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Date : 20250717


Dossier : T-2621-24

Référence : 2025 CF 1275

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2025

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

PHOEBE MIKE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Phoebe Mike sollicite le contrôle judiciaire d’une décision prise par l’administrateur du Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide [le PCSST]. À la suite du nouvel examen d’une décision antérieure, l’administrateur a confirmé que Mme Mike n’était pas admissible au PCSST.

[2] La présente demande de contrôle judiciaire a été entendue en même temps que celles présentées par Barbara Blair (Blair c Canada (Procureur général), 2025 CF 1274 [Blair]) et Léo Provencher (Provencher c Canada (Procureur général), 2025 CF 1273). Une grande partie de l’analyse à l’appui des jugements de la Cour dans ces dossiers est la même et certaines parties des motifs sont reproduites mot pour mot dans les trois décisions.

[3] L’administrateur, s’appuyant sur une recommandation de son comité consultatif, n’a pas suffisamment bien expliqué sa conclusion selon laquelle Mme Mike ne présente que des anomalies unilatérales des membres, ce qui n’est pas caractéristique d’une embryopathie due à la thalidomide. Il s’est ensuite fondé sur cette conclusion pour rejeter la preuve non contredite selon laquelle la mère de la demanderesse avait pris de la thalidomide pendant sa grossesse.

[4] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à l’administrateur pour nouvelle décision.

II. Contexte

[5] La thalidomide est un médicament qui a été utilisé hors indication pour traiter les femmes enceintes souffrant de nausées à la fin des années 1950 et au début des années 1960. En 1962, le médicament a fait l’objet d’un rappel lorsqu’il a été découvert que la prise de la thalidomide au cours du premier trimestre de la grossesse était liée à des fausses couches ou à des malformations congénitales [l’embryopathie due à la thalidomide].

[6] En 1990, le gouvernement du Canada a mis sur pied par décret le Régime d’aide extraordinaire pour les victimes de la thalidomide [le RAE] (Décret concernant l’aide aux personnes infectées par le VIH et aux victimes de la thalidomide, CP 1990-4/872). Pour être admissibles au RAE, les demandeurs devaient : a) démontrer qu’ils avaient signé un règlement à l’amiable avec une compagnie pharmaceutique; b) fournir une preuve documentaire que leur mère avait pris de la thalidomide au Canada au cours du premier trimestre de sa grossesse; ou c) être inscrits dans un registre gouvernemental canadien existant de victimes de la thalidomide.

[7] En 2015, le gouvernement du Canada a mis en place un nouveau programme appelé le Programme de contribution aux survivants de la thalidomide [le PCST]. Le PCST était offert aux personnes admissibles au RAE et qui présentaient une demande avant le 31 mai 2016 ou qui avaient déjà reçu des prestations du RAE.

[8] Sous le régime du PCST, les demandeurs qui n’étaient pas déjà reconnus comme des survivants de la thalidomide devaient fournir une preuve directe que leur mère avait pris de la thalidomide au Canada au cours du premier trimestre de sa grossesse. En tout, 168 demandeurs se sont vu refuser une aide parce qu’ils ne satisfaisaient pas aux exigences en matière de preuve (Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 [Wenham] au para 12).

[9] En 2016, un des demandeurs dont la demande avait été rejetée a contesté les critères d’admissibilité dans le cadre d’un recours collectif, qui a été autorisé par la Cour d’appel fédérale en 2018 [le recours collectif relatif au PCST] (voir Wenham).

[10] Le 9 mars 2018, le juge Peter Annis a conclu que le processus décisionnel prévu par le PCST était « déraisonnable au point d’être flagrant comparativement aux normes de preuve ordinaires applicables au Canada » (Briand c Canada (Procureur général), 2018 CF 279 [Briand] au para 78; voir aussi Rodrigue c Canada (Procureur général), 2018 CF 280).

[11] Le 5 avril 2019, le PCSST a été établi par décret (Décret sur le Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide, PC 2019-0271 [le Décret de 2019]).

[12] À la suite de l’adoption du Décret de 2019, les parties au recours collectif relatif au PCST ont négocié un règlement [l’entente de règlement à l’égard du PCST] prévoyant que :

  • a)l’administrateur aurait recours à la norme de la prépondérance des probabilités dans son évaluation préliminaire;

  • b)le processus d’admissibilité serait basé sur l’algorithme de diagnostic de l’embryopathie due à la thalidomide [valiDATE];

  • c)les demandeurs seraient informés des motifs du rejet de leur demande, le cas échéant;

  • d)les membres du groupe pourraient demander le nouvel examen d’une demande ayant été rejetée et auraient droit à une audience si leur demande était rejetée à la troisième étape.

(Wenham c Canada (Procureur général), 2020 CF 588 au para 45)

III. Admissibilité au PCSST

[13] Pour être admissibles au PCSST, les demandeurs doivent répondre à l’un des critères suivants : a) avoir été jugés admissibles au RAE ou au PCST; b) être inscrits dans un registre gouvernemental canadien de victimes de la thalidomide; ou c) être jugés admissibles par l’administrateur. En ce qui concerne le troisième critère, l’administrateur suit un processus en trois étapes énoncé au paragraphe 3(5) du Décret de 2019.

[14] Tout d’abord, l’administrateur effectue une évaluation préliminaire en se fondant sur les critères suivants : a) la date de naissance du demandeur né au Canada se situe entre le 3 décembre 1957 et le 21 décembre 1967; b) la date de naissance du demandeur ou tout autre renseignement disponible concorde avec la prise de la thalidomide par sa mère au cours du premier trimestre de grossesse; c) la nature des malformations congénitales du demandeur concorde avec les caractéristiques connues des malformations congénitales liées à la thalidomide [l’étape 1]. Depuis la décision Richard c Canada (Procureur général), 2024 CF 657 [Richard], rendue par le juge Panagiotis Pamel, l’administrateur ne peut plus se fonder sur la date de naissance du demandeur dans son évaluation préliminaire.

[15] Si l’administrateur estime probable, sur la base de l’évaluation préliminaire menée à l’étape 1, que les malformations congénitales du demandeur sont le résultat de la prise de la thalidomide par sa mère au cours du premier trimestre de sa grossesse, la demande passe à l’étape suivante. L’administrateur évalue ensuite, au moyen de l’algorithme valiDATE, la probabilité que les malformations du demandeur concordent avec l’ensemble des caractéristiques connues de l’embryopathie due à la thalidomide [l’étape 2]. Les médecins dont les services sont retenus par l’administrateur utilisent les renseignements fournis à l’étape 1, ainsi que les renseignements supplémentaires sollicités auprès du demandeur à cette étape, pour remplir un questionnaire. Les réponses sont ensuite traitées par l’algorithme valiDATE.

[16] L’algorithme valiDATE utilise un système de notation numérique pondérée pour chaque caractéristique de l’embryopathie due à la thalidomide. Lorsque l’algorithme repère un groupe de malformations qui apparaissent couramment ensemble chez les survivants de la thalidomide, il leur attribue un score plus élevé.

[17] Sur la base de la pondération combinée de toutes les réponses, l’algorithme valiDATE génère un rapport dans lequel est évaluée la « probabilité » que les malformations d’un demandeur soient le résultat d’une embryopathie due à la thalidomide. Il y a trois résultats possibles : improbable, incertain/renseignements insuffisants ou probable/possible. Les réponses du demandeur au questionnaire et le rapport valiDATE sont ensuite vérifiés par le médecin du demandeur.

[18] Avant le 9 août 2022, seuls les demandeurs ayant reçu un rapport valiDATE dont le score était « probable/possible » passaient à l’étape 3. Depuis la décision O’Neil c Canada (Procureur général), 2022 CF 1182, rendue sur consentement des parties par le juge Russel Zinn, il ne s’agit plus d’une condition préalable pour qu’une demande passe à l’étape suivante.

[19] Enfin, l’administrateur transmet la demande à un comité multidisciplinaire formé d’experts des domaines médical et juridique [le CMD]. Le CMD examine la demande, procède aux tests ou aux examens qu’il juge nécessaires et transmet à l’administrateur sa recommandation quant à savoir si le demandeur devrait être jugé admissible au PCSST [l’étape 3].

IV. La demande de Mme Mike

[20] Mme Mike était membre du groupe visé par le recours collectif relatif au PCST. Elle a présenté sa demande initiale au titre du PCSST en octobre 2019. Sa demande était étayée par une lettre notariée d’un médecin de famille qui confirmait que la mère de Mme Mike avait dit qu’elle avait pris de la thalidomide lorsqu’elle était enceinte de Mme Mike; des photos et des radiographies des malformations de Mme Mike; et des rapports médicaux, y compris le rapport d’un généticien qui indiquait qu’il était [traduction] « très improbable » que les anomalies du membre supérieur droit de Mme Mike aient été causées par un seul trouble génétique. Dans sa demande, Mme Mike expliquait également que les dossiers qui auraient pu corroborer la prise de thalidomide par sa mère avaient été détruits conformément aux politiques de conservation des dossiers de l’établissement visé.

[21] Le 6 décembre 2019, l’administrateur a informé Mme Mike que sa demande passait à l’étape 2.

[22] Le 28 août 2020, l’administrateur a confirmé que le rapport valiDATE de Mme Mike indiquait qu’il était « probable » que ses malformations congénitales aient été causées par la prise de la thalidomide par sa mère. Sa demande est passée à l’étape 3.

[23] Le 30 juin 2022, l’administrateur a conclu que Mme Mike n’était pas admissible au PCSST pour les motifs énoncés dans la recommandation du CMD. Ce dernier a conclu que, en l’absence d’un diagnostic d’embryopathie due à la thalidomide confirmé par un clinicien, ses lésions étaient probablement causées par d’autres affections non génétiques.

[24] Le 30 janvier 2023, Mme Mike a demandé le réexamen de la décision initiale de l’administrateur. À l’appui de sa demande de nouvel examen, elle a présenté les documents supplémentaires suivants :

  • a)des dossiers médicaux indiquant que sa mère avait eu des grossesses très difficiles;

  • b)son certificat de naissance;

  • c)des photos d’elle quand elle était enfant qui démontrent que ses malformations ont touché tout son côté droit;

  • d)des photos récentes d’elle sous différents angles qui montrent la taille de ses épaules, de ses bras et de ses mains;

  • e)diverses radiographies de ses mains, de ses coudes et de ses poignets;

  • f)un rapport de consultation en rhumatologie daté du 20 janvier 2023.

V. Décision faisant l’objet du contrôle

[25] Le 11 décembre 2023, l’administrateur a conclu que Mme Mike n’était pas admissible au PCSST pour les motifs énoncés dans la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen.

[26] Le CMD a reconnu les efforts considérables mais infructueux de Mme Mike pour retrouver les dossiers médicaux corroborant la prise de la thalidomide par sa mère. Le CMD a fait remarquer que la lettre du médecin de famille indiquait seulement que la mère de la demanderesse avait informé le médecin qu’elle avait reçu des échantillons de thalidomide pendant sa grossesse. Toutefois, rien ne permettait de confirmer qu’il s’agissait bien de thalidomide et rien n’indiquait le nombre de comprimés reçus ni le moment où elle les avait reçus.

[27] Le CMD a fait observer que le dossier de Mme Mike indiquait la présence d’anomalies unilatérales des membres, alors que l’embryopathie due à la thalidomide se présente généralement de manière bilatérale. Certes, il existe de rares cas où le patient présente des anomalies unilatérales, mais le CMD a noté que ces cas sont généralement associés à des lésions à de nombreux organes internes, en particulier lorsque la thalidomide est prise régulièrement au cours du premier trimestre de la grossesse.

[28] Enfin, le CMD a noté que les dossiers médicaux indiquaient que Mme Mike présentait une surélévation congénitale de la scapula avec atteinte d’une épaule, ce qui n’est pas caractéristique de l’embryopathie due à la thalidomide. Le CMD a suggéré que cette malformation pouvait être liée à la scoliose. Il a conclu que, compte tenu de l’ensemble de la preuve, les lésions de Mme Mike étaient probablement causées par d’autres affections non génétiques.

VI. Questions en litige

[29] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. L’administrateur était-il autorisé à demander une autre recommandation au CMD lorsqu’il a réexaminé sa décision initiale?

  2. L’administrateur était-il autorisé à adopter la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen?

  3. La décision de l’administrateur était-elle raisonnable?

VII. Analyse

[30] Devant notre Cour, la décision de l’administrateur est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[31] Il est satisfait à ces exigences si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et d’établir si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85-86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[32] Lorsque la décision revêt une grande importance pour le particulier, le décideur administratif doit fournir davantage de justifications et d’explications (Vavilov, aux para 133-135). Au paragraphe 62 de la décision Richard, le juge Pamel a fait remarquer que la décision concernant l’admissibilité au PCSST est « extrêmement importante pour les survivants de la thalidomide; il s’agit là d’une question de dignité humaine et de qualité de vie, voire même de vie ou de mort ».

A. L’administrateur était-il autorisé à demander une autre recommandation au CMD lorsqu’il a réexaminé sa décision initiale?

[33] Selon Mme Mike, ni le Décret de 2019 ni l’entente de règlement à l’égard du PCST ne prévoient la possibilité que l’administrateur sollicite une autre recommandation du CMD lorsqu’il procède au nouvel examen de sa décision initiale relative à l’admissibilité d’un demandeur. Elle soutient que le CMD s’est vu accorder à tort l’occasion de justifier sa recommandation.

[34] À la page 11 du protocole de demande d’un nouvel examen du PCSST, il est précisé ce qui suit :

Demandes de nouvel examen présentées par écrit

i. Si l’administrateur détermine que le formulaire de demande de nouvel examen est complet et qu’il contient des renseignements relatifs au nouvel examen, le dossier sera transmis au comité [multidisciplinaire] aux fins d’examen et de recommandation à l’administrateur concernant la question de savoir si le demandeur devrait être jugé admissible au PCSST.

[35] Mme Mike fait remarquer que le protocole de nouvel examen a été créé par l’administrateur et n’a été publié qu’après qu’elle eut présenté sa demande de nouvel examen.

[36] La Cour d’appel fédérale a confirmé que le décideur administratif est maître de sa propre procédure. Il possède les pouvoirs qui lui sont conférés expressément ou implicitement par la loi. Un des pouvoirs implicites dont la plupart des décideurs administratifs disposent est la capacité de concevoir la procédure nécessaire pour s’acquitter de leur mandat législatif explicite, dans la mesure où elle est conforme à la loi et à toute exigence d’équité (Hillier c Canada (Procureur général), 2019 CAF 44 au para 10).

[37] Aux termes de l’alinéa 3(5)c) du Décret de 2019, l’administrateur doit prendre sa décision après avoir reçu la recommandation du CMD. L’article 4.05 de l’entente de règlement à l’égard du PCST prévoit notamment ce qui suit :

[traduction]

4.05 Processus de nouvel examen

[…] Les membres du groupe dont la demande est rejetée à la troisième étape, décrite au paragraphe 3(7) du décret, soit après la recommandation du comité multidisciplinaire, auront le droit de soumettre des observations écrites et/ou ils auront droit à une audience avec le tiers administrateur et au moins un représentant du comité multidisciplinaire. […]

[38] Lorsqu’une loi habilitante permet au décideur d’obtenir une opinion médicale, on peut en déduire que celui-ci n’a aucune expertise médicale particulière; le décideur ne peut pas rejeter une opinion médicale en l’absence de réserves quant à la crédibilité ou de preuve contraire (Thériault c Canada (Procureur Général), 2006 CF 1070 aux para 56-57; Rivard c Canada (Procureur Général), 2001 CFPI 704 aux para 39-43).

[39] Le Décret de 2019 et l’entente de règlement à l’égard du PCST permettent tous deux à l’administrateur de faire appel à l’expertise du CMD lorsqu’il rend sa décision initiale à l’étape 3 et lors d’une audience en cas de demande de nouvel examen. Ces dispositions donnent à penser que l’administrateur n’a aucune expertise médicale particulière et qu’il n’est pas suffisamment qualifié pour effectuer les évaluations médicales spécialisées nécessaires sans l’aide du CMD.

[40] Il n’y a aucune raison pratique d’empêcher l’administrateur de solliciter la recommandation du CMD dans le cadre du nouvel examen d’une décision antérieure, d’autant plus que la demande de nouvel examen peut être accompagnée de nouveaux renseignements médicaux que le CMD n’a pas encore examinés. Le Décret de 2019 et l’entente de règlement à l’égard du PCST étayent la conclusion selon laquelle l’administrateur peut et, dans la plupart des cas, doit solliciter une autre recommandation du CMD avant de rendre une décision à la suite d’une demande de nouvel examen.

[41] Il était loisible à l’administrateur de solliciter une autre recommandation du CMD lorsqu’il a réexaminé sa décision initiale. Il s’agissait d’un choix procédural fait par l’administrateur en tant que maître de sa propre procédure et la Cour doit faire preuve de retenue à cet égard.

B. L’administrateur était-il autorisé à adopter la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen?

[42] Lorsqu’une décision administrative ne contient aucun motif ou seulement de brefs motifs, le rapport ou la recommandation ayant mené à la décision peut être considéré comme éclairant les motifs de la décision (Virgen c Canada (Procureur général), 2022 CF 1544 au para 46, renvoyant à Saber & Sone Group c Canada (Revenu national), 2014 CF 1119 au para 23; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 au para 37).

[43] Toutefois, le décideur ne doit pas entraver l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en approuvant aveuglément un rapport qui recommande un résultat particulier (Saulteaux c Première Nation Carry the Kettle, 2022 CF 1435 au para 89, renvoyant à Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 au para 24). Il doit confirmer qu’il a tenu compte des conclusions du rapport et des observations en réponse déposées par les parties (Greaves c Banque Royale du Canada, 2019 CF 994 au para 38).

[44] La décision rendue par l’administrateur à la suite du nouvel examen est libellée en partie ainsi :

[traduction]

Le CMD a transmis sa recommandation écrite à l’administrateur du PCSST en se fondant sur la totalité des renseignements contenus dans la demande de nouvel examen, y compris tous les formulaires de demande et renseignements à l’appui que vous avez soumis au PCSST, le rapport valiDATE généré par l’algorithme de diagnostic à l’étape 2, et tout autre renseignement qu’il jugeait pertinent.

L’administrateur du PCSST a examiné attentivement la recommandation du CMD et a déterminé que vous n’êtes pas admissible au PCSST. L’administrateur du PCSST souscrit à la recommandation du CMD pour les motifs contenus dans le document ci-joint.

[45] Comme en témoigne le texte de la décision, l’administrateur a examiné attentivement la recommandation du CMD avant de décider d’y souscrire. La décision de l’administrateur a été communiquée à Mme Mike plusieurs jours après la remise de la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen. Rien n’indique que l’administrateur a indûment entravé son pouvoir discrétionnaire ou a approuvé aveuglément la recommandation sans prendre le temps nécessaire pour l’examiner.

[46] Comme elle fait partie des motifs de l’administrateur, la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen est donc susceptible de contrôle par la Cour. Si, dans ses motifs, le CMD n’explique pas suffisamment bien pourquoi sa recommandation s’écarte des conclusions tirées aux étapes 1 et 2 du processus de demande, alors la décision de l’administrateur sera également déraisonnable.

C. La décision de l’administrateur était-elle raisonnable?

[47] Mme Mike avance de nombreux arguments pour contester le caractère raisonnable de la décision de l’administrateur. La plupart de ces arguments doivent être rejetés pour les motifs énoncés dans la décision Blair. Cependant, l’un d’entre eux est convaincant. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie parce que le CMD, et donc l’administrateur, n’a pas adéquatement expliqué sa conclusion selon laquelle les anomalies des membres de Mme Mike sont unilatérales.

[48] Le rapport valiDATE de Mme Mike indiquait des anomalies bilatérales du radius et des os du carpe. Il semble que cette affirmation vienne d’un rapport préparé par des consultants en imagerie médicale et daté du 18 mai 2016, qui indiquait ce qui suit :

[traduction]

Il y a un raccourcissement anormal du radius des deux côtés, pire à droite qu’à gauche. À droite, il en découle une augmentation anormale de l’angle de l’articulation huméroradiale, combinée à une arthrose secondaire modérée de l’articulation huméroradiale, mais sans subluxation ni luxation. […]

[49] Dans sa recommandation initiale, le CMD a reconnu les éléments de preuve contradictoires concernant les anomalies des membres de Mme Mike :

[traduction]

Les rapports radiologiques des mains sont contradictoires, mais le [CMD] a reconnu, après avoir examiné les radiographies, que [la demanderesse] présentait des anomalies unilatérales de la main (main droite seulement) avec absence des phalanges moyennes et hypoplasie des phalanges distales. La combinaison d’une brachysyndactylie unilatérale, d’une asymétrie du thorax (un côté plus petit que l’autre) et d’une surélévation congénitale de la scapula suggère des conditions sporadiques non génétiques.

[50] Dans sa recommandation initiale, le CMD n’explique pas clairement comment il en est arrivé à la conclusion que Mme Mike [traduction] « présent[ait] des anomalies unilatérales de la main ». La recommandation initiale indiquait seulement que le CMD souscrivait à cette évaluation [traduction] « après avoir examiné les radiographies ».

[51] Dans la recommandation qu’il a formulée à la suite du réexamen, le CMD n’a pas offert de précision ou d’analyse approfondie au sujet des éléments de preuve contradictoires. Il a plutôt fait référence [traduction] « [au] radius et [à] l’ulna droits plus courts » de Mme Mike sans mentionner son bras gauche.

[52] Aux paragraphes 2 et 14 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a reconnu « la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif ». Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique (Vavilov, au para 86).

[53] Le CMD a accordé une grande importance au caractère unilatéral des anomalies des membres de Mme Mike : en l’absence de lésion aux organes internes, le CMD a conclu que les anomalies des membres de Mme Mike n’étaient pas caractéristiques d’une embryopathie due à la thalidomide. Toutefois, le CMD n’a pas examiné physiquement Mme Mike et n’a pas demandé d’autres tests ou examens médicaux, comme il est habilité à la faire en vertu du Décret de 2019.

[54] Le CMD n’a pas suffisamment bien expliqué son analyse des éléments de preuve contradictoires présentés par Mme Mike ni sa conclusion selon laquelle elle ne présente que des anomalies unilatérales des membres. Il s’est ensuite fondé sur cette conclusion pour rejeter la preuve non contredite selon laquelle la mère de la demanderesse avait pris de la thalidomide pendant sa grossesse.

[55] Il était donc déraisonnable de la part de l’administrateur d’adopter la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen.

VIII. Mesures de réparation

[56] Mme Mike demande à la Cour de déclarer qu’elle répond aux critères d’admissibilité du PCSST. Selon elle, l’issue de sa demande est inévitable, et le fait que sa demande de reconnaissance et de soutien traîne depuis si longtemps constitue des circonstances exceptionnelles (renvoyant à D’Errico c Canada (Procureur général), 2014 CAF 95, et à Briand).

[57] Mme Mike a d’abord présenté une demande au titre du PCST. Sa demande de prestation est en cours depuis une dizaine d’années. Certes, sa situation mérite la sympathie, mais je ne puis conclure que l’issue de sa demande est inévitable. La Cour ne dispose pas non plus de renseignements suffisants ou de l’expertise nécessaire pour substituer son opinion à celle de l’administrateur.

[58] L’administrateur n’a pas dûment tenu compte des éléments de preuve contradictoires présentés par Mme Mike et s’est appuyé de manière déraisonnable sur sa conclusion concernant les anomalies des membres de Mme Mike pour rejeter la preuve non contredite selon laquelle sa mère avait pris de la thalidomide pendant sa grossesse. Toutefois, je ne suis pas en mesure de savoir quelle décision l’administrateur prendrait à la suite d’une recommandation détaillée du CMD qui tiendrait compte de ces considérations.

[59] Pour prendre une décision à l’étape 3, l’administrateur doit procéder à une analyse hautement spécialisée et factuelle en tenant compte de la recommandation d’expert du CMD. Dans le Décret de 2019, cette tâche a été confiée à l’administrateur, appuyé par le CMD, et la Cour doit faire preuve de retenue à cet égard.

IX. Conclusion

[60] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à l’administrateur pour nouvelle décision. Avec l’accord des parties, aucuns dépens ne seront adjugés.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à l’administrateur pour nouvelle décision.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

«Simon Fothergill»

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh, jurilinguiste principale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2621-24

 

INTITULÉ :

PHOEBE MIKE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 AVRIL 2025

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

le 17 juillet 2025

 

COMPARUTIONS :

David Rosenfeld

Sue Tan

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Chistine Mohr

Margaret Cormack

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

KOSKIE MINSKY LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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