Date : 20250717 |
Dossier :IMM-5169-24 |
Référence : 2025 CF 1278 |
Montréal (Québec), le 17 juillet 2025 |
En présence de monsieur le juge Diner |
ENTRE : |
MUHAMMAD ASLAM CHAUDHRAY RAZIA CHAUDHRAY |
demandeurs |
et |
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Les demandeurs, Muhammad Aslam Chaudhray et Razia Chaudhray (« Demandeurs »
) sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle une Agente d’immigration (« Agente »
) a rejeté la demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire qu’ils avaient présentée en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (« LIPR »
). Pour les raisons suivantes, la demande de contrôle judiciaire est accordée.
A. Le contexte factuel
[2] Les Demandeurs ont présenté leur demande de résidence permanente pour des considérations humanitaires alléguant notamment que leur degré d’établissement et leurs liens au Canada, l’intérêt supérieur de leurs six enfants, tous nés au Canada, et les conditions ayant court au Pakistan, justifieraient une dispense aux conditions établies par la LIPR, telles que définies à son paragraphe 25(1).
[3] Les Demandeurs sont citoyens du Pakistan. Ils sont entrés au Canada en septembre 1999 et ont demandé l’asile le 13 octobre 1999. Leur demande d’asile a été acceptée par la Section de la protection des réfugiés le 23 avril 2001 et ils sont devenus résidents permanents du Canada le 18 avril 2006.
[4] Depuis leur arrivée au Canada, les Demandeurs ont demandé et obtenu des passeports du Pakistan à 4 ou 5 occasions chacun. Ils ont voyagé au Pakistan en 2009, 2010, 2012, 2014 et 2015 pour des séjours d’au moins 1 mois.
[5] Le 18 janvier 2022, la SPR a prononcé le rejet de la demande d’asile des Demandeurs en vertu du paragraphe 108(3) de la LIPR, considérant que ceux-ci s’étaient réclamés volontairement de la protection du pays contre lequel ils avaient demandé l’asile (le Pakistan).
[6] Le 22 juin 2022, les Demandeurs ont déposé leur demande de résidence permanente pour considérations humanitaires, alléguant que leur degré d’établissement au Canada, les conditions défavorables dans leur pays, l’intérêt supérieur de leurs enfants canadiens et l’état de santé de leur fille âgée de 6 ans, militent en faveur d’une dispense aux exigences de la LIPR. Le 10 juillet 2023, l’Agente a refusé la demande – il s’agit de la décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire (« Décision »
).
[7] Les Demandeurs contestent la Décision et allèguent que l’Agente a erré en tirant des conclusions déraisonnables et arbitraires sans tenir compte de toute la preuve au dossier. Plus précisément, les Demandeurs allèguent que l’Agente a tiré des conclusions déraisonnables quant à la difficulté qu’engendrerait un retour au Pakistan, eu égard aux circonstances particulières de la famille, et quant à l’intérêt des enfants en cause. Les Demandeurs allèguent que l’Agente a ignoré certaines preuves au dossier et ne s’est concentré que sur celles qui appuyaient ses conclusions.
[8] Le Défendeur répond plutôt que les Demandeurs n’ont pas démontré en quoi l’Agente aurait erré, qu’ils se fondent sur de nouveaux arguments qui n’étaient pas devant elle, et demandent à cette Cour de faire une nouvelle appréciation de la preuve au dossier, ce qui n’est pas du ressort de la Cour en contrôle judiciaire.
B. L’analyse
[9] La seule question devant cette Cour est à savoir si la Décision est raisonnable. Les parties s’entendent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44 [Kanthasamy]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 12–13, 15 [Vavilov]).
[10] En l’espèce, je suis d’accord avec les Demandeurs à l’effet que l’Agente a erré en ne prenant pas suffisamment en compte l’intérêt supérieur des enfants en cause. D’abord, je tiens à souligner que le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant ne signifie pas que l’intérêt de l’enfant l’emporte sur tout autre facteur (Gordon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 927 au para 9). Par contre, la jurisprudence sur cette question est sans équivoque : une décision rendue en application du paragraphe 25(1) de la LIPR qui ne prend pas suffisamment en compte l’intérêt supérieur de l’enfant en cause est déraisonnable – les agents doivent aller au-delà d’une simple mention que celui-ci est pris en compte, et doivent veiller à ce que l’intérêt soit identifié et défini dans les motifs, puis examiné avec une attention particulière et ce, eu égard à l’ensemble de la preuve (Kanthasamy au para 39 citant Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 (CanLII), [2002] 4 CF 358 (CA) aux para 12, 31).
[11] De plus, les agents doivent se livrer à une analyse « qui dépend fortement du contexte »
quant à l’intérêt supérieur de l’enfant, et lorsque celui-ci est « minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives [de la] ministre, la décision est déraisonnable »
(Kanthasamy au para 38 citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), 2 RCS 817 au para 75). L’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une « considération singulièrement importante dans l’analyse »
(Kanthasamy au para 400).
[12] Dans les circonstances précises en l’espèce, je suis d’accord avec le Demandeurs que le raisonnement qui ressort de la Décision implique que les parents devront choisir entre briser le lien entre de famille et laisser leurs enfants au Canada, dans leur pays de citoyenneté et le seul qu’ils n’ont jamais connu, ou de les emmener vers un pays qu’ils ne connaissent pas et où ils n’ont essentiellement aucun repère ou attache, où les parents n’ont eux-mêmes pas vécu depuis plus de 25 ans, et où les conditions sont nettement différentes. Il est difficile de réconcilier l’une ou l’autre de ces deux avenues avec le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.
[13] L’agente fait simplement mention à trois reprises qu’elle a pris en considération l’intérêt supérieur des enfants, mais n’indique pas ultimement ce que constitue leur meilleur intérêt (Pereira Da Silva v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1511 au para 10 [Da Silva]; Kanthasamy au para 39).
[14] De surcroît, l’Agente a commis une erreur de fait, de façon similaire à l’agent dans Da Silva, et conclu déraisonnablement que les enfants avaient un certain lien de familiarité avec le Pakistan, pour y avoir effectué quelques voyages avec leurs parents. En effet, l’Agente indique ce qui suit dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants :
Je considère également que les enfants ont accompagné leurs parents au Pakistan lors de certains de leurs voyages. Les demandeurs ont également déclaré que ce sont les enfants qui ont demandé d’accompagner leurs parents au Pakistan car ils tenaient à visiter les membres de leur famille qui y vivait. Ainsi, il appert que les enfants mineurs des demandeurs ont tout de même un certain niveau de familiarité avec le pays de citoyenneté de leurs parents.
[Je souligne]
[15] Or les Demandeurs soutiennent qu’ils sont allés pour la dernière fois au Pakistan en 2015, alors que l’un d’entre eux n’était pas né et que trois autres avaient moins de 7 ans au moment de leur visite. Il n’est donc pas factuellement juste de conclure que « les enfants mineurs »
sont familiers avec le Pakistan. D’abord, au moins l’un d’entre eux n’y a jamais mis les pieds. En tout état de cause, ces enfants n’ont jamais résidé de manière habituelle ailleurs qu’au Canada.
[16] La Cour suprême a affirmé le besoin accru de justification lorsqu’une décision a des conséquences particulièrement graves pour les personnes affectées par les résultats (Vavilov au para 133; voir aussi Montero v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 FC 776 aux para 32–34). Comme la majorité l’a écrit dans Vavilov, « [l]orsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux »
(au para 133).
[17] En l’espèce, il s’agit de six enfants canadiens, nés au Canada, qu’on veut retirer de leur pays natal pour aller vers un pays envers lequel ils n’ont aucune attache et ne parlent que très peu la langue. Certainement, c’est inhabituel qu’une analyse de l’intérêt supérieur des enfants vise six enfants nés au Canada dont la citoyenneté est naturellement canadienne pour chacun d’entre eux. Il va de soi, d’après la jurisprudence citée ci-dessus, que les motifs doivent répondre à cet enjeu étant donné le fait que ces enfants sont canadiens.
[18] Par ailleurs, les Demandeurs avaient mis en preuve une lettre du CLSC indiquant qu’une des enfants, la plus jeune, avait besoin de soins de santé pour lesquels elle est suivie et était en attente d’une chirurgie. Bien que l’Agente ait fait mention de la lettre, elle a précisé que la lettre n’indiquait pas de délai pour les interventions à subir. À mon avis, il est déraisonnable de s’attendre à avoir des dates précises de la part d’un demandeur alors qu’il est de connaissance commune que le soin de fixer des dates d’opérations et d’autres soins de santé appartient généralement au système provincial de santé et n'est pas contrôlé par la patiente elle-même.
[19] Pour les raisons énumérées ci-haut, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que
-
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
-
Aucune question n’est certifiée.
-
Aucun dépens ne sont adjugés.
blanc |
« Alan S. Diner » |
blanc |
Juge |
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-5169-24 |
INTITULÉ : |
MUHAMMAD ASLAM CHAUDHRAY ET AL. c. MCI |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
montréal (québec) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 16 juillet 2025 |
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT : |
LE JUGE DINER |
DATE DES MOTIFS : |
LE 17 juillet 2025 |
COMPARUTIONS :
Me Sabine Venturelli |
Pour les demandeurs |
Me Anton Sokolov |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Sabine Venturelli Montréal, Québec |
Pour les demandeurs |
Me Anton Sokolov Procureur général du Canada Montréal, Québec |
Pour le défendeur |