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Date : 20070323

Dossier : IMM-2180-06

Référence : 2007 CF 288

Ottawa (Ontario), le 23 mars 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

 

 

ENTRE :

MOHAMMAD KAFEEL QAZI

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [2001, ch. 27] (la Loi), à l’égard de la décision rendue le 20 avril 2006 par l’agente d’immigration V. Huang (l’agente), qui a rejeté la demande de visa de résident permanent présentée depuis le Canada par le demandeur pour des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi.

 

 

LA QUESTION EN LITIGE

[2]               L’agente a-t-elle omis de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur nés au Canada pour parvenir à sa décision?

 

[3]               La présente demande sera rejetée pour les motifs exposés ci-après.

 

LE CONTEXTE

[4]               Au moment de l’audience, le demandeur avait été expulsé vers son pays d’origine, le Pakistan, à la suite du rejet par la Cour, le 4 décembre 2006, d’une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

 

[5]               Le demandeur est arrivé pour la première fois au Canada le 28 octobre 1990, muni d’un faux passeport, et il a commencé à toucher des prestations d’aide sociale le 2 février 1991. Il a revendiqué le statut de réfugié le 11 juillet 1991, et un mandat de l’immigration a été lancé contre lui le 27 janvier 1992 en vue d’être exécuté le 11 mars 1992.

 

[6]               Le 1er août 1993, le demandeur a épousé Bano Samina, une citoyenne canadienne originaire du même pays que lui, parce que, comme il l’a lui-même admis, elle pouvait l’aider à obtenir la résidence permanente. En effet, Mme Samina a soumis le 26 août 1993 une demande de conjoint marié pour permettre au demandeur d’obtenir la résidence permanente. De leur mariage sont nés au Canada trois enfants : un fils, Ajlal Ahmed Qazi, né le 1er septembre 1994, et deux filles, Annam Fatima Qazi, née le 13 décembre 1995, et Fiza Fatima Qazi, née le 16 juillet 2003.

 

[7]               Le 12 août 1993, une mesure d’expulsion a été prise contre le demandeur qui, le 23 août 1993, s’est désisté de sa revendication du statut de réfugié sous réserve de tous droits. La demande de conjoint marié du demandeur a été rejetée le 1er octobre 1993. Par conséquent, le 14 février 1994, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et il a été réputé avoir obtenu la résidence permanente le 20 mars 1995.

 

[8]               Le 8 juillet 1998, le demandeur a été déclaré coupable de trois infractions d’agression sexuelle, de relations sexuelles avec une mineure de moins de 14 ans et d’incitation à des contacts sexuels résultant d’agressions sexuelles sur la fille de ses hôtes, âgée de six à neuf ans, lors de huit incidents distincts survenus au cours d’une période de trois ans, de janvier 1990 à mai 1993. À la suite d’un procès devant juge et jury, le demandeur a été reconnu coupable et condamné le 8 octobre 1998 à une peine d’emprisonnement de cinq ans. La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté, le 10 décembre 2001, l’appel interjeté à l’égard de la déclaration de culpabilité et de la peine (R. c. Qazi, [2001] O.J. no 4935 (C.A. Ont.)), et une demande d’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada a été refusée le 25 février 2002 (R. c. Qazi, [2002] C.S.C.R. no 93).

 

[9]               En raison de ses déclarations de culpabilité au criminel, le demandeur appartient à une catégorie de personnes interdites de territoire, qui est prévue à l’alinéa 36(1)a) de la Loi. Le 13 mai 1999, le demandeur a reçu signification d’un avis aux termes des paragraphes 70(5) et 53(1) de l’ancienne loi, la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2, l’informant que le ministre cherchait à obtenir un avis pour déclarer qu’il constituait un danger pour le public. Le 6 octobre 1999, le ministre a déclaré que le demandeur constituait un danger pour le public et, le 15 novembre 1999, une mesure d’expulsion a été prise contre lui.

 

Les instances précédentes

[10]           Le 19 juillet 2000, le juge James K. Hugessen a annulé l’avis du ministre parce que les deux rapports sur lesquels il était fondé n’avaient pas été communiqués et il a renvoyé l’affaire afin qu’une nouvelle décision soit rendue (voir la décision Qazi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (2000), 192 F.T.R. 136 (C.F. 1re inst.)).

 

[11]           Le demandeur a été libéré d’office en février 2002, après un examen des motifs de la détention de l’immigration. Pendant qu’il était en détention, une enquête a été tenue sur son cas et son statut de résident permanent a été révoqué. Le 25 octobre 2002, le demandeur a soumis une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le 29 octobre 2002, on a informé le demandeur personnellement qu’il pouvait demander un examen des risques avant renvoi (ERAR). Le demandeur a présenté une demande d’ERAR en invoquant la crainte d’être persécuté au Pakistan du fait de ses activités politiques et de celles de sa famille au cours des années 1980.

 

[12]           Une décision défavorable a été rendue le 7 mars 2003 à l’égard de l’ERAR du demandeur. Toutefois, ce n’est que le 21 février 2005, près de deux ans plus tard, qu’on a convoqué le demandeur pour lui faire part de la décision défavorable relativement à sa demande d’asile. Le demandeur s’est présenté le 15 mars 2005 au bureau de l’ERAR, où on lui a communiqué la décision défavorable à l’égard de l’ERAR. Aucune explication ne lui a été fournie au sujet du retard, si ce n’est qu’il s’agissait simplement d’une erreur.

 

[13]           Le 16 mars 2005, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR, alléguant qu’il avait été privé de l’équité procédurale et de la justice naturelle à cause du retard excessif dans la communication de la décision. Le juge Richard Mosley a, dans sa décision du 7 décembre 2005, rejeté cette demande au motif que le demandeur n’avait pas présenté de preuve démontrant qu’il avait subi un préjudice à cause du retard en question (Qazi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1667, [2005] A.C.F. no 2069 (QL). Au paragraphe 24 , la Cour a déclaré :

En l’absence de toute preuve démontrant que le demandeur a subi un préjudice du fait du délai écoulé avant qu’il obtienne la décision à l’égard de l’ERAR, je ne puis conclure qu’on a privé le demandeur de l’équité procédurale ou de la justice naturelle.

 

 

 

[14]           Le 30 avril 2003, le demandeur a été informé de la décision défavorable rendue à l’égard de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et, le 16 juillet 2003, il a soumis une seconde demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le 29 octobre 2003, l’avocate du demandeur a présenté des observations complémentaires au sujet de cette seconde demande. De même, le 6 décembre 2005, l’avocate a soumis d’autres observations complémentaires au sujet de la seconde demande qui décrivaient en détail les risques auxquels le demandeur serait exposé au Pakistan et son établissement au Canada, et qui faisaient état de documents tendant à démontrer que l’intérêt supérieur de ses enfants nés au Canada justifiait le prononcé d’une décision favorable à l’égard de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[15]           Le 20 avril 2006, le demandeur a reçu une décision défavorable détaillée à l’égard de sa seconde demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et c’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[16]           La décision de l’agente est exposée à l’annexe A de la lettre d’accompagnement informant le demandeur de la décision défavorable. L’annexe A est un document détaillé fondé sur le chapitre 5 du Guide de l’immigration : Traitement des demandes au Canada (IP), publié en 1993 par le ministre, qui traite expressément de la « Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire ».

 

[17]           Comme le seul point litigieux en l’espèce porte sur le présumé défaut de l’agente de tenir dûment compte de l’intérêt supérieur des trois enfants du demandeur nés au Canada, je ne traiterai ci-après que des passages de la décision où il est directement ou indirectement question de l’intérêt supérieur des enfants.

[traduction

SECTION 5 – MOTIFS D’ORDRE HUMANITAIRE

1.      Liens conjugaux, familiaux ou personnels dont la rupture causerait un préjudice (Fournir les détails, y compris le degré de dépendance/capacité de subvenir aux besoins)

 

§         marié à son épouse depuis 1993

§         trois enfants sont nés de cette union

§         a maintenu des liens familiaux très étroits et très solides malgré son incarcération

§         est le seul soutien de la famille; sa femme et ses enfants auraient à recourir à l’aide sociale s’ils ne pouvaient compter sur le soutien financier de l’intéressé

§         sa femme et ses enfants ont produit des lettres et des affidavits pour l’appuyer (1999, 2003, 2005)

§         son frère et la famille élargie de sa femme, qui se trouvent au Canada, ont également fourni des lettres d’appui

§         l’intéressé entretient des liens étroits avec son frère et avec la famille de sa femme au Canada

 

2.      Le demandeur a-t-il des enfants au Canada? (Tenir compte des liens avec le pays d’origine du demandeur, les membres de sa famille dans son pays d’origine, de son degré d’établissement au Canada, etc. – voir IP5-8.5)

 

§         trois enfants canadiens nés au Canada (âgés de 2, 10, et 11 ans)

 

3.      Préjudice ou sanctions en cas de retour au pays d’origine?

 

§         [. . .]

§         sa femme n’a plus de famille au Pakistan; elle a quitté le Pakistan en 1992; elle serait coupée de son réseau de soutien familial au Canada; elle aurait du mal à s’adapter si elle retournait au Pakistan

§         un retour au Pakistan ne constitue pas une option valable pour sa femme ou pour leurs enfants; si elle est obligée d’accompagner le demandeur au Pakistan, sa femme serait confrontée à une situation incommode et difficile.

 

4.      [. . .]

5.      Degré d’établissement (Fournir des détails au sujet des antécédents professionnels au Canada, de la participation à la vie communautaire, du perfectionnement professionnel)

 

§         [. . .]

§         est marié depuis 1993 et a trois enfants, nés en 1994, 1995 et 2003

 

[. . .]

 

SECTION 6 – DÉCISION ET MOTIFS

 

MOTIFS D’ORDRE HUMANITAIRE INSUFFISANTS

DISPENSE DU PAR. 11(1) DE LA LOI REFUSÉE

 

[...] Sa femme et ses enfants ont soumis des lettres d’appui […] Selon l’avocate, la femme et les enfants du demandeur pourraient être contraints de recourir à l’aide sociale si le demandeur n’est pas autorisé à demeurer au Canada. Je constate que le demandeur travaille et subvient aux besoins de sa famille. Je constate également que rien ne permet de penser que sa femme fait l’objet d’une incapacité qui l’empêcherait de travailler à l’extérieur de la maison. L’avocate a signalé que les membres de la famille élargie de la femme du demandeur (son père, sa mère et ses frères et sœurs) vivent tous au Canada et se montrent disposés à offrir leur soutien.

 

Les trois enfants sont jeunes et entièrement à la charge de leurs parents. Leur intérêt supérieur commande qu’ils demeurent avec leurs parents. Il ne semble pas que le fait d’adopter un nouveau pays à leur âge leur causerait des difficultés inhabituelles. Selon l’évaluation psychologique effectuée par la Dre Haley, leur capacité de s’adapter au Pakistan dépendrait grandement de la réaction de leurs parents et de la capacité de ceux-ci de réussir leur établissement économique [Non souligné dans l’original). Suivant l’avocate, la femme du demandeur serait confrontée à une situation incommode et difficile si elle était forcée de se réinstaller au Pakistan, étant donné qu’elle n’a plus de famille au Pakistan, qu’elle aurait du mal à s’adapter et qu’elle serait coupée du soutien familial sur lequel elle peut compter au Canada. Je constate que tous les membres de la famille de la femme du demandeur se trouvent au Canada et qu’ils ont soumis des lettres pour appuyer la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’a présentée le demandeur. Ils n’ont cependant pas démontré l’existence d’une dépendance telle que la rupture des liens causerait des difficultés injustifiées. Je constate également que le demandeur et sa femme ont vécu dans leur pays d’origine depuis leur naissance jusqu’à leur arrivée au Canada dans la vingtaine (l’épouse est arrivée au Canada en 1992). Le demandeur a de nombreux frères et sœurs au Pakistan. Il a terminé ses études et a acquis de nouvelles compétences au cours de son incarcération, ce qui semblerait lui permettre d’améliorer ses possibilités d’emploi au Pakistan. Par conséquent, je ne suis pas convaincue que les difficultés qu’entraînerait une réinstallation au Pakistan seraient excessives.

 

[...] Les rapports psychologiques et les comptes rendus des rencontres de suivi versés au dossier révèlent que le demandeur présente un faible risque de récidive […] Bien que l’avocate ait fait valoir que le demandeur n’a été reconnu coupable d’aucune autre infraction depuis sa remise en liberté, j’ai tenu compte du fait qu’il avait été reconnu coupable d’un crime grave. Celui-ci n’a pas de bons antécédents civils au Canada. Étant donné que le régime de l’immigration vise à faciliter la réunion au Canada des citoyens canadiens et des résidents permanents avec leurs proches et à permettre l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants, je tiens également compte du fait que ce régime vise aussi à assurer le bien‑être du Canada et à maintenir l’intégrité de l’organisation et la sécurité des Canadiens.

 

Après avoir examiné l’ensemble du dossier, j’en arrive à la conclusion qu’il n’existe pas suffisamment de facteurs d’ordre humanitaire en l’espèce pour démontrer que le fait de demander un visa de résident permanent selon la procédure habituelle causerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[18]           La procédure habituelle à suivre pour entrer au Canada est exposée à l’article 11 de la Loi, libellé ainsi :

Visa et documents

 11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agente les visa et autres documents requis par règlement, lesquels sont délivrés sur preuve, à la suite d’un contrôle, qu’il n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

Application before entering Canada

 11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document shall be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

Cas de la demande parrainée

 

(2) Ils ne peuvent être délivrés à l’étranger dont le répondant ne se conforme pas aux exigences applicables au parrainage.

 

If sponsor does not meet requirements

 (2) The officer may not issue a visa or other document to a foreign national whose sponsor does not meet the sponsorship requirements of this Act.

 

[19]           L’étranger peut contourner la procédure habituelle et demander le statut de résident permanent depuis le Canada en invoquant des considérations d’ordre humanitaire. Cette exception est prévue au paragraphe 25(1) de la Loi, libellé ainsi :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

 

 

Humanitarian and compassionate considerations

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

[20]           Le statut de résident permanent peut être révoqué pour cause de grande criminalité selon l’alinéa 36(1)a) de la Loi, qui prévoit :

Grande criminalité

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants  :

Serious criminality

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

 

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

 

ANALYSE

La norme de contrôle

[21]           La Cour suprême du Canada a établi que la norme de contrôle applicable aux considérations d’ordre humanitaire se rapportant à la question de l’intérêt supérieur de l’enfant est celle de la décision raisonnable simpliciter. Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la juge L’Heureux-Dubé s’est exprimée ainsi au paragraphe 62 :

62          Tous ces facteurs doivent être soupesés afin d’en arriver à la norme d’examen appropriée. Je conclus qu’on devrait faire preuve d’une retenue considérable envers les décisions d’agents d’immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l’analyse, de son rôle d’exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi. Toutefois, l’absence de clause privative, la possibilité expressément prévue d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, Section de première instance, et la Cour d’appel fédérale dans certaines circonstances, ainsi que la nature individuelle plutôt que polycentrique de la décision, tendent aussi à indiquer que la norme applicable ne devrait pas en être une d’aussi grande retenue que celle du caractère « manifestement déraisonnable ». Je conclus, après avoir évalué tous ces facteurs, que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter.

 

[22]           Pour obtenir gain de cause, le demandeur doit démontrer qu’il n’existe aucun motif étayant la méthode qu’a suivie l’agente dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur nés au Canada pour parvenir à sa décision au sujet de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Pour reprendre les termes employés par le juge Iacobucci au paragraphe 56 de l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748 :

56.       […] Est déraisonnable la décision qui, dans l’ensemble, n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s’il existe quelque motif étayant cette conclusion. Le défaut, s’il en est, pourrait découler de la preuve elle‑même ou du raisonnement qui a été appliqué pour tirer les conclusions de cette preuve. Un exemple du premier type de défaut serait une hypothèse qui n’avait aucune assise dans la preuve ou qui allait à l’encontre de l’essentiel de la preuve. Un exemple du deuxième type de défaut serait une contradiction dans les prémisses ou encore une inférence non valable.

 

 

L’agente a-t-elle omis de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur nés au Canada pour parvenir à sa décision?

 

[23]           Les deux parties ont présenté des arguments de fond sur la seule question de savoir si l’agente avait omis de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur nés au Canada lorsqu’elle a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Ces arguments sont résumés dans les paragraphes suivants.

 

Les arguments du demandeur

[24]           Le demandeur soutient que la décision de l’agente n’est étayée par aucun motif et ne peut pas résister à un examen assez poussé. Plus particulièrement, l’agente n’a pas, selon lui, procédé à une analyse approfondie de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur. Le demandeur ajoute que, malgré le fait qu’elle a conclu que l’intérêt supérieur des enfants commandait que ceux-ci demeurent avec leurs parents, l’agente n’a avancé aucune raison solide pour justifier pourquoi il n’était pas dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer avec leurs parents au Canada. L’agente a commis une erreur en supposant que les enfants quitteraient le Canada pour aller rejoindre leur père au Pakistan, sans réfléchir aux difficultés qu’ils pourraient subir s’ils demeuraient au Canada avec leur mère. Enfin, le demandeur soutient que l’agente, pour parvenir sa décision, a non seulement négligé de suivre les lignes directrices du guide IP5, mais a également manqué aux obligations que lui impose la Loi ainsi qu’aux accords internationaux en matière de droits de la personne dont le Canada est signataire.

 

[25]           Sur ce dernier point, le demandeur cite notamment l’article 3 de la Convention des Nations Unies relatives aux droits de l’enfant, qui prévoit que l’intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale. Dans le même ordre d’idées, le demandeur fait valoir que ses enfants nés au Canada ont le droit de grandir au Canada et le droit d’être élevés par leurs parents en vertu de l’article 7 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant.

 

[26]           Le demandeur invoque plusieurs décisions à l’appui de ses arguments. Celles-ci méritent d’être signalées et les extraits pertinents sont reproduits dans les paragraphes suivants.

 

[27]           Premièrement, le demandeur cite plusieurs passages de l’arrêt Baker, précité, y compris l’extrait suivant dans lequel la juge L’Heureux-Dubé a écrit ce qui suit, aux paragraphes 73 et 75 :

73.        Les facteurs susmentionnés montrent que les droits, les intérêts, et les besoins des enfants, et l’attention particulière à prêter à l’enfance sont des valeurs importantes à considérer pour interpréter de façon raisonnable les raisons d’ordre humanitaire qui guident l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Je conclus qu’étant donné que les motifs de la décision n’indiquent pas qu’elle a été rendue d’une manière réceptive, attentive ou sensible à l’intérêt des enfants de Mme Baker, ni que leur intérêt ait été considéré comme un facteur décisionnel important, elle constituait un exercice déraisonnable du pouvoir conféré par la loi et doit donc être infirmée. 

 

75.       La question certifiée demande s’il faut considérer l’intérêt supérieur des enfants comme une considération primordiale dans l’examen du cas d’un demandeur sous le régime du par. 114(2) et du règlement. Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

 

 

[28]           Deuxièmement, le demandeur cite les propos du juge Marc Nadon dans la décision Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 315, [2001] 3 C.F. 277 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 60, à l’appui de la thèse selon laquelle l’agente aurait dû se demander si le Canada est un « meilleur endroit » que le pays vers lequel les enfants seraient emmenés par leurs parents. En fait, le demandeur soutient que l’agente n’a pas fait d’analyse pour évaluer si le Canada serait un meilleur endroit que le Pakistan pour les enfants. D’ailleurs, l’agente s’est contentée de mentionner quelques extraits du rapport psychologique de la Dre Haley, méconnaissant ainsi totalement les répercussions négatives qu’un départ pour le Pakistan aurait sur la famille, sans compter la dépression qui risque fortement d’affliger la mère. Cela laisse à penser que les parents ne réagiront pas bien à leur réinstallation au Pakistan et que cette situation nuira à la capacité des enfants de s’adapter à la vie au Pakistan.

 

[29]           Troisièmement, l’agente n’a pas tenu compte des incidences possibles sur l’intérêt supérieur des enfants advenant le cas où le demandeur retournerait seul au Pakistan en laissant les enfants avec leur mère. Si cette analyse avait été effectuée correctement, l’agente aurait tenu compte du rapport de la psychologue faisant état des difficultés émotionnelles et financières qu’entraînerait la séparation de la mère et des enfants d’avec le père. D’ailleurs, voici comment la Dre Haley a résumé ses constatations :

[traduction

En résumé, il est fort probable que l’expulsion de M. Mohammad Qazi au Pakistan aura de sérieuses conséquences négatives sur les membres de sa famille, et ce, qu’ils l’accompagnent au Pakistan ou qu’ils demeurent au Canada sans lui [. . .] Les enfants auront probablement des problèmes d’adaptation et Mohammad éprouvera beaucoup de difficulté à faire face aux conséquences négatives que subira sa famille. Il est fort probable que cette situation engendrera un cycle de dysfonction familiale qu’il sera très difficile, voire impossible, de renverser.

                                                                                                [Souligné dans l’original.]

 

[30]           Quatrièmement, en ce qui concerne le silence de l’agente sur les études des enfants et leur participation à la vie communautaire, le demandeur soutient qu’il s’agit là d’une erreur susceptible de révision, comme on peut le lire dans la décision Jack c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1189 (C.F. 1re inst.) (QL), au paragraphe 4 :

4.  […] Il n'y a absolument aucune référence relative à l'implication scolaire et communautaire de l'enfant né au Canada. De même, il n'y a absolument aucune analyse sur ce que serait l'incidence sur l'enfant né au Canada de la décision de forcer sa mère à quitter le pays et du choix de celle-ci de partir sans lui; […]

 

 

[31]           Cinquièmement, le demandeur porte à l’attention de la Cour la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2002] A.C.F. no 1687 (C.A.F.) (QL), aux paragraphes 4 et 6, ainsi que la décision de la Cour dans l’affaire Raposo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 118, pour étayer sa thèse selon laquelle l’agente a négligé en l’espèce d’examiner convenablement les répercussions que le renvoi du père aurait sur l’intérêt supérieur de ses enfants nés au Canada.

 

[32]           Enfin, il suffira de mentionner en passant la décision rendue par la Cour dans l’affaire Wynter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1107 (C.F. 1re inst.) (QL), au paragraphe 40, où le juge Max M. Teitelbaum reprochait à l’agent d’immigration, la même qu’en l’espèce, la façon laconique dont elle avait tranché la question de l’intérêt supérieur des enfants : « On ne saurait dire que l’agent d'immigration a pris sa décision conformément aux principes énoncés dans l'arrêt Baker ». Je suis également redevable au demandeur pour l’extrait suivant de la décision Koud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 856, [2001] A.C.F. no 1237 (C.F. 1re inst.) (QL), au paragraphe 18 :

18     Premièrement, l’agent d’immigration écrit « un enfant de cet âge pourrait avoir très peu ou pas de difficultés d’adaptation ». Cette constatation est une conclusion sans analyse et sans fondement car il n’y a aucune évaluation de la situation dans laquelle se trouverait l’enfant s’il retournait au Congo avec sa mère ou s’il restait au Canada sans elle. L’agent d’immigration devait approfondir son enquête.

 

 

[33]           Pour tous ces motifs, y compris les maintes reprises où l’agente n’a pas suivi les lignes directrices du guide IP5, le demandeur soutient que la décision doit être annulée et l’affaire renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

Les arguments du défendeur

[34]           Le défendeur rejette en bloc la thèse du demandeur. Selon lui, il était raisonnablement loisible à l’agente, eu égard au dossier, de tirer les conclusions auxquelles elle est parvenue au sujet de la crédibilité de la preuve du demandeur. Le défendeur ajoute que l’agente n’a pas fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée ou sans tenir compte de la preuve volumineuse dont elle disposait. Plus particulièrement, le défendeur insiste pour dire que rien dans la preuve ne donne à croire que l’agente a refusé de prendre en compte ou a ignoré certains éléments de preuve ou qu’elle a tiré des conclusions erronées au sujet de l’intérêt supérieur des enfants. En fait, il était impossible qu’elle ne tienne pas compte de la situation difficile dans laquelle se trouvaient les jeunes enfants.

 

[35]           Invoquant l’arrêt Baker, le défendeur soutient que l’agente a été sensible, attentive et réceptive à l’intérêt supérieur des enfants, ce qui ne veut pas dire pour autant que l’intérêt supérieur des enfants commande l’issue de l’instance dans chaque cas. En effet, selon le défendeur, il va sans dire qu’il est toujours dans l’intérêt supérieur des enfants que ceux-ci restent au Canada avec leurs parents. L’agente doit toutefois soupeser d’autres facteurs, dont l’intérêt public, avant d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin d’accorder la dispense relative à la résidence permanente pour des raisons d’ordre humanitaire.

 

[36]           Parmi les autres facteurs dont l’agente doit tenir compte, il y a lieu de mentionner la sécurité, une des nouvelles priorités que le législateur fédéral a enchâssées dans le régime d’immigration et dont la Loi fait état, ce qui constitue un changement d’orientation marqué par rapport à l’ancienne Loi sur l’immigration, précitée. À cet égard, le défendeur porte à l’attention de la Cour le rappel de cette intention explicite du législateur qu’a fait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539, au paragraphe 10 :

10     Les objectifs explicites de la LIPR révèlent une intention de donner priorité à la sécurité. Pour réaliser cet objectif, il faut empêcher l’entrée au Canada des demandeurs ayant un casier judiciaire et renvoyer ceux qui ont un tel casier, et insister sur l’obligation des résidents permanents de se conformer à la loi pendant qu’ils sont au Canada. Cela représente un changement d’orientation par rapport à la loi précédente, qui accordait plus d’importance à l’intégration des demandeurs qu’à la sécurité : voir, par exemple, l’al. 3(1)i) LIPR comparativement à l’al. 3j) de l’ancienne Loi; l’al. 3(1)e) LIPR comparativement à l’al. 3d) de l’ancienne Loi; l’al. 3(1)h) LIPR comparativement à l’al. 3i) de l’ancienne Loi. Considérés collectivement, les objectifs de la LIPR et de ses dispositions relatives aux résidents permanents traduisent la ferme volonté de traiter les criminels et les menaces à la sécurité avec moins de clémence que le faisait l’ancienne Loi.

 

 

[37]           Cette priorité législative clairement exprimée entre nécessairement en conflit avec les engagements internationaux contractés par le Canada aux termes de la Convention relative aux droits de l’enfant, par exemple. Toutefois, le défendeur le soutient, en s’appuyant sur la décision non publiée rendue par la Cour dans l’affaire Arya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM-1279-06, (la juge Dawson, le 14 mars 2006), qu’en cas d’incompatibilité les textes internationaux ne l’emporteraient pas sur les dispositions législatives canadiennes explicites.

 

[38]           En dernier lieu, le défendeur soutient que les reproches que le demandeur adresse à l’égard de la décision de l’agente vont à l’encontre de la jurisprudence canadienne, qui prévoit que les ressortissants étrangers ne peuvent se fonder sur l’existence d’enfants nés au Canada pour retarder l’exécution de leur renvoi licite du Canada ou pour y faire échec. En particulier, le juge Robert Décary a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Legault, 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358 (C.A.), au paragraphe 12 :

12.    Bref, l’agent d'immigration doit se montrer « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker, précité, au paragraphe 75), mais une fois qu'il l'a bien identifié et défini, il lui appartient de lui accorder le poids qu'à son avis il mérite dans les circonstances de l'espèce. La présence d'enfants, contrairement à ce qu'a conclu le juge Nadon, n'appelle pas un certain résultat. Ce n'est pas parce que l'intérêt des enfants voudra qu'un parent qui se trouve illégalement au Canada puisse demeurer au Canada (ce qui, comme le constate à juste titre le juge Nadon, sera généralement le cas), que le ministre devra exercer sa discrétion en faveur de ce parent. Le Parlement n'a pas voulu, à ce jour, que la présence d'enfants au Canada constitue en elle-même un empêchement à toute mesure de refoulement d'un parent se trouvant illégalement au pays (voir Langner c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1995), 29 C.R.R. (2d) 184 (C.A.F.), permission d'appeler refusée, [1995] 3 R.C.S. vii). 

                                                            [Non souligné dans l’original.]

 

(Voir aussi la décision de la juge Judith Snider dans l’affaire John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 583 (C.F. 1re inst.) (QL), au paragraphe 32.)

                                                                       

 

 

[39]           En examinant la décision de l’agente, le défendeur fait observer qu’il est bien établi en droit que le décideur est présumé avoir tenu compte de tous les éléments d’information portés à sa connaissance. En outre, il est de jurisprudence constante, au Canada, que le décideur n’a pas l’obligation de mentionner chacun des éléments de preuve qui lui ont été soumis. D’ailleurs, dans le cas qui nous occupe, l’agente a, ainsi qu’il est indiqué à l’annexe A, bel et bien exposé en détail le dossier d’immigration du demandeur depuis son arrivée en 1990. L’agente a documenté la décision défavorable relative à l’ERAR dont le demandeur a fait l’objet et a mentionné sa première demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, son établissement au Canada, ses condamnations au criminel, la thérapie pour contrevenants sexuels qu’il a suivie en prison, les démarches qu’il a entreprises en vue d’obtenir sa réhabilitation, les évaluations psychologiques dont il a fait l’objet, son faible taux de récidive, la dépendance émotive et financière qui existe entre le demandeur et sa femme et ses trois enfants, les lettres de ses enfants et les autres lettres d’appui des parents et du frère du demandeur, ainsi que celles provenant de membres de sa belle-famille et de membres de sa collectivité au Canada, pour ne citer que quelques-uns des éléments que l’on trouve à l’annexe A de la décision de l’agente. Par conséquent, le défendeur en conclut que l’agente s’est montrée sensible aux diverses difficultés de la vie du demandeur, ainsi qu’à l’intérêt supérieur des enfants, et il ajoute qu’il est faux de prétendre que l’agente a ignoré ou a mal interprété les éléments d’information dont elle disposait.

 

[40]           Le défendeur affirme que, même en supposant que l’agent n’ait pas tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants − une hypothèse non fondée qu’il écarte −, les conclusions qu’elle a tirées sont raisonnables et peuvent résister à un examen assez poussé. Le défendeur signale notamment que c’est avec raison que l’agente a fait observer que la femme du demandeur n’était pas autonome sur le plan financier, puisqu’elle est une mère à la maison qui n’était pas en mesure de travailler lorsque le demandeur purgeait sa peine en prison pour un crime sérieux. L’épouse et les jeunes enfants du demandeur étaient devenus un fardeau pour l’État, ce qui constitue un facteur non favorable à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[41]           Au fond, signale le défendeur, les reproches du demandeur remettent en question le poids qu’a accordé l’agente à divers aspects de cette affaire complexe. Ces reproches ne sont pas pertinents car la cour de révision n’est pas appelée à apprécier de nouveau la preuve ou à remettre en question le poids accordé par l’agente à divers éléments de preuve de nature factuelle. L’appréciation que devait faire l’agente a été effectuée dans l’esprit du guide IP5 et conformément aux objectifs de la Loi. L’agente a soupesé tous les facteurs pertinents ayant trait aux considérations d’ordre humanitaire et elle a conclu, en dernière analyse, malgré sa sensibilité envers l’intérêt supérieur des enfants, qu’en raison du poids des autres facteurs, y compris la grande criminalité – bien qu’atténuée par des rapports psychologiques révélant un faible taux de récidive et le rétablissement du demandeur après sa mise en liberté –, qu’il n’existait pas de raisons suffisantes pour conclure que le demandeur subirait des difficultés indues ou injustifiées s’il était renvoyé du Canada.

 

Réplique du demandeur

[42]           Le demandeur réplique qu’il a soulevé une question de droit sérieuse qui pourrait permettre d’accueillir sa demande. En particulier, il affirme que, même s’il a présenté une demande de réhabilitation, rien ne garantit qu’il obtiendra cette réhabilitation et que, sans celle-ci, il ne pourra pas revenir légalement au Canada. En outre, bien qu’il reconnaisse le courant jurisprudentiel qui l’empêche d’invoquer l’existence de ses enfants nés au Canada pour faire échec à son renvoi du Canada, le demandeur signale que, dans l’arrêt Legault, le juge Décary a cité abondamment le guide IP et que, dans la présente espèce, l’agente a contrevenu à plusieurs aspects de ces lignes directrices.

 

[43]           Le demandeur souligne qu’il ne représente pas une menace pour la sécurité publique et que l’avis de danger formulé contre lui a d’ailleurs été annulé et que le ministre n’a pas interjeté appel de cette décision. Qui plus est, l’agente n’a jamais tenu compte des difficultés auxquelles les enfants pourraient être exposés s’ils devaient rester au Canada avec leur mère et être séparés de leur père, qui serait renvoyé au Pakistan. L’agente n’a jamais expliqué pourquoi elle croyait que l’intérêt supérieur des enfants commandait qu’ils soient renvoyés au Pakistan, un pays où ils n’ont jamais mis le pied. Le demandeur cite à nouveau la jurisprudence et les lignes directrices en matière d’immigration qui, à son avis, appuient la thèse selon laquelle l’agente n’a pas été sensible, réceptive et attentive à l’intérêt supérieur des enfants.

 

Conclusions de la Cour

[44]           Après avoir examiné les trois recueils de documents sur lesquels repose cette affaire longue et pleine de rebondissements, je me sens particulièrement redevable aux avocates des deux parties pour leurs habiles plaidoiries. Bien que les arguments du demandeur soient convaincants, je me vois forcé de situer le facteur de l’intérêt supérieur des enfants dans le contexte de l’ensemble du dossier. L’agente a procédé à une analyse minutieuse et méthodique et a fait état de tous les faits et les facteurs dont il y a lieu de tenir compte pour décider de l’opportunité d’exercer le pouvoir discrétionnaire du ministre afin d’octroyer au demandeur le statut de résident permanent depuis le Canada.

 

[45]           Ma conclusion repose sur les trois facteurs suivants. En premier lieu, la décision de l’agente résiste à un examen poussé vu qu’elle s’est montrée sensible au fait que le demandeur avait été séparé de ses enfants et de son épouse pendant une période de quatre ans et demi avant d’être libéré d’office dans le cadre d’une condamnation à un emprisonnement de cinq ans. La cellule familiale a survécu à la rude épreuve causée par la honte et la séparation et elle a réussi à recoller les morceaux, de sorte que le demandeur a pu sortir sa famille de la dépendance à l’aide sociale dans les 15 jours suivant sa remise en liberté et a augmenté la taille de la famille, avec l’arrivée de Fiza Qazi le 16 juillet 2003. Dans ces conditions, n’était-il pas raisonnablement loisible à l’agente de considérer que les difficultés que subirait le demandeur en demandant la résidence permanente selon la procédure normale depuis l’étranger ne seraient pas excessives et injustifiées au point où l’intérêt supérieur des enfants devait l’emporter sur tous les autres facteurs?

 

[46]           Deuxièmement, il était raisonnablement loisible à l’agente de parvenir à cette décision parce qu’il existait des raisons pour l’appuyer. Plus particulièrement, en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, il y a lieu de rappeler que c’est le renvoi du demandeur du Canada et non celui des enfants qui est en jeu. Par ailleurs, le fait que l’agente n’a envisagé que l’option de vivre au Pakistan ne constitue pas une erreur. En fait, on suppose automatiquement que le fait de demeurer au Canada serait une décision privée et non une décision de nature publique faisant suite à une demande de résidence permanente présentée depuis l’étranger (au Pakistan). Je ne trouve rien d’inusité ou de déraisonnable dans l’examen que l’agente a fait des difficultés qui surviendraient au Pakistan. D’ailleurs, il n’est que logique que l’agente tienne compte du degré de difficultés que sa décision causerait si le demandeur devait présenter sa demande depuis le Pakistan. 

 

[47]           Comme l’a précisé le juge Décary pour la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. no 1687 (QL), aux paragraphes 5 et 6 :

5.     L’agente n’examine pas l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’abstrait. Elle peut être réputée savoir que la vie au Canada peut offrir à un enfant un éventail de possibilités et que, règle générale, un enfant qui vit au Canada avec son parent se trouve dans une meilleure position qu’un enfant vivant au Canada sans son parent. À mon sens, l’examen de l’agente repose sur la prémisse – qu’elle n’a pas à exposer dans ses motifs – qu’elle constatera en bout de ligne, en l’absence de circonstances exceptionnelles, que le facteur de « l’intérêt supérieur de l’enfant » penchera en faveur du non-renvoi du parent. Outre cette prémisse que je qualifierais d’implicite, il faut se rappeler que l’agente est saisie d’un dossier particulier dans lequel un parent, un enfant ou les deux, comme en l’occurrence, allèguent des raisons précises quant à savoir pourquoi le non-renvoi du parent est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il va de soi que l’agente doit examiner attentivement ces raisons précises.

 

6.    Il est quelque peu superficiel de simplement exiger de l’agente qu’elle décide si l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur du non-renvoi – c’est un fait qu’on arrivera à une telle conclusion, sauf dans de rares cas inhabituels. En pratique, l’agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera l’enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent.

 

 

[48]           Troisièmement, comme je l’ai signalé au début des présents motifs, le demandeur a été expulsé du Canada le 4 décembre 2006. Je remarque également que le demandeur a présenté une demande de réhabilitation. S’il obtient sa réhabilitation, il lui sera loisible de présenter une demande de résidence permanente en suivant la procédure habituelle prévue par la Loi.

 

[49]           Les parties ont refusé de soumettre des questions aux fins de certification et la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
  2. Aucune question n’est certifiée.

 

« Michel Beaudry »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Lynne Davidson-Fournier, traductrice-conseil

 

 

 

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2180-06

 

INTITULÉ :                                       MOHAMMAD KAFEEL QAZI

                                                            c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 14 mars 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BEAUDRY

 

DATE DES MOTIFS :                      le 23 mars 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Chantal Desloges                                                                      POUR LE DEMANDEUR

 

Amina Riaz                                                                               POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Green & Spiegel                                                                       POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

 

John Sims, c.r.                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

 

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