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Date : 20070201

Dossier : T-1427-06

Référence : 2007 CF 114

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 1er février 2007

En présence de madame la protonotaire Milczynski

 

ENTRE :

JAZZ AIR LP

demanderesse

et

 

ADMINISTRATION PORTUAIRE DE TORONTO

défenderesse

 

et

 

CITY CENTRE AVIATION LTD., REGCO

 HOLDINGS INC., PORTER AIRLINES INC.

et ROBERT J. DELUCE

intervenants

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Résumé

  • [1] La demanderesse, Jazz Air LP (« Jazz »), a présenté le 9 mars 2006 une demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-431-06 (demande no 1). Après une série de requêtes de nature procédurale, il a été ordonné que la demande no 1 soit convertie en action. Cette ordonnance a été confirmée en appel, mais au lieu d’interjeter appel ou de convertir la demande no 1 en action, Jazz a abandonné la demande no 1 le 8 août 2006 et introduit la présente instance, la demande no 2.

 

  • [2] La défenderesse, l’Administration portuaire de Toronto (l’« APT »), et les intervenants, City Centre Aviation Ltd, Regco Holdings Inc., Porter Airlines Inc. et Robert J. Deluce (les « parties Porter »), ont présenté chacun une requête en vue d’obtenir une ordonnance radiant l’avis de demande dans la demande no 2 et rejetant la demande au motif qu’elle constitue un abus de procédure. L’APT et les parties Porter soutiennent subsidiairement que la demande devrait être rejetée au motif qu’elle est prescrite.

 

  • [3] Je suis d’accord que la demande doit être rejetée. Même si une partie peut mettre fin à une instance et en introduire une nouvelle à propos du même objet lorsqu’aucune décision n’a été rendue dans la première instance, elle peut être empêchée de le faire si la Cour estime que de telles actions constituent de l’abus. À cet égard, j’estime que Jazz a opté pour ce type de recours parce qu’elle n’a pas aimé les règles procédurales établies dans la demande no 1, qui lui imposaient d’instruire l’affaire par voie d’action plutôt que par le biais d’une demande de contrôle judiciaire. Toutes les questions soulevées par la demande no 2 auraient pu être tranchées par le règlement de la demande no 1, qui selon la Cour convenait mieux à un procès, mais Jazz voulait éviter la procédure prévue dans le cas d’un procès.

 

  • [4] En l’espèce, Jazz a pris une décision stratégique et un risque calculé en abandonnant sa demande no 1 et en déposant sa demande no 2. La demande no 2 est une version simplifiée de la demande no 1. Elle est rédigée sans les allégations de conspiration criminelle ou de violation de la Loi sur la concurrence, mais elle est loin d’être simplifiée ou appropriée pour une instruction par voie de demande de contrôle judiciaire; la demande no 2 contient les mêmes allégations que la demande no 1, décrit le même différend commercial entre Jazz et l’APT concernant l’Aéroport du centre-ville de Toronto, et met en jeu la longue relation historique entre l’APT et Jazz, et les négociations plus récentes entre l’APT et les parties Porter. Jazz aurait pu se contenter de simplifier ses allégations dans sa déclaration liée à la conversion de la demande no 1 en action.

 

  • [5] Les questions soulevées dans la demande no 2 sont les mêmes que celles soulevées dans la demande no 1 et elles sont subordonnées à ces dernières. La demande no 2 ne vise aucune nouvelle décision; on ne fait que réitérer les décisions antérieures visées par la demande no 1, peut-être avec plus de détails factuels obtenus par Jazz grâce au passage du temps et aux discussions ou divulgations continues. Ces nouveaux détails comporteraient une « nouvelle décision » datée du 26 juillet 2006, sur laquelle s’appuie Jazz pour déposer sa demande no 2. Pourtant, la « décision » du 26 juillet ne constitue qu’un exemple de la série de confirmations de la position de l’APT qui n’a jamais changé.

 

  • [6] Au mieux, on pourrait dire que la correspondance du 26 juillet 2006 a fourni une réponse additionnelle à la menace de la part de Jazz d’annoncer de manière unilatérale et plutôt audacieuse son abandon des vols à partir de l’Aéroport du centre-ville de Toronto sans un accord d’exploitation de transporteur commercial, sans parler du fait que Jazz savait, depuis février 2006, qu’elle devait signer un nouvel accord d’exploitation de transporteur commercial avec l’APT avant de pouvoir obtenir la location de locaux, reprendre les vols ou exploiter tout service régulier de transport aérien de passagers à l’Aéroport du centre-ville de Toronto.

 

  • [7] Jazz demande à ne pas être privée d’un jugement et affirme qu’accueillir les requêtes déposées par l’APT et les parties Porter équivaudrait à priver Jazz de toute possibilité de demander le contrôle judiciaire des actions de l’APT et d’obtenir un jugement quant à la question de savoir si l’APT a outrepassé ou non les pouvoirs qui lui ont été conférés par la loi. Jazz affirme qu’elle sera mise sur la touche si les requêtes sont accueillies. C’est possible, mais ce serait là la conséquence de ses propres actions – qui ne sont pas celles d’un plaideur malheureux et inexpérimenté, mais d’un plaideur ayant pris une décision stratégique étudiée – et Jazz se serait elle-même mise sur la touche.

 

  • [8] Pour les motifs énoncés plus loin, j’estime que la stratégie de Jazz d’abandonner la demande no 1 et d’introduire la demande no 2 avait pour but de se soustraire aux ordonnances rendues par la Cour dans la demande no 1 concernant la procédure à suivre pour l’instruction des questions en jeu devant la Cour. Par conséquent, ses actions constituent un abus minant l’intégrité de l’administration de la justice, un gaspillage des ressources judiciaires et un fardeau pour l’APT et les parties Porter, qui justifient le rejet de sa demande à cette étape de la procédure.

 

Poursuites intentées par Jazz

  • [9] La demande no 2 est en fait la troisième d’une série de poursuites intentées par Jazz contre l’APT en lien avec la question de savoir si Jazz peut exploiter un service régulier de transport aérien de passagers, et sous quelles conditions, à partir de l’Aéroport du centre-ville de Toronto. Le 23 février 2006, la première de ces poursuites a été déposée sous forme d’une action devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Dans cette action, qui demeure en cours, Jazz cherche à obtenir des dommages-intérêts de l’APT et des parties Porter pour le préjudice allégué découlant de la résiliation de son bail à l’Aéroport du centre-ville de Toronto, de la conspiration alléguée entre l’APT et les parties Porter et de la violation de la Loi sur la concurrence, et de l’insistance de l’APT pour que Jazz signe un nouvel accord d’exploitation de transporteur commercial comme condition à la poursuite de ses activités à l’Aéroport du centre-ville de Toronto, accord qui selon les allégations de Jazz est exagérément restrictif.

 

  • [10] Dans le cadre de son action devant la Cour de l’Ontario, Jazz a déposé une requête en vue d’obtenir une injonction interdisant à l’une des parties Porter (City Centre Aviation Ltd.) de mettre fin à son bail avec Jazz à l’Aéroport du centre-ville de Toronto, et interdisant à toutes les parties Porter de signer des ententes avec l’APT ou d’agir en vertu d’ententes avec l’APT qui selon les allégations de Jazz étaient contraires à la Loi sur la concurrence.

 

  • [11] La requête a été entendue d’urgence par le juge Spence le 27 février 2006 et rejetée sommairement, avec dépens.

 

  • [12] Peu de temps après, le 9 mars 2007, Jazz a déposé sa demande no 1 à la Cour fédérale en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de certaines actions et décisions de l’APT relativement à l’exploitation de l’Aéroport du centre-ville de Toronto, à l’accord d’exploitation de transporteur commercial proposé par l’APT à Jazz et aux ententes de l’APT avec les parties Porter. Un certain nombre de requêtes interlocutoires et de réunions de gestion de l’instance ont suivi concernant diverses questions de nature procédurale, y compris l’intervention des parties Porter, l’accélération ou non de l’audition de la demande, l’état du « dossier » de l’APT pour les besoins des articles 317 et 318 des Règles des Cours fédérales, et enfin, la requête présentée par les parties Porter pour convertir la demande en action – accueillie le 6 juin 2006 (l’ordonnance de conversion), et confirmée en appel le 20 juillet 2006.

 

  • [13] L’ordonnance de conversion exigeait que Jazz dépose sa déclaration dans les vingt jours suivant l’ordonnance. Bien que l’avocat de Jazz ait entrepris de fournir rapidement sa plaidoirie après le rejet de l’appel, elle n’a jamais été signifiée ni déposée. En lieu et place, le 8 août 2006, Jazz a abandonné sa demande no 1 et, le même jour, a déposé sa demande no 2, désignant uniquement l’APT à titre de partie.

 

  • [14] Jazz a présenté sa demande no 2 sous une forme semblable à une ébauche d’un avis de demande qu’elle avait proposée pour dépôt en tant que demande no 1 modifiée, en guise de solution de rechange à la conversion de la demande no 1 en une action, quand elle a défendu le bien-fondé de son appel. Le juge Rouleau a refusé de tenir compte de la demande modifiée en appel, puisqu’elle ne faisait pas partie de la requête en conversion.

 

  • [15] Quoi qu’il en soit, c’est sans surprise, comme dans le cas de la demande no 1, que les parties Porter ont immédiatement présenté une requête dans le cadre de la demande no 2 afin d’obtenir une ordonnance pour être ajoutées à titre d’intervenantes. La requête a été vigoureusement contestée par Jazz, mais accueillie le 6 septembre 2006.

 

Contenu des demandes

  • [16] La demande no 2 vise le contrôle judiciaire des décisions de l’APT :

 

  • (i) obligeant Jazz à respecter les conditions d’un accord d’exploitation de transporteur commercial prétendument [traduction] « arbitraire, discriminatoire et exceptionnellement restrictif »;

  • (ii) censées mettre fin à l’accord d’exploitation de transporteur commercial existant avec Jazz, en date du 31 août 2006;

  • (iii) refusant de fournir son consentement à une sous-location négociée par Jazz avec Stolport Corporation (« Stolport »).

 

  • [17] Jazz affirme que la demande no 2 concerne la compétence de l’APT en vertu de la Loi maritime du Canada et la question de savoir si elle [traduction] « s’est lié les mains » ou si elle s’est soustraite à ses obligations aux termes de la Loi quand elle a signé des ententes pour l’Aéroport du centre-ville de Toronto selon des conditions favorables aux parties Porter, et ayant pour effet de restreindre la capacité de Jazz de maintenir ses activités à l’Aéroport du centre-ville de Toronto, en ce qui concerne le nombre de créneaux de décollage et d’atterrissage et de routes depuis et vers l’Aéroport du centre-ville de Toronto.

 

  • [18] Toutefois, la demande no 1 faisait elle aussi référence à la question de savoir si l’APT avait outrepassé sa compétence en vertu de la Loi maritime du Canada et demandait la révision des questions suivantes :

 

  • (i) l’obligation que Jazz respecte les conditions d’un accord d’exploitation de transporteur commercial proposé par l’APT à Jazz, accord supposément [traduction] « extrêmement arbitraire et excessivement restrictif » et « discriminatoire »;

  • (ii) la résiliation du droit d’accès de Jazz à l’Aéroport du centre-ville de Toronto à partir du 31 août 2006, à moins que Jazz n’accepte l’accord d’exploitation de transporteur commercial proposé;

  • (iii) le refus par l’APT de louer à Jazz, ou de mettre à sa disposition, des installations pour aéronefs de passagers;

  • (iv) le refus par l’APT d’approuver toute entente de sous-location convenue par Jazz avec Stolport sans la signature par Jazz de l’accord d’exploitation de transporteur commercial proposé;

  • (v) les ententes entre l’APT et les parties Porter pour l’Aéroport du centre-ville de Toronto selon des conditions favorables aux parties Porter, ententes ayant supposément pour effet de restreindre l’accès de Jazz à l’Aéroport du centre-ville de Toronto et sa capacité à maintenir ses activités, en ce qui concerne les créneaux et les destinations ou routes.

 

  • [19] Dans sa demande no 2, Jazz demande la révision de la décision de l’APT de mettre fin à l’accord existant d’exploitation de transporteur commercial de Jazz, à partir du 31 août 2006. La demande no 1 était libellée quelque peu différemment. Jazz demandait la révision de la décision de l’APT menaçant de mettre fin à l’accès de Jazz à l’Aéroport du centre-ville de Toronto à partir du 31 août 2006. Dans sa demande no 1 et sa demande no 2, Jazz s’appuie sur la lettre de Lisa Raitt datée du 28 février 2006, dans laquelle elle disait ce qui suit :

[traduction] Nous souhaitons vous aviser que toute entente ou tout autre accord qui pourrait exister entre l’APT et New Jazz (ou l’un ou l’autre de ses prédécesseurs) prendra fin le 31 août 2006 (ou à toute date antérieure convenue) à moins qu’un accord d’exploitation de transporteur commercial mutuellement acceptable ne soit signé entre New Jazz et l’APT à cette date ou avant cette date.

 

  • [20] Le même accord d’exploitation de transporteur commercial est visé par les demandes no 1 et no 2, et les revendications sont les mêmes – le nombre de créneaux, les limites concernant les routes pouvant être utilisées et la question de la compétence de l’APT aux termes de la Loi maritime du Canada en ce qui a trait aux conditions de l’accord. Cet accord d’exploitation de transporteur commercial a été envoyé pour la première fois à Jazz en février 2006, et la position de l’APT a été simplement réitérée dans sa correspondance du 26 juillet 2006. Quelle que soit l’offre de conciliation faite par l’APT qui s’écartait des conditions de l’accord d’exploitation de transporteur commercial proposé, elle a été faite sans préjudice afin de permettre à Jazz d’avoir un certain accès à l’Aéroport du centre-ville de Toronto, en attendant le jugement quant à la demande no 1. L’APT était prête à permettre à Jazz de voler à partir de l’Aéroport du centre-ville de Toronto après le 31 août 2006, mais uniquement si elle acceptait entre-temps d’être liée par les conditions du nouvel accord d’exploitation de transporteur commercial proposé, jusqu’à ce qu’un nouvel accord soit signé et exécuté. Cette information a été communiquée à Jazz en mai et en juin 2006.

 

  • [21] En ce qui concerne l’entente de sous-location négociée par Jazz avec Stolport, il est clair que dans les demandes no 1 et no 2, la revendication tient au fait que l’APT refuserait de façon inappropriée de consentir à toute entente de sous-location négociée par Jazz à moins que Jazz ne signe un accord d’exploitation de transporteur commercial. Comme on l’a souligné dans l’ordonnance de conversion, Stolport était au courant de cette condition et a refusé de traiter avec Jazz, à moins qu’elle ne signe un accord d’exploitation de transporteur commercial avec l’APT. Jazz savait depuis février 2006 qu’elle avait jusqu’au 31 août de la même année pour conclure un nouvel accord d’exploitation de transporteur commercial, faute de quoi elle ne pourrait maintenir ses activités à l’Aéroport du centre-ville de Toronto, et que le consentement de l’APT à toute entente de sous-location négociée par Jazz était conditionnel au fait que Jazz signe un nouvel accord d’exploitation de transporteur commercial.

 

  • [22] Néanmoins, sans tenir compte de ce qui précède et en sachant que l’accord d’exploitation existant prenait fin le 31 août, Jazz a publié un communiqué le 6 juillet 2006, quelques jours après l’ordonnance de conversion, et organisé une conférence de presse durant laquelle elle a annoncé qu’elle reprenait ses vols à partir de l’Aéroport du centre-ville de Toronto à compter du 28 août 2006. Elle a vendu des billets aux gens pour ces vols (et continué de vendre des billets jusqu’à ce que le Bureau de la concurrence lui ordonne de cesser de le faire pour publicité trompeuse).

 

  • [23] L’APT a immédiatement écrit à Jazz le 6 juillet :

[traduction] Nous vous avons clairement informé que nous ne permettrons pas à Jazz d’utiliser l’Aéroport du centre-ville de Toronto ou ses installations si Jazz ne signe pas d’abord un accord d’exploitation de transporteur commercial avec l’APT. [...] En février 2006, l’APT a offert à Jazz d’utiliser l’Aéroport du centre-ville de Toronto et ses installations selon des conditions que l’APT juge nécessaires pour remplir son mandat d’exploiter l’Aéroport du centre-ville de Toronto comme un aéroport financièrement rentable et autonome. Jazz a refusé notre offre et, depuis, nous négocions de bonne foi avec Jazz. Malgré cela, Jazz a engagé un procès contre l’APT et d’autres parties devant la Cour supérieure de l’Ontario et la Cour fédérale du Canada, contestant notamment le bien-fondé des conditions proposées offertes à Jazz pour l’utilisation de l’Aéroport du centre-ville de Toronto.

 

 

  • [24] Dans une lettre datée du 26 juillet 2006, l’APT a réitéré sa position communiquée en février 2006 :

[traduction] Nous vous avons, à maintes reprises, informé que nous ne permettrons pas à Jazz d’opérer à partir de l’Aéroport du centre-ville de Toronto tant qu’elle n’aurait pas signé un contrat avec nous. [...] Sans un tel accord avec l’APT, Jazz ne sera pas autorisée à accéder à l’Aéroport du centre-ville de Toronto ou à utiliser ses installations.

 

 

  • [25] Loin de contenir une nouvelle décision ou un nouveau pouvoir discrétionnaire, la lettre du 26 juillet 2006 montre que la position de l’APT n’avait pas changé depuis la lettre envoyée en février 2006, et que l’objet de la demande no 1 est le même que celui de la demande no 2.

 

Abus de procédure

  • [26] Concernant la présente requête, il faut décider si le fait que Jazz ait déposé sa demande no 2 au lieu de convertir sa demande no 1 en action constitue un abus de procédure, et dans l’affirmative, si la Cour devrait rejeter la demande pour ces motifs.

 

  • [27] Pour décider si les actions d’une partie constituent un abus de procédure, il faut examiner les faits et les circonstances connexes, et y aller cas par cas. En outre, même si un abus est constaté, la Cour a le pouvoir discrétionnaire d’autoriser l’instruction de l’affaire. La Cour fédérale a appliqué la doctrine de l’abus de procédure :

 

  • - pour empêcher une utilisation abusive de ses procédures d’une manière qui, bien qu’elle ne soit pas incohérente avec l’application littérale de ses règles de procédure, serait manifestement injuste envers une partie ou, autrement, aurait pour effet de jeter le discrédit sur l’administration de la justice;

  • - pour défaut de se conformer à des ordonnances de la Cour, y compris à des ordonnances de gestion des instances, ou pour empêcher le recours aux procédures de la Cour à des fins non appropriées;

  • - pour assurer le caractère définitif des instances et éviter les instances répétitives, les risques de résultats contradictoires et les procédures non décisives;

  • - pour empêcher les tentatives répétées pour faire trancher essentiellement le même litige en désignant les parties sous des noms légèrement différents ou en agissant en diverses qualités et en invoquant des dispositions législatives légèrement différentes quand les tentatives antérieures ont échoué;

  • - pour empêcher la remise en litige d’une action ou d’une procédure fondée sur les mêmes faits que ceux d’une instance jugée précédemment, en utilisant un fondement juridique différent;

  • - pour empêcher un gaspillage de temps et de ressources, pour la partie opposée et pour l’administration de la justice;

  • - pour empêcher un plaideur de modifier constamment sa stratégie de poursuite.

 

  (Voir : Sauvé c. Canada, [2002] A.C.F. no 1001 (CFPI); Bernath c. Canada, [2005] A.C.F. no 1496 (CFPI); Black c. Creditors of The Estate Nsc Diesel Power Inc., [2000] A.C.F. no 725 (CFPI), conf. par [2003] F.C.J. 1071 (C.A.); Shilling v. Canada (2004), 248 D.L.R. (4th) 1 (CAF))

 

  • [28] Dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] A.C.S. no 64, 2003 CSC 63, la juge Arbour a fait état des principes appuyant la doctrine de l’abus de procédure :

[…] les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice.

  ***

Dans tous ses cas d’application, la doctrine de l’abus de procédure vise essentiellement à préserver l’intégrité de la fonction judiciaire. Qu’elle ait pour effet de priver le ministère public du droit de continuer la poursuite à cause de délais inacceptables [...], ou d’empêcher une partie civile de faire appel aux tribunaux à mauvais escient [...], l’accent est mis davantage sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire comme fonction de l’administration de la justice que sur l’intérêt des parties.

 

 

  • [29] En l’espèce, la Cour a ordonné à Jazz de convertir sa demande no 1 en action. Au lieu de se conformer à cette ordonnance, Jazz a abandonné sa demande no 1 et a déposé une deuxième demande de contrôle judiciaire qui était essentiellement la même que la première. Jazz a ainsi agi, informant la Cour qu’il s’agissait là d’une décision stratégique, mais a humblement affirmé à l’audition de la présente requête qu’elle tentait en effet de se conformer à l’esprit des décisions interlocutoires précédentes en vue de simplifier la demande. Toutefois, cette tactique avait déjà été tentée devant le juge Rouleau dans l’appel contre l’ordonnance de conversion, lorsque Jazz a proposé de déposer une demande no 1 révisée, sans tenir compte du fondement de l’ordonnance de conversion.

 

  • [30] Dans la décision Sauvé, le demandeur a omis de se conformer à une ordonnance concernant la gestion de l’instance. L’affaire a été rejetée pour cause de retard et le rejet a été confirmé en appel. Lorsque le demandeur a cherché à instituer de nouveau une action qui n’était que le reflet d’une autre, le juge Lemieux a rejeté sa demande pour abus de procédure, affirmant aux paragraphes 22 et 23 :

 

Je suis également d’accord avec l’observation de l’avocat de la défenderesse selon laquelle, si l’on tient compte des circonstances de cette affaire, en permettant au demandeur d’instituer une deuxième action qui, en fait, n’est que le simple reflet de sa première action, cela tournerait en dérision les Règles de la gestion de l’instance.

 

Les juges responsables de la gestion de l’instance prononcent une multitude d’ordonnances afin d’assurer la progression de l’action de façon ordonnée. Permettre à un demandeur de ne pas tenir compte de telles ordonnances, lui accordant la liberté de tout simplement instituer de nouveau une action qui ne serait que le reflet d’une autre, serait contraire au but de ces règles.

 

 

  • [31] Jazz a, de façon semblable, fait fi des ordonnances sur la gestion de l’instance dans la demande no 1 en portant la même cause devant la Cour sous la forme de la demande no 2 :

 

  • (i) il s’agit du même différend commercial entre les mêmes parties;

  • (ii) Jazz a déposé sa demande no 2 sans désigner les parties Porter, entraînant par le fait même la présentation de la même requête pour que les parties Porter soient ajoutées, avec le même résultat;

  • (iii) les décisions qu’elle souhaite faire examiner dans la demande no 2 sont les mêmes que dans la demande no 1;

  • (iv) les éléments de preuve déposés dans la demande no 2 sont le reflet de ceux déposés dans la demande no 1 – les mêmes déposants font pratiquement les mêmes déclarations de fait et d’opinion;

  • (v) le dossier de l’APT à déposer serait le même dans la demande no 2 que dans la demande no 1, concernant environ seize ans de négociations commerciales entre les parties;

  • (vi) en outre, les comparutions en Cour et les documents déposés auprès de la Cour dans la demande no 1 ont été ou seront répétés dans la demande no 2, y compris une requête pour convertir la demande en action;

  • (vii) les mêmes intérêts sont en jeu, et les mêmes questions de crédibilité et questions juridiques doivent être tranchées pour la demande no 1 et la demande no 2.

 

  • [32] Jazz aurait pu faire valoir ses arguments et faire instruire l’affaire sur le fond par l’entremise de sa demande no 1. Grâce au dépôt de sa déclaration en vertu de l’ordonnance de conversion, elle aurait pu simplifier les questions en litige comme elle prétend le faire dans la demande no 2, en retirant les allégations d’une conspiration criminelle et d’une violation de la Loi sur la concurrence. La seule conclusion raisonnable à tirer de l’abandon par Jazz de sa demande no 1 et du dépôt de sa demande no 2 est qu’elle a agi ainsi pour des raisons stratégiques. Jazz ne voulait pas poursuivre son affaire par voie d’action et par un procès. Elle a cherché à éviter et à contourner l’ordonnance de conversion, par laquelle la Cour a estimé qu’il serait préférable de trancher les questions en litige, qui sont les mêmes dans la demande no 2 que dans la demande no 1, dans le cadre d’un procès, lequel offrait de plus grands avantages de nature procédurale grâce aux productions de documents et aux interrogatoires préalables des parties.

 

  • [33] Cette façon de faire n’est pas appropriée et mine l’intégrité de la justice. Elle constitue un gaspillage des ressources judiciaires et des ressources de l’APT et des parties Porter. L’APT et les parties Porter ont consacré des ressources considérables pour se défendre dans les trois poursuites intentées par Jazz et dans la demande no 1, et ont vu leur requête de conversion accueillie dans le but de préserver les garanties procédurales et les avantages d’un procès. Quant à savoir si la Cour devrait ou non exercer son pouvoir discrétionnaire pour autoriser la poursuite de l’instance, il m’est impossible de dire que ce pouvoir discrétionnaire devrait être exercé en faveur de Jazz. Jazz a déposé des requêtes, ou s’y est opposée, inutilement, et il y a eu dédoublement de procédures interlocutoires. Jazz est à l’origine de circonstances qui ont obligé les autres parties à réagir, parfois d’une manière urgente, et elle a introduit et abandonné, ou délaissé, des instances en tirant avantage de la procédure de la Cour à d’autres fins accessoires, dans l’espoir de pouvoir se réinstaller à l’Aéroport du centre-ville de Toronto. Jazz a cherché, par une stratégie délibérée et réfléchie, à se soustraire aux ordonnances de la Cour concernant le meilleur moyen de mener à terme la présente affaire. Dans les circonstances, il convient d’accueillir les requêtes en radiation de l’APT et des parties Porter au motif qu’une telle stratégie ne doit pas être approuvée. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de se demander si la demande no 2 est prescrite.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

 

1.  L’avis de demande est radié sans autorisation de le modifier et la demande est rejetée.

 

2.  Dans l’éventualité où les parties ne pourraient s’entendre sur les dépens, la question des dépens relatifs à la présente requête sera entendue à l’occasion d’une séance spéciale à une date et à un moment à déterminer.

 

« Martha Milczynski »

Protonotaire

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-1427-06

 

INTITULÉ :  JAZZ AIR LP c. ADMINISTRATION PORTUAIRE DE TORONTO ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :  14 et 15 DÉCEMBRE 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LA PROTONOTAIRE MILCZYNSKI

 

DATE DES MOTIFS :  1er FÉVRIER 2007

 

COMPARUTIONS :

 

Earl Cherniak  POUR LA DEMANDERESSE

Peter Jervis

Brian Radnoff

Gillian T. Hnatiw

 

David Scott  POUR LA DÉFENDERESSE

Freya Kristjanson

Colleen M. Shannon

 

Robert Armstrong  POUR LES INTERVENANTS

Orestes Pasparakis

Susan Rothfels

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lerners LLP  POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L.  POUR LA DÉFENDERESSE

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Ogilvy Renault s.e.n.c.r.l.  POUR LES INTERVENANTS

Avocats

Toronto (Ontario)

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