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Date : 20070608

Dossier : IMM-3368-06

Référence : 2007 CF 612

OTTAWA (Ontario), le 8 juin 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MAX M. TEITELBAUM

 

 

ENTRE :

 

SHIVANAND KUMAR KATWARU

REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE

HARRY PERSAUD KATWARU

 

 

demandeur

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Cette demande de contrôle judiciaire porte sur une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) en date du 1er juin 2006, aux termes de laquelle la Commission a conclu que le demandeur n’était pas réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger.

 

[2]               Shivanand Kumar Katwaru, le demandeur, est citoyen de la Guyane. À l’époque de l’audition devant la Commission, il était âgé de 17 ans et était donc mineur. Il dit craindre d’être persécuté en Guyane en raison de sa race, de ses opinions politiques et de son appartenance à un certain groupe. Le demandeur est indo‑guyanais, et le responsable de la persécution est un fier‑à‑bras afro‑guyanais de cour d’école. Lorsque le demandeur avait 7 ou 8 ans, il a été systématiquement harcelé par ce fier‑à‑bras, qui volait l’argent du déjeuner des élèves de son école. Un jour que le fier‑à‑bras lui a demandé de l’argent, le demandeur lui a résisté et il a reçu un coup de crayon dans l’œil, lui faisant perdre définitivement la vue de cet œil. La mère du demandeur a signalé l’agression à la police.

 

[3]               En 1997, le demandeur s’est rendu au Canada avec sa mère pour y faire soigner son œil. Il y est revenu en 2002 pour d’autres traitements médicaux. Il dit que, avant son voyage au Canada, le fier‑à‑bras l’avait de nouveau menacé et déclaré qu’il le tuerait. Le demandeur n’est pas retourné en Guyane depuis 2002. En janvier 2006, son grand‑père a présenté une demande d’asile en son nom.

 

LA DÉCISION DE LA COMMISSION

[4]               La Commission a conclu que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention parce qu’il ne répond à aucun des motifs prévus dans la Convention. Elle a également conclu que rien dans les éléments de preuve ne permettait de faire le lien avec le motif de l’appartenance à un certain groupe ou des opinions politiques. Elle a noté que la jurisprudence a établi que les personnes de famille aisée qui sont victimes de crimes ne constituent pas un groupe social. Pour ce qui est de la race, la Commission a conclu qu’elle ne disposait pas de renseignements fiables permettant de penser que le demandeur était visé par le fier‑à‑bras en raison de son origine indo‑guyanaise. La Commission a conclu que le fier‑à‑bras harcelait le demandeur tout simplement parce qu’il avait de l’argent sur lui pour payer ses déjeuners.

 

[5]               La Commission a également envisagé le statut de personne à protéger en vertu de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. (2000), ch. 27 (la Loi). Elle a conclu que ni le demandeur ni sa famille n’avaient fait d’effort diligent pour obtenir la protection de l’État après l’incident qui a fait perdre un œil au demandeur, non plus qu’en 2001, lorsque le demandeur a été, selon ses dires, menacé de nouveau par le fier‑à‑bras. 

 

[6]               La Commission a pris note du témoignage du demandeur sur l’inefficacité de la police guyanaise, mais a conclu que ce témoignage était vague, spéculatif et en contradiction avec les conclusions des organismes qui examinent objectivement la situation en Guyane. Elle a décidé d’accorder une plus grande valeur probante aux preuves documentaires qu’au témoignage du demandeur. Elle a pris note des allégations de corruption policière, mais a conclu qu’il s’agissait d’éléments indésirables, que les faiblesses du système policier ne sont pas généralisées et que l’État guyanais était en mesure d’offrir une protection efficace.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[7]               Cette affaire soulève deux questions : 

  1. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en estimant qu’il n’y avait pas de lien?
  2. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que l’État était en mesure d’offrir une protection efficace?

 

ANALYSE

Le lien avec un motif de la Convention

[8]               Dans La Hoz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 762, le juge Blanchard a procédé à une analyse pragmatique et fonctionnelle, pour conclure que la norme de contrôle applicable à la question de savoir s’il y a un lien entre une demande d’asile et l’un des cinq motifs énoncés dans la Convention est celle de la décision raisonnable simpliciter.

 

[9]               Le demandeur soutient qu’il craint d’être persécuté en raison de sa race, de ses opinions politiques et de son appartenance à un certain groupe social. Dans ses prétentions écrites, il n’a pas contesté la conclusion de la Commission concernant le manque de lien entre sa demande et les motifs de l’opinion politique et de l’appartenance à un certain groupe social, mais il l’a contestée dans son plaidoyer oral.

 

[10]           S’agissant de la race, la Commission a noté que le demandeur est indo-guyanais et que le fier‑à‑bras est afro‑guyanais, mais elle a conclu qu’aucun renseignement fiable et convaincant ne permettait de penser que c’était la raison pour laquelle celui‑ci visait le demandeur. Celui‑ci soutient que la Commission disposait de cette preuve, à savoir son témoignage sur les rapports entre Afro‑Guyanais et Indo‑Guyanais et les preuves documentaires indiquant un lien entre race et crime au sens où les Indo‑Guyanais sont disproportionnellement visés par la violence des criminels afro‑guyanais.

 

[11]           Les preuves documentaires dont la Commission a été saisie indiquent qu’il existe des rapports d’hostilité entre les collectivités afro-guyanaise et indo‑guyanaise, mais rien ne permet de penser que la criminalité est motivée par des considérations raciales en Guyane. Le document de fond intitulé Guyane : Violence criminelle et réponse policière (février 2002- juin 2003) est une analyse approfondie de la question de savoir si les citoyens indo‑guyanais sont disproportionnellement visés par la criminalité : on y conclut que les opinions sont partagées sur la mesure de la victimisation des Indo‑Guyanais (dossier du demandeur, p. 124 à 127). La Commission était en droit d’accorder plus de poids aux preuves documentaires qu’au témoignage du demandeur, et, par conséquent, il n’était pas déraisonnable qu’elle conclue à l’absence de lien. 

 

[12]           Le demandeur soutient également que la Commission ne s’est pas demandée si le motif de l’agression pouvait être mixte (motivé par le crime et par la race). Il soutient qu’il s’agit là d’une erreur de droit. Le défendeur soutient que la jurisprudence citée par le demandeur ne l’aide pas, car il n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve attestant que les motifs du persécuteur étaient mixtes ou que la criminalité en Guyane est motivée par la race. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la Commission a raisonnablement conclu que l’agression dont le demandeur a été victime n’était pas motivée par la race. Comme la Commission a conclu que rien ne prouvait que le persécuteur du demandeur était motivé par la race, il n’était pas possible de conclure que les motifs étaient mixtes.

 

La disponibilité de la protection de l’État

[13]           La norme de contrôle applicable à la question de la protection de l’État est celle de la décision raisonnable simpliciter (Chaves c. M.C.I., 2005 CF 193, Ndikumana c. M.C.I., 2006 CF 1056, Setyanto c. M.C.I., 2006 CF 1416).

 

[14]           On présume que l’État est en mesure de protéger le demandeur. Cette présomption peut être réfutée si le demandeur présente des preuves claires et convaincantes de l’incapacité de l’État à le protéger (Ward c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 689). En l’espèce, la Commission s’est demandée si les preuves documentaires permettaient de déterminer si l’État offrait une protection efficace en Guyane. Elle a également examiné la question de savoir si le demandeur avait tenté d’obtenir cette protection. Je suis convaincu que la Commission a commis une erreur à ces deux égards dans son analyse.

 

[15]           S’agissant de savoir si le demandeur a tenté d’obtenir la protection de l’État, la Commission a conclu que, comme le demandeur était mineur à l’époque de l’agression et qu’il l’était toujours au moment où il a quitté le pays en 2002, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il se prévale de la protection de l’État. Malgré cette affirmation, la Commission a interprété de façon nettement négative le fait que le demandeur n’avait pas demandé la protection de l’État. Elle a déclaré, par exemple, que « le demandeur d’asile ne s’est pas réclamé avec diligence de la protection de l’État dans son pays d’origine » et que « le demandeur d’asile n’a fourni aucun document pour corroborer sa visite à l’hôpital ou l’allégation selon laquelle sa mère a signalé la blessure à la police ». La Commission a rejeté le témoignage du demandeur concernant le fait qu’il s’est adressé à la police, considérant qu’il s’agissait d’« allégations » sans pour autant conclure à sa non‑crédibilité. Il est vrai que le fardeau de réfuter la présomption de la protection de l’État incombe au demandeur, mais cela ne change rien au principe fondamental du droit des refugiés que le demandeur est présumé dire la vérité. À moins de conclure à la non‑crédibilité du demandeur, la Commission ne pouvait pas écarter son témoignage lorsqu’il a affirmé avoir demandé la protection de l’État en s’adressant à la police. Ce faisant, la Commission a effectivement privé le demandeur de la possibilité de réfuter la présomption de la protection de l’État.

 

[16]           Le demandeur soutient que la Commission a interprété les preuves documentaires de façon déraisonnable en concluant qu’il existe une protection efficace de l’État en Guyane. Selon lui, les éléments de preuve dont la Commission était saisie indiquaient clairement que l’État n’est pas disposé à protéger ses citoyens, surtout les Indo‑Guyanais. Il fait remarquer que le document intitulé Guyane : Violence criminelle et réponse policière révèle que la police réagit lentement et de façon peu professionnelle et que sa corruption est connue. On y apprend également que, lorsqu’une plainte est déposée à la police, celle‑ci prend peu de mesures pour faire enquête et que, lorsque la plainte émane d’Indo‑Guyanais, il y a rarement enquête. Le document indique par ailleurs que les mesures prises jusqu’à présent pour lutter contre la criminalité sont inefficaces, inadaptées ou insuffisantes pour faire face à la situation. 

 

[17]           Ce même document révèle que la Guyanese Indian Heritage Association ne pouvait fournir de preuves que la police traitait les Indo‑Guaynais de façon discriminatoire. On y cite également un doyen et professeur de sciences sociales à l’Université de la Guyane, qui soutient que la police guyanaise a pour mandat de répondre à toutes les plaintes des victimes, quelles que soient la race, la religion ou les préférences politiques des plaignants, et que rien n’étaye l’argument selon lequel la police traite les Indo‑Guyanais de façon discriminatoire. Par conséquent, je conclus que, compte tenu de ces éléments de preuve, il n’est pas déraisonnable de conclure que la police ne fait pas de discrimination à l’encontre des Indo‑Guyanais.

 

[18]           Le fait de conclure que la police ne fait pas de discrimination à l’encontre des Indo‑Guyanais ne prouve pas que la protection de l’État est efficace. Selon moi, la Commission a conclu à l’efficacité de la protection de l’État sans tenir compte des éléments de preuve dont elle était saisie. Elle a soutenu « d’après la preuve documentaire, qu’une force de sécurité efficace est en place et que les lacunes de la police, quoique existantes, ne sont pas généralisées ». Elle n’a pas inclus de référence pour cette conclusion. Ayant examiné les preuves documentaires, je ne peux trouver de justification à cette conclusion.

 

[19]           Les preuves documentaires indiquent que l’efficacité de la police guyanaise est « très limitée » en raison d’une formation insuffisante, du manque de matériel, du manque de personnel chronique, du manque de ressources et de contraintes budgétaires aigues (rapport du Département d’État pour 2005 et Demande d’information GUY100762.E). On y apprend également que d’autres facteurs limitent l’efficacité de la police, notamment le manque de confiance de la population, la polarisation raciale des agents et le comportement généralement peu professionnel de la police (Demande d’information GUY100762.E). En somme, on comprend que les faiblesses de la police sont chroniques et que, par conséquent, l’efficacité de la protection de l’État est gravement compromise.

 

[20]           La Commission a conclu que la Guyane fait de gros efforts pour régler le problème de la criminalité. Les preuves documentaires indiquent que des budgets supplémentaires ont été consentis pour améliorer les services de police, mais rien n’indique si cela a effectivement permis d’améliorer l’efficacité de la protection de l’État.

 

[21]           La Commission a également invoqué Kadenko c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1996] F.C.J. no 1376 (QL), pour affirmer que le fardeau de la preuve que doit fournir le demandeur pour attester l’absence de protection de l’État est directement proportionnel au degré de démocratie du pays. La démocratie seule ne garantit pas l’efficacité de la protection de l’État : elle n’est qu’un indicateur de l’efficacité probable des institutions. En l’espèce, les éléments de preuve indiquent que la police guyanaise est une institution très faible qui éprouve beaucoup de difficulté à répondre à une criminalité importante et généralisée dans le pays.  La Commission est tenue de faire plus que de déterminer si un pays est doté d’un système politique démocratique et elle doit évaluer la qualité des institutions qui fournissent la protection de l’État.

 

[22]           Il ne revient pas à la Cour de déterminer si la protection de l’État est efficace en Guyane, mais plutôt d’examiner la décision de la Commission et de déterminer si elle était raisonnable. Après examen des éléments de preuve dont la Commission était saisie, je considère qu’elle a tiré une conclusion à l’égard de la disponibilité de la protection de l’État sans tenir compte des éléments de preuve dont elle était saisie et que cette décision ne résiste pas à un examen poussé.

 

JUGEMENT

 

            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvel examen en vertu de l’article 97 de la Loi. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier.

 

« Max M. Teitelbaum »

Juge suppléant

 

 

Traduction certifiée conforme

Alphonse Morissette, trad. a., LL.L.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3368-06

 

INTITULÉ :                                       SHIVANAND KUMAR KATWARU ET AUTRES

                                                            - et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 6 JUIN 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE TEITELBAUM

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 8 JUIN 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :                        

 

Krassina Kostadinov                                                    POUR LE DEMANDEUR

 

Brad Gotkin                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :     

 

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)                                                                     POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada                                           POUR LE DÉFENDEUR

 

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