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Date : 20070604

Dossier : IMM-3872-06

Référence : 2007 CF 586

Ottawa (Ontario), le 4 juin 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

 

ENTRE :

MUHAMMAD KASHIF

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il est possible que l’épouse de Muhammad Kashif ait été victime d’un crime « d’honneur » par sa famille au Pakistan, mais la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) n’a pas été convaincue que M. Kashif ne pouvait se réclamer de la protection de l’État, et elle a conclu que ce dernier n’avait pas la qualité de réfugié ou de personne à protéger. Malgré toute la compassion que je ressens à l’égard de M. Kashif, en raison des circonstances dans lesquelles celui-ci a déposé sa demande, je ne peux conclure que la Commission a commis une erreur dans sa décision et je dois donc rejeter la présente demande.

 

[2]               Le demandeur, de confession chiite, a marié une sunnite, Mme Sadaf, malgré la vive opposition manifestée par la famille de celle-ci. À la suite du mariage, Mme Sadaf a été battue et menacée d’être agressée de nouveau, notamment par son frère et par le Sipah‑e‑Sahaba (le SSP). Le couple a déménagé à Lahore afin d’éviter ces problèmes. Lorsque le SSP s’est lancé à leur recherche, ils ont pris des dispositions en vue de quitter le pays. Le demandeur est arrivé au Canada en septembre 2004. Mme Sadaf avait d’abord eu l’intention de le suivre, mais elle a décidé de retourner à la maison de ses parents lorsqu’elle a appris qu’elle était enceinte en pensant que cela allait résoudre le conflit avec sa famille.

 

[3]               L’épouse du demandeur est rentrée chez ses parents le 5 janvier 2005 et le demandeur a commencé à planifier son retour au Pakistan. Le 7 janvier 2005, le père du demandeur a téléphoné à ce dernier pour l’informer du fait qu’un four à l’huile avait explosé et que Mme Sadaf avait été gravement brûlée et qu’elle était décédée à l’hôpital.

 

[4]               D’après les renseignements présentés à la Cour par le demandeur à l’appui de sa demande, le 8 janvier 2005, le frère de Mme Sadaf, Asif Khan, accompagné de quelques hommes barbus (que le demandeur soupçonne d’être des membres du SSP), s’est rendu chez les parents du demandeur et a posé des questions au père concernant les allées et venues de son fils. Le père du demandeur leur a dit que son fils était au Canada. Le demandeur affirme qu’Asif Khan a ensuite insulté et battu son père, qui est décédé d’une crise cardiaque deux jours plus tard. Le frère du demandeur a tenté de faire porter une accusation ou de déposer un procès‑verbal introductif contre Asif Khan et sa famille, mais la police a conclu que le décès de sa femme et de son père étaient accidentels.

 

[5]               Le 14 janvier 2005, le demandeur a présenté une demande d’asile alléguant craindre avec raison d’être persécuté par Asif Khan, par les membres du SSP et par d’autres groupes extrémistes sunnites en raison de son mariage avec une Sunnite.

 

LA DÉCISION DE LA COMMISSION

[6]               Dans ses motifs, la Commission a indiqué qu’elle avait examiné les éléments de preuve documentaire dont elle était saisie en ce qui concerne la façon dont les chiites étaient traités au Pakistan, en particulier par des groupes extrémistes sunnites comme le SSP. La Commission a donné de nombreux exemples de conflits violents entre les sectes au cours desquels des membres de la communauté chiite du Pakistan avait subi des sévices. En tenant compte de ces éléments de preuve, la Commission a conclu que « les chiites ont été et continus d’être victimes de la violence sectaire perpétrée par les groupes extrémistes sunnites […] ».

 

[7]               En me fondant sur les deux certificats médicaux que le demandeur d’asile a présentés à la Commission, j’admets que l’épouse du demandeur d’asile soit décédée des suites de brûlures sur 80 % de son corps, le 7 janvier 2005, et que son père soit décédé d’une crise cardiaque, le 10 janvier 2005. Cependant, la Commission a ensuite souligné  « [qu’]à part les affidavits écrits de sa mère et d’un ami du Pakistan qui résument le décès de sa femme Sadaf dans des circonstances très mystérieuses après avoir été brûlée par un four à l’huile, le demandeur d’asile n’a fourni aucun élément de preuve indépendant pour corroborer ses allégations selon lesquelles le décès de sa femme était un meurtre commis par son frère, Asif Khan, et le décès de son père a été causé par le fait qu’il a été battu et menacé par Asif Khan ». La Commission a souligné que les certificats médicaux ne font pas mention d’actes suspects.

 

[8]               La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption selon laquelle il existe une protection de l’État tel qu’il a été établi dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689 à 724 (l’arrêt Ward) pour les motifs suivants :

·        les éléments de preuve documentaire en ce qui concerne les tentatives des autorités pakistanaises de prévenir et de réduire la violence sectaire, particulièrement entre les musulmans sunnites et chiites, ne corroborent pas les allégations du demandeur relative à l’incapacité de l’État d’offrir une protection;

·        ces éléments de preuve sont préférés à ceux du demandeur, car ils proviennent de sources fiables et indépendantes;

·        la preuve documentaire confirme que « la police et les autorités gouvernementales réagissent aux actes de violence sectaire perpétrés contre des chiites et font de sérieux efforts pour arrêter et détenir les intégristes musulmans sunnites et les membres des groupes extrémistes sunnites comme le SSP et le LJ, et afin qu’ils soient jugés pour les crimes commis »;

·        même si la protection contre les militants sunnites criminels et les terroristes du Pakistan n’est pas parfaite, elle existe et est adéquate;

·        « même s’il y a de la violence sectaire au Pakistan, les chiites ne constituent pas un groupe désavantagé, et la police réagit aux accès [sic] de violence en arrêtant les responsables des deux clans. »

 

[9]               Étant donné que la protection de l’État existait et était adéquate, la Commission a conclu qu’il était probable que le renvoi du demandeur « ne mettrait pas sa vie en danger et qu’il ne risque pas d’être soumis à des traitements ou peines cruels ou inusités ».

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[10]           Les questions en litige soulevées par le demandeur sont les suivantes :

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions de fait?

 

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur dans l’interprétation et l’application du concept de protection de l’État?

 

ANALYSE

           

Norme de contrôle

 

[11]           Il est de droit constant que la norme de contrôle qui s’applique à une conclusion de fait de la Commission est celle de la décision manifestement déraisonnable. La Cour suprême du Canada a établi que la décision manifestement déraisonnable est celle qui est « clairement irrationnelle »,  « de toute évidence non conforme à la raison » ou à ce point viciée qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir : Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 52.

 

[12]           En ce qui concerne la question de l’existence de la protection de l’État, il avait déjà été jugé que la norme de contrôle applicable était aussi celle de la décision manifestement déraisonnable : Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1449. Cependant, plus récemment, on a jugé que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, au paragraphe 11. Ce raisonnement a récemment été confirmé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt  Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2007 CAF 171, au paragraphe 38; Hughey c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2006 CF 421, dans laquelle la Cour d’appel fédérale a conclu que « les questions concernant le caractère adéquat de la protection étatique sont des questions mixtes de fait et de droit habituellement susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable ». Cette norme est donc celle que j’appliquerai en l’espèce.

 

            Question no1 : les conclusions de fait

 

[13]           Le demandeur allègue que les conclusions de la Commission quant aux décès de son épouse et de son père sont manifestement déraisonnables, car ces dernières n’étaient pas fondées sur l’incohérence de la preuve, mais plutôt sur [traduction] « l’argument arbitraire et intéressé selon lequel le demandeur n’avait pas déposé de preuve documentaire indépendante pour corroborer son allégation selon laquelle il y aurait eu meurtre et acte suspect ». Il affirme qu’en l’absence d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité et qu’à la lumière de la preuve documentaire relative aux  « crimes d’honneur », un tribunal agissant raisonnablement et prenant compte de l’ensemble de la preuve aurait dû en venir à la conclusion que l’épouse du demandeur a bel et bien été assassinée et que le père de dernier est décédé des suites d’un acte suspect.

 

[14]           Bien que je souscrive à l’argument du demandeur selon lequel les circonstances du décès de son épouse sont suspectes et qu’il soit évident au regard de la preuve documentaire que de nombreux crimes « d’honneur » au Pakistan ne sont pas signalés, la conclusion selon laquelle il s’agissait d’un meurtre n’est pas la seule conclusion vraisemblable que la Commission pouvait tirer de la preuve. Tel qu’il a été souligné par le défendeur, la seule preuve directe concernant le décès de l’épouse du demandeur est le rapport médical qui confirme qu’elle est décédée des suites de brûlures sur 80 % de son corps, ce qui est compatible avec l’hypothèse d’un accident de four à l’huile.

 

[15]           Le demandeur lui-même n’a aucune connaissance directe des circonstances entourant le décès de son épouse, et il se fonde sur l’affidavit dans lequel on fait allusion à des [traduction] « circonstances mystérieuses », et sur l’allégation selon laquelle le frère de son épouse décédée a menacé [traduction] « de tuer (le demandeur) tout comme ils avaient tué sa sœur ». Même si l’on pourrait soupçonner des actes suspects, la Commission n’a pas agi arbitrairement en refusant de conclure qu’il s’agissait en fait d’un meurtre.

 

[16]           Il n’y avait pas non plus de preuve indépendante confirmant que le décès du père du demandeur, lequel est dû à une crise cardiaque selon la preuve médicale, était un homicide. La mère du demandeur a indiqué dans son affidavit qu’avant le décès de son mari, ils ont reçu la visite du beau-frère du demandeur, ainsi que de quelques hommes barbus, qui auraient [traduction] « insulté » et [traduction] « mal traité » son mari décédé. Inexplicablement, il n’y a aucune mention du fait que ce dernier aurait été battu, et la mère du demandeur ne fait aucun lien entre la crise cardiaque qui a suivi et cette visite.

 

[17]           Tel qu’il a été établi par la Cour dans la décision Oyebade c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 773 :

 

13     La Commission, qui est un tribunal spécialisé, a entièrement compétence pour déterminer la crédibilité du demandeur, le caractère plausible des témoignages et le poids de la preuve (voir, par exemple, Aguebor c. M.E.I. (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.)) [Non souligné dans l’original.]

 

[18]           Je serais peut-être arrivé à une conclusion différente quant au poids à accorder à la preuve, particulièrement en ce qui concerne la preuve documentaire faisant mention de l’étendue de la pratique de ce qu’on appelle les « crimes d’honneur » au Pakistan, mais il ne m’incombe pas de le faire. Le demandeur n’a pas réussi à prouver que la Commission n’avait pas tenu compte de la preuve ou qu’elle ne l’avait pas bien interprétée, ou qu’elle avait tiré une conclusion arbitraire qui justifierait l’intervention de la Cour. La Commission n’était simplement pas convaincue que la preuve était suffisante pour conclure que les décès étaient des homicides.

 

[19]           De toute façon, la décision de la Commission ne portait pas sur une conclusion relative à un manque de crédibilité ou sur l’invraisemblance des événements allégués par le demandeur, mais plutôt sur sa conclusion selon laquelle le demandeur pouvait se réclamer de la protection de l’État au Pakistan. 

 

           


Question no 2 : la protection de l’État

 

[20]           Le demandeur soutient que l’appréciation de la preuve documentaire effectuée par la Commission était sélective et intéressée, étant donné que la Commission n’a pas tenu compte d’un nombre important d’éléments de preuve quant à l’incapacité de l’État pakistanais ou son omission de lutter, de manière constante et adéquate, contre la violence sectaire persistante à l’endroit des chiites dans le pays, dont on reconnaît l’existence, laquelle serait perpétrée par des groupes militants sunnites interdits, tels que le SSP.

 

[21]           En particulier, le demandeur affirme qu’une preuve documentaire au dossier contredisait directement les conclusions de la Commission relativement à la question de la protection de l’État. Le demandeur fait allusion au document du 19 novembre 2004 rédigé par la Direction des recherches intitulé « Pakistan : Information sur l'efficacité de l'interdiction du gouvernement visant les groupes fondamentalistes ». Ce document indique que, bien qu’il ait mis en place des mesures en vue d’interdire certaines organisations religieuses, le gouvernement du Pakistan n’y a pas donné suite par l’exercice de poursuite contre celle-ci, leur désarmement et leur réhabilitation.

 

[22]           Le demandeur affirme également que la Commission aurait dû tenir compte de la preuve selon laquelle la police pakistanaise avait par le passé refusé d’intervenir lors du décès de son épouse et de son père, et que cela est un indice montrant qu’il ne pourrait pas se réclamer de la protection de l’État à son retour au Pakistan.

 

[23]           Il est de droit constant que la Commission n’est pas tenue de tenir compte de tous les éléments de preuve dont elle est saisie, mais le fait de laisser de côté un élément de preuve important qui contredit ses conclusions peut supposer qu’elle n’a pas examiné cet élément de preuve :  Thiara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 387, au paragraphe 18; Otti c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1031, au paragraphe 13. On ne peut tirer cette conclusion dans la présente affaire.

 

[24]           Tel qu’il a été susmentionné, la Commission a donné dans ses motifs de nombreux exemples tirés de la preuve de conflits violents entre les sectes au cours desquels des membres de la communauté chiite du Pakistan ont subi des sévices de la part de groupes extrémistes sunnites comme le SSP. La Commission a admis que « les chiites ont été et continus d’être victimes de la violence sectaire perpétrée par les groupes extrémistes sunnites comme le SSP et le LJ ». Bien qu’elle n’ait pas fait mention du passage précis cité par le demandeur, la Commission a manifestement tenu compte du fait que la violence sectaire est un problème persistant au Pakistan en tirant la conclusion selon laquelle la présomption de protection de l’État n’avait pas été réfutée.

 

[25]           Le fait que la police a refusé le dépôt d’une accusation ou d’un procès‑verbal introductif contre Asif Khan et d’autres membres de la famille de ce dernier n’est pas en soi une preuve suffisante pour réfuter la présomption d’une incapacité à protéger. La preuve fournie n’était pas suffisante pour justifier le dépôt d’une accusation selon laquelle les décès de l’épouse et du père du demandeur étaient de nature criminelle. Cependant, même si on peut critiquer la police du fait qu’elle ne voulait pas mener une enquête dans ces circonstances, la protection de l’État n’a pas à être parfaite tant et aussi longtemps que l’État détient le contrôle réel du pays et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens (Atakurola c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 463, au paragraphe 13 (T.D.)(QL)), et en se fondant sur la preuve déposée auprès de la Commission, il semble que cela ait été le cas au moment de l’audience.

 

[26]           Je suis convaincu que les motifs de la Commission quant à l’existence de la protection de l’État peuvent résister à un examen assez poussé et qu’ils sont donc raisonnables. La Cour ne devrait pas intervenir dans la décision de la Commission.

 

[27]           Aucune question sérieuse de portée générale n’a été proposée aux fins de certification et aucune ne le sera.

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Caroline Tardif, LL.B, trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-3872-06

 

INTITULÉ :                                                   MUHAMMAD KASHIF

                                                                        c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                        ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 10 MAI 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 4 JUIN 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John Savaglio

 

POUR LE DEMANDEUR

Don Hewak

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John Savaglio

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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