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Date : 20070522

Dossier : T-740-06

Référence : 2007 CF 538

 

Ottawa (Ontario), le 22 mai 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARRY STRAYER

ENTRE :

RALPH ESTENSON

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

INTRODUCTION

 

[1]   Dans la présente demande, le demandeur prie la Cour de prendre les mesures suivantes :

 

1.                  annuler la décision de l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) de le suspendre, le 3 avril 2006, de ses fonctions en vertu de l’entente d’accréditation des vétérinaires (EAV);

2.                  interdire à l’ACIA de prendre d’autres mesures pour annuler son accréditation en raison du certificat d’exportation canadien VABD‑2005‑774 qu’il a délivré le 7 décembre 2005;

3.                  ordonner que son accréditation soit rétablie rétroactivement au 12 décembre 2005 en vertu de l’EVA;

4.                  adjuger les dépens au demandeur sur la base avocat‑client.

 

FAITS

 

[2]   Il convient tout d’abord d’indiquer les arrangements législatifs et contractuels dans le cadre desquels la présente affaire a pris naissance.

 

[3]   L’article 2 et le paragraphe 69(1) du Règlement sur la santé des animaux, C.R.C., ch. 296, prévoient notamment :

INTERPRÉTATION

Dans le présent règlement,

 

«Loi» La Loi sur la santé des animaux. ( Act

«vétérinaire accrédité» Vétérinaire autorisé à exercer certaines fonctions conformément à un accord conclu aux termes de l’article 34 de la Loi. (accredited veterinarian)

 

 

PARTIE VIII

EXPORTATION D’ANIMAUX ET DE PRODUITS ANIMAUX

Dispositions générales

69. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, il est interdit d’exporter des animaux de ferme, de la volaille, des embryons animaux ou du sperme animal, à moins que les conditions suivantes ne soient réunies :

a) l’exportateur a obtenu un certificat délivré par un vétérinaire-inspecteur ou un certificat délivré par un vétérinaire accrédité et contresigné par un vétérinaire-inspecteur avant l’expédition, qui identifie clairement les animaux de ferme, la volaille, les embryons animaux ou le sperme animal et indique :

 

(i) qu’un vétérinaire-inspecteur ou un vétérinaire accrédité les a inspectés et les a trouvés exempts de toute maladie transmissible,

 

 

 

(ii) les date et lieu de l’inspection,

 

(iii) lorsque des tests de dépistage ont été effectués, la nature de chaque test, et le fait qu’ils y ont réagi négativement;

 

 

b) les exigences d’importation du pays importateur ont été respectées.

INTERPRETATION

2. In these Regulations,

 

 

  “accredited veterinarian” means a veterinarian who is authorized to perform certain duties or functions under an agreement made under section 34 of the Act; ( vétérinaire accrédité

“Act” means the Health of Animals Act; ( Loi )

 

 

PART VIII

EXPORTATION OF ANIMALS AND ANIMAL PRODUCTS

General

69. (1) Subject to this Part, no person shall export out of Canada livestock, poultry, animal embryos or animal semen unless

 

(a) the person has obtained a certificate of a veterinary inspector or a certificate of an accredited veterinarian endorsed by a veterinary inspector issued before shipment that clearly identifies the livestock, poultry, animal embryos or animal semen and shows

 

 

 

 

 

(i) that a veterinary inspector or an accredited veterinarian has inspected the livestock, poultry, animal embryos or animal semen and found it to be free from any communicable diseases,

 

 

(ii) the date and place of inspection, and

 

(iii) where tests have been performed, the nature of each test and that the livestock, poultry, animal embryos or animal semen proved negative to such tests; and

 

(b) the importation requirements of the country to which the livestock, poultry, animal embryos or animal semen are exported have been complied with.

 

[4]   Il convient de souligner que l’alinéa 69(1)a) du Règlement sur la santé des animaux prévoit qu’un exportateur canadien d’animaux de ferme doit obtenir un certificat délivré par « un vétérinaire-inspecteur ou […] un vétérinaire accrédité » indiquant que ledit vétérinaire a inspecté les animaux. Le demandeur a travaillé en qualité de vétérinaire accrédité pour l’ACIA pendant un certain temps et la dernière EAV qu’il a conclue avec l’Agence est datée du 19 juillet 2005. Le paragraphe 10 de ladite entente prévoit :

Le vétérinaire accrédité :

 

a.  ne signe, n’émet et ne délivre aucun document officiel portant son nom, ou il n’en autorise pas l’utilisation, si ce document n’est pas dûment rempli, lisible, véridique quant au résultat de tout examen, épreuve ou inspection effectué ou requis d’être effectué en regard du document. Le document doit mentionner le nom du propriétaire, le type, le résultat, la date, l’emplacement de chacun et de la totalité des inspections, des épreuves ou des traitements effectués et clairement identifier à quels animaux ou produits il s’applique;

 

b.  ne signe aucun document à l’avance qui se rapporte aux tâches effectuées en tant que vétérinaire accrédité avant la fin des épreuves ou des inspections exigées dans ce document selon le cas;

 

c.  ne soumet pas à des épreuves, ni ne certifie ses propres animaux aux fins d’exportation.

 

 

An accredited veterinarian shall not:

 

a.  sign, issue, or allow any document to be used relevant to duties as an accredited veterinarian and bearing that individual’s name, unless it is fully completed, legible and accurately records the results of an examination, test or inspection performed or required to be performed, in respect of the document including the name of the owner, the type, result, date, and location of any and all inspections, tests or treatments conducted, and clearly identifies the animal or product to which it applies;

 

 

b.  pre-sign any document relevant to duties as an accredited veterinarian prior to the completion of tests or inspections required by that document;

 

 

c.  test and certify the veterinarian’s own animals for export.

 

 

[5]  
Le paragraphe 14 de ladite entente prévoit également :

Le vétérinaire accrédité qui ne se conforme pas aux modalités de la présente entente ou à celles stipulées dans les ententes précédentes auxquelles il prenait part peut voir son accréditation suspendue, ou son accréditation et l’entente d’accréditation suspendues et annulées, conformément aux dispositions des articles 15 à 17 de la présente entente.

An accredited veterinarian’s failure to comply with the terms and conditions of this agreement or any of its predecessor agreements to which the veterinarian was a party, may result in suspension of accreditation or suspension and cancellation of accreditation and the accredited veterinarian’s accreditation agreement in accordance with the provisions of articles 15 to 17 of this agreement.

 

[6]   Le seul aspect de l’inspection pertinent dans le cadre de la présente espèce est que les vétérinaires doivent s’assurer que les animaux destinés à l’exportation aux États‑Unis n’ont pas plus de 30 mois (PTM). Après la découverte de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) au Canada, les bovins canadiens ont été bannis aux États‑Unis pendant un certain temps. L’importation de bovins vivants provenant du Canada a repris en juillet 2005 à la condition qu’à l’avenir, les bovins soient âgés de tout au plus 30 mois.

 

[7]   Le 7 décembre 2005, le demandeur a délivré le certificat d’exportation canadien VABD‑2005‑774 dans lequel il a certifié qu’un lot de 36 bovins étaient en bonne forme et d’un âge conforme aux prescriptions d’exportation. Ces bovins appartenaient à Henry Tebrinke, éleveur canadien de bovins. Au moment de l’inspection, ces animaux portaient des étiquettes de l’Agence canadienne d’identification du bétail (ACIB). L’un des animaux inspectés par le demandeur portait à l’oreille l’étiquette numéro 271 629 357 de l’ACIB. Le demandeur a également agrafé à l’oreille de cette vache Hereford une étiquette portant son propre numéro d’étiquette, le 8Z07478. Ce lot de bovins a ensuite été envoyé à l’usine Tyson Fresh Meats Inc. à Wallula (Washington) aux États‑Unis. D’après le rapport des propres enquêteurs de l’ACIA, il semble que les animaux aient été abattus le matin du 10 décembre 2005. Tôt dans l’après-midi du même jour, l’inspecteur Jose Gabiola, inspecteur du ministère de l’Agriculture des États‑Unis, a remarqué, par hasard, que la tête écorchée d’une bête qui venait d’être abattue avait une [traduction] « dentition complètement développée », c’est‑à‑dire qu’il s’agissait d’une bête PTM. Un vétérinaire a confirmé ce diagnostic. Lorsque les enquêteurs de l’ACIA, le Dr Robert Sturm et Pamela Davies se sont rendus à l’usine située à Tyson le 14 décembre 2005, on leur a montré la tête d’une vache Hereford et une étiquette de l’ACIA portant le numéro 271 629 357, c’est‑à‑dire le numéro d’une vache que le demandeur avait inspectée.

 

[8]   C’est pourquoi, le 4 janvier 2006, un comité d’examen de l’ACIA a recommandé la suspension du demandeur. Le 5 janvier 2006, le vétérinaire en chef par intérim a informé le demandeur qu’il était suspendu pour avoir délivré un certificat d’inspection qui était faux, ce qui est interdit par le paragraphe 10 de l’EAV cité plus haut. Le demandeur a été informé que l’ACIA avait l’intention d’annuler son accréditation et qu’un arbitre tiendrait une audience le 17 janvier 2006, à Burnaby (Colombie‑Britannique). En fait, l’audience a eu lieu le 26 janvier 2006. Le 3 février 2006, le demandeur a été informé que l’arbitre avait statué qu’il avait délivré un faux certificat concernant cet animal en particulier. L’arbitre était le Dr Beres. On a appris plus tard que, après avoir présidé l’audience le 26 janvier mais avant de rendre sa décision, le Dr Beres avait, à l’insu du demandeur, tenu des entrevues supplémentaires. 

 

[9]   Le 26 février 2006, le demandeur a déposé un avis de demande dans lequel il sollicitait l’annulation de cette décision en invoquant un déni de justice naturelle, un déni d’équité, une crainte raisonnable de partialité, ainsi que plusieurs erreurs de droit, de fait et de compétence. En avril, le demandeur a reçu de l’ACIA deux lettres datées du 3 avril 2006 : l’une d’entre elles l’informait qu’on avait révoqué l’annulation de son accréditation; puis, la deuxième lettre l’informait qu’il avait été suspendu de nouveau pour le même motif pour lequel il avait été initialement suspendu. Le défendeur déclare, sans que cela soit contesté, que l’ACIA avait réexaminé la situation après le dépôt de la première demande de contrôle judiciaire et qu’elle avait constaté qu’il y avait eu des problèmes d’équité en matière de procédure dans la manière dont l’arbitre avait pris la première décision et, plus particulièrement, parce que l’arbitre avait reçu d’autres éléments de preuve après la tenue de l’audience et à l’insu du demandeur. L’ACIA a révoqué cette décision. Voilà pourquoi la demande de contrôle judiciaire déposée le 26 février 2006 est en suspens, la décision qu’elle visait ayant été révoquée.

 

[10]           Dans sa lettre du 3 avril 2006, après avoir suspendu de nouveau le demandeur, l’ACIA a fixé la date d’audience au 30 mai 2006. Le 26 avril 2006, le demandeur a déposé dans le cadre de la présente procédure un avis de demande dans lequel il sollicitait initialement toute une gamme de mesures de redressement. Les mesures qu’il sollicite maintenant sont énoncées plus haut sous le titre « Introduction ». Le demandeur a également sollicité et obtenu de la Cour la suspension de la deuxième procédure d’annulation fixée pour le 30 mai 2006, jusqu’à ce qu’une décision soit rendue dans le présent contrôle judiciaire.

 

[11]           Entre‑temps, l’ACIA avait engagé des procédures contre l’exportateur de la vache en question, M. Henry Tebrinke. Ce dernier a été accusé, dans le cadre d’une instance administrative, d’avoir contrevenu à l’alinéa 69(1)b) du Règlement sur la santé des animaux. Si je comprends bien, le ministre a déterminé, en vertu de la Loi sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire, L.C. 1995, ch. 4, que l’exportateur avait effectivement contrevenu au Règlement. L’exportateur a interjeté appel de cette décision devant la Commission de révision constitué en vertu de ladite loi. L’audience a été instruite par son président, Thomas S. Barton, c.r. Parmi les témoins cités à l’audience, on a constaté l’absence de l’inspecteur américain Jose Gabiola, dont les affirmations étaient à l’origine des accusations déposées contre le demandeur pour avoir certifié une vache PTM et contre M. Tebrinke pour avoir exporté cette vache. Le président a conclu que le défendeur n’avait pas établi que M. Tebrinke avait effectivement commis l’infraction dont il était accusé. Il a conclu pour l’essentiel que, compte tenu de la preuve dont il disposait, les étiquettes d’identification, dont l’étiquette de l’ACIB et celle du demandeur, avaient été enlevées de la tête et de la carcasse de l’animal en cause au cours de l’abattage et de la transformation. Il n’était pas en mesure de déterminer ce qui était arrivé à l’étiquette du demandeur, mais la preuve indiquait qu’après avoir été enlevée de l’animal, l’étiquette de l’ACIB a été placée dans une boîte, puis présentée comme pièce à conviction avec la tête d’une vache, qui avait indubitablement plus de 30 6mois, aux enquêteurs Sturm et Davies de l’ACIA lorsqu’ils se sont rendus à l’usine le 14 décembre. Mme Davis a pris une photographie de la tête de la vache et de l’étiquette, et cette photographie a été remise à la Commission et à la Cour. Le président du tribunal n’a pas été convaincu par cet élément de preuve que l’étiquette 271 629 357, c’est‑à‑dire l’étiquette de l’ACIB attachée à l’animal que le demandeur avait examiné, avait également été attachée à cette tête précise.

 

[12]           La Commission a rendu cette décision le 2 novembre 2006. Malheureusement, l’avocat du demandeur n’a pas pris les mesures nécessaires pour joindre cette décision, ainsi que les arguments sur lesquels elle se fondait, aux documents ayant déjà été déposés dans le cadre du présent contrôle judiciaire le 17 avril 2007, avant le dépôt d’un avis de requête cinq mois plus tard. Dans cet avis de requête, que j’ai entendu au début de l’audience portant sur le contrôle judiciaire, le demandeur a sollicité l’autorisation de verser cette décision au dossier de s’appuyer sur celle‑ci pour avancer d’autres arguments afin de contester la continuation de la procédure d’annulation de son accréditation en invoquant principalement le dessaisissement (functus officio), la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et l’abus de procédure. Ce délai n’a jamais été adéquatement expliqué et ses causes n’ont certainement pas été confirmées par un affidavit, mais j’ai ordonné, malgré les objections compréhensibles de la part du défendeur, que la décision Tebrinke soit versée au dossier afin que le demandeur puisse présenter une argumentation complète fondée sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, le dessaisissement (functus officio) et l’abus de procédure. Aucune nouvelle question de fait n’a en conséquence été soulevée et les questions de droit étaient étroitement liées aux questions déjà en litige. Le défendeur a également reçu un préavis de trois semaines du fait que ce nouvel élément pourrait être abordé.

 

[13]           Dans la procédure de contrôle judiciaire principale, déposée le 26 avril et dont je suis saisi, le demandeur me demande d’annuler la suspension de son accréditation et d’empêcher l’ACIA de tenir une audience concernant l’annulation de son accréditation. Il fait valoir qu’après avoir tenu une audience et avoir annulé son accréditation en conséquence, et avoir ensuite révoqué ladite annulation, l’ACIA ne peut pas recommencer la procédure de suspension et d’audience au sujet du même incident. Il allègue qu’ayant pris cette décision une première fois pour l’annuler ensuite, l’ACIA est dessaisie (functus officio) de l’affaire. Recommencer la procédure de suspension et l’audience d’annulation constituerait un abus de procédure. De plus, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche l’ACIA de juger de nouveau la même affaire sa première décision ayant été annulée. Le demandeur allègue également une crainte raisonnable de partialité.

 

[14]           Pour ce qui est de la nouvelle question concernant la décision Tebrinke qui fait désormais partie de la présente affaire, il soutient qu’il a été statué dans cette décision que la preuve était insuffisante pour établir que la vache PTM en cause provenait du troupeau de M. Tebrinke, ce qui entraîne l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, un principe qui empêche que la même question ne soit jugée de nouveau dans le cadre des procédures d’annulation intentées contre le demandeur ayant inspecté ce troupeau.

 

ANALYSE

 

[15]           Je voudrais d’abord confirmer que l’analyse pragmatique et fonctionnelle qui permet de déterminer la norme de contrôle n’est pas d’une grande utilité en l’espèce parce que je ne procède pas au contrôle d’une décision de l’ACIA, sauf dans la mesure où je dois déterminer si elle a décidé à juste titre de recommencer les procédures de suspension et d’annulation à l’encontre du demandeur. J’estime qu’il s’agit principalement d’une question de droit. Il s’agit en partie d’une question d’équité ou de justice naturelle. Dans les deux cas, il me semble que la Cour est la mieux placée pour déterminer si l’ACIA agit conformément à la loi ou aux principes d’équité et, dans ces deux cas, la norme applicable devrait être celle de la décision correcte.

 

[16]           Je ne suis pas convaincu qu’après avoir décidé d’annuler l’accréditation du demandeur et avoir ensuite conclu que cette première décision était nulle parce qu’elle était viciée en raison d’une procédure inéquitable puis, après l’avoir infirmée et avoir recommencé une nouvelle procédure de suspension et d’annulation, l’ACIA est coupable de conduite répréhensible. Elle n’est pas dessaisie de l’affaire (functus officio) au point d’empêcher le dépôt de nouvelles procédures : voir Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] R.C.S. 848, au paragraphe 21; Brown and Evans, “Judicial Review of Administrative Action in Canada”, (Toronto, 2004), aux pages 12 à 105. On ne peut pas non plus considérer que cette conduite constitue un abus de procédure : voir Findlay c. College of Dental Surgeons of British Columbia, [1997] B.C.J. No. 2040 (C.S.C.‑B.), au paragraphe 46.

 

[17]           Dans les circonstances, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si la deuxième audience tenue par un arbitre différent, nommé par l’ACIA, devrait être interdite en raison d’une crainte raisonnable de partialité.

 

[18]           Je crois que la question essentielle en l’espèce est celle de savoir si, en raison de la décision Tebrinke de la Commission de révision, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche l’ACIA de tenir une nouvelle audience pour rendre une décision au sujet de la conduite du demandeur pour ce qui est de la vache et de l’exportation dont il était question dans Tebrinke.

 

[19]           Il est bien établi que pour que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche de nouvelles procédures pour juger une question :

i)                    la même question doit avoir été décidée dans une procédure antérieure;

ii)                   la décision rendue dans la procédure antérieure doit être finale;

iii)                 les parties à la décision antérieure ou leurs ayants droit doivent être les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée ou leurs ayants droit.

(Voir, par exemple, Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248, au paragraphe 254; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, aux paragraphes 54 à 61.)

 

[20]           Si l’on examine tout d’abord la deuxième condition, je pense qu’il est indubitable que la décision du président de la Commission de révision, prise en vertu de la Loi sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire, est finale. Cette loi ne prévoit pas de droit d’appel et le délai pour demander un contrôle judiciaire est depuis longtemps expiré.

 

[21]           Il est plus difficile de trancher si la question dont la Commission de révision était saisie est la même que celle qui serait soumise à un arbitre au sujet de l’accréditation du demandeur en vertu de l’EAV. Certes, les questions de droit sont différentes. La première concerne une violation possible de l’alinéa 69(1)b) du Règlement sur la santé des animaux, alors que la deuxième intéressera, essentiellement une rupture de contrat concernant l’entente d’accréditation du demandeur. Cependant, il suffit pour qu’il y ait préclusion découlant d’une question déjà tranchée qu’il y ait dans les deux cas une question déterminante pour l’issue de l’affaire qui soit essentiellement pareille dans tous ses aspects importants. Voir Rasanen c. Rosemount Instruments Ltd. (1994), 68 O.A.C. 284, aux paragraphes 31, 32, 88, 89. Même si le cadre législatif est différent et pourrait empêcher la préclusion fondée sur la cause d’action, il y a en l’espèce une détermination de fait qui est également applicable aux deux affaires. La question de fait essentielle pour conclure à la responsabilité du demandeur ou de M. Tebrinke est la suivante : la tête PTM découverte à l’usine de Tyson provenait‑elle d’un animal faisant partie du lot que le demandeur a certifié et que M. Tebrinke a exporté aux États‑Unis? À moins d’une réponse affirmative à cette question, aucun des deux ne peut être tenu responsable : ni M. Tebrinke en vertu du Règlement sur la santé des animaux, ni le demandeur en vertu de l’entente qui l’oblige à délivrer des certificats exacts.

 

[22]           La question à laquelle il est le plus difficile de répondre est la troisième, c’est‑à‑dire s’agit‑il dans les deux cas des mêmes parties ou de leurs ayants droit? Je dois d’abord dire qu’à mon avis, ce critère devrait être appliqué avec plus de rigueur à la personne qui doit subir l’effet préjudiciable de la préclusion. En l’espèce, cette partie est la même dans les deux cas et il s’agit de l’ACIA. Certes, dans la présente affaire, la partie qui souhaite invoquer la préclusion n’était pas personnellement partie à la procédure dans l’affaire Tebrinke, dans laquelle il a été déterminé que M. Tebrinke n’était pas coupable. Je conclus, cependant, qu’à ces fins, le demandeur et M. Tebrinke étaient des ayants droit. J’estime qu’il faut faire preuve de souplesse lorsqu’on identifie les personnes qui sont des ayants droit à ces fins. Dans leur ouvrage intitulé Sopinka, Lederman et Bryant, The Law of Evidence in Canada (Butterworth’s, Second Edition, ont dit au paragraphe 19.86 :

[traduction] Il est impossible d’être catégorique quant à l’étendue de l’intérêt qui crée un lien de droit connexe. D’après la jurisprudence, « il doit y avoir un degré d’identification suffisant entre les deux personnes de manière à ce qu’il soit juste de statuer que la décision à laquelle une des personnes était partie devrait s’appliquer dans la procédure à laquelle l’autre personne est partie ».

 

[23]           Un des précédents cités dans l’ouvrage est la décision Gleeson c. J. Wippell & Co. Ltd., [1977] 3 All E.R. 54, au paragraphe 60. Cet extrait de l’ouvrage intitulé Law of Evidence in Canada a été cité et approuvé par le juge Binnie de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Danyluk, précité, au paragraphe 60. Dans l’arrêt Rasanen, précité, un employé ayant été congédié a intenté une action en vertu de la Loi sur les normes d’emploi de l’Ontario pour recouvrer son indemnité de départ; il a en outre intenté une action en dommages‑intérêts pour congédiement déguisé devant la Cour supérieure. Il a finalement été statué en vertu de la Loi sur les normes d’emploi que l’employé n’avait pas droit de réclamer une indemnité de départ. Il a été jugé que cette décision entraînait la préclusion découlant d’une question déjà tranchée de sorte que l’employé ne pouvait pas intenter une action pour réclamer une indemnité de départ. En appel, la Cour d’appel de l’Ontario, tout en confirmant la décision du juge de première instance, a souligné que, les parties aux deux procédures n’étaient pas les mêmes : dans l’action intentée en vertu de la Loi sur les normes d’emploi, les parties étaient l’employeur et un agent du bureau des normes d’emploi, alors que dans l’action devant la Cour supérieure, les parties étaient l’employé et l’employeur. Il a néanmoins été jugé qu’il y avait des intérêts communs entre l’employé et l’agent du bureau des normes d’emploi et qu’ils avaient donc des intérêts connexes : voir, plus particulièrement, les paragraphes 34 et 88. En l’espèce, le demandeur et M. Tebrinke partageaient un intérêt identique, celui de contester l’allégation selon laquelle la vache en cause faisait partie du lot certifié par le demandeur et exporté par l’éleveur. Ils ont tous les deux participé à l’exportation des bovins autorisés. Le demandeur a témoigné pour le compte de M. Tebrinke et le président de la Commission de révision a accordé beaucoup de poids à sa déposition. L’ACIA ayant eu la possibilité de prouver d’où provenait la tête de la vache PTM et n’ayant pas réussi à le faire dans le cadre de l’affaire Tebrinke, elle ne devrait pas avoir la possibilité de soulever la même question de fait, même s’il s’agit d’un cadre juridique différent.

 

[24]           Je conclus donc qu’il est interdit à l’ACIA d’engager de nouvelles procédures contre le demandeur relativement à cet animal précis. Comme l’ACIA a eu la possibilité d’engager de nouvelles procédures jusqu’au moment où la décision a été rendue dans l’affaire Tebrinke le 2 novembre 2006, ce qui a entraîné la préclusion, j’ordonnerai l’annulation de la suspension prononcée le 3 avril 2006, à partir du 2 novembre 2006, ainsi que l’arrêt de toutes les autres procédures notifiées au demandeur par l’ACIA par voie d’une lettre datée du 3 avril 2006 concernant l’animal portant l’étiquette numéro 271 629 357.

 

[25]           Comme il est impossible d’affirmer que l’ACIA a agi illégalement lorsque la deuxième décision portant suspension a été rendue dans la présente affaire, je ne suis pas en mesure de réintégrer le demandeur rétroactivement. Il semble que son contrat aurait pris fin le 19 septembre 2006.

 

[26]           L’avocat du demandeur demande que je ne tranche pas la question des dépens tant que les avocats des parties n’auront pas eu la possibilité de lire mes motifs. Voilà pourquoi je ne rendrai pas de jugement sur ce point pour l’instant. Si les parties ne parviennent pas à une entente sur la question des dépens dans les 30 jours suivant la date des présents motifs, l’avocat du demandeur devra déposer une requête par écrit en vertu de l’article 389 des Règles des Cours fédérales et les délais prescrits par cette disposition pour produire une réponse seront applicables.

 

 

 « Barry L. Strayer »

Juge suppléant

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

Dossier :                                                             T-740-06

 

INTITULÉ :                                                           RALPH ESTENSEN

                                                                                c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA   

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                     VANCOUVER

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                   LE 8 MAI 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                      LE JUGE STRAYER

 

DATE DES MOTIFS :                                          Le 22 mai 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

R.A.Wattie

David Letkemann                                                      POUR LE DEMANDEUR

 

Melanie Chartier                                                       POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Linley Duigen

Vancouver (C.-B.)                                                    POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Vancouver (C.-B.)                                                    POUR LE DÉFENDEUR

 

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