Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20070423

Dossier : IMM-5050-06

Référence : 2007 CF 430

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

GURDEV KAUR SADEORA

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire par laquelle Gurdev Kaur Sadeora conteste une décision défavorable, datée du 14 août 2006, de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). La demande d’asile de Mme Sadeora a été présentée en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), L.C. 2001, ch. 27, mais la Commission l’a rejetée pour cause d’invraisemblance ainsi que de disponibilité d’une possibilité de refuge intérieur (PRI).

 

Le contexte

[2]               La demande de Mme Sadeora en vue d’être protégée contre la persécution reposait sur des sévices horribles dont elle et les membres de sa famille auraient été victimes entre 1994 et 2003. Elle a soutenu qu’en juin 1994, son époux, Avtar Singh, a été témoin du meurtre d’un agent de police dans le village où ils vivaient, Ferozepur. Peu après cet incident, M. Singh a été enlevé, battu et gardé en détention pendant trois (3) jours. Selon Mme Sadeora, M. Singh est revenu à la maison grièvement blessé. Quelques mois plus tard, son époux a été une fois de plus enlevé, gardé en détention pendant dix (10) jours et ensuite renvoyé chez lui grièvement blessé. Cet incident a été suivi peu après de son propre enlèvement, durant lequel, a-t-elle dit, elle a été ligotée et battue au point de perdre connaissance. Quand elle a été relâchée et renvoyée à la maison, elle a appris que son époux était décédé le 10 mars 1995 des suites de ses blessures antérieures.

 

[3]               Le 14 avril 1995, le fils aîné de Mme Sadeora, Harjinder Singh, a été battu par des individus qui voulaient qu’il leur dise ce qu’il savait au sujet du meurtre de l’agent de police en 1994. Cela a été suivi de deux autres présumés enlèvements de Harjinder Singh en 1996, au cours desquels il aurait été battu, torturé et interrogé de nouveau sur le meurtre survenu en 1994. Ces événements ont amené les deux fils de Mme Sadeora à fuir en Thaïlande, où ils sont restés pendant cinq (5) ans.

 

[4]               Peu de temps après son retour en Inde, Harjinder Singh a été censément enlevé et assassiné. Enfin, Mme Sadeora a déclaré avoir été enlevée le 19 avril 2003. La description de cet incident figure dans son formulaire de renseignements personnels (FRP) :

[traduction] Le 19 avril 2004 [date plus tard changée pour 2003], j’étais dans un rickshaw quand quelques individus m’ont sauté dessus, ils m’ont suspendue du côté opposé et m’ont fait du mal. Les mots me manquent pour décrire l’état dans lequel j’étais. Ils m’ont dit qu’ils avaient tué mon époux et mon fils et que c’était à mon tour de mourir. Je les ai suppliés en disant que j’étais déjà morte (à cause du décès de mon époux et de mon fils); s’il-vous-plaît ne me tuez pas.

 

[Extrait du texte original.]

 

 

[5]               Le 14 décembre 2003, Mme Sadeora est arrivée au Canada à titre de visiteuse, à l’invitation de sa fille. Elle a plus tard demandé l’asile en se fondant sur les antécédents de persécution susmentionnés.

 

La décision de la Commission

[6]               Dans sa décision, la Commission a fait remarquer avec raison que Mme Sadeora a été incapable d’identifier les individus responsables des événements qu’elle avait décrits. La Commission s’est néanmoins fondée sur plusieurs affidavits de témoins qui avaient été produits pour corroborer le récit de Mme Sadeora, et elle a conclu que cette dernière craignait « d’être persécutée en Inde par des militants sikhs ou des membres de groupes terroristes sikhs en Inde ». Après avoir conclu que les terroristes mentionnés dans ces affidavits étaient des terroristes sikhs, la Commission a ensuite tiré les conclusions suivantes :

a)                  les éléments de preuve documentaires « ne corroborent pas les allégations [de Mme Sadeora] selon lesquelles elle serait encore exposée au risque de subir un préjudice grave ou d’être tuée par des groupes de militants ou de terroristes sikhs en Inde » parce que ces groupes avaient été essentiellement défaits ou étaient inactifs au milieu des années 1990;

b)                  il n’y avait « pas de possibilité sérieuse que [Mme Sadeora] soit exposée au risque d’être persécutée si elle devait se réinstaller à Delhi »;

c)                  il était « invraisemblable que les mêmes terroristes sikhs qui auraient assassiné le mari de [Mme Sadeora] en 1995 aient aussi assassiné son fils Harjinder Singh en juin 2002 »;

d)                  il était « invraisemblable que des militants sikhs au Pendjab aient agressé [Mme Sadeora] et aient menacé de la tuer en avril 2003 »;

e)                  « Je trouve invraisemblable que, si de tels incidents impliquant des militants ou des terroristes sikhs s’étaient produits au Pendjab en 2002 et en 2003, ils n’aient pas été mentionnés dans l’abondante preuve documentaire […] »;

f)                    « […] il n’y a aucune possibilité sérieuse que [Mme Sadeora] soit victime de persécution de la part de membres de groupes militants ou terroristes sikhs si elle devait se réinstaller à Delhi », qui constitue une PRI viable;

g)                  il était invraisemblable que Mme Sadeora soit menacée par des militants sikhs à Delhi.

 

Les questions en litige

[7]               a)         Quelle est la norme de contrôle qui s’applique aux questions soulevées en l’espèce?

b)         La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle dans sa décision?

 

Analyse

[8]               Nul ne conteste que la norme de contrôle qui s’applique aux conclusions que tire la Commission quant à la vraisemblance en se fondant sur les éléments de preuve fournis est la décision manifestement déraisonnable. Sur ce point, je souscrirais à ce qu’a déclaré le juge Michael Kelen dans la décision Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. no 1611, 2002 CFPI 1194, au paragraphe 5 :

[5]        Les décisions de la Commission en matière de crédibilité appellent le plus haut niveau de retenue de la part des tribunaux, et la Cour n’annulera une décision de ce genre, ou n’autorisera une demande de contrôle judiciaire d’une telle décision, qu’en accord avec le critère susmentionné. La Cour ne doit pas substituer son opinion à celle de la Commission en ce qui a trait à la crédibilité ou à la vraisemblance, sauf dans les cas les plus manifestes. C’est pourquoi les demandeurs qui veulent faire annuler des conclusions touchant leur crédibilité doivent s’acquitter d’une très lourde charge, à la fois au stade de la demande d’autorisation et au stade de l’audience si l’autorisation est accordée.

 

 

[9]               Indépendamment du degré élevé de retenue dont il faut faire preuve envers les conclusions de la Commission quant à la crédibilité et à la vraisemblance, en l’espèce les conclusions relatives à l’invraisemblance ne résistent pas à un examen poussé.

 

[10]           Il est utile de signaler que la Commission ne conclut pas de manière explicite dans sa décision que Mme Sadeora n’était pas crédible. Il n’y a aucune conclusion de lacunes ou d’incohérences testimoniales et il n’y a aucune conclusion claire et nette que les incidents décrits par Mme Sadeora n’ont pas eu lieu. La Commission semble avoir fondé sa décision sur des conclusions quant à la vraisemblance qui, en général, manquent de clarté.

 

[11]           Ayant inféré que les présumés auteurs des actes de persécution dont Mme Sadeora et sa famille ont été victimes étaient des terroristes sikhs, la Commission a ensuite conclu, en se fondant sur la preuve documentaire, que les incidents censément survenus en 2002 et 2003 étaient invraisemblables car, à cette époque, le terrorisme sikh était en grande partie chose du passé. Cela amène à se demander si la Commission a conclu que ces événements n’ont pas eu lieu du tout ou alors uniquement qu’ils n’étaient pas le fait de terroristes sikhs. Même si l’on est disposé à accepter que la Commission a conclu que les événements de 2002 et 2003 ne sont pas survenus du tout, cette dernière n’a tiré absolument aucune conclusion d’invraisemblance et d’autre nature à propos des événements qui seraient survenus en 1994, 1995 et 1996. Il est tout simplement impossible de dire à partir de la décision si la Commission a admis que Mme Sadeora, son époux et leur fils ont été enlevés et agressés à maintes reprises et, dans le cas de son époux, si ce dernier a été assassiné, entre août 1994 et novembre 1996.

 

[12]           La conclusion de la Commission selon laquelle il n’était pas vraisemblable que les individus censément impliqués dans l’assassinat, en 1995, de l’époux de Mme Sadeora aient été également responsables de l’assassinat de son fils en 2002 ne répond pas à la question fondamentale de savoir si ces événements se sont produits comme cette dernière les a décrits. Les mêmes problèmes se posent au sujet de la conclusion de la Commission selon laquelle il n’était pas vraisemblable que des militants sikhs s’en soient pris à Mme Sadeora en avril 2003. La Commission n’a pas exclu la possibilité que les attaques aient eu lieu, mais elle a exclu uniquement le fait que des terroristes sikhs en aient été les auteurs. La question demeure : s’il ne s’agissait pas de terroristes sikhs, alors qui était-ce?

 

[13]           L’identification de terroristes sikhs en tant qu’auteurs probables des crimes allégués a été fondée, après tout, sur une conclusion que la Commission a tirée. Mme Sadeora n’a pas identifié les agresseurs en tant que terroristes sikhs, pas plus qu’aucun des signataires d’affidavits ou des témoins. S’il était peu vraisemblable que les individus en question aient été des terroristes sikhs, la Commission se devait d’envisager au moins d’autres possibilités, dont celle que ces individus aient été de simples criminels ou, comme l’a laissé entendre un témoin, qu’ils aient été associés d’une certaine façon aux autorités publiques. En d’autres termes, si les individus en question n’étaient pas des terroristes sikhs, il se peut donc que ce soit la conclusion de la Commission qui ne soit pas valide, et non le témoignage de Mme Sadeora.

 

[14]           Il peut y avoir un risque à fonder une décision relative au statut de réfugié uniquement sur une inférence liée à des conclusions de vraisemblance et, comme l’a signalé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Aguebor c. Canada (Ministre de l’emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 732, 160 N.R. 315, au paragraphe 3, « il peut être plus facile » de faire réviser une telle conclusion que de faire réviser une décision d’incrédibilité qui résulte de contradictions dans le témoignage. Les conclusions de la Commission en matière de vraisemblance peuvent être utiles pour l’évaluation de la crédibilité d’un demandeur, mais il ne faudrait pas s’en servir comme substitut à une évaluation complète de la crédibilité et à une décision claire sur la question de savoir si la Commission a accepté ou rejeté les allégations essentielles de persécution d’un demandeur. En l’espèce, Mme Sadeora avait le droit de savoir en termes clairs et non ambigus si - et dans quelle mesure - la Commission ajoutait foi à sa preuve : voir Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 238, 130 N.R. 236 (C.A.F.). En l’espèce, la Commission ne s’est pas acquittée de cette obligation fondamentale.

 

[15]           L’autre problème de fond que posent plusieurs des conclusions de la Commission quant à la vraisemblance est que ces dernières décrivent des situations ou des faits qui, en soi, sont vraisemblables. La présente Cour a défini l’invraisemblance comme des faits qui « débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre » : voir la décision Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1131, 2001 CFPI 776.

 

[16]           Même si la conclusion de la Commission selon laquelle le terrorisme sikh au Pendjab a nettement perdu de sa vigueur après le milieu des années 1990 repose sur un solide fondement probatoire, cette dernière a néanmoins reconnu dans sa décision qu’en 2003 ce phénomène n’avait pas tout à fait disparu. Elle s’est expressément fondée sur des documents portant sur la situation dans le pays qui décrivaient le terrorisme sikh qui s’y déroulait – à un niveau nettement moindre toutefois. Au Pendjab, a-t-elle décrit, les actes de violence « devenaient moins courants », mais « il se produit occasionnellement des incidents, comme des explosions causées par des bombes lancées contre des autobus et des trains ». Elle a aussi signalé que de tels incidents se produisent dans le reste de l’Inde et ne se limitent pas exclusivement au Pendjab. Elle a ensuite extrait la citation suivante d’une publication : « [d]es actes de terreur occasionnels sont encore commis de temps en temps, principalement par des éléments survivants de groupes établis au Pakistan ». Dans ce même rapport, il est signalé que « [l]es activités terroristes occasionnelles qui se produisent encore dans l’État ont, dans l’ensemble, été restreintes aux bombes dissimulées, laissées derrière des cibles vulnérables – principalement les transports en commun ». Contre cette toile de fond, il était manifestement déraisonnable pour la Commission de dire que les événements survenus, selon Mme Sadeora, en 2002 et 2003 débordaient le cadre de ce à quoi on pouvait logiquement s’attendre. Comme l’a fait remarquer à juste titre l’avocat de la demanderesse, une diminution d’une situation de violence généralisée ne répond pas de manière complète à la question de savoir si un demandeur d’asile s’expose à un risque individualisé, et cela ne permet pas de conclure que de tels événements sont invraisemblables. La preuve d’une diminution de la violence terroriste au Pendjab n’exclut pas du cadre des possibilités raisonnables que de tels événements surviennent encore à l’occasion ou de façon isolée.

 

[17]           Le défendeur a fait valoir que la décision de la Commission à propos d’une PRI pouvait, en soi, étayer le refus de la demande de Mme Sadeora, et il existe certainement un texte faisant autorité à cet effet : voir Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 886, 2006 CF 709, au paragraphe 18.

 

[18]           Cependant, la présente espèce est différente car l’analyse de la Commission à propos d’une PRI est inextricablement liée à son évaluation du profil de risque de Mme Sadeora. Vu l’analyse manifestement lacunaire de la Commission quant aux allégations de persécution et, en particulier, le fait qu’elle n’ait pas déterminé si certains des événements que Mme Sadeora avait décrits, sinon tous, étaient survenus et, si oui, par qui, la Commission ne pouvait pas procéder à une analyse sérieuse de la question d’une PRI. En fait, la Commission a elle-même reconnu le lien entre les deux questions en fondant en partie son analyse d’une PRI sur ses conclusions antérieures d’invraisemblance au sujet de l’ampleur du terrorisme sikh au Pendjab.

 

[19]           Je ne suis pas convaincu que la Commission a apprécié comme il se doit le concept de l’invraisemblance, et ce fait, par ricochet, mine sa conclusion selon laquelle il était peu plausible que Mme Sadeora soit ciblée à Delhi si elle s’installait dans cette ville.

 

[20]           Compte tenu de ce qui précède, je ferai droit à la présente demande et je renverrai l’affaire à un tribunal différemment constitué de la Commission afin qu’il procède à un nouvel examen de l’affaire sur le fond.

 

[21]           L’avocat de la demanderesse a proposé un certain nombre de questions à certifier au sujet de la façon dont la Commission a traité les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Ma décision étant fondée sur d’autres motifs, les questions soumises ne se posent pas. L’avocat du défendeur n’a pas relevé de question de portée générale à certifier. En définitive, aucune question ne sera certifiée en l’espèce et, au vu du dossier, il ne se pose aucune question de portée générale.

 


 

JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie et l’affaire renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvel examen sur le fond.

 

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                   IMM-5050-06

 

INTITULÉ :                                                  GURDEV KAUR SADEORA

                                                                       c.

                                                                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                            WINNIPEG

 

DATE DE L’AUDIENCE :                          LE 11 AVRIL 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                         LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                 LE 23 AVRIL 2007

 

COMPARUTIONS :

 

David Matas

 

POUR LA DEMANDERESSE

Omar Siddiqui

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David Matas

Avocat

225, rue Vaughan, bureau 602

Winnipeg (Manitoba) R3C 1T7

 

POUR LA DEMANDERESSE

Aliyah Rahaman

Ministère de la Justice

Région des Prairies

310, rue Broadway, bureau 301

Winnipeg (Manitoba) R3C 0S6

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.