migraient d’une région à une autre selon les ressources et les saisons. Ce cycle annuel de cueillette et de migration, de rassemblements et de séparations transcendait la simple survie. L’importance de la cueillette collective dans un territoire circonscrit est étroitement liée à l’engagement social et à la possibilité d’entretenir des liens. Au fil du temps, les communautés cries ont pris racine dans leurs régions précises, et les connaissances locales qu’elles ont acquises ont influé sur leur wâhkôhtowin à ces endroits;

Les communautés cries du Nord se démarquaient par l’absence de structures hiérarchiques et de chefs; les chefs des familles faisant généralement office de dirigeants; les dirigeants devaient représenter une gamme d’habiletés et de forces, comme de bonnes techniques de chasse et de communication, et accorder une grande importance au bien-être de la communauté et de ses membres. Avant le traité, les dirigeants au sein des communautés cries n’étaient pas habilités à prendre des décisions sans le consentement de la communauté. Ils étaient élus à vie et, à leur décès, il arrivait souvent que leur frère prenne la relève;

Le début de la traite des fourrures dans la région du Petit lac des Esclaves à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle a entraîné d’importants changements pour les communautés autochtones, mais leurs structures de gouvernance sont demeurées en grande partie inchangées;

Les premiers changements remarquables à la gouvernance des communautés qui allaient devenir la Première Nation de Sucker Creek se sont produits au moment de la négociation du Traité no 8 à l’été de 1899, lorsque le gouvernement canadien a demandé aux Premières Nations d’élire un chef et des conseillers. Bien que le concept de « chef » fût probablement étranger à ces communautés, la gouvernance est restée ancrée dans le wâhkôhtowin, les communautés optant pour des dirigeants ayant une bonne connaissance du territoire, des liens de parenté nombreux avec la communauté représentée et une connaissance inhérente de leurs terres ancestrales. Kinoosayo a été choisi à titre de chef par la Première Nation de Sucker Creek, pour ses talents d’orateur et de persuasion, ainsi que son tempérament combinant confiance et humilité. Kinoosayo a été le chef jusqu’en 1918. À son décès, son frère, Astachukun, a pris la relève jusqu’à son propre décès en 1936;

La première élection tenue sous le régime de la Loi sur les Indiens remonte à 1936, après la séparation légale des quatre bandes (Sawridge, Swan Lake, Driftpile et Sucker Creek). Les dirigeants choisis au moyen d’élections tenues tous les deux ans ont remplacé les dirigeants à vie. Toutefois, la Première Nation de Sucker Creek a décidé au début de réélire des chefs qui avaient conservé un bon rapport au wâhkôhtowin au moyen de relations parentales étroites au sein de la communauté et de liens forts avec l’environnement local. Ainsi, la communauté a pu favoriser la stabilité en reproduisant les traditions relatives à la sélection des dirigeants qui avaient cours avant la conclusion du traité;

Au fil du temps, le colonialisme s’est infiltré de plus en temps dans le Nord-Est, et nombre de communautés pratiquant le wâhkôhtowin ont commencé à abandonner leurs traditions. Dans les années 1990, des communautés comme la Première Nation de Sucker Creek ont voulu reprendre le contrôle de leur structure de gouvernance. La préparation de codes électoraux coutumiers par la Première Nation en 1995-1996 a permis à la communauté de renouer avec les valeurs traditionnelles relatives au wâhkôhtowin et à la gouvernance. Les lois et lignes directrices consignées dans le règlement électoral de la Première Nation veillent à faire en sorte que les pratiques et valeurs traditionnelles, comme l’importance des liens de la communauté au territoire, ou la durée du mandat, sont respectées par les dirigeants à venir, dans l’espoir que l’avenir de la Nation renoue avec les ancêtres;

Le rapport de M. Fortna indique que la procédure de contestation des résultats électoraux ou de modification du règlement électoral coutumier témoigne de la prévoyance des créateurs du règlement au soutien de la Première Nation, au cas où des ajustements se révéleraient nécessaires. Comme tout changement proposé doit être soumis à un référendum, les perspectives de la communauté dans son ensemble sont prises en compte et il n’y a pas de décision unilatérale.

Analyse

[96] Comme il ressort du résumé des deux rapports qui figure plus haut, les deux témoins experts sont en grande partie d’accord sur l’histoire et la forme de gouvernance de la Première Nation de Sucker Creek. Toutefois, ils divergent d’opinion sur une question, celle de savoir si l’exigence relative à la résidence qui est prévue dans le règlement électoral de la Première Nation de Sucker Creek est conforme ou non à la tradition juridique crie du wâhkôhtowin. Selon Mme McCormack, l’exigence relative à la résidence dément cette tradition; selon M. Fortna, cette exigence en est une manifestation.

[97] À mon avis, et comme il est indiqué plus haut, en prenant le règlement électoral, la Première Nation de Sucker Creek a décidé de définir sa coutume en matière de gouvernance à une certaine date, coutume qui a été adoptée par une majorité des membres de la Première Nation résidant sur la réserve et est respectée sans interruption à toutes les élections depuis 1996. L’exigence relative à la résidence, qui relève de cette coutume, n’a pas été modifiée ni contestée dans le cadre d’une autre instance que le présent contrôle judiciaire. Par conséquent, à mon avis, point n’est besoin d’analyser les fondements de cette coutume.

[98] En outre, que la prise d’un code électoral comme le règlement électoral protège et reconnaisse a priori la philosophie, les traditions et les pratiques culturelles de la Première Nation de Sucker Creek, comme le soutient cette dernière, il ne faut pas en conclure que cet acte traduit l’abandon ou la diminution en importance des réclamations antérieures en matière de souveraineté, d’autonomie gouvernementale, de traditions et de pratiques. Au contraire, il s’agit d’un choix par la Première Nation qui souhaitait codifier, adopter ou modifier un processus électoral éventuellement inspiré des pratiques démocratiques occidentales. Certes, l’adoption de tels procédés électoraux a été influencée en grande partie par le colonialisme, la conclusion des traités et la Loi sur les Indiens, mais, à mon avis, la validité des choix et la culture et la souveraineté antérieures et actuelles n’en sont pas amoindries pour autant.

[99] Quoi qu’il en soit, il ressort clairement de la preuve que la Première Nation de Sucker Creek actuelle faisait anciennement partie d’une population crie qui avait un mode de vie semi-nomade, axé sur les saisons et la disponibilité des ressources sur ses terres traditionnelles situées autour du Petit lac des Esclaves. En outre, il ne fait pas de doute que les dirigeants traditionnels en étaient issus et étaient acceptés en raison des liens familiaux (liens avec les autres et faculté de communiquer) et de leurs habiletés et connaissances (dont la connaissance de leurs terres traditionnelles).

[100] Quant au lieu de résidence de ces dirigeants, si les bandes locales ne restaient pas en place, les deux experts s’entendent pour dire que les bandes ne se déplaçaient pas au hasard sur de longues distances, mais se sont probablement familiarisées avec certaines régions, qu’elles parcouraient ensuite au gré de la disponibilité des ressources. Il s’agissait sans doute de terres plus vastes que les réserves actuelles et servant à plus d’une bande locale. Par conséquent, si les dirigeants à cette époque ne devaient pas résider à un endroit géographique précis pour assumer une charge de dirigeant, je suis d’accord avec la Première Nation de Sucker Creek pour dire que la preuve démontre que les dirigeants de bande ne pouvaient être issus que des membres de la bande qui vivaient ensemble et que les membres de la bande vivaient à un endroit, et ce même si cet endroit changeait au fil des rondes saisonnières. Autrement dit, les dirigeants vivaient au sein de leur communauté et connaissaient ainsi leur communauté, même si cette dernière se déplaçait dans le territoire traditionnel.

[101] Selon le rapport de M. Fortna, à l’époque des négociations précédant la conclusion du Traité no 8, les communautés cries avaient établi des colonies de pêche estivales le long de la rive sud du Petit lac des Esclaves, dont les communautés de Sawridge, Swan River, Drift Pile River, Sucker Creek et un regroupement de colonies sur la rive Nord de la baie Buffalo, que l’on appelait Grouard. L’arpentage ultérieur des terres de réserve effectué en 1901 et 1912 a confirmé en grande partie cette distribution des membres de la bande.

[102] Il ressort également de la preuve qu’à la suite de l’établissement de la réserve de la Première Nation de Sucker Creek en 1901, et pendant les quelque 125 ans qui ont suivi, pour devenir dirigeant, il fallait résider sur la réserve. Il est expliqué dans le rapport de M. Fortna que, depuis le Traité no 8, le fait de résider localement est devenu un aspect de plus en plus important de la communauté de la Première Nation et a favorisé les liens, non seulement entre les membres de la communauté, mais également avec les territoires ancestraux de la Première Nation. À cet égard, le rapport explique que [traduction] « le chef Kinoosayo passait beaucoup de temps à discuter avec les membres de la communauté résidant sur la réserve pour en dégager une position ». Après la première élection pour les postes de chef et de conseillers tenue sous le régime de la Loi sur les Indiens, il est demeuré important pour la culture de la Première Nation que les dirigeants vivent parmi les membres. Le rapport de M. Fortna relate une histoire concernant le chef Xavier (Scotty) Willier, qui avait ce mandat de 1936 à 1941, de 1953 à 1967 et de 1973 à 1975. Selon l’histoire, le chef Willier « avait l’habitude de marcher dans le temps de Noël et parcourait la réserve au complet à pied pour rendre visite à chaque foyer. Il restait à dormir chez quelqu’un, puis se rendait à la maison voisine et il faisait ainsi le tour de la communauté pour apporter une touche personnelle. […]. Donc, il vous écoutait. Il avait votre bien-être à cœur ».

[103] Ces éléments de preuve révèlent l’importance des rapports selon le wâhkôhtowin, qui intéresse notamment les valeurs fondamentales que sont les liens familiaux, la réciprocité et le respect.

[104] Autrement dit, à la lumière de la preuve d’expert et de la preuve historique dont il est question plus haut, l’exigence relative à la résidence prévue dans le règlement électoral consigne un aspect de la spécificité autochtone de la Première Nation de Sucker Creek, à savoir qu’il lui importe que ses dirigeants connaissent les membres et soient à proximité – là où ils sont rassemblés – ce qui n’est possible que si les dirigeants habitent dans la communauté. Avant le traité, une telle exigence aurait visé les terres traditionnelles occupées par les bandes locales au fil des rondes saisonnières. Depuis le traité, la Première Nation est rassemblée dans la réserve, c’est-à-dire que la communauté qui réside sur la réserve constitue le noyau de la Première Nation.

[105] Certes, le lien historique avec le territoire s’entendait d’un lien avec les terres ancestrales de la Première Nation de Sucker Creek, mais ces terres comprennent ce qui est devenu la réserve de la Première Nation. Je ne vois pas comment, par l’application de l’exigence relative à la résidence, la valeur culturelle historique que représentent pour la Première Nation ses terres de réserve est [traduction] « protégée au détriment de son intérêt dans ses terres traditionnelles », comme le soutient le demandeur. La conclusion suivant laquelle l’exigence relative à la résidence ressortit aux « autres » droits ne change rien au lien, quel qu’il soit, que les membres de la Première Nation, qu’ils résident sur la réserve ou non, ont avec les terres traditionnelles de la Première Nation au-delà de la réserve. En l’espèce, la question est celle de savoir si la restriction de l’éligibilité des membres de la Première Nation (à savoir le droit de restreindre la composition du corps dirigeant de la Première Nation aux membres ayant résidé sur la réserve depuis au moins six mois avant leur mise en candidature) protège la spécificité autochtone pour l’application du cadre d’analyse de l’article 25 énoncé dans l’arrêt Dickson. J’accepte également la prétention de la Première Nation selon laquelle les terres de réserve représentent un lien particulier à la Première Nation, car elles ont été établies par le Traité no 8 et les promesses qu’il consignait à l’égard de la Première Nation. Leur particularité est une question de fait et de droit.

[106] Plus particulièrement, la preuve permet de conclure à l’existence d’un lien culturel et spirituel avec le territoire, qui inclut la réserve. Selon le rapport de M. Fortna, le territoire revêt une importance particulière en ce sens qu’il n’appartient à personne, mais fournit les contextes matériel, spirituel et ancestral nécessaires à la vie communautaire. Le territoire est crucial pour la survie de la communauté, et cette dernière a donc veillé à ne pas nuire au territoire en l’exploitant. Le territoire a fourni l’environnement permettant à la communauté de procéder à la récolte individuellement et collectivement et de se soutenir les uns les autres sur les plans social, politique et économique. Selon le rapport, suivant le wâhkôhtowin, [traduction] « le territoire sur lequel est située une communauté autochtone est non pas simplement un décor, mais une forme de vie qui appartient à la création en soi. Ce lien entre le territoire et la communauté a été favorisé, célébré et confirmé par des rituels et des cérémonies ». Selon ce rapport, après la négociation du Traité no 8, il a fallu à la Première Nation de Sucker Creek élire un chef et des conseillers, et la communauté a généralement opté pour des dirigeants ayant [traduction] « une bonne connaissance du territoire » et « une connaissance inhérente de leur patrie ». En outre, après la tenue d’élections sous le régime de la Loi sur les Indiens, la Première Nation a élu des chefs ayant [traduction] « un solide lien avec l’environnement local ». Mme McCormack a affirmé dans son contre-interrogatoire qu’elle maintenait une affirmation qu’elle avait faite dans un rapport précédent, suivant laquelle notamment [traduction] « les liens étroits entre les bandes locales et leur territoire révèlent l’intimité des rapports que les peuples autochtones de la région entretiennent avec leur patrie ». Elle convenait que les terres sises dans le territoire traditionnel, en plus de fournir un gagne-pain et de soutenir l’économie, importent également pour les liens culturels et spirituels.

[107] Pour conclure, signalons que nul ne peut douter que la Première Nation de Sucker Creek se gouverne selon ses coutumes et pratiques traditionnelles depuis des temps antérieurs à la consignation des actes par écrit et à la création du Canada en 1867. Ses dirigeants ont toujours résidé dans la communauté, sur des terres ayant une importance culturelle et spirituelle, soit au sein d’une bande locale faisant ses rondes saisonnières, soit dans la communauté après l’établissement de la réserve de la Première Nation et, de nos jours, conformément au règlement électoral. À mon avis, l’exigence relative à la résidence prévue dans le règlement électoral ressortit à l’exercice d’un droit qui protège les intérêts associés à la spécificité autochtone, car il est lié à la différence culturelle. Exiger des dirigeants de la Première Nation qu’ils résident parmi les membres ressortit à une ancienne coutume qui précède le Traité no 8 et relève du wâhkôhtowin, fondé sur notamment les valeurs rattachées aux liens familiaux, au respect, à la réciprocité et aux liens avec le territoire. Les liens, notamment familiaux, des dirigeants avec les personnes qui résident sur les terres tirent leur origine de la culture distincte de la Première Nation et de ses pratiques ancestrales de gouvernance. Comme dans l’affaire Dickson, l’exigence relative à la résidence permet que l’on s’attende des dirigeants de la Première Nation qu’ils entretiennent avec les autres membres de la communauté des rapports personnels. Après la période de résidence de six mois, les candidats connaîtront les membres de la communauté et les enjeux qui concernent cette dernière. En outre, ils auront acquis un lien avec le territoire, ancré dans la culture et les pratiques de gouvernance de la Première Nation. Un tel intérêt est associé à la différence culturelle et à la souveraineté antérieure ainsi qu’à la participation au processus de négociation qui a abouti au Traité no 8 (Dickson, au para 217).

Wâhkôhtowin

[108] Quant au rôle du wâhkôhtowin, la preuve confirme qu’il s’agit d’un principe qui régit les rapports entre les Cris, ou l’interdépendance de toutes les choses, perpétuellement. Dans le cadre de la présente instance, la Cour est appelée à décider du rôle ou de la portée du wâhkôhtowin dans le mode de gouvernance actuel de la Première Nation de Sucker Creek. Je ne suis pas convaincue que ce soit nécessaire ou opportun.

[109] Premièrement, il me semble qu’en adoptant le règlement électoral et en l’applicant, la Première Nation de Sucker Creek a pris une décision sur la sélection de ses dirigeants. Si le consensus semble ressortir au wâhkôhtowin, même si ce n’était pas le cas, la décision de prendre le règlement électoral, y compris l’exigence relative à la résidence, est néanmoins le fruit d’un large consensus au sein de la Première Nation conforme à sa coutume actuelle, qu’elle a choisie. Je ne suis pas convaincue qu’il y a lieu pour la Cour de sonder la question pour déterminer si la décision de la Première Nation est conforme ou non au wâhkôhtowin.

[110] Deuxièmement, de toute évidence, le wâhkôhtowin ne tient pas compte des réserves, car historiquement, elles n’existaient pas. Or, depuis environ 1901, une coutume s’est établie au sein de la Première Nation de Sucker Creek suivant laquelle les dirigeants doivent résider sur la réserve. L’affidavit de M. Dickie Willier en témoigne. Il se peut donc que le concept de wâhkôhtowin ait été adapté ou appliqué de manière différente par la Première Nation par suite de l’établissement de la réserve. Dans ce cas, l’exigence relative à la résidence adoptée en 1996, portant qu’il faut résider sur la réserve pendant six mois avant sa mise en candidature, ne diffère pas beaucoup sur le plan conceptuel de l’exigence antérieure qui obligeait quiconque voulait être choisi comme dirigeant de la Première Nation à résider sur la réserve. Toutefois, il se peut qu’elle tienne compte de la réalité contemporaine, où nombre de membres de la Première Nation ont choisi de vivre à l’extérieur de la réserve et sont dispersés aux quatre coins du pays ou ne sont pas en mesure de vivre sur la réserve pour quelque raison que ce soit.

[111] À cet égard, l’avocat du demandeur, en contre-interrogatoire, a demandé à M. Fortna d’expliquer comment le principe de wâhkôhtowin oriente l’action dans les cas où il existe des [traduction] « divisions » entre les membres de la Première Nation de Sucker Creek qui souhaitent briguer un mandat selon qu’ils résident sur la réserve ou non. Il a répondu que c’était une des raisons pour laquelle il était important pour la Première Nation d’avoir mis en balance ces enjeux au moment de créer le règlement électoral. En outre, il a ajouté qu’il n’était pas certain de pouvoir exprimer son opinion à cet égard, car il revenait à la communauté de décider de son mode de gouvernance. En réponse à une autre question, il a précisé que les Cris dans leur ensemble, dont la Première Nation, doivent notamment composer depuis 1899 avec la nécessité d’adapter et d’ajuster leur mode de gouvernance aux contraintes apportées par le colonialisme et la Loi sur les Indiens. La communauté s’est adaptée de diverses façons, notamment en réélisant les mêmes membres. Toutefois, il se peut que le colonialisme ait limité l’application du wâhkôhtowin en ce sens qu’il intervient davantage parmi les résidants de la réserve, tout particulièrement si l’on considère que la principale responsabilité des dirigeants consiste à décider ce qui se produit dans la réserve. À son avis, le règlement électoral tente de concilier différentes valeurs consacrées par le wâhkôhtowin compte tenu des contraintes apportées par le colonialisme et la Loi sur les Indiens. Par exemple, l’article 17 du règlement électoral prévoit la procédure de modification. Or, selon lui, il appartient à la communauté d’interpréter ce que cela signifie et ce que le wâhkôhtowin représente pour elle.

[112] En contre-interrogatoire, Mme McCormack – qui n’avait consulté aucun membre de la Première Nation de Sucker Creek et avait fondé ses conclusions sur son expérience et son expertise – a convenu que, si les communautés cries sont susceptibles de partager des valeurs fondamentales, chacune d’elles peut les exprimer différemment. En réponse à la question de savoir s’il existe des moyens de déterminer les coutumes des communautés, elle a affirmé que la consultation des membres apporterait un lot de difficultés et qu’il serait préférable de vivre dans la communauté et d’en observer les actions. Elle convenait également que la communauté doit partager les valeurs fondamentales, qu’il faut un certain consensus au sein de cette dernière sur l’application de ces valeurs et que ses valeurs lui permettent de distinguer les comportements acceptables de ceux qui ne le sont pas.

[113] En contre-interrogatoire, M. Dickie Willier a convenu que les coutumes et les traditions de la Première Nation de Sucker Creek ont évolué au gré d’événements comme la conclusion du Traité no 8 et l’adoption de la Loi sur les Indiens.

[114] Il ressort de cette preuve que le wâhkôhtowin est appliqué différemment au sein de différentes communautés, et son application et son interprétation sont déterminées par la communauté, en l’occurrence la Première Nation de Sucker Creek.

[115] Le demandeur critique le rapport de M. Fortna, car son auteur a reconnu en contre-interrogatoire qu’il ne croyait pas qu’aucun des membres de la Première Nation de Sucker Creek consultés (un Aîné anonyme, le chef Roderick Willier, les Aînés Fred et Dorothy Willier, Matthew Willier et le conseil de la bande, dont le conseiller Matthew Willier) n’ait mentionné expressément le wâhkôhtowin. Il convenait qu’aucune discussion approfondie n’avait eu lieu à ce sujet. À la question de savoir pourquoi ce principe était prépondérant dans son rapport, il a répondu en ces termes [traduction] « c’était, je crois, parce qu’un Blanc consultait des non-[…] ou consultait un Autochtone non cri – ou moi en tant que non-Autochtone ne parlant pas le cri, dans mes conversations avec des Autochtones, je crois que les gens souvent sont polis et qu’ils tentent de parler dans une langue que je peux comprendre; du coup, vous savez, et c’est mon interprétation de cette langue, parfois, qui m’a mené à employer ce terme ». Il a convenu qu’il avait pris l’information et l’avait transposée dans le cadre du wâhkôhtowin pour rédiger son avis.

[116] Certes, le rapport de M. Fortna est axé en grande partie sur le concept de wâhkôhtowin, mais je ne suis pas convaincue que le débat fait intervenir la préoccupation soulevée par le demandeur. Il en est ainsi, car les deux experts s’entendent sur l’existence du concept et ses fondements généraux, qui sont appuyés par les travaux d’autres chercheurs qu’ils citent. Autrement dit, rien ne permet de douter que le concept de wâhkôhtowin a déjà existé et existe toujours. La question est celle de savoir quelle incidence en découle, s’il en est, pour le règlement électoral et l’exigence relative à la résidence et si cette dernière protège et préserve la spécificité autochtone.

[117] Selon Mme McCormack, de nos jours, la plupart des élections au sein de bandes mettent en compétition des candidats ou des parties de la population [traduction] « ce qui est contraire aux modes traditionnels de gouvernance et bafoue incontestablement des aspects fondamentaux du wâhkôhtowin. À son avis, nier à quelqu’un qui a des liens directs avec la communauté le droit de se porter candidat, voire le droit de voter, s’il ne respecte pas une exigence relative à la résidence particulière, c’est bafouer le wâhkôhtowin ».

[118] Suivant le rapport de Mme McCormack, rien ne démontre que l’état de dirigeant était subordonné à la résidence, et ce même après l’établissement des réserves. Au contraire, il était subordonné à l’appartenance à la famille (anciennement bande locale). L’exigence relative à la résidence adoptée par la Première Nation de Sucker Creek n’est pas conforme à la culture et aux valeurs traditionnelles et est susceptible de contrevenir au wâhkôhtowin, [traduction] « qui devrait s’appliquer à toutes les personnes de ces régions qui ont des liens de parenté et respectent les valeurs traditionnelles ».

[119] Toutefois, et comme il est indiqué plus haut, il ressort de l’affidavit de M. Dickie Willier que, pour la Première Nation de Sucker Creek, la gouvernance dépendait de la résidence sur la réserve. En outre, comme il est indiqué plus haut, en contre-interrogatoire, M. Dickie Willier a affirmé que c’était « la coutume que les gens résident sur la réserve, vous savez, que les dirigeants résident sur la réserve ».

[120] À mon sens, dans son rapport et son témoignage en contre-interrogatoire, indubitablement solides quant au concept de wâhkôhtowin, Mme McCormack reconnaît la crainte de la Première Nation de Sucker Creek sur la participation de membres ne résidant pas sur la réserve à la gouvernance et y ajoute foi.

[121] À cet égard, le rapport de Mme McCormack contient la note de bas de page suivante :

[traduction]

Les bandes indiennes craignent à raison que des membres qui résident loin des réserves participent à la gouvernance de la bande. Il se peut que ces personnes ne fassent pas partie de la communauté générale régie par le wâhkôhtowin, à moins qu’elles s’efforcent d’entretenir leurs liens personnels. Dans de tels cas, il pourrait y avoir d’autres moyens de s’occuper des affaires de la bande.

[122] En contre-interrogatoire, à propos de cette note en bas de page, elle a affirmé avoir réagi aux craintes de bandes au sujet de l’arrivée de personnes ne résidant pas sur la réserve et a apporté la précision suivante : [traduction] « vous savez, comment pouvez-vous savoir ce qui se passe dans la communauté tant que vous n’avez pas renversé votre tout-terrain dans la boue ». Elle a affirmé avoir considéré cette crainte comme valable et qu’il [traduction] « doit y avoir des moyens de composer avec l’arrivée de personnes de l’extérieur si vous craignez qu’elles imposent leurs vues sans contrevenir au wâhkôhtowin, et aux valeurs axées sur la non-intervention, la réciprocité et les liens familiaux pour protéger les personnes qui résident sur votre réserve et dans les environs de la réserve ». L’échange se poursuit ainsi :

Q Et seriez-vous d’accord avec moi pour dire qu’il vaut mieux laisser ces choix à la communauté?

R Oui, selon la question.

Q Parce que c’est la communauté qui a besoin de décider où sont les limites?

R Et bien, il y a un droit ancestral, et ils doivent pouvoir concilier ce fait avec le droit ancestral qui se rattache aux valeurs que je décris dans mon rapport et dont j’ai parlé. Vous ne pouvez pas dire tout d’un coup aux gens que vous êtes un membre de la communauté, mais nous n’allons pas vous laisser participer à la question. Ils ne viennent pas de Vancouver; ils viennent peut-être de la région qui borde la réserve.

Q Mais là où la limite est tracée, ça appartient à la communauté; êtes-vous d’accord avec moi que c’est là l’endroit convenable – il s’agit des bons décideurs?

R Ça dépend de la question. Ça dépend de – je veux dire, qui va être le bon, si votre décideur tente de bafouer les valeurs fondamentales axées sur la non-intervention, la réciprocité et les liens familiaux, peut-être qu’il n’est pas la bonne personne pour prendre ces décisions.

Q Comme la communauté peut-elle bafouer ses propres valeurs fondamentales?

R En refusant de les reconnaître, en se comportant d’une manière qui fait fi des valeurs fondamentales.

Q Alors, à votre avis, si la communauté a obtenu un consensus qui va à l’encontre de votre interprétation de wâhkôhtowin, alors il ne s’agit pas d’une expression valable de wâhkôhtowin?

R En fait, ça dépend. Je veux dire, je crois qu’ils essayent de respecter la Loi sur les Indiens, qui est un système imposé, et les gens sont devenus – ils ont cru à la Loi sur les Indiens, même s’ils n’y étaient pas obligés par le traité. Et je crois que c’est contraire au droit ancestral comme je le définis dans mon rapport.

Q Mais pour clarifier, vous n’avez mené aucune enquête précise sur le raisonnement ayant mené à la rédaction du règlement électoral coutumier?

R Non.

Q Et donc, vous n’avez aucun moyen de savoir ce qui a été pris en compte ou non par la communauté quand elle a rédigé le règlement?

R Je n’ai jamais vu de détails à ce sujet.

[…]

ME JEFFS INTERROGE LE TÉMOIN :

Q ME JEFFS : Je ne voulais pas interrompre cet échange, mais vous parliez de la communauté, et il y avait une discussion sur la communauté et ses décisions sur les limites. Et je voulais seulement -- -- qu’avez-vous en tête et vous avez parlé de communauté dans le rapport, qu’est-ce qu’une communauté?

A Et bien, c’est une très bonne question. Je crois que la communauté, ce sont toutes les personnes ayant des rapports sociaux entre elles. Alors il y a les gens qui sont liés par les rapports familiaux, et d’autres par les rapports sociaux. N’en feraient pas partie les gens qui habitent, disons à Vancouver, mais en feraient partie ceux qui habitent à proximité de la réserve. J’aurais du mal si les gens qui habitent à proximité de la réserve disaient que je ne fais pas partie de la communauté, j’y verrais un déni de lien familial, l’une des valeurs fondamentales.

[123] Si, selon l’avis de Mme McCormack, en adoptant un code électoral coutumier, la Première Nation abandonne entièrement sa culture et ses valeurs précédentes, je lui préfère l’avis de M. Fortna. Suivant ce dernier, au fil du temps et selon les circonstances, les Premières Nations peuvent décider d’adapter leurs valeurs, et notamment d’adopter des codes électoraux coutumiers qui prévoient des exigences relatives à la résidence.

[124] Par conséquent, bien que Mme McCormack estime que les Premières Nations qui ont adopté des codes électoraux coutumiers ne respectent pas les pratiques traditionnelles en matière de gouvernance et qu’exiger des membres qu’ils résident sur la réserve pour être éligibles n’est pas conforme au wâhkôhtowin, je ne suis pas convaincue qu’il faille en déduire que l’exigence relative à la résidence ne protège ni ne préserve la spécificité autochtone.

[125] En effet, dans son témoignage, Mme McCormack soutient la thèse selon laquelle l’exigence relative à la résidence constitue une préoccupation valable, car elle veille à ce que les dirigeants entretiennent des liens avec leur communauté. En effet, Mme McCormack est d’avis que l’exigence relative à la résidence devrait s’appliquer à l’extérieur des limites de la réserve de la Première Nation de Sucker Creek, pour viser des régions périphériques où résident des membres de la Première Nation qui participent à la vie communautaire, mais pas des régions éloignées comme Vancouver. Elle est d’avis que des personnes comme le demandeur qui habitent à proximité de la réserve, sur les terres traditionnelles et qui participent à la vie communautaire, devraient être éligibles sans être obligées de déménager. En effet, l’interdépendance des personnes ayant des liens familiaux (wâhkôhtowin) existe et devrait être préservée, mais pas de la manière que la Première Nation a choisie.

[126] À mon avis, il faut que la décision de circonscrire l’exigence relative à la résidence, par des limites géographiques ou fondées sur la participation à la communauté de la réserve, incombe à la Première Nation de Sucker Creek.

[127] C’est là l’essentiel de la thèse du demandeur. Dans son témoignage, il affirme vivre à proximité de la réserve de la Première Nation de Sucker Creek, il participe à la vie communautaire de la réserve et à la culture de la Première nation et participe à des activités comme la chasse sur les terres de réserve ainsi que sur le territoire traditionnel de la Première Nation. La preuve par affidavit qu’il a déposée à cet égard n’est pas contestée par la Première Nation. Selon lui, même s’il ne réside pas, et n’a jamais résidé, sur la réserve, dans sa situation, il ne devrait pas être contraint de résider sur la réserve pendant six mois pour être éligible au poste de chef ou de conseiller.

[128] Sa thèse n’est pas dénuée de fondement. En effet, en contre-interrogatoire, M. Dickie Willier a reconnu que les membres de la Première Nation de Sucker Creek qui résident à proximité de la réserve et participent aux activités de la Première Nation font partie de la communauté de la Première Nation de cette manière.

[129] Toutefois, l’application du critère fondé sur l’article 25 ne dépend pas des caractéristiques de la personne qui intente la contestation fondée sur la Charte. Comme le dit la Cour suprême dans l’arrêt Dickson :

[165] L’article 25 vise à sauvegarder les droits ancestraux, issus de traités ou autres qui tendent à protéger la spécificité autochtone. En conséquence, l’art. 25 s’attache principalement aux droits collectifs, indépendamment de l’identité de l’individu ou de l’entité qui présente la contestation fondée sur la Charte. Il s’ensuit que le même cadre d’analyse s’applique, et ce, que le demandeur invoquant la Charte soit autochtone, que l’art. 25 soit invoqué par un groupe autochtone ou, comme en l’espèce, que les deux parties soient autochtones. Le bouclier de l’art. 25 s’applique immédiatement si le droit garanti par la Charte qui est invoqué porte atteinte à un droit collectif visé à l’art. 25, quelles que soient les parties en cause.

[130] La Cour suprême du Canada refuse également d’appliquer une analyse distincte aux demandes issues de particuliers au sein d’une communauté, notamment parce que la protection que confère l’article 25 à la spécificité autochtone vise à protéger un droit collectif. « La question de savoir si le droit garanti par la Charte qui est revendiqué diminuerait la spécificité autochtone invite l’examen de la protection de la spécificité autochtone telle qu’elle est comprise et démontrée par la collectivité plutôt que par les membres individuels de la communauté » (Dickson, au para 168, italiques dans l’original). En outre, rien dans le texte de l’article 25 ne permet de conclure que le bouclier protecteur devrait s’appliquer différemment selon l’identité des parties (Dickson, au para 169).

[131] Ainsi, l’identité du demandeur – à tous égards et pas seulement à celui de l’autochtonité – ne joue pas dans l’analyse fondée sur l’article 25 de la Charte. Je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que le critère doit être interprété et appliqué différemment compte tenu de son profil (à titre de membre de la Première Nation de Sucker Creek qui réside à 12 kilomètres de la réserve de la Première Nation et qui participe à la vie communautaire et à la culture de cette dernière).

[132] À cet égard, l’identité et le profil du demandeur jouent au premier volet du cadre énoncé dans l’arrêt Dickson, où le demandeur qui invoque la Charte doit démontrer que la conduite contestée viole à première vue un droit individuel. Ce n’est que s’il est satisfait au premier volet qu’il est nécessaire de procéder à l’analyse fondée sur l’article 25 (Dickson, au para 179). J’examine la question dans la première partie du contrôle judiciaire et je conclus que les droits que l’article 15 confère au demandeur ont été enfreints. Selon moi, le cadre énoncé dans l’arrêt Dickson n’exige pas que l’on examine plus avant le profil du demandeur lorsqu’il s’agit de décider si la Première Nation de Sucker Creek a démontré que l’exigence relative à la résidence ressortit aux « autres » droits pour l’application de l’article 25, qui intéresse les droits collectifs.

[133] De même, à l’audience, le demandeur a affirmé que la conclusion suivant laquelle l’exigence relative à la résidence appartient aux « autres » droits ne tiendrait pas compte du motif analogue que constitue l’« autochtonité-lieu de résidence » énoncé dans l’arrêt Corbiere. À mon sens, le demandeur soutient que l’arrêt Corbiere reconnaît l’existence d’une distinction fondée sur la ligne de délimitation de la réserve et que la Cour devrait réfléchir à ce qui arrivera à ce motif analogue si elle conclut que le cadre énoncé dans l’arrêt Dickson privilégie les terres de réserve et exclut les terres traditionnelles situées hors de la réserve.

[134] Premièrement, l’analyse permettant de déterminer l’existence d’un motif analogue énoncée dans l’arrêt Corbiere joue en l’espèce lorsqu’il s’agit de décider s’il y a atteinte à un droit protégé par l’article 15. Plus particulièrement, l’exigence relative à la résidence crée-t-elle une distinction entre les membres de la Première Nation de Sucker Creek qui résident sur la réserve et les autres membres? Cette question intervient au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Dickson, et non pas au deuxième volet, qui concerne l’article 25. Deuxièmement, comme il est indiqué plus haut, je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que l’arrêt Dickson – ou la conclusion suivant laquelle l’exigence relative à la résidence ressortit aux « autres » droits – a pour effet de privilégier les terres de réserve (qui sont situées sur les terres traditionnelles) au détriment des terres traditionnelles hors de la réserve.

[135] Tout compte fait, les arguments du demandeur se résument à la question de l’opposition des droits collectifs et des droits individuels. Toutefois, il ressort clairement de l’arrêt Dickson que, lorsque le droit individuel protégé par la Charte fait obstacle ou déroge à un droit collectif protégé par l’article 25, cette disposition agit comme bouclier pour protéger le droit collectif, et ce sans égard aux parties en litige. Par conséquent, les conclusions énoncées dans l’arrêt Corbiere s’appliquent quand même dans le cadre de l’analyse permettant de déterminer s’il y a, à première vue, une atteinte au droit protégé par l’article 15. Toutefois, selon l’arrêt Dickson, si la Première Nation invoque la protection de l’article 25 et démontre l’existence d’un droit qui protège la spécificité autochtone et est en conflit irréconciliable avec le droit individuel, c’est le droit collectif qui l’emporte.

[136] Pour conclure, mentionnons que c’est la Première Nation de Sucker Creek, à titre collectif, qui a décidé d’imposer aux membres souhaitant briguer un mandat de chef ou de conseiller l’obligation de résider sur la réserve pendant six mois. La réserve constitue donc la limite géographique à laquelle est subordonnée l’éligibilité choisie par la Première Nation. Pour les motifs indiqués plus haut, je suis d’avis que l’exigence relative à la résidence protège la spécificité autochtone. Le fait que cette limite a pour effet d’emporter l’exclusion du demandeur n'y change rien.

[137] Avant de conclure cette partie de l’analyse énoncée dans l’arrêt Dickson, je signale que, selon le demandeur, si la spécificité autochtone est établie, la Cour est tenue de mettre en balance les valeurs que constituent l’autonomie personnelle et les liens familiaux préconisées par le wâhkôhtowin pour [traduction] « donner à ce principe tout son sens ». À mon avis, cette responsabilité n’incombe nullement à la Cour. Dans l’arrêt Dickson, la Cour suprême reconnaît la nécessité pour le tribunal de faire preuve d’une grande prudence dans les cas où un Autochtone intente un recours contre sa propre communauté « afin d’éviter d’imposer inutilement ou involontairement au régime juridique autochtone distinct des notions ou des principes juridiques incompatibles » (para 172). À mon avis, il n’est ni nécessaire ni prudent pour la Cour de procéder à une mise en balance fondée sur le wâhkôhtowin. Je ne crois pas non plus que l’analyse que commande l’article 25 énoncée dans l’arrêt Dickson l’exige.

iii. Y a-t-il un conflit irréconciliable entre l’exigence relative à la résidence et le droit à l’égalité que l’article 15 confère au demandeur?

Thèse de la Première Nation de Sucker Creek

[138] La Première Nation de Sucker Creek affirme que le droit individuel à l’égalité que confère l’article 15 de la Charte au demandeur se trouve en conflit direct et irréconciliable avec les droits collectifs dont jouit la Première Nation de déterminer les critères applicables à la sélection de ses dirigeants et d’imposer l’exigence relative à la résidence. Si l’exigence relative à la résidence était jugée inopérante pour cause d’inconstitutionnalité, n’importe quel membre de la Première Nation serait éligible aux postes de chef et de conseiller, qu’ils habitent à un kilomètre de la limite de la réserve ou à l’étranger. Il s’agit d’une « incidence non accessoire » sur le droit collectif de la Première Nation de déterminer les critères de sélection du chef et des conseillers.

[139] La Première Nation de Sucker Creek affirme également qu’au présent volet de l’analyse que commande l’article 25, la Cour ne se demande pas s’il y a lieu de substituer d’autres exigences relatives à la résidence à celle adoptée par la communauté. De même, il ne revient pas à la Cour de décider si d’autres critères qui tiennent compte du wâhkôhtowin pourraient être adoptés par la Première Nation. La seule question est celle de savoir si, en assurant le respect du droit du demandeur, on diminuerait la spécificité autochtone telle qu’elle est comprise et démontrée par la communauté de manière non accessoire (citant Dickson, au para 168).

Thèse du demandeur

[140] Le demandeur soutient que, si le droit que la Première Nation de Sucker Creek revendique au nombre des « autres » droits reconnaît ou protège la spécificité autochtone, tout conflit avec les droits que confère au demandeur la Charte est accessoire et ne saurait être irréconciliable. Les faits de la présente espèce diffèrent de ceux de l’affaire Dickson, en ce sens que le demandeur habite à proximité de la réserve de la Première Nation; en fait il habite juste à côté, sur les terres traditionnelles de la Première Nation. Selon le demandeur, la Première Nation n’a pas démontré que le fait qu’il habite près des terres de réserve est en conflit avec un droit collectif qui reconnaît et protège la spécificité autochtone.

Analyse

[141] Dans la décision Houle, j’examine ce volet du cadre d’analyse que commande l’article 25 et je tire les conclusions suivantes :

[147] Dans l’arrêt Dickson, la Cour suprême affirme que, lorsqu’il s’agit de déterminer si la VGFN a établi que le conflit entre les deux droits est irréconciliable, de telle sorte que le droit visé à l’article 25 serait protégé contre l’atteinte qui découlerait du fait de donner effet au droit garanti à Mme Dickson par le paragraphe 15(1), les deux droits doivent d’abord être interprétés correctement, puis comparés l’un à l’autre, comme l’exige le cadre d’analyse de l’article 25. Elle conclut que la VGFN a démontré que le conflit entre les deux droits est irréconciliable et que, par conséquent, il est possible d’invoquer l’article 25 afin de protéger l’obligation de résidence de la VGFN (para 219 et 220).

[148] Pour ce qui est du contenu du droit que le paragraphe 15(1) garantit à Mme Dickson, cette dernière a établi à première vue l’existence d’une distinction basée sur le motif analogue que constitue le statut de non-résident dans une communauté autochtone autonome. Elle était inhabile à occuper un poste au sein du Conseil de la VGFN parce qu’elle vivait à l’extérieur des terres désignées. Cette distinction basée sur son statut de non-résidente renforçait et accentuait le désavantage historique auquel sont toujours exposés les Autochtones qui vivent à l’extérieur de leur territoire traditionnel (au para 221). Quant à la teneur de l’« autre » droit, la Cour suprême affirme qu’à la base, l’obligation de résidence protège et reconnaît la spécificité autochtone en préservant le lien entre le leadership de la VGFN et les terres de cette dernière. Les autres façons dont l’obligation de résidence protège cette différence, par exemple en favorisant la capacité de la VGFN à résister à l’attraction des influences extérieures, se rattachent à ce lien (au para 222).

[149] La Cour suprême rejette l’argument de Mme Dickson selon lequel il était loisible à la VGFN d’adopter des mesures qui donneraient effet à la fois aux droits démocratiques individuels en cause et aux droits collectifs de la VGFN de gouverner et d’établir des critères d’éligibilité pour ses dirigeants. Par exemple, Mme Dickson avait proposé qu’un seul conseiller soit choisi parmi les citoyens de la VGFN vivant à Whitehorse. Selon la Cour suprême, le fait de permettre à un conseiller de résider à Whitehorse minerait, de manière non accessoire, le droit de la VGFN de décider qui peut être membre de ses corps dirigeants (au para 225). Dans cette affaire, la spécificité autochtone protégée par l’obligation de résidence était inextricablement liée au lien entre les dirigeants et les terres désignées.

[150] La Cour suprême souscrit à la conclusion de la Cour d’appel du Yukon portant que [traduction] « l’application du par. 15(1) porterait de fait atteinte aux droits des Vuntut Gwitchin de se gouverner eux-mêmes conformément à leurs propres valeurs et traditions particulières et conformément aux arrangements en matière d’“autonomie gouvernementale” » conclus avec le Canada et le Yukon en 1993 » (Dickson, aux para 224-225). À cet égard, la Cour d’appel a cité la déposition du directeur exécutif de la VGFN, qui disait que la raison pour laquelle la proposition initiale de Mme Dickson d’éliminer l’obligation de résidence n’avait pas reçu d’appui était qu’elle entrait en conflit [traduction] « avec l’opinion largement répandue que l’autonomie gouvernementale des Vuntut Gwitchin et la protection de notre culture sont liées de manière cruciale au fait que le siège de notre gouvernement se trouve à Old Crow » (Dickson, au para 225).

[151] La Cour suprême est d’avis que la décision de permettre à l’un des quatre conseillers de résider à Whitehorse minerait de manière inacceptable ce lien. Elle tire la conclusion suivante :

[226] En conséquence, nous ne pouvons pas accepter que les effets d’un tel changement à la composition du Conseil de la VGFN sur les intérêts que favorise l’obligation de résidence seraient simplement accessoires. Pour reprendre les propos du professeur Macklem, donner effet de cette manière au droit garanti par la Charte à Mme Dickson représenterait [traduction] « un véritable risque pour la vitalité durable de la spécificité autochtone » (p. 232). Donner effet au droit garanti par le par. 15(1) à Mme Dickson porterait atteinte à un « autre » droit, qui appartient à la VGFN. Les deux droits sont, par conséquent, irréconciliablement en conflit.

[142] Dans la première partie du contrôle judiciaire, le demandeur a démontré que l’exigence relative à la résidence était discriminatoire à son égard au motif qu’il ne résidait pas sur la réserve en tant que membre de la bande. Cette exigence l’empêchait de participer à la gouvernance de la bande à titre de représentant élu au poste de chef ou de conseiller. Il n’était pas éligible comme chef, parce qu’il n’avait pas résidé sur la réserve de la Première Nation de Sucker Creek au cours des six mois ayant précédé l’élection en cause. J’ai conclu que l’exigence relative à la résidence enfreignait l’article 15 de la Charte.

[143] En outre, comme il est indiqué plus haut dans la seconde partie du contrôle judiciaire, la Première Nation de Sucker Creek a démontré l’existence d’un droit qui ressortit aux « autres » droits. Ce droit, rattaché à l’exigence relative à la résidence, consacre un aspect de la spécificité autochtone de la Première Nation, à savoir les valeurs de familiarité, proximité et interdépendance dont les dirigeants doivent faire preuve à l’égard des membres, ce qui découle de la vie en société parmi les membres de la Première Nation, là où cette dernière est centralisée. Qui plus est, plus généralement, l’exigence relative à la résidence consacre un aspect de la spécificité autochtone de la Première Nation en préservant le lien de cette dernière avec le territoire, lien ancré dans la culture et le mode de gouvernance distincts.

[144] À mon avis, ces deux droits sont irréconciliablement en conflit. Permettre l’élection au poste de chef d’un membre de la Première Nation de Sucker Creek qui ne réside pas sur la réserve nuirait de manière non accessoire au droit de la Première Nation de déterminer la composition de ses corps dirigeants, à savoir celui d’imposer l’exigence relative à la résidence. La spécificité autochtone que protège l’exigence relative à la résidence est subordonnée, de manière inextricable, à la présence des dirigeants de la Première Nation parmi les membres, là où elle est centralisée, sur le territoire dont elle tire une signification culturelle et spirituelle, à savoir sur la réserve. L’aspect protecteur de l’exigence relative à la résidence consiste à permettre aux membres de la Première Nation qui ne vivent pas parmi les autres membres sur la réserve de se familiariser avec la communauté, les enjeux qui la touchent et le territoire ainsi que d’établir des liens avec elle avant de briguer mandat.

[145] Je reconnais que le demandeur habite près de la réserve de la Première Nation de Sucker Creek et affirme que son domicile est situé sur les terres traditionnelles de la Première Nation. Toutefois, l’article 25 s’attache principalement aux droits collectifs « indépendamment de l’identité de l’individu […] qui présente la contestation fondée sur la Charte » (Dickson, au para 165). En outre, la protection par l’article 25 de la spécificité autochtone « vise à protéger un droit collectif. La question de savoir si le droit garanti par la Charte qui est revendiqué diminuerait la spécificité autochtone invite l’examen de la protection de la spécificité autochtone telle qu’elle est comprise et démontrée par la collectivité, plutôt que par les membres individuels de la communauté » (Dickson, au para 168, italiques dans l’original). Par conséquent, à mon avis, son argument – suivant lequel sa situation ne mine pas la spécificité autochtone et n’emporte pas un conflit irréconciliable – n’est pas déterminant. Dans la présente affaire, le règlement électoral, qui comprend l’exigence relative à la résidence, est le fruit d’une décision « collective ». Le règlement électoral est appliqué depuis 1996 et n’a jamais été contesté, hormis par la présente demande de contrôle judiciaire. Si le droit collectif visé par l’article 25 n’était pas protégé contre l’atteinte qu’emporterait la primauté du droit individuel reconnu au demandeur par le paragraphe 15(1), les « autres » droits de la Première Nation visés à l’article 25 seraient enfreints de manière non accessoire et il en résulterait également un conflit irréconciliable. Il en est ainsi, car permettre à un membre de la Première Nation qui ne réside pas sur la réserve de briguer le mandat de chef sans être tenu de résider sur la réserve pendant six mois au préalable minerait, de manière non accessoire, le droit de la Première Nation de déterminer la composition de ses corps dirigeants.

[146] Comme il est indiqué plus haut, je reconnais également que certains membres de la Première Nation de Sucker Creek, comme le demandeur, habitent à proximité de la réserve, participent à la vie communautaire et, à l’instar des membres qui résident sur la réserve, s’adonnent à la trappe et à la chasse sur les terres traditionnelles situées hors de la réserve. Toutefois, nombre d’autres membres de la Première Nation sont éparpillés sur un large territoire. Comme il ressort de la liste électorale de 2021 pour la Première Nation (fournie conformément à un engagement pris par suite du contre-interrogatoire de Mme Willier), des membres habitent aux quatre coins de l’Alberta (par exemple, à Edmonton, High Prairie, Fort Mcleod, Wabasca, Enilda, Regina, Hinton, Red Deer et Calgary, pour ne nommer que ces localités) ainsi qu’en Colombie-Britannique (par exemple à Nanaimo, Sooke, Prince George, Kelowna et Revelstoke) et d’autres encore plus loin. En l’absence de l’exigence relative à la résidence, ces membres de la Première Nation pourraient briguer un mandat sans avoir aucune connaissance de la communauté vivant sur la réserve, des enjeux qui la touchent et de la culture et des traditions de la Première Nation en général et sans y avoir établi des liens.

[147] Au moment de la rédaction du règlement électoral, la Première Nation de Sucker Creek aurait pu opter pour une autre solution que de subordonner l’éligibilité à un délai de résidence de six mois sur la réserve. Par exemple, elle aurait pu choisir d’imposer cette exigence seulement aux membres qui résident au-delà d’un rayon de 10, 50 ou 100 kilomètres des terres de réserve ou y soustraire ceux qui ont démontré un lien manifeste avec la communauté de la réserve. Toutefois, la Première Nation n’en a rien fait, et il n’est pas loisible à la Cour d’ordonner la modification du règlement. Or, ce règlement comporte une procédure de modification, prévue à l’article 17, dont tous les membres de la Première Nation peuvent se prévaloir. Rien ne permet de conclure que le demandeur ni aucun autre membre de la Première Nation ne s’en est prévalu.

iv. Y a-t-il des limites aux droits collectifs revendiqués par la Première Nation de Sucker Creek?

[148] Dans l’arrêt Dickson, la Cour suprême arrive à la conclusion que, même dans les cas où un droit ancestral, issu de traité ou autre serait normalement priorisé par l’application de l’article 25 de la Charte, il peut y avoir d’autres limites pertinentes ayant trait à l’application et à l’effet de l’article 25. Elle signale l’article 28 de la Charte et le paragraphe 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982 à titre d’exemples (voir Dickson, au para 173).

[149] En l’espèce, aucune des parties ne soutient que de telles limites s’appliquent.

[150] Enfin, comme je conclus que l’article 25 vise l’exigence relative à la résidence, la Première Nation de Sucker Creek n’est pas tenue de justifier la mesure au regard de l’article premier de la Charte (voir Dickson, au para 227; Houle, au para 165).

Conclusion

[151] Pour les motifs énoncés plus haut, je conclus que l’article 25 agit comme bouclier pour protéger l’exigence relative à la résidence prévue à l’article 6.4 contre la revendication du demandeur fondée sur l’article 15.

[152] Je signale également, même si ce n’est pas pertinent dans le cadre de la contestation constitutionnelle intentée par la Première Nation de Sucker Creek, que l’exigence relative à la résidence pourrait être modifiée de sorte que les membres qui ne résident pas sur la réserve, mais habitent tout près, participent à la vie communautaire de la Première Nation et incarnent les valeurs et les traditions de la Première Nation, soient éligibles. Toutefois, il revient au bout du compte aux membres de la Première Nation de modifier le règlement électoral en ce sens ou autrement s’ils le désirent.

Dépens

[153] Dans la première partie, j’ordonne aux parties de joindre leurs observations conjointes ou autres au sujet des dépens aux observations de la seconde partie. Or, les parties ont demandé l’autorisation de déposer des observations sur les dépens après la décision de la Cour dans la seconde partie. Le 5 juin 2025, j’ai informé les parties, par voie de directive, que leurs observations écrites, conjointes ou non, d’au plus trois pages devaient être déposées au plus tard le 13 juin 2025. Une ordonnance distincte y répondra. Les parties sont invitées à s’entendre sur le mémoire de frais.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-139-19

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. L’article 25 de la Charte protège l’article 6.4 du Customary Election Regulations of the Sucker Creek First Nation #150A, à savoir l’exigence relative à la résidence, contre une déclaration d’invalidité qui découlerait autrement de la conclusion qu’il enfreint les droits que l’article 15 de la Charte confère au demandeur;

  2. Une ordonnance distincte tranchera la question des dépens.

"Cecily Y. Strickland"

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-139-19

 

INTITULÉ :

WAYNE GARRY CUNNINGHAM C PREMIÈRE NATION DE SUCKER CREEK NO 150A

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 15 avril 2025

 

motifs du jugement et jugement:

la juge STRICKLAND

DATE :

le 15 juillet 2025

 

COMPARUTIONS

Allyson F. Jeffs

 

pour le demandeur

 

Keltie L. Lambert

 

pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Emery Jamieson LLP

Edmonton (Alberta)

 

Pour le demandeur

 

Witten LLP

Edmonton (Alberta)

 

pour la défenderesse

 

 

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