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Date : 20070612

Dossier : T‑1427‑06

Référence : 2007 CF 624

Ottawa (Ontario), le 12 juin 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGESSEN

 

ENTRE :

JAZZ AIR LP

demanderesse

 

et

 

L’ADMINISTRATION PORTUAIRE DE TORONTO

défenderesse

 

et

 

CITY CENTRE AVIATION LTD., REGCO HOLDINGS INC., PORTER
 AIRLINES INC., et ROBERT J. DELUCE

 

intervenants

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

INTRODUCTION

[1]               La demanderesse a déposé, conformément à l’article 51 des Règles des Cours fédérales (les Règles), une requête par laquelle elle fait appel de l’ordonnance rendue le 1er février 2007 par la protonotaire. Cette ordonnance radiait, pour abus de procédure, la demande de contrôle judiciaire déposée par la demanderesse. La protonotaire a estimé que la demanderesse avait commis un abus de procédure en introduisant une procédure de contrôle judiciaire qui était fondée sur les mêmes faits et les mêmes points que ceux qu’elle avait soulevés dans une procédure antérieure de contrôle judiciaire dont elle s’était désistée. Selon la protonotaire, la demanderesse voulait, par la nouvelle procédure, se soustraire aux conséquences de l’ordonnance rendue dans la procédure antérieure.

LES FAITS

[2]               La demanderesse a introduit, le 8 août 2006, une procédure de contrôle judiciaire à l’encontre de ce qui, selon elle, était une décision définitive de l’Administration portuaire de Toronto (APT) datée du 26 juillet 2006. Dans cette décision, de dire la demanderesse, la défenderesse établissait péremptoirement les conditions auxquelles Jazz Air serait autorisée à exercer ses activités à l’Aéroport de Toronto Island (ATI), parfois appelé aussi l’Aéroport du centre‑ville de Toronto (ACVT), et elle refusait de consentir à une sous‑location pour des locaux situés à l’aéroport. En bref, la demanderesse dit que la défenderesse a agi contrairement à ses pouvoirs et a outrepassé sa compétence en empêchant Jazz Air, d’une manière discriminatoire, de s’installer à l’ATI et de se servir de l’ATI.

 

[3]               Le différend remonte au début de l’année 2006. Le 31 janvier 2006, Jazz Air a reçu de son propriétaire à l’ATI, l’intervenante City Centre Aviation Ltd., un avis de résiliation du bail relatif à ses locaux. La demanderesse a tenté de trouver un autre endroit et a appelé la défenderesse à son aide. La défenderesse a dit à la demanderesse qu’elle devait conclure un nouvel accord d’exploitation de transporteur commercial (AETC) et, en février 2006, lui a proposé un nouvel AETC, que Jazz Air n’a pas accepté.

 

[4]               À la même époque, les intervenants annonçaient leur intention de commencer à l’ATI l’exploitation de la société Porter Airlines.

 

[5]               La demanderesse a d’abord déposé une action devant la Cour supérieure de l’Ontario,

le 23 février 2006, contre la défenderesse et les intervenants. Le litige suit son cours et, dans ce litige, la demanderesse demande réparation à la défenderesse pour la résiliation de son bail.

 

[6]               La demanderesse a déposé sa première demande de contrôle judiciaire le 9 mars 2006. Elle concernait les mêmes parties. Sur requête des intervenants, la protonotaire a estimé, le 6 juin 2006, que la demande de mars 2006 devait être convertie en action. Essentiellement, sa décision reposait sur le fait que la demande de contrôle judiciaire déposée par Jazz contestait une série de décisions rendues au fil des ans et faisait état d’un délit de complot et de certaines infractions à la Loi sur

la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C‑34, questions qui ne pouvaient être tranchées qu’après audition de témoignages de vive voix. La protonotaire a aussi jugé que la procédure de contrôle judiciaire introduite par la demanderesse était en réalité un différend commercial complexe. Sa décision a été confirmée en appel, le 20 juillet 2006, par le juge Rouleau. Il n’a pas été fait appel du jugement du juge Rouleau.

 

[7]               Durant l’appel instruit devant le juge Rouleau, la demanderesse a sollicité expressément, à titre subsidiaire, une ordonnance l’autorisant à déposer une demande de contrôle judiciaire modifiée nunc pro tunc. La demande modifiée qu’elle proposait était légèrement plus circonscrite que la demande de mars 2006 et ne parlait plus d’allégations de complot ni des intervenants. Le juge Rouleau a refusé de statuer sur cette requête, et la demanderesse n’a pas fait appel de sa décision devant la Cour d’appel fédérale et n’a pas présenté une nouvelle requête devant la protonotaire chargée de la gestion de l’instance.

 

[8]               Dans l’intervalle, les négociations se sont poursuivies entre la demanderesse et la défenderesse, de mars à juillet 2006. Comme le voulait absolument la demanderesse, les négociations furent des négociations « sous toutes réserves ».

 

[9]               En juillet 2006, la demanderesse a négocié un autre bail avec Stolport Corporation (Stolport). Le 6 juillet, elle a annoncé publiquement qu’elle reprendrait ses vols depuis l’ATI. Le 26 juillet 2006, la défenderesse a de nouveau communiqué son refus d’autoriser Jazz Air à reprendre ses activités à l’ATI et a fait savoir à Stolport que le bail était subordonné à la conclusion d’un AETC.

 

[10]           Le 8 août 2006, le jour même où elle devait déposer un acte introductif d’instance convertissant en action sa première demande de contrôle judiciaire de mars 2006, la demanderesse s’est désistée de ladite demande. Elle a plutôt, à la même date, déposé la demande d’août 2006, désignant l’APT comme seule défenderesse. La demande d’août était un peu plus circonscrite que la demande de mars, en ce sens qu’elle omettait les intervenants et n’alléguait plus un délit de complot ni des infractions à la Loi sur la concurrence.

 

LA DÉCISION DE LA PROTONOTAIRE

[11]           La protonotaire a estimé que, en déposant une seconde demande, la demanderesse avait cherché à se soustraire à son ordonnance du 6 juin 2006, selon laquelle la demande devait être convertie en action. Elle a aussi estimé qu’une partie peut se désister d’une procédure et introduire une nouvelle procédure portant sur le même sujet dans la mesure où il n’y a pas eu décision antérieure au fond, mais que ladite partie peut être empêchée d’agir ainsi si le tribunal conclut à un abus. Sur le plan du droit, la protonotaire a relevé que, dans le jugement Sauve c. Canada, 2002 CFPI 721, la Cour avait jugé que l’inobservation d’une ordonnance de gestion d’une instance pouvait constituer un abus de procédure.

 

[12]           La protonotaire a également jugé que, même si la demanderesse avait abandonné un certain nombre de ses allégations, la nouvelle demande intéressait encore un litige commercial entre Jazz Air et l’APT. Elle a ajouté que la lettre du 26 juillet 2006 ne constituait pas une nouvelle décision, mais simplement le prolongement de décisions qui avaient été prises en février 2006 et qui faisaient l’objet de la demande de mars 2006. La protonotaire a relevé que la nouvelle demande était semblable aux modifications apportées à la demande de mars 2006, que la demanderesse avait proposées au juge Rouleau. Il n’y avait donc aucune différence appréciable entre les deux demandes.

 

[13]           S’agissant de la preuve, la protonotaire a souligné que l’AETC proposé sur lequel portait la demande de contrôle judiciaire de mars 2006 faisait également l’objet de la demande d’août 2006. Elle a aussi relevé que la demanderesse savait depuis février 2006 que Stolport ne lui consentirait pas le bail tant qu’elle n’aurait pas conclu un AETC avec la défenderesse. L’objet du différend n’avait pas changé depuis février 2006.

 

[14]           La protonotaire a conclu ainsi, au paragraphe 33 :

[traduction] […] Il m’est impossible de dire que mon pouvoir discrétionnaire devrait être exercé en faveur de Jazz. Jazz a déposé des requêtes, ou s’y est opposée, inutilement, et il y a eu dédoublement de procédures interlocutoires. Jazz est à l’origine de circonstances qui ont obligé les autres parties à réagir, parfois d’une manière urgente, et elle introduit et abandonné, ou délaissé, des instances en tirant avantage de la procédure de la Cour à d’autres fins accessoires, dans l’espoir de pouvoir se réinstaller à l’ACVT. Jazz a cherché, par une stratégie délibérée et réfléchie, à se soustraire aux ordonnances de la Cour concernant le meilleur moyen de mener à terme la présente affaire […]

 

[15]           La protonotaire n’a pas examiné si la demande de contrôle judiciaire était prescrite.

 

LES POINTS EN LITIGE

[16]           a.           La protonotaire a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le dépôt de la demande d’août 2006 constituait un abus de procédure parce que cette demande était, en fait et en droit, semblable à la demande de mars 2006 et parce qu’elle avait été déposée expressément dans le dessein de soustraire la demanderesse à l’ordonnance de gestion de l’instance qui lui enjoignait de convertir la première demande en action?

 

            b.           S’il n’y a aucune erreur susceptible de contrôle, la Cour devrait‑elle exercer différemment son propre pouvoir discrétionnaire?

 

c.                     La demande est‑elle prescrite?

 

LE CHEVAUCHEMENT DES DEUX DEMANDES

[17]           Pour conclure à un abus de procédure, la protonotaire s’est concentrée sur le fait que la demanderesse s’était désistée de la première demande au lieu de se conformer à son ordonnance lui enjoignant de convertir ladite demande en action, puis avait déposé à nouveau, essentiellement, la même demande, sauf quelques changements mineurs.

 

[18]           La demanderesse affirme que ses deux demandes sont très différentes et elle insiste sur le fait que la première demande contestait trois décisions distinctes prises en février 2006 et qu’elle y alléguait un délit de complot et un comportement anticoncurrentiel, tandis que la deuxième demande ne concerne qu’une seule décision, celle du 26 juillet 2006, et se fonde principalement sur le fait que l’APT aurait contrevenu à la Loi maritime du Canada, L.C. 1998, ch. 10. La défenderesse, quant à elle, souligne plusieurs aspects des avis de demande, des affidavits et des documents annexés déposés au soutien des affidavits. Ces pièces montrent tout à fait qu’il y a peu de différence véritable entre les deux demandes. Les deux facteurs principaux qui sous-tendent la demande d’août 2006, à savoir l’impossibilité pour la demanderesse d’obtenir un bail sans AETC, puis l’AETC lui‑même, étaient identiques à ceux qui sous-tendent la demande de mars 2006.

 

[19]           Le deuxième avis de demande expose des moyens légèrement plus circonscrits au soutien du contrôle sollicité, mais il est clair que la demanderesse savait, à l’époque de la première demande, que Stolport ne pouvait pas conclure un bail avec elle à moins qu’elle ne signe un AETC.

 

[20]           La demanderesse a abandonné ses allégations de délit de complot et d’entrave à la liberté de commerce contraires à la Loi sur la concurrence, mais la nouvelle demande soulève exactement les mêmes points de fait et les mêmes résultats issus du même différend, un différend que la protonotaire a qualifié à juste titre de litige commercial entre l’exploitant d’un aéroport et l’une des compagnies aériennes utilisant cet aéroport.

 

[21]           S’agissant de l’AETC, dans la demande de mars 2006 comme dans celle d’août 2006, la demanderesse fait observer que la défenderesse a prétendu mettre fin, au 31 août 2006, à l’AETC existant. Elle écrit, au paragraphe 19 de la demande d’août 2006, que, bien que des négociations aient été engagées, l’APT continue de s’en rapporter à l’AETC qu’elle a proposé unilatéralement à la demanderesse, en refusant d’en négocier véritablement les conditions.

 

[22]           S’agissant des moyens invoqués, la demande d’août 2006 fait état pour l’essentiel des mêmes moyens que ceux qui sont invoqués dans la demande de mars 2006, à l’exception, encore une fois, d’une présumée entrave à la liberté de commerce contraire à la Loi sur la concurrence.

 

[23]           En somme, l’examen des deux avis de demande permet d’affirmer que la lettre du 26 juillet 2006 n’était que la dernière communication échangée au cours d’une série d’événements découlant du processus décisionnel entrepris en février 2006.

 

[24]           Après lecture des deux demandes, j’arrive à la conclusion, comme la protonotaire, qu’elles soulèvent pour l’essentiel les mêmes questions et découlent des mêmes faits. La conclusion de la protonotaire selon laquelle la demanderesse a déposé la demande d’août 2006 pour éluder son ordonnance qui lui enjoignait de convertir la demande initiale en action était certainement, selon moi, une déduction légitime au vu des circonstances. La question devient donc une question de droit, celle de savoir si la protonotaire a eu raison d’affirmer qu’elle pouvait conclure à un abus de procédure lorsqu’une partie cherche à éluder une ordonnance de la Cour.

 

[25]           Il n’est pas nécessaire d’examiner la jurisprudence pour savoir si une partie peut introduire une autre instance après s’être désistée d’une instance antérieure portant sur les mêmes faits et les mêmes points, dans la mesure où aucune décision définitive n’a été rendue au fond. Toutes les parties à la présente requête, de même que la protonotaire, semblent admettre que cela est permis. La question est de savoir comment le principe de l’abus de procédure peut, en l’espèce, empiéter sur la règle générale et en atténuer la portée.

 

[26]           La défenderesse et les intervenants se fondent sur la définition de l’abus de procédure qui figure au paragraphe 38 d’un arrêt de la Cour suprême du Canada, Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63. On trouve aussi, au paragraphe 37 de cet arrêt, une définition succincte de l’abus de procédure, tirée d’une décision antérieure du juge Goudge :

[traduction]

La doctrine de l’abus de procédure engage le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait autrement pour effet de discréditer l’administration de la justice […]

 

[27]           La demanderesse a raison d’affirmer que l’abus de procédure, parce qu’il empêche une partie de s’adresser à un tribunal pour obtenir réparation, ne peut être invoqué que dans « les cas les plus manifestes », et ces cas seront « extrêmement rares » : Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, paragraphe 120.

 

[28]           Il est quelquefois permis de faire juger à nouveau les mêmes points, mais les tentatives de faire juger à nouveau une affaire sont parfois abusives. La cause qui semble faire autorité est celle qu’a signalé la protonotaire, c’est-à-dire Sauve c. Canada. Dans ce jugement, le juge Lemieux exposait, au paragraphe 19, les paramètres suivants, qui circonscrivent le principe de l’abus de procédure :

(1)       il s’agit d’une doctrine souple qui ne se limite pas à l’une ou l’autre des nombreuses catégories établies;

(2)       elle vise l’ordre public sur lequel on a recours pour prononcer l’irrecevabilité de procédures qui ne sont pas conformes à cette fin;

(3)       son application dépend des circonstances et est fondée sur les faits et le contexte;

(4)       elle vise à protéger les plaideurs contre des procédures abusives, vexatoires et futiles, sinon à empêcher qu’une erreur judiciaire ne soit commise;

(5)       un ensemble de règles de procédure particulières peut fournir un cadre particulier en vue de son application.

 

[29]           Le juge Lemieux a passé en revue les circonstances de l’affaire. L’action du demandeur avait été rejetée pour des raisons de procédure parce qu’il ne s’était pas conformé promptement à une ordonnance de gestion de l’instance, et il avait entrepris une autre action. Selon la demanderesse dans la présente instance, l’ordonnance ne se rapportait pas à la procédure, mais concernait la décision au fond. La demanderesse est dans l’erreur : par définition, le rejet d’une action pour cause d’inertie de la part du demandeur n’est pas un rejet au fond et, dans la décision Sauve, le juge Lemieux écrivait expressément, au paragraphe 20, que l’action du demandeur n’avait jamais été jugée au fond.

 

[30]           Le juge Lemieux faisait observer que la deuxième demande introductive d’instance était pour ainsi dire identique à la première pour ce qui concernait les faits essentiels à l’origine de la cause d’action, la cause d’action elle‑même et la réparation sollicitée. Il concluait ainsi, au paragraphe 20 :

En appliquant ces principes à l’égard des circonstances particulières de l’affaire qui m’est soumise, je suis d’accord avec l’observation de l’avocat de la défenderesse selon laquelle le fait qu’il ait déposé de nouveau sa demande après son rejet en vertu des règles de la gestion de l’instance, en dépit du fait qu’elle n’a pas été admise sur le fond, constitue une procédure abusive. À mon avis, il avait toutes les possibilités raisonnables de présenter sa cause en vue d’obtenir une décision au fond. De plus, il a eu l’occasion de le faire sous ordonnance prononcée par le juge Dubé de la présente Cour, mais il n’a pas respecté cette ordonnance d’où le rejet de sa première action.

 

[31]           Puis, au paragraphe 23, soulignant l’importance de ne pas tourner en dérision les règles et ordonnances se rapportant à la gestion des instances, un aspect qui intéresse la présente affaire, il écrivait ce qui suit :

Les juges responsables de la gestion de l’instance prononcent une multitude d’ordonnances afin d’assurer la progression de l’action de façon ordonnée. Permettre à un demandeur de ne pas tenir compte de telles ordonnances, lui accordant la liberté de tout simplement instituer de nouveau une action qui ne serait que le reflet d’une autre, serait contraire au but de ces règles.

 

[32]           La présente affaire fait intervenir deux instances qui ne sont pas totalement identiques, mais il est clair, après examen de la preuve, exposée ci‑dessus, qu’il y a identité des revendications, dans leur substance et dans leur objet. Pareillement, comme dans l’affaire Sauve, la demanderesse s’est vu donner l’occasion de faire avancer sa cause, fût‑ce dans une autre forme que celle qu’elle souhaitait.

 

[33]           Comme la demanderesse le fait observer dans sa réponse, la juge Dawson semble avoir rendu un jugement contraire dans l’affaire Envireen Construction (1997) Inc. c. Canada, 2007 CF 70. Dans cette affaire, la première action avait été rejetée pour cause de retard après un examen de l’état de l’instance, puis une nouvelle action avait été déposée 18 mois plus tard. La juge Dawson fait la distinction entre l’espèce Envireen Construction et l’espèce Sauve. Elle expose plusieurs motifs qui l’amènent à conclure qu’il n’y a pas eu abus de procédure et à écarter l’espèce Sauve, étant donné notamment que le fait de laisser la seconde procédure aller de l’avant n’empêchait nullement la Couronne d’opposer une défense à cette procédure. La Cour pouvait imposer des conditions pour faire en sorte que l’action progresse véritablement et la Couronne pouvait être indemnisée de ses dépens. La juge Dawson semble donc avoir considéré cette affaire comme un cas d’espèce. Au reste, l’un des facteurs qu’elle a retenus était que l’avocat de la demanderesse connaissait assez mal les procédures de la Cour, un facteur qui est hors de propos ici. Elle a admis expressément que la nouvelle instance n’était pas une tentative d’éluder les moyens de contrainte appliqués par la Cour (voir paragraphe 14). Au contraire, dans la présente affaire, la protonotaire a estimé que le dépôt de la deuxième demande visait directement à éluder les moyens de contrainte appliqués par la Cour. La preuve autorise cette conclusion.

 

[34]           Par ailleurs, dans l’arrêt Fieldturf Inc. c. Winnipeg Enterprises Corp., 2007 CAF 95, au paragraphe 5, la Cour d’appel fédérale semble avoir confirmé, du moins indirectement, que l’approche adoptée dans le jugement Sauve est une ligne de conduite qu’il est loisible à la Cour d’adopter lorsque, au vu des faits, elle conclut à un abus de procédure.

 

[35]           Dans d’autres précédents, en revanche, les tribunaux ont jugé que le fait de passer outre à une ordonnance de nature procédurale et d’introduire une nouvelle instance n’est pas, du moins pas nécessairement, un abus de procédure. Dans l’arrêt Arbutus Environmental Services Ltd. c. Peace River (Regional District), 2000 CAC‑B 261, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique expliquait que, dans certains cas, un plaideur ne commettra pas un abus de procédure en introduisant une nouvelle instance dans l’intention de contourner un obstacle procédural qui empêchait la première action de suivre son cours. Toutefois, le juge Hollinrake faisait observer, au paragraphe 10, que sa décision ne constituait pas une règle générale, mais que l’affaire dont il était saisi était tout simplement un cas d’espèce. Pareillement, le jugement Hunter c. Anderson (1997), 29 O.T.C. 95, 34 C.P.C. (4th) 307, était fondé sur le fait que le juge Lederman estimait que la deuxième procédure introduite par le demandeur n’était pas une tentative de sa part d’éluder l’ordonnance du protonotaire, mais plutôt de s’assurer de la prompte conformité de la procédure écrite aux conclusions du protonotaire (voir paragraphe 3). Finalement, comme l’a indiqué la défenderesse, le juge Van Camp, de la Cour divisionnaire de l’Ontario, avait fait observer, dans le jugement

Murray Duff Enterprises Ltd. c. Van Durme (1981), 23 C.P.C. 151, au paragraphe 2, que la demanderesse, qui avait introduit une nouvelle instance, était encore en situation régulière au regard de l’ordonnance rendue dans l’instance antérieure. La demanderesse avait reconnu la nécessité de modifier ses actes de procédure, ce qu’elle avait fait en ajoutant une mention spéciale dans la nouvelle instance, plutôt que d’interjeter appel. Le juge Grange avait rendu un avis dissident, estimant au paragraphe 34 que [traduction] « il n’est pas admissible qu’une partie puisse d’une manière répétée signifier des actes judiciaires après y avoir apporté quelques modifications de forme, ou même de fond ». Ces précédents donnent à penser que la décision de la demanderesse de déposer une nouvelle procédure fondée sur des moyens plus circonscrits, en espérant qu’elle disposera de tous les motifs invoqués par la protonotaire pour ordonner que la procédure initiale soit convertie en action, pourra dans certains cas être considérée comme une décision légitime. Cependant, bien que ces précédents appuient dans une certaine mesure la position adoptée par la demanderesse, ils se distinguent à maints égards, comme je l’ai mentionné, de l’affaire dont il s’agit ici.

 

[36]           En outre, compte tenu du jugement Sauve, le fait pour la demanderesse d’avoir déposé une nouvelle demande dans le seul dessein d’éluder l’ordonnance de la protonotaire permettrait de conclure à l’abus de procédure. Au vu de la preuve, la Cour est ici saisie du même litige commercial que celui qui, d’après la décision de la protonotaire, devrait être jugé en tant qu’action. La décision de la protonotaire a, je le rappelle, été confirmée par le juge Rouleau.

 

[37]           Je conclus de ce qui précède qu’il était loisible à la protonotaire, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de conclure que la demanderesse avait abusé de la procédure de la Cour, et d’imposer, par conséquent, la sanction qu’elle a imposée. Il reste cependant que cette décision procédait de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et que, même si elle ne révèle aucune erreur de droit et ne s’appuie sur aucune conclusion de fait manifestement erronée, elle est encore susceptible d’être infirmée en appel.

 

LA COUR DEVRAIT‑ELLE INTERVENIR?

[38]           La jurisprudence relative à la norme de contrôle que doit appliquer un juge de la Cour lorsqu’il examine la décision discrétionnaire d’un protonotaire établit une distinction claire entre les décisions qui sont « discrétionnaires » et celles qui ne le sont pas.

 

[39]           Une décision discrétionnaire est une décision tranchant une question à propos de laquelle, par définition, deux personnes douées de raison peuvent, sans que l’une ou l’autre ne soit dans l’erreur, arriver à des conclusions diamétralement opposées. Une erreur, qu’elle soit erreur de fait ou erreur de droit, donnera toujours, évidemment, ouverture à un appel. Mais, même en l’absence d’erreur, une décision discrétionnaire pourra néanmoins dans certains cas conduire la Cour saisie du contrôle à exercer différemment son propre pouvoir discrétionnaire.

 

[40]           Jusqu’à récemment, la norme de contrôle applicable aux décisions des protonotaires semblait avoir été définitivement fixée par une formation spéciale constituée de cinq juges de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Canada c. Aqua‑Gem Investments Ltd. (C.A.), [1993] 2 C.F. 425, 149 N.R. 273, où le juge MacGuigan, s’exprimant pour les juges majoritaires, écrivait ce qui suit, à la page 463 :

[…] Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

 

a)         l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits;

 

b)         l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal.

 

Si l’ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits), ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire depuis le début.

 

[41]           Dans une opinion dissidente distincte, le juge en chef Isaac décrivait le critère de la manière suivante, à la page 454 :

Je conviens avec l’avocat de l’appelante que la norme de révision des ordonnances discrétionnaires des protonotaires de cette Cour doit être la même que celle qu’a instituée la décision Stoicevski pour les protonotaires de l’Ontario. J’estime que ces ordonnances ne doivent être révisées en appel que dans les deux cas suivants :

 

a)         elles sont manifestement erronées, en ce sens que l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le protonotaire a été fondé sur un mauvais principe ou sur une fausse appréciation des faits;

 

b)                  le protonotaire a mal exercé son pouvoir discrétionnaire sur une question ayant une influence déterminante sur la solution des questions en litige dans la cause.

 

Dans ces deux catégories de cas, le juge des requêtes ne sera pas lié par l’opinion du protonotaire; il reprendra l’affaire de novo et exercera son propre pouvoir discrétionnaire.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[42]           Les deux expressions du critère sont les mêmes. On s’en convaincra en lisant les propos explicites du juge MacGuigan, à la page 463. Il souscrivait en partie aux pages du juge en chef portant sur la norme de contrôle. Il reste cependant qu’il y a une différence appréciable dans les mots employés par les deux juges : le mot « mal » est absent des propos du juge MacGuigan. Comme nous avons affaire à des décisions discrétionnaires, il est difficile de voir comment un pouvoir discrétionnaire exercé d’une manière qui ne révèle aucune erreur de droit ou de fait peut néanmoins être qualifié de pouvoir discrétionnaire mal exercé.

 

[43]           Je ne crois pas commettre une indiscrétion en révélant que, si l’affaire Aqua Gem a été instruite et jugée par une formation de cinq juges, c’est parce qu’un désaccord régnait parmi les membres de la Cour d’appel sur la justesse d’un arrêt antérieur, Canada c. Jala Godavari (Le) (1991), 135 N.R. 316, 40 C.P.R. (3d) 127 (C.A.F.). Dans cette affaire, j’écrivais ce qui suit en m’exprimant pour l’ensemble de la Cour:

[…] contrairement à ce que la Section de première instance a exprimé à quelques reprises, le juge saisi d’un appel d’une décision du protonotaire sur une question mettant en cause l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire et n’est pas lié par l’opinion du protonotaire. Il peut, évidemment, choisir d’accorder une importance considérable à l’opinion exprimée par ce dernier, mais les parties ont droit, en dernière analyse, à l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un juge et non d’un fonctionnaire judiciaire subalterne.

 

[44]           Jusqu’à tout récemment, l’arrêt Aqua Gem a été uniformément suivi, tant par la Cour fédérale que par la Cour d’appel fédérale. Cependant, dans l’arrêt Z.I. Pompey Industrie c. ECU‑Line N.V., [2003] 1 R.C.S. 450, 2003 CSC 27, le juge Bastarache, qui a rendu l’arrêt unanime de la Cour suprême, et qui prétendait se référer et se ranger à l’opinion majoritaire rédigée par le juge MacGuigan dans l’arrêt Aqua Gem, citait en réalité l’opinion dissidente du juge en chef Isaac, ressuscitant ainsi l’idée discutable selon laquelle un pouvoir discrétionnaire doit avoir été mal exercé avant que le juge saisi d’un appel puisse exercer son propre pouvoir discrétionnaire.

 

[45]           L’arrêt Z.I. Pompey a‑t‑il modifié le droit? Bien humblement, je crois que non. J’ai deux raisons principales de penser ainsi.

 

[46]           D’abord, toute observation sur la norme applicable aux cas où la décision contestée ne révèle aucune erreur de droit ou de fait est clairement une remarque incidente, puisque la Cour suprême a été unanime à dire, dans l’arrêt Z.I.Pompey, que toutes les juridictions inférieures avaient appliqué un mauvais critère juridique dans l’affaire dont elle était saisie. L’application du mauvais critère est un exemple classique de décision susceptible d’annulation pour erreur de droit.

 

[47]           Deuxièmement, si ce n’est qu’il énonce simplement le critère et cite l’arrêt Aqua Gem, le juge Bastarache ne dit absolument rien quant à la norme de contrôle. Il me paraît tout à fait improbable que la Cour suprême ait pris sur elle de modifier un principe jusque‑là uniformément suivi par les juridictions inférieures, sans commenter et exposer les raisons qu’elle pouvait avoir de le modifier.

 

[48]           Il y a une troisième raison : après l’arrêt Z.I. Pompey, la Cour d’appel fédérale a revisité et reformulé la norme telle que l’avait énoncée à l’origine le juge MacGuigan dans l’arrêt Aqua Gem. Dans l’arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, autorisation de pourvoi refusée;

[2004] C.S.C.R. n° 80, le juge Décary, après avoir cité à mon droit la norme circonscrite par le juge MacGuigan dans l’arrêt Aqua‑Gem, entreprenait, au paragraphe 19, de reformuler le critère, affirmant que les mots employés par le juge MacGuigan avaient suscité une confusion :

[…] Je saisirai l’occasion pour renverser l’ordre des propositions initiales pour la raison pratique que le juge doit logiquement d’abord trancher la question de savoir si les questions sont déterminantes pour l’issue de l’affaire. Ce n’est que quand elles ne le sont pas que le juge a effectivement besoin de se demander si les ordonnances sont clairement erronées. J’énoncerais le critère comme suit :

 

« Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

 

a)         l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal,

 

b)                  l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits. »

 

 

[49]           Fait intéressant à noter, le juge Décary ne s’est pas référé sur ce point à l’arrêt Z.I. Pompey. Il ne s’y est plutôt référé qu’au moment d’énoncer la norme devant être appliquée aux appels interjetés à l’encontre de jugements de la Cour fédérale. Plus spécialement, le critère exposé par le juge MacGuigan a été quelque peu reformulé, mais les mots « mal exercé son pouvoir discrétionnaire » demeuraient exclus de la norme. De toute évidence, le juge Décary n’a pas cru que le juge Bastarache avait modifié le critère de façon importante.

[50]           J’arriverais à la conclusion que le sens du mot « mal », employé par la Cour suprême dans l’arrêt Z.I.Pompey, ne doit pas être assimilé aux mots « erronément » ou « incorrectement », mais plutôt au mot « différemment », en ce sens que le juge chargé du contrôle, exerçant son propre pouvoir discrétionnaire, serait arrivé à une conclusion autre. Puisqu’il ne fait aucun doute que la décision de la protonotaire qui est contestée ici portait sur une question qui avait une influence déterminante sur l’issue du principal, je me demanderai maintenant si je serais arrivé à la conclusion qu’elle a tirée.

[51]           Je commencerai par répéter que, à mon avis, la protonotaire n’a commis aucune erreur de droit. Elle n’a pris en compte aucun facteur non pertinent. Elle a minutieusement examiné tous les facteurs qui exigeaient son attention. Ses conclusions de fait étaient pleinement conformes aux documents qu’elle avait devant elle et elles étaient manifestement fondées sur sa propre connaissance intime du dossier qui, depuis le début, avait été confié à ses soins personnels (sous réserve seulement de la surveillance générale que j’exerçais en tant que juge chargé de la gestion de l’instance). Elle était pleinement au fait du caractère radical du recours qui était sollicité et qu’elle a accordé.

 

[52]           Cela dit cependant, il m’est impossible d’affirmer, en toute honnêteté, que j’aurais accordé le même redressement. Le rejet de la demande de contrôle judiciaire, sans possibilité pour la demanderesse d’exercer un quelconque autre recours, me semble une solution excessive, non seulement dans ce qui doit être fait pour sanctionner la demanderesse en l’espèce, mais également sur le plan de la politique judiciaire censée régir la conduite d’autres plaideurs qui pourraient vouloir abuser de la procédure de la Cour. D’autres solutions s’offraient, et s’offrent encore.

 

[53]           Admettant, comme je le fais, que la conclusion de la protonotaire selon laquelle les mesures qu’a prises la demanderesse étaient des mesures purement tactiques, destinées à éluder son ordonnance, confirmée par le juge Rouleau, une ordonnance qui lui enjoignait de convertir la demande en action, je suis d’avis qu’il suffirait à la Cour de concevoir une ordonnance dont l’effet serait de déjouer cette stratégie mal inspirée, puis de condamner la demanderesse aux dépens.

[54]           La protonotaire a estimé, à juste titre, que la deuxième demande n’était pas sensiblement différente de la première, dont la demanderesse s’était désistée. Elle a validement ordonné la conversion de la deuxième demande en action, après deux audiences au cours desquelles la demanderesse fut parfaitement à même de faire connaître sa position. Dans ces conditions, et bien que, selon moi, la protonotaire ait eu raison de ne pas d’emblée rejeter la requête en radiation, je suis d’avis que la demanderesse devrait néanmoins pouvoir être entendue par la Cour sur le fond de sa demande, avec condamnation de la demanderesse à de lourds dépens à titre d’exemple.

 

[55]           Il serait donc fautif d’inviter simplement les parties à poursuivre leur duel dans la deuxième demande, avec la quasi‑certitude d’une nouvelle requête, couronnée de succès, visant à la conversion de la demande en action, avec les coûts et les délais qui en résulteront, mais je crois que, compte tenu du paragraphe 53(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/92‑106, surtout s’il est lu à la lumière de l’obligation qui est faite à la protonotaire ainsi qu’à moi‑même, à l’article 3 et à l’alinéa 385(1)a) des Règles, c’est‑à‑dire l’obligation d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible, le pouvoir conféré à la Cour m’autoriserait à convertir sur‑le‑champ la deuxième demande en action.

[56]           À mon avis, le pouvoir conféré à la Cour par le paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales est un pouvoir qui peut être exercé par la Cour de sa propre initiative, et le libellé ne dit pas que l’une des parties doit au préalable déposer une requête en ce sens. Je relève que cette interprétation s’accorde également avec le libellé de l’article 47 des Règles, encore que l’article 47, évidemment, n’engage pas, de par ses termes, la Loi elle‑même.

 

[57]           À l’audience qui s’est déroulée devant moi, la question de l’identité quant au fond de la première demande et de la deuxième demande a été examinée en détail. Je ne crois pas qu’il soit utile d’ajouter quoi que ce soit d’autre sur le sujet. La décision selon laquelle la première demande devrait suivre son cours en tant qu’action plutôt qu’en tant que demande était finale et définitive. La nature du différend, au plan factuel, est telle que la Cour devra examiner l’ensemble de la relation commerciale qui existe entre la demanderesse et l’APT, et c’est par une action qu’un tel examen aura les meilleures chances de produire des résultats, les intervenants étant désignés comme défendeurs.

 

DÉLAI DE PRESCRIPTION

[58]           La protonotaire n’a pas jugé nécessaire de statuer sur l’argument selon lequel, en tout état de cause, le délai de dépôt de la deuxième demande était expiré. Elle n’a pas exposé de motifs sur le sujet, mais il me semble évident que c’était parce que l’argument était dès lors théorique, vu la conclusion à laquelle elle était arrivée quant au premier volet de la requête en radiation. Puisque je suis arrivé à une autre conclusion, j’examinerai la question, ne serait‑ce que brièvement.

 

[59]           Il existe un argument incontournable selon lequel une demande ne devrait pas être radiée sur le seul fondement d’un délai de prescription. Dans le jugement Hamilton‑Wentworth (Municipalité régionale) c. Canada (Ministre de l’Environnement) (2000), 187 F.T.R. 287 (1re inst.), la juge Dawson écrivait ce qui suit, aux paragraphes 39 et 40 :

Je tiens à faire remarquer que même dans les actions où, comme la Cour d’appel l’a dit dans l’arrêt David Bull Laboratories, supra, il est beaucoup plus facile de procéder à la radiation, un moyen de défense fondé sur la prescription n’est pas suffisant pour permettre la radiation d’une déclaration, mais qu’il convient plutôt d’invoquer ce moyen dans une défense. Par analogue, lorsqu’une instance est engagée au moyen d’une demande, toute question d’application d’un délai de prescription devrait habituellement être débattue à l’audition de la demande plutôt que dans le cadre d’une requête en radiation.

 

Cela ne veut pas dire qu’une demande qui a été présentée en dehors du délai imparti ne pourrait jamais être radiée, mais à mon avis, pareille radiation ne serait effectuée qu’exceptionnellement.

 

 

[60]           C’est à cette même conclusion qu’est arrivée la Cour dans le jugement John McKellar Charitable Foundation c. Canada (Agence du revenu) (2006), 46 Admin. L.R. (4th) 249, 2006 CF 733, aux paragraphes 10 à 19.

 

[61]           L’examen de la défense de prescription obligera aussi la Cour à mesurer et à apprécier non seulement l’effet, mais aussi la recevabilité, d’un échange de correspondance qui, devant la propre insistance de la demanderesse, fut entrepris « sous toutes réserves ». Ce travail d’appréciation aura lui aussi toutes les chances d’être bien exécuté après communication intégrale de la preuve, orale ou documentaire, et peut‑être aussi après requête préliminaire dans le contexte d’une action ordinaire introduite devant la Cour. Il s’agit là d’un facteur additionnel motivant ma décision de convertir en action la deuxième demande de la demanderesse.

 

CONCLUSION

 

[62]           J’arrive à la conclusion que, pour les motifs susmentionnés, l’appel devrait être accueilli, sans dépens, que l’ordonnance de la protonotaire devrait être annulée et que devrait s’y substituer une ordonnance faisant droit en partie à la requête en radiation et convertissant la présente demande en action, dans laquelle la demanderesse devra, dans un délai de 30 jours, signifier et déposer une déclaration désignant comme défendeurs l’actuelle défenderesse et les intervenants. La défenderesse et les intervenants auront droit à leurs dépens au titre de la requête présentée à la protonotaire, et des conclusions écrites portant sur le quantum de tels dépens pourront être présentées dans un délai de 30 jours. Je crois que l’ordonnance relative aux dépens devrait tenir compte du caractère abusif de la conduite de la demanderesse, selon l’appréciation que la protonotaire et moi‑même en avons faite.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

La requête est accordée, sans dépens, et l’ordonnance de la protonotaire est annulée; il y est substitué une ordonnance faisant droit, en partie seulement, et avec dépens, à la requête en radiation, et mentionnant que la demande devra suivre son cours en tant qu’action plutôt qu’en tant que demande; la demanderesse aura 30 jours pour signifier et déposer une déclaration, dans laquelle la défenderesse et les intervenants seront désignés comme défendeurs, à défaut de quoi la demande sera rejetée, avec dépens; la défenderesse et les intervenants déposeront, dans un délai de 30 jours, des conclusions écrites portant sur les dépens, et la demanderesse pourra y répondre dans un délai de 20 jours.

 

« James K. Hugessen »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        T‑1427‑06

 

INTITULÉ :                                       JAZZ AIR LP c. ADMINISTRATION PORTUAIRE DE TORONTO et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             LES 9 ET 10 MAI 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE 

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HUGESSEN

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 12 JUIN 2007

 

COMPARUTIONS :

Earl A. Cherniak, c.r.

Peter R. Jervis

Brian N. Radnoff

 

POUR LA DEMANDERESSE

David W. Scott, c.r.

Freya Kristjanson

Colleen Shannon

 

Robert L..Armstrong

Orestes Pasparakis

Susan Rothfels

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

POUR LES INTERVENANTS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lerners LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Borden Ladner Gervais LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Ogilvy Renault LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

POUR LES INTERVENANTS

 

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