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Date : 20070308

Dossier :  IMM‑2943‑06

Référence : 2007 CF 270

Ottawa (Ontario), le 8 mars 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

FANG CHEN

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, Fang Chen, a déposé cette demande de contrôle judiciaire pour faire annuler une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), qui a rejeté sa demande d’asile. M. Chen avait demandé l’asile au Canada en alléguant une persécution religieuse en Chine, mais la Commission l’a jugé non crédible et a rejeté sa demande.

 

Les faits

[2]               M. Chen est arrivé au Canada, depuis la Chine, au début de 2004, pour étudier au collège George Brown, à Toronto. Il disait avoir été initié en septembre 2003 aux pratiques chrétiennes qu’il jugeait utiles pour composer avec les difficultés familiales et le stress. Il avait pris cette orientation en sachant que les pratiques chrétiennes sont illégales en Chine et disait d’ailleurs que c’est avec discrétion et prudence qu’il assistait dans ce pays aux offices religieux. Néanmoins, au cours des quelques mois où il avait assisté aux offices religieux en Chine avant d’arriver au Canada, il n’avait eu, a‑t‑il dit, aucun démêlé avec les autorités chinoises.

 

[3]               À son arrivée au Canada, M. Chen a continué de fréquenter l’église chaque semaine et il a été baptisé le 22 mai 2004 (un fait admis par la Commission durant l’audience). M. Chen a témoigné qu’il n’avait au départ aucune intention de demander l’asile au Canada et qu’il envisageait de retourner en Chine pour y travailler. Il a dit aussi que, jusqu’à son baptême, il ne savait pas qu’une demande d’asile pouvait être présentée ici sur le fondement de la persécution religieuse.

 

[4]               M. Chen est retourné en Chine le 4 août 2004, parce qu’un membre de sa famille était malade. Durant son séjour, il a continué d’assister chaque semaine à des offices religieux clandestins et, là non plus, il n’a eu aucun démêlé avec les autorités chinoises avant de revenir au Canada au début d’octobre 2004.

 

[5]               M. Chen a dit que, le 26 octobre 2006, sa mère lui avait téléphoné pour lui dire que la police s’était présentée chez elle afin de procéder à une perquisition. Elle lui a dit que les autorités avaient fait une descente dans l’église fréquentée par M. Chen et que les membres de la congrégation leur avaient communiqué son identité. La police aurait dit à la mère de M. Chen qu’il serait arrêté s’il revenait en Chine. C’est à ce moment‑là que M. Chen a demandé l’asile.

 

La décision de la Commission

[6]               La Commission a rejeté la demande d’asile de M. Chen parce que, selon elle, il n’était pas crédible. La Commission n’a tout simplement pas cru sa version des faits. Elle ne l’a pas jugée crédible pour les raisons suivantes, qui selon elle étaient capitales :

a)               la lenteur de M. Chen à demander l’asile au Canada, alors qu’il savait déjà que ses pratiques chrétiennes lui faisaient courir le risque d’être arrêté et détenu;

b)              l’omission apparente, dans le témoignage initial de M. Chen, de la mention de l’arrestation de trois membres de sa congrégation par les autorités chinoises;

c)               l’incapacité de M. Chen de se rappeler où l’on pouvait trouver dans la Bible le récit de l’Arche de Noé;

d)              le manque apparent de cohérence, dans le témoignage de M. Chen, à propos des différences entre les pratiques religieuses au Canada et les pratiques religieuses en Chine;

e)               l’erreur commise par M. Chen sur la question de savoir si le mariage est un sacrement dans la religion chrétienne.

 

[7]               Constatant les apparentes lacunes liturgiques de M. Chen, la Commission a ensuite rejeté la preuve écrite produite en son nom pour attester sa foi chrétienne.

 

Point litigieux

[8]               La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans sa manière de considérer la preuve intéressant la crédibilité de M. Chen?

 

Analyse

[9]               L’avocat de M. Chen a reconnu que la norme de contrôle applicable à une conclusion de la Commission en matière de crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable. Ce principe est bien établi dans les précédents : voir le jugement Perera cCanada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. n° 1337, 2005 CF 1069, paragraphes 14 à 16.

 

[10]           Nonobstant l’exigence élevée à laquelle il faut satisfaire pour contester avec succès une conclusion de la Commission touchant la crédibilité, la conclusion que cette dernière a tirée ici est juridiquement indéfendable. Presque chacune des conclusions factuelles de la Commission qui l’ont conduite à rejeter le témoignage de M. Chen soit est manifestement incompatible avec la preuve soit témoigne d’une très mauvaise interprétation de la preuve.

 

[11]           L’erreur la plus flagrante de la Commission concerne sa conclusion selon laquelle M. Chen n’avait pas au départ témoigné que trois membres de sa congrégation avaient été arrêtés par les autorités chinoises. Non seulement cette conclusion est‑elle incompatible avec la preuve, mais c’est également une erreur qui avait été signalée à la Commission au cours de l’audience. Le témoignage direct de M. Chen sur ce point était le suivant :

 

[traduction]

En pleurant, ma mère m’a dit que deux policiers sont arrivés aujourd’hui chez nous et qu’ils l’ont interrogée. Ils ont fait une perquisition. Ma mère leur a demandé pourquoi ils faisaient une telle perquisition. Les représentants du BSP [Bureau de la sécurité publique] lui ont dit avoir fait une descente dans notre église clandestine et avoir arrêté trois membres de l’église, qui leur ont donné mon nom, Puis, ma mère a insisté pour que je ne revienne en aucun cas, parce que, si je retournais en Chine, le BSP m’arrêterait n’importe quand.

 

[Non souligné dans l’original]

 

 

[12]           Lorsque la Commission a dit plus tard à M. Chen qu’il n’avait pas fait état auparavant d’une arrestation dans son témoignage antérieur, son avocat et l’agent de protection des réfugiés se sont souvenus qu’il en avait bien fait état. La Commission a alors dit qu’elle « vérifierait le dossier » si cela devenait un point décisif. Malgré ce point à vérifier, la Commission a conclu ensuite que M. Chen « n’a pas mentionné, dans son témoignage, que trois membres de sa congrégation avaient été arrêtés par le BSP », et que c’était là une omission importante. Manifestement, il s’agit là d’une conclusion manifestement déraisonnable sur un point essentiel.

 

[13]           La deuxième difficulté que pose la conclusion de la Commission vient de la manière dont elle a considéré la prétendue lenteur de M. Chen à demander l’asile. Pour bien comprendre la nature de cette difficulté, il est utile de reproduire ici la partie pertinente de la décision de la Commission :

[…] Le demandeur d’asile est retourné en Chine en août 2004, pour ensuite revenir au Canada en octobre 2004. Il a également fourni des éléments de preuve montrant qu’il savait que fréquenter une église clandestine était une activité illégale en Chine. Le tribunal a demandé au demandeur pourquoi il n’avait pas présenté de demande d’asile après son arrivée au Canada en septembre 2003 et pourquoi il était retourné en Chine, sachant qu’il allait de nouveau courir le risque d’être persécuté. Le demandeur d’asile a affirmé qu’il n’avait pas eu de problèmes en Chine avant de venir au Canada et qu’il avait, par conséquent, conclu qu’il ne risquait rien en retournant dans son pays. De plus, le demandeur d’asile allègue qu’il ignorait, à l’époque, qu’il pouvait présenter une demande d’asile au Canada. Le tribunal estime que cette réponse est inappropriée, compte tenu du niveau d’instruction du demandeur d’asile; de sa connaissance générale de la réaction de la population chinoise relativement à l’interdiction des églises clandestines; de son témoignage, selon lequel certaines personnes devaient faire le guet pendant les cérémonies religieuses clandestines auxquelles il assistait; et de ses interactions avec les autorités de l’Immigration quant à l’obtention de son visa d’étudiant. Par conséquent, le tribunal estime qu’il n’est pas vraisemblable que le demandeur d’asile n’ait pas su que fréquenter une église clandestine était une activité illégale et interdite en Chine et qu’il risquait d’être arrêté et incarcéré par les autorités chinoises du fait de sa participation à ce type d’activités.

 

[Non souligné dans l’original]

 

 

[14]           L’analyse ci‑dessus est viciée sous plusieurs aspects, l’un d’eux, et non le moindre, étant qu’elle est intrinsèquement contradictoire. M. Chen a bien dit qu’il savait que les pratiques chrétiennes étaient illégales en Chine. Il ressort, à tout le moins implicitement, de son témoignage qu’il savait, dès le départ, qu’il risquait d’être arrêté. Le fait qu’il n’a déposé une demande d’asile qu’après que son église a été investie par les autorités n’autorisait pas la Commission à conclure à l’invraisemblance de son récit.

 

[15]           En règle générale, il est dangereux de conclure à l’invraisemblance d’un fait en se fondant sur des déductions probatoires. La Commission ne devrait pouvoir conclure à l’invraisemblance d’un fait qu’en se fondant sur l’évaluation qu’elle fait du témoignage réellement produit et non sur ce qu’elle croit qu’un demandeur aurait dit si on lui avait posé la question. Ici, M. Chen n’a jamais été prié de s’exprimer sur les inquiétudes qu’il ressentait avant la descente de police. Il n’y avait non plus rien de véritablement invraisemblable dans le témoignage de M. Chen lorsqu’il a dit n’avoir songé à présenter une demande d’asile qu’après la descente de police dans son église. C’était là manifestement un point culminant qui a raisonnablement pu faire resurgir les craintes ou inquiétudes antérieures de M. Chen. Il n’a pas sollicité l’asile au Canada avant ce moment‑là, mais cela ne permet sûrement pas de dire qu’il n’a jamais ressenti une crainte fondée de persécution. Cette conclusion d’invraisemblance tirée par la Commission est indéfendable, parce que le comportement de M. Chen ne débordait pas « le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre » : voir le jugement Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. n° 1131, 2001 CFPI 776.

 

[16]           La manière dont la Commission a mesuré les connaissances religieuses de M. Chen pose problème elle aussi. Pour quelqu’un qui n’est exposé aux pratiques chrétiennes et à la doctrine chrétienne que depuis seulement deux ans et demi, M. Chen a montré un niveau de connaissance tout à fait raisonnable. Il était injuste de le condamner parce qu’il n’avait pas été en mesure de situer le récit de l’Arche de Noé dans la Bible. Nombre de gens qui ont grandi dans la foi chrétienne n’auraient pas fait mieux que M. Chen : voir le jugement Feradov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. n° 135, 2007 CF 101, paragraphe 16.

 

[17]           La Commission a imputé à M. Chen une erreur quand il a répondu à sa question sur le fait de savoir si le mariage était un sacrement dans l’Église pentecôtiste, mais c’était là mal interpréter son témoignage. Son témoignage a manqué de clarté sur ce point, mais il a bien dit, à plusieurs reprises, que les deux seuls sacrements officiellement reconnus dans cette église sont le baptême et la communion. Il a plus tard parlé du mariage comme d’une pratique sacrée à laquelle devait présider un pasteur. La conclusion de la Commission selon laquelle M. Chen avait dit à tort que le mariage est un sacrement est donc une interprétation injuste de ce qu’il a réellement dit.

 

[18]           Comme la Commission a trouvé que chacune de ses conclusions ci‑dessus était déterminante pour sa conclusion touchant la crédibilité de M. Chen, sa décision ne peut être maintenue, étant donné que le résultat aurait fort bien pu être différent si elle n’avait pas commis les erreurs susmentionnées.

 

[19]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour un nouvel examen sur le fond.

 

[20]           Aucune des parties n’a proposé une question à certifier, et aucune question de portée générale ne découle de cette décision.

 

 


 

JUGEMENT

 

            LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué de la Commission pour un nouvel examen sur le fond.

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                        IMM‑2943‑06

 

INTITULÉ :                                                       FANG CHEN

                                                                            c.

                                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                               LE 1er MARS 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                             LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                     LE 8 MARS 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Leonard Borenstein                                              POUR LE DEMANDEUR

 

Bernard Assan                                                     POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lewis et Associés

Avocats

Toronto (Ontario)                                                POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada                       POUR LE DÉFENDEUR

 

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