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Date : 20070605

Dossier : IMM-2139-06

Référence : 2007 CF 585

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

 

 

ENTRE :

MAXIMIN SEGASAYO

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d’une décision rendue le 24 février 2006 par laquelle le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a refusé d’accorder au demandeur l’exception ministérielle prévue au paragraphe 35(2) de la Loi et recommandé au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de ne pas octroyer la résidence permanente au demandeur.

CONTEXTE

[2]               Maximin Segasayo (le demandeur) a été l’ambassadeur du Rwanda au Canada de 1991 à 1995. Le 26 janvier 1996, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conféré au demandeur et à sa famille le statut de réfugié au sens de la Convention. Ils ont par la suite présenté des demandes de résidence permanente en février 1996. Les trois enfants du demandeur et son épouse ont respectivement obtenu la résidence permanente en 2004 et en 2005.

 

[3]               Le 27 avril 1998, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada (CIC) a désigné le gouvernement rwandais comme régime ayant commis des crimes contre l’humanité et un génocide d’octobre 1990 à avril 1994 et d’avril 1994 à juillet 1994. Le demandeur, ayant été ambassadeur du Rwanda pendant les deux régimes désignés, a été informé par CIC le 20 juillet 1998 qu’il était non admissible à l’obtention du droit d’établissement au Canada suivant l’alinéa 19(1)l) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2.  

 

[4]               Le 5 août 1998, le demandeur a sollicité une dispense ministérielle en faisant valoir qu’il n’avait pas été complice des crimes commis pendant le génocide rwandais de 1998 et que, de ce fait, sa présence permanente au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. Sous le régime de la Loi actuellement en vigueur, l’exception ministérielle est prévue au paragraphe 35(2).

 

[5]               Le 9 novembre 2004, le demandeur a déposé un bref de mandamus auprès de la Cour (IMM-9338-04) – demandant qu’une décision soit rendue à l’égard de sa demande de résidence permanente et de celle de son épouse – qui lui a été accordé par le juge O’Reilly le 26 mai 2005. Le 6 mai 2005, l’épouse du demandeur a obtenu son droit d’établissement.

 

[6]               Par lettre datée du 8 juin 2005, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a expédié au demandeur une trousse contenant une ébauche de la note d’information (la note d’information) à laquelle étaient jointes treize annexes infirmant la recommandation de mai 2002. Ces documents consistaient en sa recommandation au ministre à l’égard de la demande d’exception ministérielle présentée par le demandeur. Les annexes 3 et 4 ont été en partie expurgées avant d’être expédiées au demandeur. Celui-ci a eu la possibilité de répondre à ces documents, ce qu’il a fait au moyen d’un affidavit et d’observations supplémentaires qu’il a envoyés à l’ASFC le 28 décembre 2005.

 

[7]               Le 17 février 2006, la version définitive de la note d’information, les treize pièces jointes originales et les observations du demandeur datées de décembre 2005 ont été envoyées au ministre. Le 24 février 2006, le ministre a refusé la demande d’exception ministérielle. La note d’information datée du 17 février 2006 ont été produites par le défendeur à titre de motifs écrits appuyant la décision du ministre.

 

[8]               Le 24 mars 2006, le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la décision du ministre. Le 22 septembre 2006, le ministre a produit une version expurgée du dossier certifié du tribunal au motif que la divulgation des parties supprimées porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

 

[9]               Le défendeur a ensuite déposé une requête en vertu de l’article 87 de la Loi, par laquelle il demande à la Cour d’interdire la divulgation des parties déjà supprimées au demandeur, à son avocate et au public. Ayant examiné les arguments des deux parties, j’accorde l’ordonnance.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[10]           Les questions suivantes seront examinées dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire :

1)        Le ministre a-t-il manqué à son obligation d’agir équitablement en ne divulguant pas au demandeur tous les renseignements sur lesquels il s’est appuyé pour rendre sa décision?

2)        Le ministre a-t-il commis une erreur lorsqu’il a décidé de ne pas accorder l’exception ministérielle prévue au paragraphe 35(2) de la Loi?

 

NORME DE CONTRÔLE

[11]           Pour ce qui est de la question relative à l’équité procédurale, c’est la norme de la décision correcte qui s’applique au contrôle de la décision du ministre (Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539). À ce titre, si la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’obligation d’équité envers le demandeur, il n’y aura pas lieu de faire preuve de retenue à l’égard du décideur et la demande visant l’annulation de la décision sera accueillie (Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), [2004] 2 R.C.S. 650).

 

[12]           Pour ce qui est de savoir si le ministre a commis une erreur lorsqu’il a décidé de ne pas accorder l’exception ministérielle prévue au paragraphe 35(2) de la Loi, l’examen de l’arrêt Miller c. Canada (Solliciteur général), 2006 CF 912, [2006] A.C.F. nº 1164, (QL), rendu par le juge en chef Allan Lutfy, est utile pour déterminer la norme de contrôle applicable. Dans l’arrêt Miller, précité, la demanderesse a été déclarée interdite de territoire en application du paragraphe 34(1) de la Loi pour raison de sécurité, étant donné qu’elle a été agente secrète au Canada pour le Service russe du renseignement étranger, le Sluzhba Vnyeshnyeiy Razvyedky (le SVR). La demanderesse a par la suite sollicité l’intervention du ministre en application du paragraphe 34(2) de la Loi au motif que sa « présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national », ce libellé étant identique à celui que l’on trouve au paragraphe 35(2) de la Loi. Le juge en chef a appliqué la méthode pragmatique et fonctionnelle décrite dans les arrêts Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, et Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003], 1 R.C.S. 226, pour déterminer la norme de contrôle applicable à la décision du ministre d’accorder l’exception ministérielle. L’analyse du juge en chef Lutfy figure aux paragraphes 37 à 40 de l’arrêt Miller, précité :

 37       Pour ce qui est du premier facteur, la décision de la ministre relative à une demande présentée en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR n’est pas protégée par une clause privative et ne peut être l’objet d’une procédure d’appel. Toutefois, le contrôle judiciaire est possible, mais seulement après autorisation.

 

 38      La ministre jouit d’une expertise dans les demandes présentées en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR, puisque de telles demandes se rapportent à des questions de sécurité, un aspect dont la ministre assume la responsabilité.

 

 39      Le troisième facteur, à savoir l’objet de la disposition législative, milite lui aussi en faveur de la retenue judiciaire. L’interdiction de territoire dont est frappée la demanderesse n’est pas contestée. La question que devait trancher la ministre était de savoir si, selon elle, et indépendamment de l’interdiction de territoire, la présence de la demanderesse au Canada serait ou non préjudiciable à l’intérêt national. Autrement dit, le paragraphe 34(2) habilite la ministre à accorder, à son gré, un redressement d’exception, malgré une conclusion antérieure d’interdiction de territoire : Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1174, au paragraphe 43. Le fait que la décision discrétionnaire prise par la ministre en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR ne peut pas être déléguée milite fortement, selon moi, en faveur de la retenue judiciaire : voir la décision Esmaeili‑Tarki c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 509, au paragraphe 25.

 

 40      Finalement, le dossier soumis à la ministre requérait l’exercice d’un large pouvoir discrétionnaire fondé sur un contexte essentiellement factuel.

 

[13]           Le juge en chef Lutfy a ensuite conclu au paragraphe 42 de l’arrêt Miller, précité, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable. Compte tenu des similitudes entre les articles 34 et 35 de la Loi, que seuls les motifs d’interdiction de territoire distinguent, je souscris à l’analyse du juge en chef Lutfy et à sa conclusion selon laquelle la norme applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable. C’est pourquoi la décision du ministre ne sera annulée que si elle était fondée sur une conclusion de fait erronée et tirée de façon abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments dont il disposait.

 

ANALYSE

1) Le ministre a-t-il manqué à son obligation d’agir équitablement en ne divulguant pas au demandeur tous les renseignements sur lesquels il s’est appuyé pour rendre sa décision?

 

[14]           Le demandeur fait d’abord valoir que la non-divulgation de tous les documents pertinents employés dans le processus décisionnel, en raison du caractère expurgé de certaines des annexes de la note d’information, constitue un manquement à la justice naturelle parce qu’il ne pouvait pas connaître toute la preuve pesant contre lui et y répondre en conséquence.

 

[15]           Il faut souligner que le demandeur a reçu une copie de l’ébauche de la note d’information et de toutes les annexes, à l’exception de quelques pages éditées, et qu’il a eu la possibilité de présenter ses arguments en réponse. Par conséquent, ne se pose que la question de savoir si le droit du demandeur à l’équité procédurale a été violé du fait de la non-divulgation des parties supprimées du dossier.

 

[16]           Le défendeur soutient que la non-divulgation ne constitue pas une violation de l’équité procédurale et il a demandé à la Cour de délivrer une ordonnance interdisant la divulgation en vertu de l’article 87 de la Loi – que j’ai accordée – afin que l’accès aux parties supprimées du dossier ne soit pas toujours accordé dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

 

[17]           Pour déterminer si la non-divulgation constitue une violation du droit du demandeur à l’équité procédurale, je dois soupeser deux facteurs opposés. Le premier est l’obligation du ministre d’agir équitablement envers le demandeur de façon à ce qu’il y ait une « divulgation complète et fidèle » de tous les renseignements pertinents (Charkaoui c. Canada, 2004 CAF 421, [2005] 2 R.C.F. 299). Cette divulgation est essentielle parce que le demandeur a le fardeau d’établir que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national conformément au libellé du paragraphe 35(2) de la Loi et que, en conséquence, il doit connaître les préoccupations du ministre afin d’y répondre adéquatement. De plus, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, il incombe encore au demandeur de démontrer que le ministre a commis une erreur lorsqu’il a rendu sa décision et qu’en conséquence sa décision doit être annulée. L’autre facteur à prendre en compte est l’intérêt public qui commande la protection des renseignements dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale. S’agissant de l’équilibre des intérêts, la juge en chef Beverly McLachlin a récemment résumé la position de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CSC 9, [2007] A.C.S. 9 (QL), où elle a écrit au paragraphe 58 :

 58     Plus particulièrement, la Cour a reconnu à de nombreuses reprises que des considérations relatives à la sécurité nationale peuvent limiter l’étendue de la divulgation de renseignements à l’intéressé. Dans Chiarelli, la Cour a reconnu la légalité de la non‑communication des détails relatifs aux méthodes d’enquête et aux sources utilisées par la police dans le cadre de la procédure d’examen des attestations par le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS) sous le régime de l’ancienne Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976‑77, ch. 52. Dans cette cause, le contexte en fonction duquel les principes de justice fondamentale ont été précisés comprenait l’« intérêt [de l’État] à mener efficacement les enquêtes en matière de sécurité nationale et de criminalité et à protéger les sources de renseignements de la police » (p. 744). Dans Suresh, la Cour a jugé qu’un réfugié susceptible d’être expulsé vers un pays où il risquait la torture avait le droit d’être informé de tous les renseignements sur lesquels la ministre avait fondé sa décision « sous réserve du caractère privilégié de certains documents ou de l’existence d’autres motifs valables d’en restreindre la communication, comme la nécessité de préserver la confidentialité de documents relatifs à la sécurité publique » (par. 122). De plus, dans Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, la Cour a confirmé la constitutionnalité de l’article de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P‑21, qui prescrit la tenue d’une audience à huis clos et ex parte lorsque le gouvernement invoque l’exception relative à la sécurité nationale ou aux renseignements confidentiels de source étrangère pour se soustraire à son obligation de communication. La Cour a alors clairement indiqué que ces préoccupations d’ordre social font partie du contexte pertinent dont il faut tenir compte pour déterminer la portée des principes applicables de justice fondamentale (par. 38‑44).

 

[18]           Après avoir minutieusement examiné les éléments de preuve secrets, je conclus qu’ils ne doivent pas être divulgués au demandeur, à son avocate et au public, sous réserve des parties que le ministre a acceptées de divulguer lors de l’audience ex parte tenue à huis clos étant donné que la divulgation desdits renseignements porterait atteinte à la sécurité nationale. Ce faisant, je rejette l’argument selon lequel il y a eu violation du droit du demandeur à l’équité procédurale.

 

[19]           La principale raison pour laquelle j’en suis arrivé à cette conclusion à l’égard de la demande visant l’interdiction de divulgation fondée sur l’article 87 est la même qui m’amène à conclure que le fait pour le ministre de se servir de renseignements non divulgués dans le contexte de la demande visée au paragraphe 35(2) de la Loi ne viole pas le droit du demandeur à l’équité procédurale. En bref, les documents édités produits au dossier du tribunal sont bien peu nombreux. En fait, la preuve secrète dont il s’agit comporte une note de service interne de deux pages et demie de l’ASFC, dont cinq paragraphes ont été supprimés en partie, et une lettre de six pages adressée à l’ASFC par le Service canadien du renseignement de sécurité, dont 12 des 17 paragraphes ont été supprimés. Compte tenu du fait que le dossier du tribunal compte 702 pages, les renseignements qui ne sont pas divulgués au demandeur représentent, à mon avis, une très petite partie de l’information sur laquelle le ministre s’est appuyé. Comme le demandeur a eu accès à la très grande majorité des renseignements fournis au ministre - dont la plupart, par le demandeur lui-même – la non‑divulgation de ces quelques paragraphes semble plutôt raisonnable vu les préoccupations concernant la sécurité nationale, et ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale.

 

[20]           Dans mon ordonnance en réponse à la requête en interdiction de divulgation, j’ai également tenu compte de l’arrêt Charkaoui, précité, de la Cour suprême du Canada publié le 23 février 2007, et je crois qu’il serait approprié d’en faire autant dans la présente décision concernant la demande de contrôle judiciaire.

 

[21]           Dans Charkaoui, précité, la Cour suprême du Canada a déclaré inconstitutionnelle la procédure d’approbation des certificats de sécurité et de contrôle de la détention prévue aux articles 77 à 85 de la Loi. Comme la procédure prévue à l’article 78 de la Loi s’applique dans le contexte des requêtes en interdiction de divulgation fondées sur l’article 87, j’ai examiné la constitutionnalité de cette procédure dans le contexte des demandes fondées sur l’article 87 de la Loi.

 

[22]           Toutefois, il importe d’abord de souligner que la procédure visée à l’article 87 de la Loi a été appliquée par analogie en l’espèce, puisque aucune disposition de la Loi ou du Règlement ne prévoit expressément des règles régissant l’interdiction de divulgation de documents pour des raisons de sécurité nationale en général, ou visant les situations dans lesquelles un demandeur se voit refuser l’exception ministérielle prévue au paragraphe 35(2) de la Loi. Les seules dispositions qui traitent de l’interdiction de divulgation sont les articles 86 et 87. Cependant, ils ne s’appliquent pas directement en l’espèce. L’article 86 s’applique seulement dans le cadre de l’appel devant la Section d’appel de l’immigration, du contrôle de la détention ou de l’enquête tandis que l’article 87 ne vise que les renseignements pris en compte dans le cadre des articles 11, 86, 112 ou 115 de la Loi, dont aucun ne s’applique en l’espèce.

 

[23]           Après un examen minutieux, je conclus qu’il serait approprié de suivre la jurisprudence établie dans les décisions Mohammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1310 et Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 123, où la Cour a fait fond sur l’article 4 des Règles des Cours fédérales, DORS/2004‑283 pour pallier les lacunes, dans les règles actuelles, dues aux ratés de la rédaction législative (Naeem, précité) et a en conséquence appliqué la procédure prévue à l’article 78 de la Loi pour régler la question de non-divulgation s’agissant de la situation visée au paragraphe 35(2) de la Loi.

 

[24]           En ce qui concerne l’arrêt Charkaoui, précité, il importe de souligner que la Cour suprême du Canada a reconnu que « [l]e droit d’une partie de connaître la preuve qui pèse contre elle n’est pas absolu », et que des lois canadiennes, autres que la Loi, prévoient la tenue d’audiences à huis clos ou ex parte « au cours desquelles les juges doivent trancher des questions importantes après avoir entendu les arguments d’une seule partie » (Charkaoui, précité, paragraphe 57).

 

[25]           Au sujet de la question précise des certificats de sécurité, la juge en chef McLachlin a conclu ce qui suit :

 61     La non‑communication dans le contexte de la sécurité nationale, dont l’étendue peut être assez vaste, ajoutée aux graves atteintes portées à la liberté d’une personne détenue, rend difficile, voire impossible, le recours à une solution de rechange qui satisfasse à l’art. 7. La justice fondamentale exige que soit respecté, pour l’essentiel, le principe vénérable voulant qu’une personne dont la liberté est menacée ait la possibilité de connaître la preuve produite contre elle et d’y répondre. Or, il se peut que la nécessité de protéger la société exclue cette possibilité. Des renseignements peuvent avoir été fournis par des pays ou des informateurs à la condition qu’ils ne soient pas divulgués. Il peut aussi arriver que des renseignements soient sensibles au point de ne pouvoir être communiqués sans que la sécurité publique soit compromise. C’est là une réalité de la société moderne. Pour respecter l’art. 7, il faut soit communiquer les renseignements nécessaires à la personne visée, soit trouver une autre façon de l’informer pour l’essentiel. Ni l’un ni l’autre n’a été fait en l’espèce.

 

[26]           Cela est peut‑être vrai dans le contexte des certificats de sécurité, mais pas nécessairement dans celui d’une demande d’exception ministérielle prévue au paragraphe 35(2) de la Loi. En fait, comme l’a souligné le défendeur, le contrôle judiciaire de la décision du ministre de refuser l’exception prévue au paragraphe 35(2) diffère considérablement d’une décision judiciaire concernant le caractère raisonnable du certificat de sécurité et du contrôle judiciaire de la décision de détenir une personne visée par un certificat de sécurité.

 

[27]           La première distinction qu’il faut faire réside dans le fait que, bien que les deux procédures puissent entraîner une expulsion, seules les personnes faisant l’objet d’un certificat de sécurité risquent d’être détenues jusqu’à ce que la question de l’interdiction de territoire soit tranchée. Or, seule la sécurité est en cause en l’espèce et non la liberté. Le défendeur souligne en outre que même l’expulsion du demandeur n’est pas certaine puisque, ayant la qualité de réfugié au sens de la Convention, il est visé par l’article 115 de la Loi, lequel prévoit qu’il ne peut être expulsé que si le ministre estime qu’il « ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada ». Dans les circonstances, le défendeur soutient qu’en raison de l’incidence restreinte qu’a la décision du ministre sur la vie et le droit à la liberté du demandeur, la procédure prévue à l’article 78 de la Loi constitue une procédure équitable au sens de l’arrêt Charkaoui, précité. Je fais mienne la conclusion du défendeur sur ce point.

 

[28]           La deuxième distinction, très importante, concerne la quantité de renseignements qui n’a pas été divulguée au demandeur. Lorsqu’un certificat de sécurité est délivré, les renseignements que l’on ne veut pas communiquer à la personne nommée dans le certificat sont contenus dans un document intitulé « Rapport sur les renseignements de sécurité » préparé par le Service canadien du renseignement de sécurité, lequel comporte habituellement de nombreuses annexes. Il s’agit donc d’une situation dans laquelle l’interdiction de divulgation aura probablement une portée très large; en outre, la personne nommée dans le certificat n’aura aucun moyen de connaître la quantité de renseignements qui ne sont pas divulgués. Or, il en est autrement dans le cas de l’article 87 : une version expurgée du dossier du tribunal peut être préparée et l’intéressé sera en mesure de connaître la quantité exacte de renseignements qui ne lui sont pas divulgués. Comme je l’ai mentionné précédemment, seule une partie de deux courts documents, sur les 702 pages que compte le dossier du tribunal, a été supprimée en l’espèce. Comme le demandeur connaît la très grande majorité des renseignements sur lesquels le décideur s’est appuyé, il n’y aurait pas lieu non plus de « trouver une autre façon de l’informer pour l’essentiel » des parties supprimées du dossier du tribunal.

 

[29]           La dernière distinction est que la procédure visée à l’article 78 ne s’applique en l’espèce que par analogie, par application de l’article 4 des Règles des Cours fédérales, ce qui signifie que la Cour est libre d’établir toute autre procédure qu’elle estime plus susceptible de respecter les principes de justice fondamentale.

 

[30]           Je conclus par conséquent l’arrêt de la Cour suprême du Canada Charkaoui, précité, relativement à la constitutionnalité de l’article 78 de la Loi dans le cadre de l’examen des certificats de sécurité n’empêche pas le recours aux procédures fondées sur l’article 78 dans le cadre du contrôle judiciaire de la décision du ministre de refuser l’exception prévue au paragraphe 35(2) de la Loi, à condition que la Cour s’assure que cela n’entraîne pas une violation du droit du demandeur à l’équité procédurale. Je ne cherche pas, ce faisant, à établir une distinction entre la présente affaire et l’arrêt Charkaoui, précité, mais tiens simplement à démontrer que le processus suivi en l’espèce satisfait aux paramètres établis par la Cour suprême du Canada pour assurer le respect des exigences de l’article 7 de la Charte.

 

[31]           Par conséquent, je maintiens ma conclusion selon laquelle le droit du demandeur à l’équité procédurale n’a pas été violé du fait de la non-divulgation de tous les renseignements sur lesquels le ministre s’est fondé pour rendre la décision visée au paragraphe 35(2) de la Loi ou pour maintenir l’interdiction de divulgation des renseignements en question dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

2) Le ministre a-t-il commis une erreur lorsqu’il a décidé de ne pas accorder l’exception ministérielle au demandeur prévue au paragraphe 35(2) de la Loi?

 

[32]           Ayant été ancien ambassadeur du Rwanda au Canada pendant la première moitié des années 1990, le demandeur a été déclaré non admissible en vertu de l’alinéa 19(1)1) de la Loi sur l’immigration, lequel est ainsi rédigé :

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

 

 

[…]

 

l) celles qui, à un rang élevé, font ou ont fait partie ou sont ou ont été au service d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou à des crimes de guerre ou contre l’humanité, au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel, sauf si elles convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

 

19. (1)   No person shall be granted admission who is a member of any of the following classes:

 

[…]

 

(l) persons who are or were senior members of or senior officials in the service of a government that is or was, in the opinion of the Minister, engaged in terrorism, systematic or gross human rights violations or war crimes or crimes against humanity within the meaning of subsection 7(3.76) of the Criminal Code, except persons who have satisfied the Minister that their admission would not be detrimental to the national interest.

 

[33]           Le paragraphe 19(1.1) de la Loi sur l’immigration décrit les personnes visées comme suit : « celles qui, à un rang élevé, font ou ont fait partie ou sont ou ont été au service d’un gouvernement », une définition qui inclut à l’alinéa f) « les ambassadeurs et les membres du service diplomatique de haut rang ».

 

[34]           Dans la loi actuellement en vigueur, la disposition relative à l’interdiction de territoire se trouve à l’alinéa 35(1)b) de la Loi, lequel est ainsi rédigé :

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

 

[…]

 

b) occuper un poste de rang supérieur — au sens du règlement — au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

 

[…]

35. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

 

[…]

 

(b) being a prescribed senior official in the service of a government that, in the opinion of the Minister, engages or has engaged in terrorism, systematic or gross human rights violations, or genocide, a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsections 6(3) to (5) of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act; or

 

[…]

 

 

[35]           L’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés DORS/2002-227 (le Règlement), prévoit la définition des personnes qui « occupent un poste de rang supérieur au sein d’une administration » et « les ambassadeurs et les membres du service diplomatique de haut rang » continuent d’en faire partie.

 

[36]           La dispense ministérielle figure à présent au paragraphe 35(2) de la Loi, lequel est ainsi rédigé :

(2) Les faits visés aux alinéas (1)b) et c) n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

(2) Paragraphs (1)(b) and (c) do not apply in the case of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.

 

 

[37]           Dans Esse c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 46 (QL), le juge Marshall Rothstein a examiné l’objet de l’alinéa 19(1)l) et du paragraphe 19(1.1) de la Loi sur l’Immigration. Il a écrit au paragraphe 11 de sa décision :

 11      Sur ce point, il appert d’une lecture de l’alinéa 19(1)l) et du paragraphe 19(1.1) que l’objet de ces dispositions est d’éviter, dans la mesure du possible, que le Canada ne devienne un refuge pour les personnes qui se sont livrées à des actes de terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou à des crimes de guerre ou contre l’humanité. Le but des dispositions législatives est de considérer les membres supérieurs ou les fonctionnaires d’un gouvernement comme des personnes qui étaient en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par leur gouvernement, de sorte qu’ils doivent être tenus responsables des actes répréhensibles de celui-ci.

 

Les personnes occupant certains postes au sein d’un gouvernement sont présumées être des membres supérieurs de celui-ci ou des fonctionnaires supérieurs à son service à cette fin. C’est pour cette raison que le requérant, en qualité d’ambassadeur, a été considéré comme une personne visée par l’alinéa 19(1)l). Pour obtenir une exemption de la ministre, cette personne doit démontrer, dans la mesure où les faits le permettent, que malgré la position qu’elle occupait comme membre supérieur présumé d’un gouvernement ou fonctionnaire à son service, elle n’a nullement participé aux actes répréhensibles de celui-ci. Même si la question de savoir si cette personne constituait un danger pour le public au Canada peut aussi être examinée (bien qu’il existe d’autres dispositions portant spécifiquement sur ces aspects), la participation aux actes du gouvernement fautif constitue sans doute le facteur le plus important.

 

[38]           Le demandeur et le défendeur conviennent que, pour se voir accorder l’exception ministérielle prévue au paragraphe 35(2) de la Loi, le demandeur a le fardeau de démontrer qu’il est une personne dont la présence « ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national », ce dont il peut s’acquitter en démontrant qu’il n’a nullement participé aux actes répréhensibles de son gouvernement. Les parties ne sont pas d’accord sur la question de savoir si le demandeur s’est vraiment acquitté de ce fardeau.

 

[39]           Le demandeur soutient qu’il a présenté des éléments de preuve crédibles établissant qu’il n’a nullement participé aux actes répréhensibles de son gouvernement et que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national, et il invite la Cour à examiner les éléments de preuve produits à l’encontre de la décision du ministre et à conclure qu’en réalité il n’y a aucune preuve établissant la complicité.

 

[40]           Le défendeur fait valoir pour sa part que le ministre a conclu après s’être livré à une analyse approfondie des éléments de preuve dont il disposait, que le demandeur a été en mesure d’influencer l’exercice du pouvoir au Rwanda et qu’il a participé aux actes de son gouvernement pendant la période où celui-ci était désigné. En conséquence, la décision du ministre de ne pas accorder au demandeur l’exception prévue au paragraphe 35(2) de la Loi était parfaitement raisonnable. Le défendeur souligne également que, comme la norme de contrôle applicable à la décision du ministre est celle de la décision manifestement déraisonnable, la Cour ne devrait pas soupeser de nouveau la preuve ni annuler la décision du ministre simplement parce qu’elle en serait arrivée à une conclusion différente.

 

[41]           Bien que souscrivant aux observations du défendeur sur ce point, je dois néanmoins tenir compte du second argument du demandeur selon lequel le ministre a commis une erreur de droit en n’examinant pas les éléments de preuve probants que le demandeur a présentés ou en n’offrant aucun commentaire à leur égard. Même si rien n’oblige un décideur à faire des commentaires sur chaque élément de preuve, le demandeur fait valoir qu’il y a une différence entre une preuve précise qui se rapporte directement à la thèse du demandeur et une preuve de nature plus générale, et il énumère une série de documents précis visant à répondre aux préoccupations soulevées par le ministre, mais celui-ci n’en a pas tenu compte dans ses motifs. Par conséquent, le demandeur prétend que le fait pour le ministre de ne pas avoir tenu compte des éléments de preuve probants – spécifiques à sa thèse – qui corroborent ses observations, de même que l’absence de mention expresse les concernant dans ses motifs écrits peuvent vicier la décision, car il s’agit d’éléments qui démontrent que la décision était fondée sur une conclusion de fait erronée tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des documents dont il disposait.

 

[42]           Le défendeur quant à lui soutient qu’il existe une présomption portant que le ministre a tenu compte de tous les éléments de preuve dont il disposait, laquelle ne peut être réfutée que dans les cas où il n’ y a aucune mention des éléments de preuve qui contredisent carrément ses conclusions de fait dans les motifs. Le défendeur fait valoir que la présomption n’est pas réfutée en l’espèce vu que tous les éléments de preuve ont été pris en compte dans les motifs. En outre, même si le ministre avait mal interprété certains éléments de preuve abordés dans les motifs – ce que le défendeur nie –, cela ne saurait justifier l’annulation de la décision étant donné que celle-ci était malgré tout rationnellement étayée par d’autres éléments de preuve dont disposait le ministre : il n’y a donc rien qui justifie l’intervention de la Cour.

 

[43]           Le défendeur a raison d’affirmer qu’il existe une présomption reconnue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Woolaston c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1973] R.C.S. 102, selon laquelle le décideur a tenu compte de tous les éléments de preuve au dossier avant de rendre sa décision.

 

[44]           Dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F nº 1425 (QL), le juge John M. Evans a bien résumé les facteurs à prendre en compte pour déterminer si le fait pour le décideur de ne pas mentionner des éléments de preuve précis dans les motifs peut rendre la décision manifestement déraisonnable. Il a écrit ce qui suit aux paragraphes 15 à 17 :

 15      La Cour peut inférer que l’organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l’organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation qu’un organisme donne de sa loi constitutive, s’il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d’un organisme en l’absence de conclusions expresses et d’une analyse de la preuve qui indique comment l’organisme est parvenu à ce résultat.

 

 16      Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l’organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l’ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l’organisme a analysé l’ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

 

 17      Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

[45]           En l’espèce, il est certain que le demandeur a présenté un si grand nombre de documents qu’il ne fallait pas s’attendre à ce que le ministre mentionne tous les éléments de preuve dans sa décision.

 

[46]           Selon moi, la note d’information énonce clairement la thèse du demandeur portant qu’il n’a pas participé aux actes de son gouvernement et qu’il n’était pas en mesure d’exercer une influence. Il ressort clairement des éléments de preuve fournis par le ministre et par le demandeur même que ce dernier ne se trouvait pas au Rwanda pendant la période où les multiples violations des droits de la personne ont été commises et particulièrement pendant le génocide en 1994. La note d’information mentionne ces faits. On y mentionne également les prétentions du demandeur selon lesquelles il n’a pas participé à l’élaboration des politiques promouvant l’exclusion ethnique et ne considérait pas qu’il jouait un rôle actif sur le plan politique.

 

[47]           Le demandeur a admis avoir reçu une ébauche de la note d’information en juin 2005 et avoir eu la possibilité de répondre aux allégations qui y étaient formulées. En fait, il a présenté de nombreux documents en décembre 2005 pour répondre aux préoccupations soulevées dans la note d’information.

 

[48]           Dans Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. nº 2043 (QL), le juge Evans conclut comme suit aux paragraphes 35 et 51 :

 35 Les parties ont convenu que lorsqu’il examine une demande de visa, l’agent des visas est soumis à l’obligation d’équité et que cette obligation requiert de donner à l’auteur de la demande une occasion raisonnable de prendre connaissance des renseignements sur lesquels l’agent entend se fonder pour rendre sa décision, ainsi qu’une occasion raisonnable d’y répondre. Pour savoir si cette occasion raisonnable a été refusée à l’appelant, il faut analyser les contextes factuel, administratif et juridique de la décision.

 

[. . .]

 

 51 J’ai conclu, eu égard à ce qui précède, qu’il n’y a pas eu manquement à l’obligation d’équité. L’appelant a bel et bien eu une occasion raisonnable, avant le refus de sa demande de visa, de connaître les arguments exposés à son encontre et d’y répondre, quand bien même l’agent des visas aurait en partie fondé sa décision sur des documents qu’il a gardés strictement confidentiels.

 

 

 

[49]           J’ai attentivement examiné les documents auxquels le demandeur renvoie dans son mémoire et dans ses observations écrites. L’un des documents auquel on a accordé une grande importance est une lettre de Mme Monique Hachey datée du 5 septembre 1998. Il ressort de cette lettre que Mme Hachey était l’épouse de l’un des meilleurs amis du demandeur; elle le connaissait donc très bien. Néanmoins, il y a quelque chose qui cloche dans ce qu’elle savait du demandeur, car elle a déclaré que l’épouse de ce dernier était une Tutsie alors qu’en réalité, l’épouse en question a dit être une Hutue dans son formulaire de renseignement personnel. Madame Hachey pense également que le demandeur était un opposant du gouvernement, raison pour laquelle il avait été nommé ambassadeur. Elle écrit :

 

La présence de M. Segasayo dans ce groupe d’opposant [sic], allait encouragez [sic] les jeunes intellectuels de sa région à lui emboîter le pas, ainsi le président allait être rapidement isolé avec ses vieux compagnons, sans espoir de relève.

 

La solution fut trouvée : il fallait éloigner M. Segasayo et, compte tenu du travail remarquable qu’il avait fait à la Caisse Hypothécaire, il fut jugé commode de le nommer ambassadeur.

 

 

 

[50]           Non seulement cette opinion de Mme Hachey n’est pas étayée par des éléments de preuve, mais elle est difficilement conciliable avec la réalité qui prévalait au Rwanda à l’époque. Il est clair que la plupart des renseignements sur lesquels Mme Hachey a fondé son opinion proviennent directement du demandeur, particulièrement lorsqu’elle décrit les activités quotidiennes à l’ambassade. Selon moi, il n’était pas déraisonnable de la part du ministre d’accorder peu d’importance à ce document.

 

[51]           Un autre document important dont le ministre n’a pas tenu compte, d’après le demandeur, est une lettre de Mme Gloria Nafziger, coordonnatrice pour les réfugiés (bureau de Toronto) à Amnistie internationale Canada, envoyée à l’appui de sa demande le 19 décembre 2005. Il importe de mentionner que l’opinion de Mme Gloria Nafziger à l’égard du demandeur est fondée sur la lettre d’appui de Mme Hachey – reconnue comme étant une défenseure des droits de la personne de premier rang au Rwanda pendant le génocide – à laquelle il faudrait accorder une grande importance. Le reste de la lettre fait état des recherches qu’Amnistie internationale a effectuées sur le Rwanda et traite en longueur de ce qui s’est passé après l’an 2000 plutôt que pendant la période du génocide, de 1990 à 1996. La lettre reprend également la déclaration d’appui fournie par le même organisme à Ottawa dans une lettre rédigée en octobre 1999, lettre qui était aussi fondée sur la lettre de Mme Hachey.

 

[52]           Non seulement la lettre d’Amnistie internationale est-elle fondée sur des ouï-dire, mais comme je l’ai déjà mentionné, l’information ne provient pas tant d’une défenseure des droits de la personne de premier rang que d’une amie intime du demandeur. Ce qui est peut-être même plus troublant est le fait qu’elle, une soi-disant amie intime, puisse commettre une erreur aussi grave en ce qui concerne l’ethnie de l’épouse du demandeur étant donné le contexte du génocide.

 

[53]           Une autre importante lettre d’appui a été rédigée par M. Aloys Uwimana, ancien ambassadeur du Rwanda aux États-Unis. La Cour constate une fois de plus que cette personne est un ami personnel du demandeur : leur amitié, qui remonte à 1961 lorsque les deux étaient des camarades de classe, dure depuis quatre décennies. J’ai examiné attentivement cette lettre et conclu que le contenu est vraiment destiné à servir les intérêts tant du demandeur que de son auteur. En fait, l’ancien ambassadeur reconnaît avec franchise qu’il était considéré persona non grata en 1994 par le président des États-Unis, lequel pensait à l’époque qu’il avait participé aux massacres vu qu’il était un représentant de haut niveau du gouvernement rwandais, et que, de ce fait, il a dû se battre pour rester aux États-Unis. Il écrit :

… j’engage alors une bataille juridique qui, en avril 1995, me permit d’obtenir, avec toute ma famille, l’asile politique.

 

[54]           Dans sa lettre, M. Uwimana parle également de son expérience d’ambassadeur du Rwanda aux États-Unis et de chef de Cabinet du président. Il écrit :

Aussi, mon expérience de Chef de Cabinet du Président, dans une période singulière d’effervescence politico-sociale et de guerre, m’a permis de me rendre compte que les centres du pouvoir réel n’étaient plus dans les structures traditionnelles de l’État, mais qu’ils s’étaient dilués dans les partis politiques, les pressions diplomatiques des pays partenaires et organisations internationales et, surtout, dans le fait de la guerre. C’est dire que même moi, ancien Ambassadeur à Washington, pourtant un des postes stratégiques pour le Rwanda, et Directeur de Cabinet du Président, je n’ai en rien influencé la politique du gouvernement, et spécialement en ce qui concerne la conduite de la guerre.

 

[55]           Je dois avouer que j’ai vraiment du mal à accepter cette explication de l’ambassadeur. M. Uwimana mentionne qu’on lui a attribué un poste stratégique d’ambassadeur aux États-Unis et qu’avant cela il était le chef de Cabinet du président, pourtant, il prétend n’avoir pas exercé aucune influence sur le président. Comment la Cour peut-elle avoir foi en une contradiction aussi évidente?

 

[56]           Enfin, le demandeur mentionne une lettre qu’un groupe d’intellectuels et lui ont envoyée au président Habyarimana. Il affirme que cette lettre démontre qu’il contestait l’autorité du président. En fait, cette lettre contient des recommandations proposant des changements dans la gouvernance du pays, mais elle se termine comme suit :

Sans prétendre Vous apprendre des choses que Vous ignorez ou auxquelles Vous ne songez pas, nous voulions, Excellence Monsieur le Président de la République, Vous témoigner, de la part de la très grande majorité du Peuple rwandais, notre soutien total; et nous attendons de Votre courage et de Votre clairvoyance des directives pour continuer à œuvrer pour les idéaux de la 2ème République : la Paix, l’Unité et le Développement national. [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[57]           Selon moi, on ne peut dire que l’auteur de cette lettre manifeste une forte opposition au président puisque sa lettre contient une déclaration de soutien total. 

 

[58]           Toutes ces lettres, lesquelles constituent, aux dires du demandeur, une preuve capitale dont le ministre n’a pas tenu compte, ne font que réitérer la thèse du demandeur et n’apportent aucun élément indépendant et impartial permettant de la confirmer. En fait, on trouve même de graves erreurs factuelles dans certaines de ces lettres.

 

[59]           Dans l’ensemble, bien que le demandeur ait réfuté dans ses affidavits certaines des allégations formulées dans la note d’information, je suis d’avis qu’il n’a pas présenté une preuve concluante si bien que le décideur n’est pas tenu de rejeter la preuve simplement parce que le demandeur a déposé des affidavits à l’effet contraire. Il s’agit d’une question d’appréciation de la preuve, laquelle incombe au décideur. En fait, le demandeur a présenté des observations en réponse à l’ébauche de la note d’information en décembre 2005. Ces observations étaient à la disposition du ministre lorsqu’il a rendu sa décision et le demandeur ne m’a pas convaincu de l’opportunité de réfuter la présomption selon laquelle le ministre a tenu compte de tous les éléments de preuve au dossier.

 

[60]           Le demandeur mentionne également une note de service interne, datée de mai 2002, rédigée par Murray C. Bennett et envoyée à Elizabeth Snow. Monsieur Bennett et Mme Snow étaient tous deux des employés de Citoyenneté et Immigration Canada. Dans cette note, l’auteur faisait l’examen de la situation du demandeur à ce moment-là et recommandait que l’exception ministérielle lui soit accordée. Toutefois, il s’agissait d’un document interne, et non d’une recommandation finale, qui n’a pas été remis au ministre aux fins de sa décision. Plusieurs autres documents ont été par la suite ajoutés au dossier; la version définitive de la note d’information a été rédigée le 17 février 2006 et remise au ministre aux fins de sa décision. Il est clair que le ministre n’était pas tenu de suivre la recommandation contenue dans une note de service qu’un fonctionnaire a adressée à une autre, cette note ayant été rédigée trois ans avant la version définitive de la note d’information. C’est pourquoi le fait de ne pas avoir mentionné cette note de service dans la version définitive de la note d’information ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

 

[61]           Enfin, tel que mentionné dans le dossier de demande du défendeur, la décision du ministre était rationnellement étayée par les éléments de preuve dont il disposait, notamment :

a)                  Le demandeur a eu l’occasion d’échanger et de dialoguer avec le président rwandais et d’autres personnes occupant un rang supérieur au sein du gouvernement pendant la période pertinente, lors d’évènements sociaux notamment, et le président était réceptif aux idées du demandeur;

b)                  Le demandeur a confirmé son soutien inconditionnel au président dans une lettre datée du 21 octobre 1990;

c)                  On songeait fréquemment au demandeur pour des postes au Cabinet du président;

d)                  Le demandeur relevait directement du ministre rwandais des Affaires étrangères et de la coopération. Les deux hommes qui ont occupé ce poste pendant la période pertinente, M. Bizimungu et M. Bicamumpaka, ont été mis en accusation par le Tribunal pénal international pour le Rwanda pour entente en vue de commettre un génocide, incitation directe et publique au génocide et crimes contre l’humanité. Rien ne prouve que le demandeur désapprouvait les actions de ses supérieurs;

e)                  Le demandeur a admis qu’il ne s’est pas dissocié des régimes responsables du génocide au Rwanda.

 

[62]           Il est de jurisprudence constante que dans la mesure où la décision du ministre est rationnellement étayée par des éléments de preuve, rien ne justifie l’intervention de la Cour (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, Florea c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] A.C.F. nº 598 (C.A.) (QL), Kathiripillai c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. nº 889 (C.A.) (QL), Luckner c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. nº 363 (C.A.) (QL)).

 

[63]           S’agissant des autres arguments que le demandeur a soulevés, je n’ai aucune raison de conclure que le ministre n’a pas tenu compte de l’objectif de la réunification de la famille, de l’intérêt supérieur de ses trois enfants, ou du risque auquel le demandeur pourrait être exposé s’il retournait au Rwanda. La note d’information mentionne expressément ces trois facteurs et le fait que le demandeur a qualité de réfugié au sens de la Convention et que rien ne justifie son renvoi du Canada vers le Rwanda à ce moment précis suivant l’article 115 de la Loi.

 

CONCLUSION

[64]           Par conséquent, je conclus sans hésitation que le droit du demandeur à l’équité procédurale n’a pas été violé et que la décision du ministre était raisonnable et étayée par des éléments de preuve.

 

[65]           Le demandeur propose trois questions à certifier dont voici la première :

[traduction] Le ministre manque-t-il à l’obligation d’agir équitablement lorsqu’il se fonde sur des éléments de preuve qui n’ont pas été divulgués au demandeur – lequel sollicite la dispense ministérielle prévue paragraphe 35(2) de la LIPR – lorsqu’aucun pouvoir conféré par une loi ne l’autorise à se fonder sur des éléments de preuve non divulgués?

 

[66]           Selon moi, et comme a fait observer l’avocat du défendeur, un manquement à l’obligation d’agir équitablement dépend du contexte et des faits de chaque espèce. La Cour d’appel fédérale dans Chiau c. Canada, [2000] A.C.F. nº 2043 (QL), et plus récemment la Cour suprême du Canada dans Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CSC 9, [2007] A.C.S. nº 9 (QL), ont décidé que la divulgation limitée en raison de préoccupations portant sur la sécurité nationale peut ne pas constituer un manquement à l’obligation d’équité.

 

[67]           Il ne s’agit donc pas d’une question de portée générale et elle ne sera pas certifiée.

 

[68]           La deuxième question que le demandeur propose de certifier est la suivante :

[traduction] Quelles procédures la Cour peut-elle adopter lorsqu’elle examine la décision du ministre de se fonder sur des éléments de preuve non divulgués au demandeur pour rejeter une demande fondée sur le paragraphe 35(2), même lorsque la décision ne donne pas lieu à une détention ni à la délivrance d’un certificat de sécurité?

 

[69]           Là encore, la réponse à cette question dépendra du contexte de l’espèce, de la question de savoir si seules quelques pages ont été supprimées ou si plusieurs documents n’ont pas été divulgués et, partant, de savoir si un résumé s’impose ou si on peut considérer que le demandeur a été raisonnablement informé. Il ne s’agit donc pas d’une question de portée générale et elle ne sera pas certifiée.

 

[70]           La troisième question que le demandeur propose de certifier est la suivante :

[traduction] La décision du ministre de rejeter une demande de dispense ministérielle prévue au paragraphe 35(2) est-elle viciée si les motifs de la décision ne font pas état des facteurs pertinents touchant l’intérêt national et n’en tiennent pas compte?

 

[71]           La question, ainsi formulée, est trop large. Chaque cas de dispense ministérielle est un cas d’espèce. Je ne suis pas convaincu qu’il s’agit ici d’une question de portée générale; elle ne sera par conséquent pas certifiée.


JUGEMENT

 

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

        « Pierre Blais »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Aude Megouo

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2139-06

 

INTITULÉ :                                       MAXIMIN SEGASAYO c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 29 MARS 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE BLAIS

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 5 JUIN 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Laurie Joe

 

POUR LE DEMANDEUR

Alexandre Kaufman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Services juridiques de l’ouest d’Ottawa

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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