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Date: 20070327

Dossier : IMM-78-07

Référence : 2007 CF 327

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PHELAN

ENTRE :

JOHN DOE

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]   Le demandeur fait l’objet d’une procédure en annulation de son statut de résident permanent  fondée sur une fausse déclaration qu’il aurait faite au moment de son entrée au Canada. En résumé, on reproche au demandeur de ne pas avoir révélé sa participation à un crime contre l’humanité.

 

[2]   Le demandeur a sollicité, et obtient maintenant l’autorisation de demander le contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) en date du 20 décembre 2006. Les parties ne s’entendent pas sur l’effet précis de cette décision, effet que devra déterminer le contrôle judiciaire.

[3]   La procédure d’annulation est toujours pendante et doit reprendre le 7 avril 2007.

       

[4]   Le demandeur soutient que la CISR a maintenant admis les témoignages disculpatoires de différents témoins, et ce malgré le fait qu’il ne pourra pas contre-interroger ceux-ci.  Selon lui, le gouvernement a décidé qu’il est trop onéreux d’exiger la comparution de ces témoins.

 

[5]   Le demandeur soutient que la décision d’admettre cette preuve contredit une décision antérieure de la CISR confirmant son droit au contre-interrogatoire (et l’importance fondamentale de ce droit), qu’elle permet au gouvernement de scinder sa preuve (le demandeur ayant déjà présenté toute sa preuve sauf son propre témoignage) et qu’elle autorise le défendeur à poursuivre ses efforts de non-divulgation.  Le demandeur fait valoir que la conduite du gouvernement constitue un abus de procédure et que du fait de sa décision du 20 décembre 2006, la CISR a participé à cet abus.

 

[6]   Le défendeur reconnaît qu’il y a eu des problèmes de divulgation mais que ceux-ci sont maintenant réglés. Il affirme de plus que la décision du 20 décembre 2006 autorise simplement le dépôt au dossier de la transcription des entrevues des témoins et que l’appréciation de cette preuve relève toujours de la compétence de la CISR .  Conséquemment, l’audience devrait se poursuivre jusqu’au règlement définitif, moment auquel il conviendrait d’évaluer tout préjudice que pourrait avoir subi le demandeur.

 

[7]   La présente affaire est inhabituelle, mettant en cause une décision de la CISR que l’on peut qualifier d’interlocutoire.  Cependant, la décision est fondamentale en l’espèce et, sans elle, il est permis de penser qu’il n’existerait pas de preuve contre le demandeur. Cette décision est importante aussi parce que l’on invoque l’abus de procédure, lequel ne serait que la suite des abus commis par le défendeur et ses agents, particulièrement la Gendarmerie royale du Canada. Néanmoins, une demande de suspension d’instance doit être appréciée à la lumière du critère énoncé dans Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988) 86 N.R. 302 (C.A.F.)

 

Question sérieuse à trancher

[8]   Suivant le premier volet du critère énoncé dans Toth,  l’autorisation de contrôle judiciaire a été accordée.  Par contre, je suis d’avis que lorsqu’il s’agit de suspendre une audience en cours, l’examen doit être plus minutieux que dans la plupart des autres demandes de suspension.

 

[9]   L’abus de procédure est facile à invoquer mais plus difficile à prouver. Il vise l’intégrité même du processus judiciaire et quasi judiciaire. Avant d’accorder une suspension provisoire de l’instance, la Cour doit être convaincue que la question à trancher n’est pas simplement « non frivole et vexatoire ».

 

[10]            Compte tenu des circonstances exceptionnelles de la présente affaire et étant donné la reconnaissance des problèmes de divulgation et de l’acceptation de l’historique de l’affaire (et non de sa caractérisation),  je suis convaincu que le demandeur s’est acquitté de ce fardeau. Ce n’est pas à dire pour autant que le demandeur ait établi son droit au contrôle judiciaire.  Plusieurs autres arguments ainsi qu’une analyse beaucoup plus approfondis sont requis avant qu’une conclusion puisse être tirée.

 

Le préjudice irréparable – La prépondérance des inconvénients

[11]           Ces questions sont suffisamment liées pour être examinées ensemble. Toutefois, chacun des critères doit être respecté.  

 

[12]           Le défendeur indique de façon révélatrice que le préjudice que subirait éventuellement le demandeur ne peut être connu, avec certitude, qu’au moment où la CISR rend sa décision définitive. Cependant,  un préjudice important peut être causé à un individu victime d’un abus de procédure de la part des autorités de ce pays. Un préjudice peut également être causé à l’intérêt public si on permet que l’abus de procédure se poursuive. Ce type de préjudice ne peut être réparé.

 

[13]           L’intérêt public est un élément que la Cour doit prendre en compte dans ce type de demande.  L’intérêt public doit être examiné soit dans le cadre de l’élément « préjudice irréparable », s’agissant de la suspension d’instance, soit dans le cadre de l’élément « prépondérance des inconvénients ». L’importance de l’intérêt public a été soulignée dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, aux paragraphes 65 à 68 :

 

 

65    Dans Metropolitan Stores, le juge Beetz a formulé des directives générales quant aux méthodes à utiliser dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients.  On peut y apporter quelques précisions.  C'est le caractère «polycentrique» de la Charte qui exige un examen de l'intérêt public dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients:  voir Jamie Cassels, «An Inconvenient Balance:  The Injunction as a Charter Remedy» dans J. Berryman, dir., Remedies:  Issues and Perspectives, 1991, 271, aux pp. 301 à 305.  Toutefois, le gouvernement n'a pas le monopole de l'intérêt public.  Comme le fait ressortir Cassels, à la p. 303:

 

[traduction]  Bien qu'il soit fort important de tenir compte de l'intérêt public dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients, l'intérêt public dans les cas relevant de la Charte n'est pas sans équivoque ou asymétrique comme le laisse entendre l'arrêt Metropolitan Stores.  Le procureur général n'est pas le représentant exclusif d'un public «monolithe» dans les litiges sur la Charte, et le requérant ne présente pas toujours une revendication individualisée.  La plupart du temps, le requérant peut également affirmer qu'il représente une vision de «l'intérêt public».  De même, il se peut que l'intérêt public ne milite pas toujours en faveur de l'application d'une loi existante.

 

66  À notre avis, il convient d'autoriser les deux parties à une procédure interlocutoire relevant de la Charte à invoquer des considérations d'intérêt public.  Chaque partie a droit de faire connaître au tribunal le préjudice qu'elle pourrait subir avant la décision sur le fond.  En outre, le requérant ou l'intimé peut faire pencher la balance des inconvénients en sa faveur en démontrant au tribunal que l'intérêt public commande l'octroi ou le refus du redressement demandé.  «L'intérêt public» comprend à la fois les intérêts de l'ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables.

 

67   En conséquence, nous sommes d'avis qu'il faut rejeter une méthode d'analyse qui exclut l'examen d'un préjudice non directement subi par une partie à la requête.  Telle était la position adoptée par le juge de première instance dans l'affaire Morgentaler c. Ackroyd (1983), 150 D.L.R. (3d) 59 (H.C. Ont.).  Le juge Linden conclut à la p. 66:

 

[traduction]  Les requérants fondent principalement leur argumentation sur le préjudice irréparable que risquent de subir leurs patientes éventuelles qui ne pourront obtenir un avortement si la clinique n'est pas autorisée à les faire.  Même s'il était établi que ces femmes subiraient un préjudice irréparable, une telle preuve n'indiquerait pas que les requérants en l'espèce subiraient un préjudice irréparable, justifiant la cour de délivrer une injonction à leur demande. [En italique dans l'original.]

 

68       Lorsqu'un particulier soutient qu'un préjudice est causé à l'intérêt public, ce préjudice doit être prouvé puisqu'on présume ordinairement qu'un particulier poursuit son propre intérêt et non celui de l'ensemble du public.  Dans l'examen de la prépondérance des inconvénients et de l'intérêt public, il n'est pas utile à un requérant de soutenir qu'une autorité gouvernementale donnée ne représente pas l'intérêt public.  Il faut plutôt que le requérant convainque le tribunal des avantages, pour l'intérêt public, qui découleront de l'octroi du redressement demandé.

 

[14]              Dans Charkaoui  (Re), [2006] C.S.C. no 9409, [2006] A.C.F. no 514, 2006 CF 410, la Cour suprême confirme l’obligation rigoureuse d’agir équitablement lorsqu’un processus peut conduire au renvoi d’une personne du Canada dans un lieu où la vie de cette personne ou sa liberté peuvent être menacées. En l’espèce, vu les allégations formulées contre le demandeur, un citoyen rwandais, le Rwanda peut être assimilé à un tel lieu.

 

[15]           L’intérêt public requiert qu’on demeure confiant à l’égard du système judiciaire et qu’on lui permette de fonctionner sans ingérence excessive. Il commande également que le public ait foi dans l’intégrité du système judiciaire, lequel est compromis lorsque des allégations d’abus de procédure sont formulées.  

 

[16]           Concernant la suspension d’instance pour abus de procédure, dans l’arrêt United States of America  c. Tollman, [2006] O.J. no 3673 , la Cour supérieure de justice de l’Ontario a reconnu que  le pouvoir en common law d’empêcher les abus qui minent l’intégrité du système judiciaire et le pouvoir en vertu de la Charte de réprimer les abus qui portent atteinte aux droits individuels, ont été fusionnés.

 

 

[17]           Dans R. c. O’Connor, [1995] A.C.S. no  98, au paragraphe 59, la Cour suprême a confirmé  le pouvoir discrétionnaire résiduel d’un tribunal d’empêcher que des procédures « oppressives ou vexatoires » soient engagées. Il reste au demandeur à démontrer que les procédures ont ces caractéristiques mais il s’agit à tout le moins d’une question dont on peut débattre.

 

[18]           Compte tenu de la brièveté relative de la suspension recherchée et du fait qu’il y a déjà eu une suspension de l’audience depuis décembre 2006 au moins, un court délai supplémentaire ne causera pas de préjudice important à l’une ou l’autre partie, alors que la poursuite de l’instance pourrait très bien porter atteinte à l’intérêt individuel et à celui du public en ce qu’elle permettrait la continuation éventuelle d’un abus.

 

[19]           Conséquemment, une suspension provisoire de l’instance sera accordée jusqu’à la décision définitive sur la demande de contrôle judiciaire.  La suspension est conditionnelle à ce que les parties collaborent en vue de l’inscription raisonnablement diligente de l’affaire pour audition selon les modalités fixées par la Cour. 


 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE  la suspension des procédures devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié jusqu’à ce qu’une décision définitive sur la demande de contrôle judiciaire soit rendue.

 

            LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT aux parties de collaborer en vue de l’inscription raisonnablement diligente de la demande de contrôle judiciaire pour audition, notamment en transmettant un échéancier à l’administrateur judiciaire conformément aux conditions de l’ordonnance accordant l’autorisation.

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Dany Brouillette, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-78-07

 

INTITULÉ :                                       JOHN DOE

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 28 FÉVRIER 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 27 MARS 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

Ian Hicks

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associés

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

                                               

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