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Date : 20070301

Dossier : IMM-802-07

Référence : 2007 CF 238

 

ENTRE :

HUSSEIN JILAOW

 

demandeur

et

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

 

LE JUGE HARRINGTON

 

 

[1]               Hussein Jilaow est un homme dangereux. Il provient d’un endroit dangereux, la Somalie, et c’est là qu’il devrait retourner. Des difficultés logistiques ont toutefois surgies, à tel point que j’ai sursis à l’exécution de son renvoi.

 

[2]               M. Jilaow a obtenu le statut de réfugié au Canada en 1995. Toutefois, son droit de demeurer au Canada n’est pas illimité. L’article 115 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) permet de renvoyer une personne dans un pays où elle risque la persécution s’il y a interdiction de territoire pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada. La déléguée du ministre a effectivement exprimé cet avis, que M. Jilaow accepte.

 

[3]               Il faut toutefois interpréter la LIPR de façon atténuée pour se conformer à notre Charte des droits et libertés, et plus particulièrement à l’article 7, qui dispose : « Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale ».

 

[4]               La déléguée était donc appelée à évaluer le danger que représenterait M. Jilaow pour le public canadien s’il demeurait au Canada par rapport aux risques auxquels il serait exposé s’il devait retourner en Somalie (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3). M. Jilaow a interprété la décision du ministre comme signifiant que les risques auxquels il serait exposé étaient acceptables s’il devait retourner dans le nord de la Somalie, mais comme inacceptables s’il retournait dans le sud. L’agent d’exécution a d’abord établi un itinéraire de vols qui prévoyait l’arrivée de M. Jilaow par avion dans le nord de la Somalie. Il a par la suite modifié cet itinéraire pour prévoir l’arrivée de M. Jilaow par avion à Mogadiscio, dans le sud. M. Jilaow a réagi sans tarder en présentant une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision, de même qu’une requête en sursis à l’exécution de son renvoi dans l’intervalle.

 

[5]               L’agent d’exécution a modifié l’itinéraire après avoir été informé par les autorités canadiennes que le point d’entrée proposé, Berbera, se trouvait dans la République du Somaliland, qui a proclamé sa sécession et son indépendance, et que la permission d’accueillir M. Jilaow ne serait pas accordée parce qu’il est originaire du sud. La requête en sursis a été instruite d’urgence la veille de la date prévue de son renvoi. M. Jilaow soutenait essentiellement que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile entendait le renvoyer à Mogadiscio, un endroit qui, selon la déléguée du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, présentait un danger inacceptable. La Cour disposait de peu de temps pour réfléchir et pour prendre une décision avec sérénité. Elle a sursis à l’exécution du renvoi en précisant qu’elle communiquerait ses motifs plus tard. J’ai cru bon d’expliquer mon raisonnement, car les avocats ont informé la Cour qu’il n’y avait pas de précédents portant précisément sur cette question. Il faut toutefois se rappeler que, lorsqu’il est appelé à décider s’il y a lieu de faire droit à une requête en réparation interlocutoire, le juge saisi de la requête doit se fonder sur le bon sens et sur un examen extrêmement restreint du fond de l'affaire (RJR - MacDonald c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, au paragraphe 78).

 

AVIS DE LA DÉLÉGUÉE DU MINISTRE

[6]               L’avis de la déléguée constitue un excellent exemple d’exposé circonstancié et d’analyse convaincants. Je n’ai absolument aucun doute que M. Jilaow constitue une menace pour le public et qu’il ne mérite pas de rester au Canada. Bien qu’il ne conteste pas la conclusion qu’il est interdit de territoire pour grande criminalité et bien que l’avis de la déléguée suivant lequel il constitue un danger pour le public au Canada soit raisonnable, je crois qu’il est important de rappeler brièvement les antécédents criminels de M. Jilaow.

 

[7]               M. Jilaow est arrivé au Canada en 1994 à l’âge de 14 ans et il a obtenu le statut de réfugié peu de temps après. Il a commencé à accumuler les condamnations au criminel, en tant qu’adulte, à partir de 1999. Il a été impliqué dans plus d’une trentaine d’incidents et a été reconnu coupable à environ treize reprises. Bon nombre des délits pour lesquels il a été reconnu coupable impliquaient de la violence, notamment des voies de fait contre des policiers. Pendant sa période d’incarcération, il a fallu lui mettre les fers aux pieds et l’asperger de poivre de Cayenne. Il a passé du temps en isolement solitaire. Il dissimule des armes sur lui. Il attaque les gens avec des couteaux à lame automatique.

 

[8]               En 2004, des policiers qui se trouvaient à bord d’une auto patrouille l’ont surpris en train de se battre avec quelqu’un. Lors de son arrestation, M. Jilaow s’est mordu la lèvre au sang. Il a ensuite craché sur les deux agents de police en leur disant : [traduction] « Je suis séropositif. Je vais vous donner le VIH ». Son attitude était telle qu’un juge de la Cour provinciale du Manitoba l’a condamné à une peine plus longue que celle que réclamait le procureur du ministère public. Sa violence s’est aggravée et tout porte à croire qu’elle continuera à empirer. La déléguée a donc de solides raisons de croire, en raison de ses récidives, que M. Jilaow ne s’est pas réadapté et qu’il n’a pas fait d’efforts sérieux pour s’établir au Canada.

 

ÉVALUATION DES RISQUES EN SOMALIE

[9]               La déléguée a poursuivi en examinant les risques auxquels M. Jilaow pourrait être exposé s’il était renvoyé en Somalie. Après avoir lu et relu son avis, je ne peux m’empêcher de conclure qu’on peut à juste titre penser que la déléguée a toujours présumé que M. Jilaow serait renvoyé dans le nord de la Somalie, et non dans le sud.

 

[10]           Bien que né à Mogadiscio, dans le sud, M. Jilaow appartient au clan Marehan, qui est davantage présent dans le nord. La déléguée a notamment cité le rapport de 2004 du Département d’État des États-Unis sur la situation des droits de la personne en Somalie, des documents d’avril 2005 de la Direction de l’immigration et de la nationalité du Home Office du Royaume‑Uni, ainsi que le rapport de 2004 du groupe sur les appels globaux des Nations Unies pour la Somalie.

 

[11]           Le rapport du Département d’État des États-Unis fait état de [traduction] « restrictions à la liberté de parole, de presse, de réunion, d’association, de religion et de mouvement » (non souligné dans l’original). On trouve notamment ce qui suit, dans le Rapport de situation de 2004 des Nations Unies : [traduction] « Il serait déraisonnable d’envoyer une personne ailleurs que dans une région de son pays où elle a des liens ethniques, tribaux, religieux et/ou culturels […] C’est également vrai dans le cas du Somaliland et du Puntland […] le critère déterminant pour définir le lieu d’origine d’une personne consiste à se demander où elle possède des liens claniques et familiaux effectifs et à se demander où elle peut compter sur une protection clanique […] le critère de la possibilité de refuge intérieur ne s’applique pas dans le cas de la Somalie ».

 

[12]           L’ancien ministre de la réconciliation, qui appartient au clan Marehan, s’est dit d’avis qu’il est trop difficile pour un Marehan de vivre à Mogadiscio car les membres de ce clan sont perçus comme riches et que bon nombre d’entre eux travaillaient pour l’ancien régime. Ce n’est évidemment pas le cas de M. Jilaow. Il a toutefois poursuivi en expliquant que [traduction] « tous les membres du clan Marehan seraient tenus responsables des souffrances infligées par le régime de Siad Barré et ils risquent de se faire tuer ». Il n’y aurait que deux cents membres du clan Marehan à Mogadiscio et ils ne réussissent à y vivre qu’en raison de mariages mixtes avec des clans forts. Un Marehan indépendant ne pourrait vivre à Mogadiscio en sécurité et y exploiter une entreprise.

 

[13]           Dans sa conclusion sur les risques, la déléguée a signalé que M. Jilaow avait quitté la Somalie un an à peine après la chute de l’ancien dictateur Siad Barré, de sorte qu’il ne présenterait aucun intérêt pour le gouvernement actuel :

 

[traduction] M. Jilaow appartient au clan Marehan. Bien qu’il soit dangereux pour les membres de ce clan de retourner à Mogadiscio, le plus grand nombre de ceux qui sont retournés à Mogadiscio l’ont fait principalement en raison des perspectives économiques qu’ils espéraient y trouver. La partie nord de la Somalie, qui comprend le Somaliland et le Puntland, demeure la région la plus sûre de la Somalie. À Hargeisa, les rapatriés ont tendance à se regrouper en fonction de leurs origines ethniques. Parmi ces groupes, il y a notamment lieu de noter le clan Marehan, dont M. Jilaow fait partie. Il vaudrait beaucoup mieux pour lui de retourner à Hargeisa qu’à Mogadiscio. Même s’ils n’ont sont pas prospères selon les normes canadiennes, ils sont relativement en sécurité, d’après les renseignements contenus dans les dossiers.

 

CRITÈRE EN MATIÈRE DE SURSIS

[14]           Ainsi qu’il a été précisé, notamment dans les arrêts Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 N.R. 302 (CAF) et RJR - MacDonald, précité, le critère applicable en matière de sursis provisoire est un critère conjonctif à trois volets. Il doit y avoir une question sérieuse au principal, il doit exister un risque de préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients doit favoriser M. Jilaow.

 

Question sérieuse

[15]           Le défendeur souligne que la déléguée a conclu ce qui suit : [traduction] « Je suis d’avis que les intérêts de la société canadienne l’emportent sur la présence de M. Jilaow au Canada et sur les risques minimes auxquels il pourrait être exposé s’il retournait en Somalie ». La déléguée n’a pas limité spécifiquement le retour de M. Jilaow au nord de la Somalie. L’arrêt RJR – MacDonald, précité, nous enseigne toutefois qu’une question sérieuse n’est pas frivole. Il n’est certainement pas frivole de soutenir qu’il ressort de l’ensemble de l’avis de la déléguée que celle-ci a tenu pour acquis que M. Jilaow serait renvoyé dans le nord. D’ailleurs, son itinéraire initial prévoyait son retour dans le nord. Je suis convaincu que le demandeur satisfait à ce premier volet du critère.

 

Préjudice irréparable

[16]           Dans le cas qui nous occupe, la possibilité de préjudice irréparable est inextricablement liée à celle de la question sérieuse. Il existe certainement une réelle possibilité, de l’avis même de la déléguée, que M. Jilaow soit exposé à un risque inacceptable de préjudice irréparable s’il retourne à Mogadiscio.

 

[17]           En réponse, le ministre affirme qu’il n’y a rien qui empêche M. Jilaow, à son arrivée à l’aéroport, de se diriger immédiatement vers le nord. Ce sont là des spéculations qui ne sont pas étayées sur les renseignements contenus au dossier, d’autant plus que les rapports du Département d’État des États-Unis signalent des restrictions à la liberté de circulation.

 

[18]           On a fait valoir que M. Jilaow ne se présente pas devant la Cour sans avoir rien à se reprocher. C’est bien vrai, mais je doute que, parmi les personnes qui sont sous le coup d’une mesure de renvoi, beaucoup n’aient rien à se reprocher, ce qui ne justifie cependant pas de les envoyer à un endroit où leur intégrité physique serait menacée.

 

[19]           Je conclus qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve au sujet des risques de préjudice irréparable pour satisfaire au deuxième volet du critère.

 

Prépondérance des inconvénients

[20]           Ainsi qu’il a été noté dans l’arrêt RJR-MacDonald, précité, le juge Beetz a expliqué, dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, au paragraphe 35, que le critère de la prépondérance des inconvénients « consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond ».

 

[21]           Il ne s’agit pas d’un cas qui porte exclusivement sur le devoir du ministre et l’intérêt du public en ce qui concerne l’application de la loi. L’article 48 de la LIPR prévoit que les indésirables doivent quitter le territoire du Canada dès que les circonstances le permettent. Dans le cas qui nous occupe, M. Jilaow constitue un danger pour la population canadienne. Il fait partie d’un gang violent de Winnipeg, à tel point qu’il a fallu prendre des précautions spéciales pour le faire sortir de cette ville. Il est toutefois en prison. On m’informe que, s’il purge sa peine actuelle jusqu’au bout, il sera incarcéré jusqu’en août. La LIPR est par ailleurs assortie de mécanismes permettant de le garder en prison par la suite, si l’affaire traîne. Je dois donc également donner gain de cause à M. Jilaow sur ce point.

 

OBSERVATIONS FINALES

[22]           Depuis que le sursis a été ordonné, le 27 février, et depuis que j’ai rédigé la première version des présents motifs, le juge Kelen a rendu sa décision dans l’affaire Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 229. Il s’agissait du contrôle judiciaire d’un avis de danger formulé en vertu de l’alinéa 115(2)b) de la LIPR. Outre l’arrêt Suresh, précité, qu’il mentionne au paragraphe 18, le juge Kelen souligne que l’alinéa 3(3)f) de la Loi prévoit que celle-ci doit être interprétée conformément aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire. Se fondant sur l’arrêt De Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, de la Cour d’appel fédérale, et sur la Convention sur les réfugiés, auquel le Canada a adhéré, le juge Kelen explique que l’article 115 doit être interprété de manière à ce que le Canada n’expulse ou ne renvoie pas un réfugié « dont la vie ou la liberté seraient menacées » pour un des motifs prévus par la Convention.

 

[23]           L’agent d’exécution a modifié l’itinéraire des vols sur la foi de renseignements communiqués par un enquêteur de l’immigration de l’ambassade du Canada à Dubai suivant lesquels comme le Somaliland, où se trouvent Hargeisa et Berbera, a proclamé son indépendance, M. Jilaow ne serait pas autorisé à s’y rendre puisqu’il est originaire du sud. Dans les courriels annexés à l’affidavit de l’agent d’exécution qui ont été échangés, il n’est cependant pas mentionné que M. Jilaow appartient au clan Marehan. Est-ce que cela change quelque chose?

 

[24]           Il existe d’autres moyens de faire passer M. Jilaow au nord. Est-il possible d’obtenir un laissez-passer de l’Éthiopie ou de Djibouti, deux pays voisins? Pendant que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est en instance, on devrait envisager d’autres solutions en vue de faire sortir M. Jilaow légalement du Canada.

 

 

 

 

« Sean Harrington »

 

Juge

 

 

Ottawa (Ontario)

Le 1er mars 2007

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                              IMM-802-07

 

INTITULÉ :                                             HUSSAIN JILAOW c.

                                                                  MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

                                                                  ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     LE 27 FÉVRIER 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :        LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                            LE 1ER MARS 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Matas

 

POUR LE DEMANDEUR

Jessica Cogan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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