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Date : 20070628

Dossier : IMM-4064-06

Référence : 2007 CF 687

Ottawa (Ontario), le 28 juin 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

 

ENTRE :

JOTHIRAVI SITTAMPALAM

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

1.  Introduction

[1]        Le demandeur, M. Jothiravi Sittampalam, sollicite le contrôle judiciaire de l’avis par lequel le délégué du ministre G.C. Alldridge (le délégué) a estimé, le 6 juillet 2006, que le demandeur :

 

  • constitue un danger pour le public au Canada, au sens de l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR);
  • ne devrait pas être présent au Canada en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés, au sens de l’alinéa 115(2)b) de la LIPR.

 

[2]        La conséquence d’un tel avis, s’il est confirmé dans le cadre du présent contrôle judiciaire, est que le demandeur risque d’être expulsé (ou refoulé) vers le Sri Lanka, et ce, malgré le fait que le statut de réfugié au sens de la Convention lui a été reconnu en 1990.

 

2.    Questions en litige

[3]        La présente demande soulève les questions suivantes :

 

  1. En concluant que le demandeur constitue un danger pour le public au sens de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR, le délégué du ministre a-t-il ignoré ou autrement mal interprété la preuve ou a-t-il commis une erreur en accordant de l’importance à des incidents qui ne se sont pas soldés par des condamnations pénales?

 

  1. En concluant que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée et qu’il ne devait pas être présent au Canada en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés, au sens de l’alinéa 115(2)b) de la LIPR, le délégué du ministre a-t-il commis une erreur en ignorant certains éléments de preuve, en ne tirant pas une conclusion explicite de complicité ou en interprétant autrement de façon erronée l’alinéa 115(2)b)?

 

  1. Le délégué du ministre a-t-il commis une erreur en concluant que le demandeur ne serait pas en danger s’il retournait au Sri Lanka :

a)         en retenant de façon sélective certains éléments de preuve et en méconnaissant le fait qu’en 1990, le statut de réfugié au sens de la Convention avait été reconnu au demandeur, qui était de ce fait présumé être une personne à protéger;

b)         en ne tenant pas compte des observations formulées par le demandeur en mai 2006?

 

4.   Le délégué du ministre a-t-il commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas de circonstances d’ordre humanitaire suffisantes — compte tenu de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur nés au Canada directement touchés — pour justifier la prise d’une mesure spéciale en faveur du demandeur?

 

5.   Par suite de son appréciation erronée des risques auxquels le demandeur serait exposé, le délégué du ministre a-t-il mal pondéré le droit du demandeur d’être protégé avec le danger qu’il constitue pour le public?

 

[4]        Dans les observations qu’il a formulées verbalement devant la Cour, le demandeur n’a pas donné suite à ses prétentions en ce qui concerne l’intérêt supérieur de ses enfants. À mon avis, il ressort de l’avis qu’il a formulé que le délégué du ministre était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt des enfants touchés. En conséquence, cette question ne sera pas analysée davantage.

 

3.  Genèse de l’instance

[5]                    Les démêlés du demandeur, un citoyen du Sri Lanka, avec les autorités de l’immigration, la police et les tribunaux, y compris la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, remontent à plusieurs années. En voici les faits saillants :

 

  • Arrivé au Canada en février 1990, le demandeur a revendiqué avec succès le statut de réfugié au sens de la Convention et a obtenu la résidence permanente le 17 juillet 1992.

 

  • Le demandeur a trois condamnations pénales à son actif : (1) défaut de se conformer à un engagement (24 janvier 1992); (2) trafic de stupéfiants (8 juillet 1996); (3) entrave au travail d’un agent de la paix (février 1998).

 

  • Le demandeur a également fait l’objet d’enquêtes quant à son rôle dans de nombreuses infractions commises par une bande – notamment tentative de meurtre, agression armée, voies de fait graves, possession d’une arme dangereuse pour le public, braquer et utiliser une arme à feu pour commettre une infraction, menaces, extorsion et trafic – qui n’ont toutefois pas mené à des déclarations de culpabilité.

 

  • La police de Toronto a identifié le demandeur comme étant le chef de la bande A.K. Kannan, l’un des deux groupes tamouls rivaux actifs à Toronto. Le demandeur a admis, devant les policiers, avoir déjà fait partie de la bande.

 

  • Le demandeur a fait l’objet d’un rapport en application de l’alinéa 27(1)d) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2 [abrogée] (l’ancienne loi), en raison de sa condamnation pour trafic de stupéfiants.

 

  • Il a par la suite fait l’objet d’un autre rapport en application des alinéas 27(1)a) et 19(1)c.2) de l’ancienne loi parce qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il se livrait à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’infractions criminelles. Il était allégué que le demandeur [traduction] « est ou a été membre d’une organisation connue sous le nom de bande A.K. Kannan ».

 

  • Une enquête a été ouverte en vertu de l’ancienne loi en janvier 2002. Lorsque la LIPR est entrée en vigueur en juin 2002, l’enquête s’est poursuivie sous le régime des articles 36 et 37 de la LIPR. Le demandeur a reconnu qu’il était visé à l’article 36 en raison de sa condamnation pour trafic de stupéfiants, mais il a contesté l’allégation relative à la criminalité organisée.

 

  • Dans une décision datée du 4 octobre 2004, la Commission a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité (alinéa 36(1)a) de la LIPR) et pour criminalité organisée (alinéa 37(1)a) de la LIPR).

 

  • Saisie d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale a confirmé la décision de la Commission selon laquelle l’appelant était interdit de territoire au Canada (Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2005] A.C.F. no 1485 (C.F.) (QL) (Sittampalam I)). La Cour d’appel fédérale a, à son tour, confirmé cette décision (Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2006] A.C.F. no 1512 (C.A.F.) (QL) (Sittampalam II)).

 

[6]        À la suite des déclarations d’interdiction de territoire de la Commission (mais avant que la Cour ne rende sa décision dans les affaires Sittampalam I et Sittampalam II), des fonctionnaires de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) ont entrepris des démarches qui, si elles aboutissent, se traduiraient par le refoulement du demandeur vers le Sri Lanka. Autrement dit, l’ASFC a cherché à obtenir ce qu’on appelle communément un « avis de danger » du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), en vertu des alinéas 115(2)a) et 115(2)b) de la LIPR. L’ASFC a signifié au demandeur un avis, daté du 24 novembre 2004, l’informant qu’elle demanderait au ministre de se dire d’avis que le demandeur constitue un danger pour le public et/ou qu’il est une personne qui ne devrait pas être présente au Canada en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés. La lettre précisait les éléments de preuve sur lesquels reposerait l’avis du ministre et invitait le demandeur à faire valoir son point de vue.

 

[7]        Le demandeur a formulé des observations en réponse à cet avis. L’étape suivante consistait en la préparation d’une demande officielle d’avis du ministre en vertu des alinéas 115(2)a) et 115(2)b) de la Loi. Une fois de plus, le demandeur a été informé, par lettre en date du 8 avril 2005 qu’il pouvait [traduction] « présenter par écrit les observations et arguments que vous jugez nécessaires et soumettre tout élément de preuve documentaire que vous estimez pertinent ».

 

[8]        En réponse à cette lettre le demandeur a, par le truchement de son avocat, présenté des observations le 1er mai 2005. Le délégué du ministre a de toute évidence tenu compte de ces observations pour former son opinion.

 

[9]        Après que les premières observations eurent été présentées en mai 2005, il y a eu une pause dans la procédure jusqu’à ce que l’avis soit finalement émis en juillet 2006. Une seconde liasse de documents a été transmise au ministre avec une lettre datée du 19 mai 2006. Cette seconde série d’observations n’a pas été versée au dossier certifié du tribunal. Il semble que les parties acceptent que, bien qu’ils aient été reçus aux bureaux du ministre, ces documents n’ont été ni reçus ni examinés par le délégué du ministre.

 

4.    Cadre législatif

[10]      Pour situer l’avis du délégué dans son contexte, il est utile de rappeler les grandes lignes du cadre législatif applicable au demandeur. Pour commencer, un principe du droit d’asile au Canada veut que, dès lors que le statut de réfugié au sens de la Convention est reconnu à une personne, celle-ci bénéficie de la protection de la LIPR, qui ne permet son refoulement vers son pays d’origine que dans certains cas et seulement après avoir suivi la procédure prévue par la LIPR.

 

[11]      Une déclaration d’interdiction de territoire constitue une des situations dans lesquelles le refoulement est possible. Il importe de rappeler que les faits énumérés dans la Loi emportent interdiction de territoire de l’étranger pour criminalité (article 36 de la  LIPR) ou pour criminalité organisée (article 37 de la LIPR). Or, le demandeur a été déclaré interdit de territoire par application de ces deux articles (voir les affaires Sittampalam I et Sittampalam II, précitées).

 

[12]      L’interdiction de territoire de l’étranger qui, comme le demandeur, est une personne protégée au sens de la LIPR n’entraîne pas automatiquement son expulsion. En fait, le paragraphe 115(1) de la LIPR codifie ce qu’on appelle le « principe du non-refoulement ».

(1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

 

(1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee by another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel and unusual treatment or punishment.

 

[13]      L’exception à ce principe est énoncée au paragraphe 115(2) de la LIPR.

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :

 

a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;

 

 

b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

 

(2) Subsection (1) does not apply in the case of a person

 

(a) who is inadmissible on grounds of serious criminality and who constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada; or

 

(b) who is inadmissible on grounds of security, violating human or international rights or organized criminality if, in the opinion of the Minister, the person should not be allowed to remain in Canada on the basis of the nature and severity of acts committed or of danger to the security of Canada.

 

L’avis donné par le délégué du ministre était fondé sur cette disposition législative.

 

[14]      Compte tenu de ce contexte législatif, je passe à l’examen de l’avis du délégué du ministre.

 

5.  Conclusions essentielles formulées par le délégué du ministre dans l’avis du 6 juillet 2006

[15]      La première tâche du délégué consistait à déterminer si le demandeur constituait un « danger pour le public » au sens de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR. Pour ce faire, il a signalé les trois condamnations pénales (susmentionnées) dont le demandeur avait fait l’objet. Citant le jugement Thuraisingam c. Canada, 2004 CF 607, le délégué a également accordé de l’importance à divers incidents qui n’ont pas abouti à des condamnations pénales. Il s’est également interrogé sur la question de savoir si le demandeur avait changé son « style de vie » depuis sa première condamnation et il a répondu par la négative à cette question. Le délégué a conclu que les condamnations pénales [traduction] « n’étaient pas des incidents isolés », mais qu’il s’en dégageait une [traduction] « constante ». Le délégué du ministre a estimé que le demandeur [traduction] « constitue un danger actuel et futur pour le public au sens de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR et, pour cette raison, il ne devrait pas être présent au Canada ».

 

[16]      Le délégué du ministre a ensuite examiné l’applicabilité de l’alinéa 115(2)b) de la LIPR. Plus précisément, il a abordé la question de savoir si le demandeur était interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée et s’il fallait l’empêcher d’être présent au Canada en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés. Il a conclu que les deux volets de l’alinéa 115(2)b) étaient respectés. Il s’est fondé sur la décision du 4 octobre 2004 de la Commission et sur le jugement rendu par la Cour fédérale dans l’affaire Sittampalam I pour appuyer sa conclusion que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour criminalité grave. Pour ce qui est de la nature et de la gravité des actes, le délégué s’est attaché aux activités connues des gangs A.K. Kannan, soulignant que [traduction] « les gangs tamouls, dont l’A.K. Kannan, constituent une singulière et grave menace à la société canadienne ». Il a ensuite passé en revue les éléments de preuve relatifs au rôle de chef joué par le demandeur au sein du gang. Il a conclu que : (i) le demandeur est membre de l’A.K. Kannan; (ii) l’A.K. Kannan est un groupe organisé; (iii) le gang a un effet nuisible sur la communauté sri-lankaise en raison de ses crimes violents.

 

[17]      Tenant compte de l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, de la Cour suprême du Canada, et des arrêts rendus par la Cour d’appel fédérale dans les affaires Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 2 C.F. 592 et Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1, 2005 CAF 1, aux paragraphes 38 et 39, le délégué est ensuite passé à l’examen de la question de savoir si le demandeur « serait exposé à un risque élevé de torture » ou à une « menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités » s’il devait retourner au Sri Lanka. Comme le Canada avait accordé l’asile au demandeur en 1990, la question clé à laquelle le délégué devait répondre était celle de savoir si la situation avait changé depuis. Le délégué s’est également demandé si, du fait de ses activités au Canada, y compris son appartenance à un gang, le demandeur serait pris pour cible. Après avoir examiné la preuve documentaire et les éléments de preuve soumis par le demandeur (à l’exception de la liasse de documents de mai 2006) le délégué a conclu qu’il n’était [traduction] « pas convaincu que l’expulsion de M. Sittampalam au Sri Lanka l’exposerait à un risque élevé de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités ».

 

[18]      L’étape suivante de l’analyse consistait à se demander si, malgré ces conclusions, il existait des motifs d’ordre humanitaire justifiant de permettre au demandeur de demeurer au Canada. Le délégué du ministre a conclu qu’il n’existait  [traduction] « pas de considérations d’ordre humanitaire suffisantes en l’espèce pour justifier la prise d’une mesure spéciale en votre faveur ».

 

[19]      Enfin, le délégué a abordé la question de savoir s’il devait entreprendre un [traduction] « exercice de pondération en vue de soupeser l’un en fonction de l’autre le risque, la nature et la gravité des actes commis et les considérations d’ordre humanitaire », ainsi que l’enseigne l’arrêt Suresh, précité. Le délégué a conclu qu’il n’était pas tenu de procéder à une telle « pondération » parce que : (1) le demandeur ne serait pas exposé [traduction] « à un risque élevé de torture ou à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités »; et (2) les considérations d’ordre humanitaire [traduction] « ne justifient pas la prise d’une mesure spéciale en votre faveur ». De l’avis du délégué, il n’y avait tout simplement rien à soupeser ou à pondérer en l’espèce.

 

6. Analyse

6.1 Quelle est la norme de contrôle appropriée?

[20]      Dans l’arrêt Suresh, précité, la Cour suprême du Canada a fait observer que la décision discrétionnaire portant sur la question de savoir si quelqu’un constitue un danger pour la sécurité du Canada est une décision qui commande un degré élevée de retenue judiciaire :

 

Le rôle du tribunal […] consiste à déterminer si celui‑ci a exercé son pouvoir discrétionnaire conformément aux limites imposées par les lois du Parlement et la Constitution. Si le ministre a tenu compte des facteurs pertinents et respecté ces limites, le tribunal doit confirmer sa décision. Il ne peut l’annuler, même s’il aurait évalué les facteurs différemment et serait arrivé à une autre conclusion. (au paragraphe 38)

 

Cette décision ne doit être annulée que si elle est manifestement déraisonnable parce qu’elle est arbitraire ou est entachée de mauvaise foi, qu’elle n’est pas étayée par la preuve ou que le délégué du ministre a omis de tenir compte des facteurs pertinents (Suresh, précité, au paragraphe 29).

 

[21]      Notre Cour a constamment appliqué cette norme de contrôle. Le juge Kelen l’a récemment appliquée dans le cas d’un avis donné en vertu de l’article 115 de la LIPR dans l’affaire Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 229, aux paragraphes 18 et 19.

 

[22]      Un manquement à l’équité procédurale peut également constituer une erreur justifiant l’annulation de la décision et ce, indépendamment de la norme de contrôle applicable. Enfin, le demandeur soulève deux questions de droit (se rapportant à la conclusion fondée sur l’alinéa 115(2)b)) qui sont susceptibles d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte.

 

6.2 Première question : Le ministre a-t-il commis une erreur dans la conclusion qu’il a tirée en vertu de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR?

[23]      En ce qui concerne l’alinéa 115(2)a) de la LIPR, le délégué du ministre a exprimé l’avis suivant :

            [traduction]

M. Sittampalam représente effectivement un risque inacceptable pour le public au Canada et j’estime qu’il constitue un danger tant actuel que futur pour le public au sens de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR et qu’il ne devrait pas être présent au Canada pour cette raison.

 

[24]      Le demandeur soutient que l’avis du délégué est entaché de plusieurs erreurs, dont la plupart s’expliquent selon lui par le fait que le délégué du ministre a ignoré certains éléments de preuve et en a retenus d’autres de façon sélective.

 

[25]      Le demandeur invoque le jugement Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (C.F. 1re inst.) à l’appui de son argument qu’on peut tirer une inférence du défaut de la Commission de mentionner certains éléments de preuve contenus dans une décision favorable au demandeur, d’autant plus que les motifs de cette décision étaient détaillés. Ainsi, le demandeur soutient qu’on ne doit pas toujours prendre au pied de la lettre l’affirmation sans nuance suivant laquelle le délégué du ministre a tenu compte de tous les faits. Le demandeur estime qu’on doit inférer que le délégué a ignoré certains éléments de preuve parce qu’il n’a pas mentionné le témoignage du détective Fernandez au sujet des tentatives faites par le demandeur pour se dissocier du gang, qu’il n’a pas parlé de son travail comme camionneur indépendant à compter de 1999 et qu’il a omis de mentionner les éléments de preuve relatifs à sa collaboration avec la police. Je ne suis pas de cet avis.

 

[26]      L’essentiel des arguments avancés par le demandeur se résument à un désaccord quant à la valeur que le délégué du ministre a accordée à la preuve. Examinons d’abord les nombreuses assertions suivant lesquelles le délégué a ignoré des éléments de preuve. Compte tenu du fait que la preuve dont disposait le délégué consistait en 14 gros recueils d’éléments de preuve, on peut comprendre qu’il ne mentionne pas expressément chaque document dans son avis. Vu l’ensemble des faits dont il disposait, le délégué n’a pas commis d’erreur en ne citant pas expressément le témoignage du détective Fernandez ou les éléments de preuve relatifs à l’entreprise de camionnage constituée en 1999 ou ceux relatifs à la collaboration du demandeur avec la police. Ce n’est pas parce qu’il a omis ces détails que le délégué n’a pas examiné et apprécié les éléments de preuve portant sur ces aspects de l’affaire. Je suis convaincue que le délégué du ministre a tenu compte de l’ensemble de la preuve sur ces questions lorsqu’il a conclu :

 

[traduction] Je dispose de bien peu d’éléments de preuve pour pouvoir conclure que M. Sittampalam est déterminé à modifier les comportements qui ont conduit à ses condamnations au criminel. Je dispose également de peu d’éléments de preuve qui me permettraient de conclure qu’il a entrepris des démarches sérieuses pour se réadapter et pour devenir un membre productif de la société.

 

[27]      Ainsi qu’il ressort de la lecture de l’ensemble de l’avis, le délégué du ministre n’était tout simplement pas convaincu que le « peu d’éléments de preuve » tendant à démontrer que le demandeur s’était amendé l’emportaient sur la gravité des condamnations et sur les incidents dans lesquels il avait été impliqué. 

 

[28]      Deuxièmement, le demandeur soutient que la conclusion du délégué suivant laquelle il avait [traduction] « participé pendant plusieurs années à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles » était abusive, compte tenu du fait qu’il n’avait été condamné qu’une seule fois pour des actes reliés à un gang. À mon sens, le délégué n’a pas commis d’erreur. Compte tenu, non seulement de la condamnation, mais aussi des nombreux autres incidents reliés à un gang dans lesquels le demandeur a été impliqué, cette conclusion n’était pas déraisonnable. Le délégué n’a pas conclu que le demandeur avait été reconnu coupable d’infractions liées à un gang. Il a plutôt constaté qu’il se dégageait une « constante » des fréquents démêlés que le demandeur avait eu avec la police du fait de son implication dans des incidents avec des gangs. Même si ces démêlés n’étaient pas suffisants pour se traduire par des accusations au criminel ou par des condamnations pénales contre le demandeur, c’étaient des éléments de preuve sur lesquels le délégué pouvait se fonder pour constater l’existence d’une « constante ».

 

[29]      Une autre erreur que le demandeur reproche au délégué est le fait que ce dernier a mentionné sa dépendance aux drogues. Voici ce que le délégué déclare dans son avis :

            [traduction]

Je reconnais effectivement que M. Sittampalam a participé à un programme d’aide aux toxicomanes alors qu’il était en détention; il n’y a cependant rien dans les éléments dont je dispose qui indique qu’il a continué à participer à ce type de programme une fois remis en liberté. Dans le même ordre d’idées, il n’y a rien dans les éléments dont je dispose qui permette de penser qu’il a récemment participé à un tel programme. Je reconnais également que M. Sittampalam a déclaré qu’il n’était plus dépendant de substances illégales.

 

[30]      Le demandeur soutient que le délégué s’est fondé sur des considérations non pertinentes en faisant allusion à ses anciens problèmes de drogue alors que, comme le délégué l’a déclaré, la preuve ne permet pas de penser qu’il est présentement dépendant de substances illégales. Je ne suis pas de cet avis. Suivant la lecture que je fais de son avis, le délégué n’a pas tiré de conclusion quant à savoir si le demandeur était ou n’était pas dépendant des drogues au moment de la rédaction de l’avis. Il a seulement relevé les éléments de preuve suivant lesquels le demandeur n’avait pas suivi de thérapie, hormis le programme auquel il avait participé en prison. Il n’est pas déraisonnable d’inférer qu’une personne dépendante de substances illégales qui est véritablement déterminée à s’en sortir poursuivrait une thérapie de son propre chef. Il s’ensuit que le défaut du demandeur de le faire constituait une preuve de plus qui appuyait la conclusion qu’il n’avait pas [traduction] « entrepris de démarches sérieuses pour s’amender ». 

 

[31]      Ensuite, contrairement à ce que prétend le demandeur, il ne s’agit pas d’un cas où l’écoulement du temps joue nécessairement en sa faveur. Certes, le demandeur n’a pas été condamné au criminel et il n’a pas été impliqué dans un incident relatif à un gang depuis 2001. Toutefois, il n’est certainement pas déraisonnable de conclure que l’absence d’activité criminelle ou d’incident lié à un gang s’explique davantage par la détention du demandeur que par sa réadaptation. Le délégué n’a pas commis d’erreur sur ce point.

 

[32]      En ce qui concerne les arguments que le demandeur a invoqués pour justifier qu’il ne fait plus partie de l’A.K. Kannan, la Cour d’appel fédérale a fourni une réponse complète dans l’arrêt Sittampalam II, au paragraphe 23 :

Une telle interprétation ferait également en sorte qu’un ancien membre du parti nazi en Allemagne ne pourrait pas être déclaré interdit de territoire parce que, le parti nazi ayant disparu, il ne peut plus en être membre. Aussi, un membre d’une organisation terroriste internationale pourrait renoncer à son appartenance immédiatement avant de demander l’asile et éviter ainsi d’être interdit de territoire puisqu’il ne serait plus membre d’une organisation terroriste. De la même façon, une personne qui est membre depuis dix ans d’une organisation se livrant à des activités criminelles au Canada pourrait se retirer de l’organisation avant de faire l’objet d’un rapport en application de la LIPR et échapper ainsi à une interdiction de territoire.

 

[33]      L’argument le plus sérieux du demandeur semble être que le délégué a commis une erreur en tenant compte de divers incidents qui ne se sont pas soldés par une condamnation pénale. Le demandeur souligne que le délégué du ministre s’est fondé sur le jugement Thuraisingam, précité, pour tenir compte d’accusations qui n’ont pas donné lieu à des déclarations de culpabilité. Le demandeur soutient que ces rapports ne peuvent constituer des « éléments de preuve » permettant de porter des accusations ainsi que la Cour l’a expliqué dans le jugement Thuraisingam.

 

[34]      Je tiens tout d’abord à faire observer que la lecture de l’avis de danger dans son ensemble ne démontre pas que le délégué a accordé une importance exagérée aux incidents qui n’ont pas donné lieu à des condamnations. Il les a plutôt situés dans un contexte plus large, en constatant l’existence d’un type de comportement qui s’est poursuivi jusqu’en 2001, année où le demandeur aurait été trouvé en possession d’objets servant à fabriquer de faux documents.

 

[35]      On trouve une réponse encore plus catégorique à cet argument dans les décisions rendues par la Cour fédérale et par la Cour d’appel fédérale dans les affaires Sittampalam I et Sittampalam II.  Voici à cet égard ce que dit le juge Hughes, dans le jugement Sittampalam I, au paragraphe 35 :

À mon sens, dans les propos qu'il a tenus aux pages 53 et suivantes sous la rubrique « activités criminelles » , le commissaire n'accorde pas une importance indue aux accusations qui ont été effectivement portées ou qui ont été envisagées mais qui ne se sont jamais matérialisées. Ces faits sont évoqués dans sa décision, mais seulement dans le contexte de l'examen approfondi des faits à l'origine des accusations qui ont été effectivement portées ou qui ont été envisagées. Le commissaire s'est fondé sur ces faits et non sur les accusations portées ou envisagées pour conclure qu'il y avait des motifs raisonnables de conclure que l'alinéa 37(1)a) de la LIPR s'appliquait.

 

[36]      La Cour d’appel a confirmé cette opinion dans l’affaire Sittampalam II, aux paragraphes 50 et 51, où la Cour déclare ce qui suit :

Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la preuve relative à des accusations qui ont été retirées ou rejetées peut être prise en considération lors des audiences en matière d’immigration. Ces accusations ne peuvent toutefois pas être utilisées comme seule preuve de la criminalité d’une personne : voir, par exemple, Veerasingam c. Canada (M.C.I.) (2004), 135 A.C.W.S. (3d) 456 (C.F.), au paragraphe 11; Thuraisingam c. Canada (M.C.I.) (2004), 251 F.T.R. 282 (C.F.), au paragraphe 35.

À cet égard, je suis d’accord avec le juge que la Commission n’a pas considéré la preuve recueillie par la police comme une preuve de la conduite répréhensible de l’appelant. La Commission a plutôt tenu compte des circonstances sous‑tendant les accusations qui ont été portées ou qui ont été envisagées – notamment la fréquence des démêlés de l’appelant avec la police et le fait que d’autres personnes impliquées étaient souvent des membres de la bande – pour démontrer qu’il existait des « motifs raisonnables de croire », une norme moins rigoureuse que la norme applicable en matière civile, que la bande A.K. Kannan se livrait au genre d’activités décrites à l’alinéa 37(1)a).

 

 

[37]      À mon avis, dans la présente demande, le délégué s’est, selon la preuve, servi des démêlés du demandeur avec la police essentiellement comme la Commission l’a fait pour tirer sa conclusion au sujet de l’interdiction de territoire. Si la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont jugé acceptable, dans les affaires Sittampalam I et Sittampalam II, la façon dont la Commission s’était fondée sur ces faits pour conclure à l’interdiction de territoire, cette façon de procéder est certainement acceptable dans le contexte qui m’est soumis.

 

[38]      Pour conclure sur ce point, après avoir examiné l’ensemble des arguments du demandeur, je ne suis pas convaincue que le délégué du ministre a formulé un avis manifestement déraisonnable en estimant que le demandeur constitue un danger pour le Canada au sens de l’alinéa 115(2)a).

 

6.3 Deuxième question : Le ministre a-t-il commis une erreur dans la conclusion qu’il a tirée en vertu de l’alinéa 115(2)b) de la LIPR?

[39]      Pour se former une opinion sur la question de savoir si le demandeur ne devait pas être présent au Canada en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés (alinéa 115(2)b)), le délégué du ministre s’est livré à une analyse fouillée des éléments de preuve se rapportant aux agissements concrets du demandeur, aux activités de l’A.K. Kannan et au rôle joué par le demandeur au sein de cette organisation. En résumé, il a conclu ce qui suit :

            [traduction]

Pour ce qui est de la nature et de la gravité des actes passés, la preuve démontre l’existence de faits permettant de conclure que M. Sittampalam faisait partie de l’A.K. Kannan et qu’il a participé aux activités criminelles de celui-ci, que les gangs tamouls, dont l’A.K. Kannan, constituent une menace unique et immédiate à la société canadienne, et que l’A.K. Kannan a été impliqué dans des activités criminelles importantes et sérieuses dirigées contre des civils et un gang rival (c.-à-d. le VVT) et notamment dans des activités violentes.

 

[40]      De surcroît, le délégué s’est dit convaincu que le demandeur faisait partie du gang. D’ailleurs, il était bien plus qu’un simple membre; ainsi que le délégué l’a souligné : [traduction] « la preuve démontre l’existence de faits permettant de conclure que M. Sittampalam faisait partie de l’A.K. Kannan et qu’il a participé aux activités criminelles de celui‑ci ». Dans son analyse, le délégué a également cité le jugement Sittampalam I, dans lequel le juge Hughes avait confirmé la décision de la Commission suivant laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que l’A.K. Kannan répondait à la définition de « criminalité organisée » énoncée à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR et que le demandeur était membre de cette organisation. Il est important de noter que le délégué ne s’est pas contenté de souscrire aux conclusions de la Commission ou de la Cour. Comme il s’agissait d’une décision fondée sur l’alinéa 115(2)b) de la LIPR, le délégué a reconnu qu’il lui incombait de procéder à sa propre analyse de la preuve. Or, je suis convaincue que c’est bien ce qu’il a fait.

 

[41]      Bon nombre des arguments formulés par le demandeur au sujet des conclusions factuelles tirées en vertu de l’alinéa 115(2)b) sont les mêmes que celles qu’il a invoqués au sujet de la conclusion fondée sur l’alinéa 115(2)a). Le demandeur affirme que le délégué a ignoré des éléments de preuve au sujet de son appartenance au gang, des efforts qu’il avait faits pour quitter le gang et de sa collaboration avec la police. Comme j’ai déjà conclu que la Commission n’a pas ignoré ces éléments de preuve, je conclus que le délégué n’a pas commis d’erreur.

 

[42]      L’argument plus sérieux qu’avance le demandeur est que le délégué a commis une erreur en s’attardant aux agissements de l’A.K. Kannan au lieu de se concentrer sur les siens. Le demandeur affirme qu’en agissant de la sorte, le délégué a commis deux erreurs. La première consisterait en le fait que le délégué était tenu de conclure expressément que le demandeur s’était rendu complice des crimes et des actes violents commis par l’A.K. Kannan (jugement Nagalingam, précité). En second lieu, le demandeur affirme que l’alinéa 115(2)b) ne peut s’appliquer qu’aux actes commis par l’individu et non à ceux du gang auquel il a pu appartenir.

 

[43]      À mon avis, l’argument tiré de la complicité est mal fondé, vu les faits de l’espèce. Bien qu’on n’y trouve aucune phrase dans laquelle il est dit expressément que le demandeur s’est rendu complice des actes et des crimes de l’A.K. Kannan, l’avis démontre clairement le rôle joué par le demandeur en tant que fondateur, chef et participant actif de bon nombre des activités et des crimes de l’A.K. Kannan ce qui, à mon avis, suffit pour établir que le délégué s’est attardé au rapport entre le demandeur et les agissements du gang. En fait, certains éléments de preuve tendent à démontrer que le demandeur était, à certains moments de l’histoire de violence du gang, une des têtes dirigeantes de cette organisation. À mon avis, le délégué du ministre disposait de suffisamment d’éléments de preuve pour pouvoir conclure que le demandeur [traduction] « a participé personnellement et consciemment aux activités criminelles de l’organisation » (jugement Nagalingam, précité, au paragraphe 63). Ainsi, même si le délégué n’a pas employé le terme « complice », son analyse démontre qu’il a reconnu que, pour l’application de l’alinéa 115(2)b), il devait conclure à l’existence de liens étroits entre le demandeur et l’A.K. Kannan. En raison de ces liens étroits, les actes de l’A.K. Kannan sont effectivement attribués au demandeur.

 

[44]      L’autre question est celle de savoir si le délégué devait s’en tenir à un examen de la nature et de la gravité des actes commis par le demandeur et s’il ne pouvait tenir compte des actes de l’organisation criminelle. Le demandeur signale les mots employés dans la version française de l’alinéa 115(2)b) : « en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés ». Dans la version anglaise, il est question de « nature and severity of acts committed », et le mot « acts » n’est pas qualifié. Le demandeur en conclut que le législateur fédéral voulait que la disposition ne s’applique qu’aux actes du demandeur. Cette interprétation de l’alinéa 115(2)b) a été acceptée, bien qu’à titre incident, par le juge Kelen dans le jugement Nagalingam, précité, aux paragraphes 52 à 61.

 

[45]      Je ne suis pas d’accord pour dire que le délégué a commis une erreur et ce, même si l’interprétation que le demandeur fait de l’alinéa 115(2)b) est exacte − une question que n’ai pas à  trancher, vu les faits de l’espèce. Le problème que comporte cet argument est qu’à mon avis, le demandeur qualifie mal cette partie de l’avis du délégué. Lorsqu’on lit dans son ensemble l’analyse de l’alinéa 115(2)b), on constate que le délégué n’examinait pas de façon isolée les actes de l’A.K. Kannan.

 

[46]      Je tiens à signaler que le délégué ne pouvait ignorer la nature de l’A.K. Kannan. À défaut d’une conclusion que le groupe se livre à de la « criminalité organisée », l’alinéa 115(2)b) ne peut s’appliquer au demandeur. Il serait donc illogique que le délégué ignore les actes du gang en vue d’établir que l’A.K. Kannan répond à la définition de « criminalité organisée ».

 

[47]      Or, le délégué ne s’est pas contenté d’évaluer les activités du gang. Une étape essentielle de l’analyse du délégué était son examen des activités criminelles personnelles du demandeur et son rôle de dirigeant au sein de l’organisation. En d’autres termes, les « actes passés » étaient à la fois les « actes » criminels commis personnellement par le demandeur et ses « actes » en tant que fondateur, dirigeant et membre de l’A.K. Kannan, un gang organisé violent et dangereux. En conséquence, le délégué a effectivement démontré, selon moi, que sa conclusion se rapportait à « la nature et la gravité de ses actes passés ». Il n’a pas commis d’erreur.

 

6.4 Question 3a) : Le délégué du ministre a-t-il commis une erreur dans son appréciation du risque?

[48]      Ainsi que je l’ai déjà signalé, le délégué a conclu qu’il n’y avait [traduction] « pas suffisamment d’éléments de preuve pour pouvoir conclure qu’il est plus probable que le contraire que M. Sittampalam serait exposé à un risque élevé de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités ». Le demandeur invoque deux motifs pour contester cette conclusion :

·           le délégué a retenu de façon sélective certains éléments de preuve et méconnu le fait qu’en 1990, le statut de réfugié au sens de la Convention avait été reconnu au demandeur, qui était de ce fait présumé être une personne à protéger;

·           il n’a pas tenu compte des observations formulées par le demandeur en mai 2006.

 

Je vais examiner ces arguments séparément.

 

[49]      En ce qui concerne la première erreur reprochée, le demandeur semble réclamer une nouvelle appréciation des conclusions tirées au sujet de la situation au Sri Lanka.

 

[50]      Je prends acte de la décision de la juge Mactavish dans l’affaire Fabian c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 851, qui est, selon moi, tout à fait à propos. Cette affaire portait sur un chef du gang tamoul VVT de Toronto (dont il avait été constaté qu’il constituait un danger pour le public) qui soutenait qu’en raison de sa notoriété, il subirait un préjudice s’il retournait au Sri Lanka. La juge Mactavish a déclaré ce qui suit, au paragraphe 58 :

 

Il ressort clairement de l’examen de la décision du représentant du ministre qu’il a expressément dirigé son attention sur le sort réservé aux Sri‑Lankais qui reviennent dans leur pays, y compris ceux ayant un profil semblable à celui de M. Fabian, pour finalement conclure que la situation actuelle était telle que M. Fabian ne serait pas plus exposé à un risque que ne l’était tout autre Sri‑Lankais revenant au pays.

 

[51]      À mon avis, la situation est semblable dans le cas qui nous occupe. Le délégué du ministre disposait d’une quantité considérable d’éléments et il est présumé les avoir tous examinés. Il n’a commis aucune erreur justifiant notre intervention.

 

[52]      Le demandeur affirme qu’à défaut d’une annulation de la décision par laquelle le statut de réfugié lui a été reconnu en 1990, comme le prévoit le paragraphe 109(1) de la LIPR, il demeure une personne à protéger. Cet argument est mal fondé. Premièrement, l’article 109 ne s’applique que si la Commission estime que la décision ayant accueilli la demande d’asile « résultait, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait ». Cette disposition ne s’applique pas car nul ne prétend qu’en 1990, le demandeur est devenu une personne à protéger par suite de présentations erronées. La question soumise au délégué était celle de savoir si, en 2006, il a encore besoin de protection. Pour paraphraser les propos qu’a tenus le juge Yvon Pinard dans l’arrêt Camara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 221, au paragraphe 58, le fait que le demandeur a été considéré à risque par la Commission en 1990 n'établit pas qu'il est toujours à risque en 2006. Il n’est pas nécessaire, en pareil cas, d’annuler officiellement la décision prise au sujet du statut de réfugié.

 

[53]      Jusqu’à maintenant, je ne décèle aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour dans l’appréciation du risque qu’à effectuée le délégué au vu des éléments dont il disposait. J’exprime évidemment cet avis sous réserve de ma réponse à la question de savoir si le délégué a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments soumis en mai 2006. J’y reviendrai plus loin.

 

6.5 Question 3b) : Le délégué a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte des observations formulées par le demandeur en mai 2006?

[54]      Il est acquis aux débats que le demandeur a transmis une liasse de documents complémentaires à l’attention du délégué du ministre avec une lettre datée du 19 mai 2006. Suivant la preuve, ces documents ont été reçus. Ils ne sont toutefois mentionnés nulle part dans l’avis et on ne les trouve pas dans le dossier certifié du tribunal. En conséquence, j’estime que le délégué n’a pas tenu compte de ces éléments.

 

[55]      L’omission de tenir compte de certains éléments constitue un manquement à l’équité procédurale qui donne ouverture à l’infirmation de la décision du délégué du ministre.

 

[56]      En principe, un manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale invalide la décision (Cardinal c. Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la page 661; Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202). Le défendeur affirme toutefois qu’il existe en l’espèce une série de faits exceptionnels qui justifient la confirmation de la décision du délégué du ministre. Le défendeur soutient en fait que tout manquement à l’équité était négligeable et n’aurait pas influé sur l’issue de l’avis de danger. Dans une certaine mesure, je suis d’accord avec le défendeur. Il y a cependant un aspect de la décision qui est susceptible d’être sensiblement touché.

 

[57]      Après avoir pris connaissance des éléments en question, je commence par vérifier quelles aspects de l’avis du délégué seraient (ou ne seraient pas) influencés par les éléments produits en mai 2006. Signalons d’entrée de jeu que les renseignements communiqués en mai 2006 ne changeraient rien à l’analyse du délégué du ministre en ce qui concerne le danger que le demandeur constituerait pour le public au Canada ou la nature et la gravité de ses actes. Ils ne se rapportent pas à ces questions.

 

[58]      Deuxièmement, je ne crois pas que les renseignements fournis en mai 2006 modifieraient l’appréciation du risque en ce qui concerne le fait que le demandeur n’aurait pas de documents appropriés à son retour au Sri Lanka, étant donné que le délégué du ministre a bien précisé que ce risque n’existait pas. J’estime par ailleurs que les renseignements communiqués en mai 2006 ne servent pas à réfuter cette conclusion. 

 

[59]      Troisièmement, je ne crois pas qu’on puisse dire que le délégué du ministre n’était pas conscient des risques inhérents auxquels sont exposés les jeunes tamouls dans le nord du Sri Lanka. Sur ce point, les documents de mai 2006 ne renferment pas d’éléments de preuve qui ne se trouvaient pas déjà entre les mains du délégué du ministre.

 

[60]      J’estime toutefois que la principale question porterait sur l’évolution de la situation au Sri Lanka, telle qu’elle est documentée dans les documents soumis en mai 2006. D’ailleurs, le délégué conclut expressément ce qui suit à la page 18 de son avis :

            [traduction]

À mon avis, la situation au Sri Lanka a considérablement changé depuis la date où M. Sittampalam est parti pour le Canada et où il a été considéré comme une personne à protéger.

 

[61]      En outre, à la page 21 de son avis de danger, le délégué du ministre conclut expressément ce qui suit :

            [traduction]

[…] bien que la situation soit loin d’être idéale au Sri Lanka, une comparaison des deux documents ne révèle pas une augmentation appréciable des violations du cessez-le-feu, ce qui permet de penser que l’accord de paix conclu entre les belligérants est en train de devenir un fait accepté.

 

[62]      La réserve que m’inspirent ces déclarations est que, pour tirer une telle conclusion au sujet du risque, le délégué du ministre doit se fonder sur l’ensemble des éléments. Compte tenu du fait que les renseignements communiqués en mai 2006 contiennent – ou du moins sont censés contenir – des éléments d’information au sujet de la détérioration de la situation au Sri Lanka, le délégué a commis une erreur qui justifie notre intervention en ne tenant pas compte de ces renseignements. À mon avis, le délégué du ministre doit réexaminer cet aspect de l’affaire en bénéficiant de tous les renseignements portés à sa connaissance. Je préciserai plus loin l’ampleur de ce réexamen.

 

6.6 Question 5 : Le délégué a-t-il mal pondéré le droit du demandeur à être protégé avec le danger qu’il constitue pour le public?

[63]      Ainsi qu’il a été établi dans l’arrêt Suresh, précité, et qu’il a été reconnu par le délégué du ministre, il faut parfois entreprendre un exercice de pondération dans le contexte d’un avis de danger. Plus précisément, s’il conclut que l’intéressé, qui est par ailleurs visé par l’alinéa 115(2)a) ou par l’alinéa 115(2)b), serait exposé à un risque élevé s’il retournait dans son pays d’origine, le délégué doit évaluer ce risque en fonction de tous les autres facteurs. En l’espèce, le délégué a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque élevé et il a estimé que les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas la prise d’une mesure spéciale. Il a en conséquence conclu :

            [traduction]

Il n’est pas nécessaire que j’entreprenne un exercice de pondération en vue de soupeser l’un en fonction de l’autre le risque, la nature et la gravité des actes commis et les considérations d’ordre humanitaire conformément aux principes juridiques énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Suresh, car les faits de la présente affaire ne s’y prêtent tout simplement pas.

 

[64]      Cette conclusion est d’une logique implacable. Si l’on estime qu’il n’y a pas de risque, il n’y a rien à pondérer en vertu du paragraphe 115(2) de la LIPR. Cette façon de voir a été confirmée par le juge Kelen dans le jugement Nagalingam, au paragraphe 43. Cependant, si le délégué du ministre a commis une erreur et qu’on finit par constater qu’il existe un risque, il faudrait procéder à une pondération (Nagalingam, précité, au paragraphe 47). Comme j’ai conclu que la décision est entachée d’une erreur justifiant notre intervention, je ne suis pas en mesure de trancher cette question tant que le délégué n’aura pas procédé à une nouvelle évaluation du risque.

 

6.7 Quelle est la réparation appropriée en l’espèce?

[65]      Après avoir examiné les observations et les arguments des parties, je suis persuadée que, bien que le délégué du ministre n’ait pas commis beaucoup d’erreurs, il en a commis une qui justifie l’intervention de la Cour. Le demandeur réclame l’annulation de l’avis et le renvoi de l’affaire à la Commission pour réexamen par un autre délégué. 

 

[66]      J’estime toutefois que cette réparation ne convient pas en l’espèce. Je constate que le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7, offre diverses options à la Cour, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire. Plus précisément, la Cour peut :

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

 

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

 

 

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

 

[67]      Dans l’arrêt Turanskaya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 145 D.L.R. (4th) 259, la Cour d’appel fédérale a dit ce qui suit, au sujet de la portée de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales :

 Les « instructions » que l'alinéa 18.1(3)b) habilite la Section de première instance à donner varieront selon les circonstances de la cause. Si, par exemple, il subsiste des questions de fait à trancher, il conviendrait qu'elle renvoie l'affaire pour nouvelle instruction par le même tribunal ou par un tribunal de composition différente, selon les circonstances de la cause.

 

L’appréciation du risque et tout changement survenu dans la situation au Sri Lanka constituent des questions de fait au sens de l’arrêt Turanskaya et ces questions peuvent par conséquent être renvoyées au tribunal initial.

 

[68]      J’estime en outre qu’il n’est pas nécessaire que le délégué du ministre reprenne tout depuis le début. Compte tenu des motifs que je viens d’exposer, il n’y a pas lieu de modifier la conclusion du délégué suivant laquelle le demandeur a été impliqué dans des crimes graves et constitue un danger pour le public au Canada, ainsi que sa conclusion que le demandeur ne devrait pas être présent au Canada en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés. La seule erreur qu’a commise le délégué du ministre réside dans le fait que, pour évaluer les risques auxquels le demandeur serait exposé s’il devait retourner au Sri Lanka, le délégué n’a pas tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve dont il disposait. L’affaire sera par conséquent renvoyée au délégué du ministre pour qu’il procède à une nouvelle évaluation des risques. Cette solution va dans le sens de la décision rendue dans l’affaire Thuraisingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 746, où la juge Mactavish était en présence d’une erreur semblable en ce qui concerne le volet de l’avis relatif à l’appréciation du risque.

 

[69]      Pour le cas où, à la suite de ce réexamen, le délégué en arriverait à la conclusion que le demandeur serait exposé à un risque élevé, je donne également pour directives au délégué d’entreprendre l’exercice de pondération dont il est question dans l’arrêt Suresh, précité. Sinon, il ne sera pas nécessaire de procéder à cette pondération.

 

7. Dispositif

[70]      Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire renvoyée au même délégué du ministre pour qu’il la réexamine en conformité avec les directives précitées et celles énoncées dans l’ordonnance.

 

[71]      Les deux parties ont suggéré que, pour le cas où je rejetterais la demande, je devrais certifier les mêmes questions que celles qu’a certifiées le juge Kelen dans l’affaire Nagalingam, précitée. Comme j’ai fait droit à la demande de contrôle judiciaire, ces questions ne permettent pas de trancher la présente affaire. Je ne vais donc pas certifier de questions.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en ce qui concerne la conclusion du délégué suivant laquelle le demandeur ne serait pas exposé à un risque élevé de torture ou à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner au Sri Lanka;

 

  1.  L’avis du délégué du ministre est annulé et l’affaire est renvoyée au même délégué du ministre dans le seul but de lui permettre de réévaluer les risques auxquels le demandeur serait exposé s’il retournait au Sri Lanka;

 

  1. Pour le cas où le délégué conclurait que le demandeur serait exposé à un risque élevé, le délégué devra entreprendre l’exercice de pondération prévu dans l’arrêt Suresh;

 

  1. Aucune question n’est certifiée.

 

          « Judith A. Snider »

________________________

                     Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4064-06

 

INTITULÉ :                                       JOTHIRAVI SITTAMPALAM c. MINISTRE

                                                            DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               29 MAI 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                      28 JUIN 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Me Barbara Jackman

Me Andrew Brouwer

 

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Mary Matthews

Me Anshumala Juyal

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Me Barbara Jackman

Jackman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LE DEMANDEUR

Me John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LES DÉFENDEURS

 

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