Date : 20250717
Dossier : T-1470-24
Référence : 2025 CF 1273
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2025
En présence de monsieur le juge Fothergill
ENTRE : |
LÉO PROVENCHER |
demandeur |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Léo Provencher sollicite le contrôle judiciaire d’une décision prise par l’administrateur du Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide [le PCSST]. À la suite du nouvel examen d’une décision antérieure, l’administrateur a confirmé que M. Provencher n’était pas admissible au PCSST.
[2] La présente demande de contrôle judiciaire a été entendue en même temps que celles présentées par Barbara Blair (Blair c Canada (Procureur général), 2025 CF 1274 [Blair]) et Phoebe Mike (Mike c Canada (Procureur général), 2025 CF 1275). Une grande partie de l’analyse à l’appui des jugements de la Cour dans ces dossiers est la même et certaines parties des motifs sont reproduites mot pour mot dans les trois décisions.
[3] L’administrateur, s’appuyant sur une recommandation de son comité consultatif, n’a pas adéquatement expliqué sa conclusion selon laquelle les malformations de M. Provencher ne concordent pas avec les caractéristiques de l’embryopathie due à la thalidomide. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à l’administrateur pour nouvelle décision.
II. Contexte
[4] La thalidomide est un médicament qui a été utilisé hors indication pour traiter les femmes enceintes souffrant de nausées à la fin des années 1950 et au début des années 1960. En 1962, le médicament a fait l’objet d’un rappel lorsqu’il a été découvert que la prise de la thalidomide au cours du premier trimestre de la grossesse était liée à des fausses couches ou à des malformations congénitales [l’embryopathie due à la thalidomide].
[5] En 1990, le gouvernement du Canada a mis sur pied par décret le Régime d’aide extraordinaire pour les victimes de la thalidomide [le RAE] (Décret concernant l’aide aux personnes infectées par le VIH et aux victimes de la thalidomide, CP 1990-4/872). Pour être admissibles au RAE, les demandeurs devaient : a) démontrer qu’ils avaient signé un règlement à l’amiable avec une compagnie pharmaceutique; b) fournir une preuve documentaire que leur mère avait pris de la thalidomide au Canada au cours du premier trimestre de sa grossesse; ou c) être inscrits dans un registre gouvernemental canadien existant de victimes de la thalidomide.
[6] En 2015, le gouvernement du Canada a mis en place un nouveau programme appelé le Programme de contribution aux survivants de la thalidomide [le PCST]. Le PCST était offert aux personnes admissibles au RAE et qui présentaient une demande avant le 31 mai 2016 ou qui avaient déjà reçu des prestations du RAE.
[7] Sous le régime du PCST, les demandeurs qui n’étaient pas déjà reconnus comme des survivants de la thalidomide devaient fournir une preuve directe que leur mère avait pris de la thalidomide au Canada au cours du premier trimestre de sa grossesse. En tout, 168 demandeurs se sont vu refuser une aide parce qu’ils ne satisfaisaient pas aux exigences en matière de preuve (Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 [Wenham] au para 12).
[8] En 2016, un des demandeurs dont la demande avait été rejetée a contesté les critères d’admissibilité dans le cadre d’un recours collectif, qui a été autorisé par la Cour d’appel fédérale en 2018 [le recours collectif relatif au PCST] (voir Wenham).
[9] Le 9 mars 2018, le juge Peter Annis a conclu que le processus décisionnel prévu par le PCST était «
déraisonnable au point d’être flagrant comparativement aux normes de preuve ordinaires applicables au
Canada »
(Briand c Canada (Procureur général), 2018 CF 279 [Briand] au para 78; voir aussi Rodrigue c Canada (Procureur général), 2018 CF 280).
[10] Le 5 avril 2019, le PCSST a été établi par décret (Décret sur le Programme canadien de soutien aux survivants de la thalidomide, PC 2019-0271 [le Décret de 2019]).
[11] À la suite de l’adoption du Décret de 2019, les parties au recours collectif relatif au PCST ont négocié un règlement [l’entente de règlement à l’égard du PCST] prévoyant que :
-
a)l’administrateur aurait recours à la norme de la prépondérance des probabilités dans son évaluation préliminaire;
-
b)le processus d’admissibilité serait basé sur l’algorithme de diagnostic de l’embryopathie due à la thalidomide [valiDATE];
-
c)les demandeurs seraient informés des motifs du rejet de leur demande, le cas échéant;
-
d)les membres du groupe pourraient demander le nouvel examen d’une demande ayant été rejetée et auraient droit à une audience si leur demande était rejetée à la troisième étape.
(Wenham c Canada (Procureur général), 2020 CF 588 au para 45)
III. Admissibilité au PCSST
[12] Pour être admissibles au PCSST, les demandeurs doivent répondre à l’un des critères suivants : a) avoir été jugés admissibles au RAE ou au PCST; b) être inscrits dans un registre gouvernemental canadien de victimes de la thalidomide; ou c) être jugés admissibles par l’administrateur. En ce qui concerne le troisième critère, l’administrateur suit un processus en trois étapes énoncé au paragraphe 3(5) du Décret de 2019.
[13] Tout d’abord, l’administrateur effectue une évaluation préliminaire en se fondant sur les critères suivants : a) la date de naissance du demandeur né au Canada se situe entre le 3 décembre 1957 et le 21 décembre 1967; b) la date de naissance du demandeur ou tout autre renseignement disponible concorde avec la prise de la thalidomide par sa mère au cours du premier trimestre de grossesse; c) la nature des malformations congénitales du demandeur concorde avec les caractéristiques connues des malformations congénitales liées à la thalidomide [l’étape 1]. Depuis la décision Richard c Canada (Procureur général), 2024 CF 657 [Richard], rendue par le juge Panagiotis Pamel, l’administrateur ne peut plus se fonder sur la date de naissance du demandeur dans son évaluation préliminaire.
[14] Si l’administrateur estime probable, sur la base de l’évaluation préliminaire menée à l’étape 1, que les malformations congénitales du demandeur sont le résultat de la prise de la thalidomide par sa mère au cours du premier trimestre de sa grossesse, la demande passe à l’étape suivante. L’administrateur évalue ensuite, au moyen de l’algorithme valiDATE, la probabilité que les malformations du demandeur concordent avec l’ensemble des caractéristiques connues de l’embryopathie due à la thalidomide [l’étape 2]. Les médecins dont les services sont retenus par l’administrateur utilisent les renseignements fournis à l’étape 1, ainsi que les renseignements supplémentaires sollicités auprès du demandeur à cette étape, pour remplir un questionnaire. Les réponses sont ensuite traitées par l’algorithme valiDATE.
[15] L’algorithme valiDATE utilise un système de notation numérique pondérée pour chaque caractéristique de l’embryopathie due à la thalidomide. Lorsque l’algorithme repère un groupe de malformations qui apparaissent couramment ensemble chez les survivants de la thalidomide, il leur attribue un score plus élevé.
[16] Sur la base de la pondération combinée de toutes les réponses, l’algorithme valiDATE génère un rapport dans lequel est évaluée la «
probabilité
»
que les malformations d’un demandeur soient le résultat d’une embryopathie due à la thalidomide. Il y a trois résultats possibles : improbable, incertain/renseignements insuffisants ou probable/possible. Les réponses du demandeur au questionnaire et le rapport valiDATE sont ensuite vérifiés par le médecin du demandeur.
[17] Avant le 9 août 2022, seuls les demandeurs ayant reçu un rapport valiDATE dont le score était « probable/possible »
passaient à l’étape 3. Depuis la décision O’Neil c Canada (Procureur général), 2022 CF 1182, rendue sur consentement des parties par le juge Russel Zinn, il ne s’agit plus d’une condition préalable pour qu’une demande passe à l’étape suivante.
[18] Enfin, l’administrateur transmet la demande à un comité multidisciplinaire formé d’experts des domaines médical et juridique [le CMD]. Le CMD examine la demande, procède aux tests ou aux examens qu’il juge nécessaires et transmet à l’administrateur sa recommandation quant à savoir si le demandeur devrait être jugé admissible au PCSST [l’étape 3].
IV. La demande de M. Provencher
[19] M. Provencher était membre du groupe visé par le recours collectif relatif au PCST. Il a présenté sa demande initiale au titre du PCSST en septembre 2020. Avec sa demande, il a fourni des dossiers médicaux, des photos et un affidavit souscrit par sa mère dans lequel elle affirme avoir pris de la thalidomide pendant sa grossesse.
[20] Le 12 novembre 2020, l’administrateur a informé M. Provencher que sa demande passait à l’étape 2.
[21] Le 29 juin 2021, l’administrateur a confirmé que le rapport valiDATE de M. Provencher indiquait qu’il était probable ou possible que ses malformations congénitales aient été causées par la prise de la thalidomide par sa mère. Le médecin de M. Provencher, le Dr Simon Toussaint, a vérifié les réponses au questionnaire valiDATE et a ajouté une note indiquant que M. Provencher avait également une petite mandibule (micrognathie). La demande de M. Provencher est passée à l’étape 3.
[22] Le 7 juillet 2022, l’administrateur a conclu que M. Provencher n’était pas admissible au PCSST pour les raisons expliquées dans la recommandation du CMD.
[23] Le CMD a conclu que les malformations de M. Provencher n’étaient pas aussi graves que celles observées chez les survivants de la thalidomide et correspondaient davantage à d’autres affections bien connues, comme le syndrome oro-digito-facial ou le syndrome de Hanhart. Sans rejeter la demande de M. Provencher pour ce motif, le CMD a également fait remarquer qu’il était peu probable qu’un médecin ait prescrit de la thalidomide à sa mère deux ans après le rappel du médicament. Le CMD a donc conclu que les malformations de M. Provencher étaient probablement attribuables à d’autres causes.
[24] Le 29 juin 2023, M. Provencher a demandé le réexamen de la décision de l’administrateur. Il a demandé la tenue d’une audience, qui a été fixée au 15 février 2024. À l’appui de sa demande de nouvel examen, M. Provencher a présenté plusieurs documents portant sur l’historique du PCSST, dont l’entente de règlement à l’égard du PCST, le Décret de 2019 et l’accord de contribution entre le Canada et l’administrateur.
[25] À l’audience, M. Provencher était accompagné de sa sœur, Linda Provencher, et de ses représentants légaux. Il a présenté les arguments suivants :
-
a)le fait d’exiger qu’un demandeur fournisse des renseignements médicaux nouveaux ou supplémentaires est incompatible avec le Décret de 2019 et l’entente de règlement à l’égard du PCST;
-
b)l’administrateur n’a pas fourni de motifs transparents et justifiables à l’appui de sa décision de s’écarter des conclusions tirées aux étapes précédentes, et le CMD n’a pas tenu compte de l’algorithme valiDATE et de l’évaluation préliminaire dans sa recommandation;
-
c)le CMD n’a pas tenu compte de la période de grâce reconnue dans la décision Richard en tirant à tort une conclusion défavorable du fait que la mère du demandeur aurait pris de la thalidomide en 1964;
-
d)la conclusion du CMD selon laquelle une seule dose de thalidomide au cours du premier trimestre aurait dû causer des malformations plus graves, y compris des lésions aux organes internes, était déraisonnable;
-
e)le CMD n’a pas expliqué adéquatement pourquoi les diagnostics extrêmement rares de syndrome oro-digito-facial ou de syndrome de Hanhart étaient plus probables que l’embryopathie due à la thalidomide, surtout compte tenu de la preuve directe que la mère du demandeur avait pris de la thalidomide.
[26] Les membres du CMD qui étaient présents à l’audience ont posé plusieurs questions. Mme Provencher a précisé que sa mère avait toujours donné la même version des faits à ses enfants : elle a eu de terribles nausées à l’été 1964 alors que son médecin était en vacances et l’un des médecins de sa sœur lui a donné un paquet de thalidomide. Mme Provencher se souvenait que sa mère avait déclaré n’avoir pris qu’un demi-comprimé une fois, plutôt qu’un comprimé complet.
V. Décision faisant l’objet du contrôle
[27] Le 15 mai 2024, l’administrateur a conclu que M. Provencher n’était pas admissible au PCSST pour les raisons expliquées dans la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen.
[28] Le CMD a confirmé qu’il avait appliqué la norme de la prépondérance des probabilités et a déclaré qu’il avait tenu compte des conclusions tirées aux étapes 1 et 2. Le CMD a fait remarquer que, si les étapes précédentes étaient déterminantes quant au résultat, alors il n’aurait aucune raison d’exister.
[29] Le CMD a confirmé qu’il avait pris en compte le résultat de l’algorithme valiDATE dans sa recommandation initiale, mais a souligné que ce résultat n’avait pas préséance sur les autres éléments de preuve dont il disposait, comme l’avis d’expert des membres du CMD et [traduction] «
les autres éléments de preuve relatifs à une allégation spécifique
»
. Le CMD s’est également dit préoccupé par les droits de propriété et l’opacité de l’algorithme.
[30] Le CMD a maintenu son opinion initiale selon laquelle il était peu probable, mais pas impossible, qu’un médecin ait prescrit de la thalidomide deux ans après le rappel du médicament. Il a reconnu que les déclarations de la mère de M. Provencher avaient été faites de bonne foi, mais a tout de même conclu que les malformations de M. Provencher n’étaient pas compatibles avec celles observées chez les survivants de la thalidomide.
[31] Le CMD a admis que son mandat ne lui permettait pas d’établir d’autres diagnostics, mais il n’a trouvé aucune raison de remettre en doute le diagnostic de syndrome oro-digito-facial que M. Provencher avait reçu en 1966. Il a souligné qu’habituellement, il n’exigeait de test génétique que lorsque les caractéristiques des lésions du demandeur étaient compatibles à la fois avec une maladie génétique et une embryopathie due à la thalidomide. Ayant conclu que les malformations de M. Provencher étaient incompatibles avec une exposition à la thalidomide, le CMD n’a pas ordonné de test génétique.
VI. Questions en litige
[32] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :
-
L’administrateur était-il autorisé à demander une autre recommandation au CMD lorsqu’il a réexaminé sa décision initiale?
-
L’administrateur était-il autorisé à adopter la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen?
-
La décision de l’administrateur était-elle raisonnable?
VII. Analyse
[33] Devant notre Cour, la décision de l’administrateur est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si la décision «
souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence
»
(Vavilov, au para 100).
[34] Il est satisfait à ces exigences si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et d’établir si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85-86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).
[35] Lorsque la décision revêt une grande importance pour le particulier, le décideur administratif doit fournir davantage de justifications et d’explications (Vavilov, aux para 133-135). Au paragraphe 62 de la décision Richard, le juge Pamel a fait remarquer que la décision concernant l’admissibilité au PCSST est «
extrêmement importante pour les survivants de la thalidomide; il s’agit là d’une question de dignité humaine et de qualité de vie, voire même de vie ou de mort
»
.
A. L’administrateur était-il autorisé à demander une autre recommandation au CMD lorsqu’il a réexaminé sa décision initiale?
[36] Selon M. Provencher, ni le Décret de 2019 ni l’entente de règlement à l’égard du PCST ne prévoient la possibilité que l’administrateur sollicite une autre recommandation du CMD lorsqu’il procède au nouvel examen de sa décision initiale relative à l’admissibilité d’un demandeur. Il soutient que le CMD s’est vu accorder à tort l’occasion de justifier sa recommandation.
[37] À la page 11 du protocole de demande d’un nouvel examen du PCSST, il est précisé ce qui suit :
Demandes de nouvel examen présentées par écrit
i. Si l’administrateur détermine que le formulaire de demande de nouvel examen est complet et qu’il contient des renseignements relatifs au nouvel examen, le dossier sera transmis au comité [multidisciplinaire] aux fins d’examen et de recommandation à l’administrateur concernant la question de savoir si le demandeur devrait être jugé admissible au PCSST.
[38] M. Provencher fait remarquer que le protocole de nouvel examen a été créé par l’administrateur et n’a été publié qu’après qu’il eut présenté sa demande de nouvel examen.
[39] La Cour d’appel fédérale a confirmé que le décideur administratif est maître de sa propre procédure. Il possède les pouvoirs qui lui sont conférés expressément ou implicitement par la loi. Un des pouvoirs implicites dont la plupart des décideurs administratifs disposent est la capacité de concevoir la procédure nécessaire pour s’acquitter de leur mandat législatif explicite, dans la mesure où elle est conforme à la loi et à toute exigence d’équité (Hillier c Canada (Procureur général), 2019 CAF 44 au para 10).
[40] Aux termes de l’alinéa 3(5)c) du Décret de 2019, l’administrateur doit prendre sa décision après avoir reçu la recommandation du CMD. L’article 4.05 de l’entente de règlement à l’égard du PCST prévoit notamment ce qui suit :
[traduction]
4.05 Processus de nouvel examen
[…] Les membres du groupe dont la demande est rejetée à la troisième étape, décrite au paragraphe 3(7) du décret, soit après la recommandation du comité multidisciplinaire, auront le droit de soumettre des observations écrites et/ou ils auront droit à une audience avec le tiers administrateur et au moins un représentant du comité multidisciplinaire. […]
[41] Lorsqu’une loi habilitante permet au décideur d’obtenir une opinion médicale, on peut en déduire que celui-ci n’a aucune expertise médicale particulière; le décideur ne peut pas rejeter une opinion médicale en l’absence de réserves quant à la crédibilité ou de preuve contraire (Thériault c Canada (Procureur Général), 2006 CF 1070 aux para 56-57; Rivard c Canada (Procureur Général), 2001 CFPI 704 aux para 39-43).
[42] Le Décret de 2019 et l’entente de règlement à l’égard du PCST permettent tous deux à l’administrateur de faire appel à l’expertise du CMD lorsqu’il rend sa décision initiale à l’étape 3 et lors d’une audience en cas de demande de nouvel examen. Ces dispositions donnent à penser que l’administrateur n’a aucune expertise médicale particulière et qu’il n’est pas suffisamment qualifié pour effectuer les évaluations médicales spécialisées nécessaires sans l’aide du CMD.
[43] Il n’y a aucune raison pratique d’empêcher l’administrateur de solliciter la recommandation du CMD dans le cadre du nouvel examen d’une décision antérieure, d’autant plus que la demande de nouvel examen peut être accompagnée de nouveaux renseignements médicaux que le CMD n’a pas encore examinés. Le Décret de 2019 et l’entente de règlement à l’égard du PCST étayent la conclusion selon laquelle l’administrateur peut et, dans la plupart des cas, doit solliciter une autre recommandation du CMD avant de rendre une décision à la suite d’une demande de nouvel examen.
[44] Il était loisible à l’administrateur de solliciter une autre recommandation du CMD lorsqu’il a réexaminé sa décision initiale. Il s’agissait d’un choix procédural fait par l’administrateur en tant que maître de sa propre procédure et la Cour doit faire preuve de retenue à cet égard.
B. L’administrateur était-il autorisé à adopter la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen?
[45] Lorsqu’une décision administrative ne contient aucun motif ou seulement de brefs motifs, le rapport ou la recommandation ayant mené à la décision peut être considéré comme éclairant les motifs de la décision (Virgen c Canada (Procureur général), 2022 CF 1544 au para 46, renvoyant à Saber & Sone Group c Canada (Revenu national), 2014 CF 1119 au para 23; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 au para 37).
[46] Toutefois, le décideur ne doit pas entraver l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en approuvant aveuglément un rapport qui recommande un résultat particulier (Saulteaux c Première Nation Carry the Kettle, 2022 CF 1435 au para 89, renvoyant à Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 au para 24). Il doit confirmer qu’il a tenu compte des conclusions du rapport et des observations en réponse déposées par les parties (Greaves c Banque Royale du Canada, 2019 CF 994 au para 38).
[47] La décision rendue par l’administrateur à la suite du nouvel examen est libellée en partie ainsi :
Le comité multidisciplinaire a transmis sa recommandation écrite à l’Administrateur du PCSST en se fondant sur la totalité des renseignements contenus dans la demande, y compris tous les formulaires de demande et renseignements à l’appui que vous avez soumis au PCSST, le rapport valiDATE généré par l’algorithme de diagnostic à l’étape 2, et tout autre renseignement qu’il jugeait pertinent.
L’Administrateur du PCSST a examiné attentivement la recommandation du comité multidisciplinaire et a déterminé que vous n’êtes pas admissible en vertu du PCSST. L’Administrateur du PCSST est d’accord avec la recommandation du comité multidisciplinaire pour les motifs contenus dans le document ci-joint.
[48] Comme en témoigne le texte de la décision, l’administrateur a examiné attentivement la recommandation du CMD avant de décider d’y souscrire. La décision de l’administrateur a été communiquée à M. Provencher plusieurs jours après la remise de la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen. Rien n’indique que l’administrateur a indûment entravé son pouvoir discrétionnaire ou a approuvé aveuglément la recommandation sans prendre le temps nécessaire pour l’examiner.
[49] Comme elle fait partie des motifs de l’administrateur, la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen est donc susceptible de contrôle par la Cour. Si, dans ses motifs, le CMD n’explique pas suffisamment bien pourquoi sa recommandation s’écarte des conclusions tirées aux étapes 1 et 2 du processus de demande, alors la décision de l’administrateur sera également déraisonnable.
C. La décision de l’administrateur était-elle raisonnable?
[50] M. Provencher avance de nombreux arguments pour contester le caractère raisonnable de la décision de l’administrateur. La plupart de ces arguments doivent être rejetés pour les motifs énoncés dans la décision Blair. Cependant, l’un d’entre eux est convaincant. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie parce que le CMD, et donc l’administrateur, n’a pas adéquatement expliqué sa conclusion selon laquelle les malformations de M. Provencher ne concordent pas avec les caractéristiques de l’embryopathie due à la thalidomide.
[51] Dans la recommandation qu’il a formulée à la suite du nouvel examen, le CMD a adopté en grande partie l’analyse et les conclusions contenues dans sa recommandation initiale. Dans cette dernière, le CMD était d’avis que l’ingestion d’un seul comprimé de thalidomide au début de la grossesse aurait causé des malformations plus graves, notamment des anomalies aux organes internes. Le CMD a reconnu que la légère scoliose de la colonne thoracique de M. Provencher pouvait être compatible avec l’embryopathie due à la thalidomide, mais a noté que la scoliose est également associée à d’autres syndromes, dont certains sont génétiques et d’autres sporadiques. Compte tenu des autres malformations de M. Provencher, que le CMD considérait comme n’ayant aucun lien avec la prise de la thalidomide par la mère de celui-ci, le CMD a conclu que la cause de sa scoliose était incertaine.
[52] Le CMD n’a pas exigé que M. Provencher se soumette à un test génétique. En l’absence d’un tel test, le CMD ne pouvait pas savoir avec certitude si M. Provencher souffrait d’une maladie génétique. Le CMD a admis qu’il ne pouvait pas établir un diagnostic fondé uniquement sur des photos et des descriptions cliniques, mais a néanmoins exprimé l’avis que les anomalies présentées par M. Provencher pouvaient s’expliquer par d’autres affections bien connues, comme le syndrome oro-digito-facial ou le syndrome de Hanhart.
[53] Le CMD n’a pas expliqué quelles malformations de M. Provencher étaient incompatibles avec l’embryopathie due à la thalidomide ni pourquoi. Le rapport valiDATE indique qu’il souffre d’une scoliose, d’une fente palatine et de malformations aux membres supérieurs et inférieurs. Le CMD a reconnu que des cas de scoliose avaient été observés chez des survivants de la thalidomide et a cité un article confirmant que les autres malformations de M. Provencher avaient également été rapportées dans des cas d’embryopathie due à la thalidomide (Smithells R. et Newman C., « Recognition of Thalidomide Defects »
(1992) 29:10 Journal of Medical Genetics 716 aux pp 721, 719).
[54] M. Provencher a soulevé le point suivant au paragraphe 71 de sa demande de nouvel examen :
[traduction]
En ce qui concerne l’affirmation du CMD selon laquelle les malformations de M. Provencher ne font pas partie du « spectre » de l’embryopathie due à la thalidomide, aucune preuve scientifique n’a pu être présentée, car la scoliose, la fente palatine et les malformations digitales bilatérales font effectivement partie des caractéristiques associées à l’embryopathie due à la thalidomide. […]
[55] La recommandation du CMD ne fournissait que l’explication suivante :
[…] Les différences de naissance ne sont pas compatibles avec celles associées à l’embryopathie due à la Thalidomide. Les caractéristiques de l’embryopathie à la Thalidomide ont été revues dans de multiples publications (par exemple, Smithells [et] Newman, 1992; Vargesson, 2015; Vargesson et al., 2023; Vianna et al., 2013).
[56] Aux paragraphes 2 et 14 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a reconnu «
la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif »
. Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique (Vavilov, au para 86).
[57] La recommandation du CMD, et donc la décision de l’administrateur, n’explique pas comment les malformations de M. Provencher diffèrent de celles décrites dans la littérature scientifique. Compte tenu de l’importance de la décision de l’administrateur pour M. Provencher, les motifs ne satisfont pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité. Le fait que l’administrateur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés soulevées par M. Provencher dans sa demande de nouvel examen permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise (Vavilov, au para 128).
[58] Le CMD a décidé de ne pas exiger que M. Provencher se soumette à un test génétique parce qu’il a conclu que ses malformations étaient incompatibles avec l’embryopathie due à la thalidomide. C’est aussi sur cette conclusion qu’il s’est implicitement fondé pour rejeter la preuve directe selon laquelle la mère de M. Provencher avait pris un demi-comprimé de thalidomide pendant sa grossesse.
[59] Un test génétique aurait fourni d’importants renseignements supplémentaires qui auraient permis au CMD de confirmer ou d’infirmer l’hypothèse selon laquelle les malformations de M. Provencher pourraient s’expliquer par le syndrome oro-digito-facial ou le syndrome de Hanhart. Le CMD a déraisonnablement attribué les malformations de M. Provencher à une maladie génétique sans exiger qu’il se soumette d’abord à un test génétique.
[60] Il était donc déraisonnable de la part de l’administrateur d’adopter la recommandation formulée par le CMD à la suite du nouvel examen.
VIII. Mesures de réparation
[61] M. Provencher demande à la Cour de déclarer qu’il répond aux critères d’admissibilité du PCSST. Selon lui, l’issue de sa demande est inévitable, et le fait que sa demande de reconnaissance et de soutien traîne depuis si longtemps constitue des circonstances exceptionnelles (renvoyant à D’Errico c Canada (Procureur général), 2014 CAF 95, et à Briand).
[62] M. Provencher a d’abord présenté une demande au titre du PCST. Sa demande de prestation est en cours depuis une dizaine d’années. Certes, sa situation mérite la sympathie, mais je ne puis conclure que l’issue de sa demande est inévitable. La Cour ne dispose pas non plus de renseignements suffisants ou de l’expertise nécessaire pour substituer son opinion à celle de l’administrateur.
[63] J’ai conclu que l’administrateur n’avait pas adéquatement expliqué sa conclusion selon laquelle les malformations de M. Provencher ne concordent pas avec les caractéristiques de l’embryopathie due à la thalidomide. J’ai également conclu qu’il était déraisonnable pour le CMD d’attribuer ses différences congénitales à une maladie génétique. Je ne suis pas en mesure de savoir quelle décision l’administrateur prendrait à la suite d’une recommandation détaillée du CMD qui tiendrait compte de ces considérations.
[64] Pour prendre une décision à l’étape 3, l’administrateur doit procéder à une analyse hautement spécialisée et factuelle en tenant compte de la recommandation d’expert du CMD. Dans le Décret de 2019, cette tâche a été confiée à l’administrateur, appuyé par le CMD, et la Cour doit faire preuve de retenue à cet égard.
IX. Conclusion
[65] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à l’administrateur pour nouvelle décision. Avec l’accord des parties, aucuns dépens ne seront adjugés.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
-
La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à l’administrateur pour nouvelle décision.
-
Aucuns dépens ne sont adjugés.
«Simon Fothergill»
Juge
Traduction certifiée conforme
Julie Blain McIntosh, jurilinguiste principale
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-1470-24 |
INTITULÉ : |
LÉO PROVENCHER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 9 AVRIL 2025 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE FOTHERGILL |
DATE DES MOTIFS : |
le 17 juillet 2025 |
COMPARUTIONS :
David Rosenfeld Sue Tan |
POUR LE DEMANDEUR |
Christine Mohr Margaret Cormack |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
KOSKIE MINSKY LLP Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |