Date : 20250717
Dossier : IMM-5712-24
Référence : 2025 CF 1279
[TRADUCTION FRANÇAISE NON RÉVISÉE PAR LA JUGE]
Toronto (Ontario), le 17 juillet 2025
En présence de madame la juge Furlanetto
ENTRE : |
M.H. |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La présente demande conteste le pouvoir du gouvernement fédéral de prendre le sous-alinéa 133(1)e)(i) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], qui interdit au citoyen ou au résident permanent du Canada qui, selon la preuve, a été déclaré coupable d’une infraction d’ordre sexuel ou d’une tentative ou menace de commettre une telle infraction de parrainer son époux ou conjoint de fait.
[2] Le demandeur, M.H., veut parrainer la demande de résidence permanente au Canada de son conjoint de fait, qui est citoyen des États-Unis et a un statut d’immigrant temporaire au Canada en raison d’un permis de travail lié à son employeur. Le couple cohabite à Vancouver depuis mars 2020; les conjoints ont vécu séparément les mois où le demandeur était incarcéré ou en semi-liberté.
[3] En 2018, le demandeur a été accusé et déclaré coupable de deux chefs d’accusation de distribution et de possession de pornographie juvénile, en contravention des paragraphes 163.1(3) et 163.1(4) du Code criminel, LRC 1985, c C-46, et a été condamné à une peine d’emprisonnement de 20 mois et à une probation de 36 mois à sa libération. Le 22 novembre 2022, il a été libéré de prison et a obtenu une semi-liberté, laquelle a pris fin le 21 juillet 2023. Sa probation de trois ans se terminera le 21 juillet 2026. Selon le sous-alinéa 133(1)e)(i) du RIPR, le demandeur ne peut parrainer la demande de résidence permanente de son conjoint avant le 21 juillet 2031, soit cinq ans après la fin de sa probation.
[4] Le 17 novembre 2023, le demandeur a présenté une demande de parrainage de son conjoint pour que celui-ci obtienne la résidence permanente, en sollicitant une exemption de l’application du sous-alinéa 133(1)e)(i).
[5] Le 6 mars 2024, un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a conclu que le demandeur, en raison de ses condamnations criminelles, n’avait pas qualité pour parrainer son conjoint. La demande de résidence permanente du conjoint a été transmise au Bureau de migration humanitaire d’IRCC, qui procédera à un examen distinct fondé sur les motifs d’ordre humanitaire. À la date de l’audience, cette demande était toujours en instance.
[6] Le demandeur sollicite une déclaration portant que le sous-alinéa 133(1)e)(i) du RIPR résulte de l’exercice d’un pouvoir de réglementation outrepassant celui conféré par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], ainsi qu’une ordonnance annulant la décision et renvoyant l’affaire à un autre agent pour réexamen sans l’imposition de l’interdiction prévue au sous-alinéa 133(1)e)(i).
II. Question en litige et norme de contrôle
[7] Le demandeur présente une seule question à l’examen de la Cour : le sous-alinéa 133(1)e)(i) du RIPR résulte-t-il d’un exercice légal du pouvoir de réglementation délégué par la LIPR?
[8] Les parties affirment, et je suis du même avis, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
[9] Dans l’arrêt Auer c Auer, 2024 CSC 36 [Auer], la Cour suprême du Canada a précisé que le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov s’applique au contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné, dont les règlements (aux para 22-23, 26).
[10] La Cour suprême du Canada a confirmé que bon nombre des principes formulés dans l’arrêt Katz Group Canada Inc. c Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, continuent de guider le contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable, notamment les suivants : 1) le texte législatif subordonné doit être conforme à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle‑ci; 2) le texte législatif subordonné bénéficie d’une présomption de validité; 3) le texte législatif subordonné contesté et la loi habilitante doivent être interprétés au moyen d’une méthode d’interprétation législative large et téléologique; 4) un contrôle de la validité ne comporte pas l’examen du bien‑fondé du texte législatif subordonné au regard de considérations d’intérêt général afin de déterminer s’il est nécessaire, sage et efficace dans la pratique (aux para 3, 29, 32).
[11] Pour qu’un texte législatif subordonné soit déclaré invalide au motif qu’il est incompatible avec l’objet de la loi habilitante, il n’est plus nécessaire qu’il soit « sans importance »
, « non pertinent »
ou « complètement étranger »
à l’objet de la loi : Auer, aux para 4, 32.
[12] Comme il est expliqué dans l’arrêt Auer, la question de savoir si des règlements sont raisonnables dépend de celle de savoir s’ils relèvent de manière justifiable (ou raisonnable) du champ d’application du pouvoir délégué par la loi habilitante (au para 54). Il s’agit fondamentalement d’un exercice d’interprétation des lois qui vise à s’assurer que le délégataire a agi dans les limites du pouvoir légitime qu’il détient en vertu de la loi habilitante (au para 59) et exige un contrôle du régime législatif encadrant la décision (au para 61).
III. Cadre législatif
[13] Le paragraphe 13(1) de la LIPR prévoit le parrainage d’étrangers :
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[14] Le pouvoir de créer des règlements régissant les conditions de parrainage est énoncé au paragraphe 14(2) de la LIPR, qui confère de vastes pouvoirs de réglementation, notamment concernant le parrainage :
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[15] Le sous-alinéa 133(1)e)(i) du RIPR énonce les conditions du parrainage, notamment l’obligation pour le répondant de ne pas avoir été déclaré coupable, sous le régime du Code criminel, d’une infraction d’ordre sexuel ou d’une tentative ou menace de commettre une telle infraction :
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[16] Le paragraphe 133(2) du RIPR prévoit une exception à l’interdiction de parrainage prévue au sous-alinéa 133(1)e)(i) si le répondant a été réhabilité ou si cinq ans se sont écoulés depuis la fin de la peine liée à l’infraction :
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IV. Analyse
[17] Le demandeur affirme que, bien que le pouvoir de réglementation délégué par la LIPR soit vaste, il est néanmoins limité par l’objet de l’article 3 de la LIPR, notamment la protection de la sécurité publique (3h)), la réunification des familles (3d)) et la mise en place d’une procédure équitable et efficace afin de préserver l’intégrité du système d’immigration canadien (3f.1)). De l’avis du demandeur, l’application d’une interdiction générale de parrainage aux personnes ayant commis des infractions d’ordre sexuel ne favorise pas cet objet, car elle ne cible pas suffisamment les cas comportant un impératif clair de sécurité publique; selon lui, elle sert plutôt à punir et à stigmatiser les délinquants qui pourraient ne pas menacer la sécurité publique et à miner activement l’objet de la LIPR lorsque, comme en l’espèce, les liens familiaux du répondant constituent un rempart contre la récidive.
[18] Cet argument ne me convainc pas, pour plusieurs motifs.
[19] D’abord, à titre préliminaire, il ne fait aucun doute que le sous-alinéa 133(1)e)(i) du RIPR relève de la compétence de réglementation prévue au paragraphe 14(2) de la LIPR. Comme il a été mentionné dans l’arrêt Auer, le législateur peut utiliser des termes généraux, non limitatifs ou nettement qualitatifs afin de conférer un large pouvoir au délégataire (au para 62). En l’espèce, et c’est admis, le paragraphe 14(2) est rédigé en termes généraux. Il prévoit, sans le circonscrire, un pouvoir de prendre des règlements régissant le parrainage, ce qui comprend l’établissement des conditions requises pour avoir qualité de répondant.
[20] Ensuite, un examen des résumés de l’étude d’impact de la réglementation [REIR] relatifs à la mise en œuvre et à la modification de l’alinéa 133(1)e) démontre que le législateur a pris en considération la sécurité publique et les autres éléments de l’objet de la LIPR, notamment l’intégrité du système d’immigration et du programme de parrainage, lorsqu’il a envisagé la structure de l’article 133 du RIPR et les infractions visées à l’alinéa 133(1)e).
[21] Le REIR de 2004, qui accompagnait la mise en œuvre des modifications à l’alinéa 133(1)e), recensait les infractions criminelles graves (c’est-à-dire les infractions d’ordre sexuel et les infractions causant des lésions corporelles, ou les tentatives ou menaces de commettre de telles infractions) « qui empêcheraient un résident permanent ou un citoyen canadien de parrainer un membre de la catégorie du regroupement familial »
. En ce qui concerne l’alinéa 133(1)e), le REIR expliquait l’interdiction de parrainage découlant de ces infractions en ces termes :
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[22] En 2011, la Cour fédérale a rendu la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Brar, 2008 CF 1285 [Brar], une affaire de parrainage conjugal qui portait sur l’interprétation de la division 133(1)e)(ii)(A) du RIPR (reproduite ci-dessous dans sa version alors en vigueur) et plus précisément sur la question de savoir si la belle-sœur du défendeur dans cette affaire répondait à la définition de victime (c’est-à-dire « un membre de sa parenté, notamment un enfant à sa charge ou un autre membre de sa famille »
) d’infractions ayant entraîné des lésions corporelles, au sens de la division 133(1)e)(ii)(A) du RIPR :
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[23] À la suite de la décision Brar, des modifications ont été apportées à l’alinéa 133(1)e) du RIPR afin de remédier à une lacune perçue dans le règlement. Selon le REIR, les modifications visaient à :
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[24] Bien que les modifications devaient servir à revoir la liste des liens familiaux visés par la division 133(1)e)(ii)(A), le REIR a mis l’accent sur des principes généraux relatifs à l’alinéa 133(1)e) du RIPR dans son ensemble; plus particulièrement, il y est mentionné que « le parrainage est conditionnel »
et constitue un privilège et une responsabilité qu’il ne faudrait pas attribuer à une personne ayant commis un crime grave.
[25] Le demandeur soutient que le sous-alinéa 133(1)e)(i) ne peut constituer un exercice raisonnable du pouvoir de réglementation puisqu’il vise des personnes comme lui dont l’infraction, affirme-t-il, ne présente ni danger ni risque vraisemblable pour le membre de la famille qu’il se propose de parrainer. Or, il ne s’agit pas du critère qu’il convient d’appliquer.
[26] Comme il est mentionné dans l’arrêt Auer, « [l]es conséquences potentielles ou concrètes du texte législatif subordonné ne sont pertinentes que dans la mesure où une cour de révision doit décider si le délégataire était raisonnablement autorisé à édicter le texte législatif subordonné qui aurait de telles conséquences. L’analyse appropriée ne consiste pas à se demander si ces conséquences sont en soi nécessaires, souhaitables ou sages » (au para 58).
[27] En outre, je ne suis pas convaincue que le sous-alinéa 133(1)e)(i) crée une injustice ou une stigmatisation générale en privant temporairement les délinquants sexuels de leur capacité de parrainer leur conjoint, car cette disposition doit être examinée dans le contexte de la nature conditionnelle du parrainage ainsi que de la nature et de la gravité de l’infraction.
[28] Comme l’a fait remarquer le défendeur, le demandeur subit les conséquences de ses propres actions. Il a été arrêté pour un crime grave d’ordre sexuel, puis a été accusé et déclaré coupable de ce crime, ce qui a des répercussions sur sa capacité de parrainer son conjoint et d’assumer cette responsabilité. Ces répercussions découlent directement de son comportement criminel (voir les observations formulées dans la décision Akhter c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 481 au para 24).
[29] L’affirmation du demandeur voulant que le statut d’immigration de son conjoint ait une incidence sur son risque de récidive, ce qui irait donc à l’encontre de l’objectif de sécurité publique, est à mon avis déplacée. À supposer que la relation du demandeur avec son conjoint contribue à sa réadaptation, ce facteur a déjà été pris en compte dans la détermination de sa peine. Bien que la durée de la peine du demandeur ait une incidence sur la durée de l’interdiction de parrainage, l’évaluation de la réadaptation du demandeur ne dépend pas du parrainage.
[30] En outre, le demandeur soutient que le règlement qu’il conteste est aussi déraisonnablement incompatible avec l’objectif de réunification des familles, mais je ne puis être d’accord avec lui.
[31] Comme l’a souligné le défendeur, l’argument selon lequel la réunification des familles devrait l’emporter sur le libellé clair et simple de l’article 14 de la LIPR et du sous-alinéa 133(1)e)(i) du RIPR ou sur tout autre objet de la LIPR est dénué de fondement. Comme il a été noté dans la décision De Guzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1276, au paragraphe 38, « [l]’objet de la réunification des familles n’outrepasse pas, ne surpasse pas, ne supplante pas ou n’éclipse pas l’exigence de base selon laquelle la législation en matière d’immigration doit être respectée et administrée d’une façon ordonnée et juste ».
[32] L’argument du demandeur n’exprime rien d’autre qu’un désaccord sur la politique de l’organisme de réglementation, lequel a décidé, dans le cas de délinquants sexuels, d’accorder plus de poids à la nature conditionnelle du parrainage qu’au principe de la réunification des familles. Or, le contrôle de la validité ne demande pas l’examen du bien‑fondé du texte législatif subordonné.
[33] Il faut rappeler que l’interdiction de parrainage n’est pas non plus définitive. Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, l’interdiction de parrainage n’empêche pas la réunification des familles. Elle est temporaire, et non arbitraire. Comme il a été mentionné plus haut, elle est directement liée à la peine du demandeur et prendra fin cinq ans après la fin de cette peine, ou dès que le demandeur est réhabilité : RIPR, aux para 133(2) et 156(2).
[34] En l’espèce, le conjoint du demandeur dispose également d’autres voies d’immigration. Par exemple, il est actuellement titulaire d’un permis de travail lié à son employeur qu’il pourrait faire renouveler. De plus, il a demandé que sa demande de résidence permanente soit évaluée en fonction de motifs d’ordre humanitaire. L’issue de cette démarche n’est pas connue à l’heure actuelle.
[35] Bien que ces options ne soient pas celles que préfère le couple, elles constituent néanmoins d’autres voies d’immigration. Le fait qu’une autre voie d’immigration au Canada ne soit pas facile ou privilégiée n’est pas un argument justifiant l’invalidation du règlement au motif que le pouvoir réglementaire aurait été outrepassé.
[36] Comme l’a observé le défendeur, il n’y a pas de droit automatique d’immigrer au Canada ni de droit automatique de parrainer un étranger. La capacité d’immigrer et de parrainer est conférée « sous réserve des règlements »
: LIPR, para 13(1).
[37] Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
[38] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5712-24
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
-
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
-
Aucune question d’importance générale n’est certifiée.
« Angela Furlanetto »
Juge
Traduction certifiée conforme
Elisabeth Ross, jurilinguiste principale
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-5712-24 |
INTITULÉ : |
M.H. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Vancouver (Colombie-Britannique) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 13 MARS 2025 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE FURLANETTO |
DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS : |
LE 17 JUILLET 2025 |
COMPARUTIONS :
A. Connie Campbell |
POUR LE DEMANDEUR |
Philippe Alma |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Edelmann & Co Law Offices Avocats Vancouver (Colombie-Britannique) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Vancouver (Colombie-Britannique) |
POUR LE DÉFENDEUR |