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Date : 20070907

Dossier : T-1687-06

Référence : 2007 CF 887

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON

 

ENTRE :

 

DUANE DAVID

 

demandeur

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]        Duane David est un détenu musulman qui est incarcéré à l’Établissement de Joyceville, à Kingston (Ontario). Il s’est plaint à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) du fait que le Service correctionnel du Canada (SCC) avait mis en œuvre une politique qui [traduction] « [avait] eu pour effet de [le] priver de [son] droit à un traitement égal à cause de [sa] religion ».

 

[2]        Selon la plainte de M. David, l’Établissement de Joyceville sert aux détenus, tous les mercredis, un petit déjeuner constitué de trois tranches de bacon, de deux œufs, de trois tranches de pain grillé, de confiture, de ketchup, de lait, de café, de jus et de céréales. Les détenus musulmans qui suivent un régime halal reçoivent tous ces aliments, sauf le bacon. M. David avait réclamé qu’on lui serve un autre aliment pour remplacer les trois tranches de bacon, mais l’établissement a rejeté sa demande.

 

[3]        M. David a contesté cette décision au moyen de la procédure interne de règlement des griefs de l’Établissement de Joyceville. Le grief a été rejeté à tous les paliers.

 

[4]        Au terme de la procédure de règlement des griefs, la Commission a procédé à une enquête relativement à la plainte de M. David. Dans son rapport, l’enquêteur a recommandé à la Commission, conformément à l’alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, de ne pas donner suite à la plainte parce que [traduction] « les allégations de discrimination ont été réglées en grande partie par l’autre procédure ». La Commission a accepté cette recommandation, comme en fait foi une lettre émanant de la secrétaire de la Commission qui reprenait mot pour mot la recommandation de l’enquêteur. M. David demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

 

LE RAPPORT D’ENQUÊTE

[5]        Lorsque la Commission adopte la recommandation d’un enquêteur sans donner aucun motif, le rapport d’enquête constitue ses motifs. Voir Sketchley c. Canada (Procureur général), [2006] 3 R.C.F. 392, au paragraphe 37. J’examinerai donc le rapport d’enquête.

 

[6]        Afin de déterminer s’il était dans l’intérêt public de donner suite à la plainte, l’enquêteur a tenu compte de ce qui suit :

-           la question de savoir s’il y avait des questions relatives aux droits de la personne qui n’avaient pas été réglées dans le cadre du processus de règlement des griefs;

 

-           la question de savoir si la réparation obtenue grâce au processus de règlement des griefs était suffisante;

 

-           la position des parties quant à l’opportunité d’effectuer l’enquête.

 

[7]        Pour ce qui est du premier facteur, l’enquêteur a souligné qu’il restait une question à régler concernant les droits de la personne : existait‑il une obligation d’offrir un aliment pour remplacer le bacon servi le mercredi matin? En ce qui concerne le deuxième facteur, l’enquêteur a fait remarquer à juste titre que le processus de règlement des griefs n’avait donné lieu à aucune réparation parce que le grief de M. David avait été rejeté. Finalement, l’enquêteur a décrit dans les termes suivants la thèse du défendeur, le SCC :

[traduction]

13.       Le défendeur n’est pas d’accord. Selon lui, il n’est pas nécessaire de pousser l’enquête plus loin. Il continue de soutenir que les mesures d’accommodement relatives aux différents besoins alimentaires, y compris le régime halal offert aux détenus de l’Établissement de Joyceville, sont fondées sur des lignes directrices élaborées par la Commission canadienne des droits de la personne. Le défendeur affirme que le menu halal se compare au menu régulier en termes de variété ainsi que sur le plan de la valeur nutritionnelle et que, dans certains cas, il est même plus nutritif que le menu régulier. Il dit qu’il fournit un substitut de viande le mercredi matin aux détenus musulmans qui suivent un régime halal. Il convient qu’il serait discriminatoire de ne pas offrir un substitut de viande à ces détenus; il soutient cependant qu’il n’est pas tenu de servir à un contrevenant un produit de viande particulier pour remplacer le bacon. Le défendeur fait valoir que la planification des menus dans ses établissements suit le Guide alimentaire canadien pour manger sainement et qu’il n’existe aucune obligation précise de remplacer le bacon dans les repas réguliers du mercredi matin. Il soutient que la valeur nutritive du bacon est négligeable et que, puisque le régime halal se compare au régime régulier en termes de variété et sur le plan de la valeur nutritionnelle, il s’acquitte de son obligation de tenir compte des différences religieuses. Selon les lignes directrices relatives au régime halal, les jours où un produit de viande est servi aux détenus qui suivent le menu régulier, ceux qui suivent le régime halal reçoivent un produit de viande halal, sauf lorsque le produit de viande du menu régulier est du bacon. À ce moment-là, les détenus qui ne mangent pas de bacon reçoivent deux œufs, du ketchup, du lait, du café, du jus, des céréales, trois tranches de pain grillé et de la confiture.

 

[8]        La thèse de M. David est décrite en ces termes :

[traduction]

14.       Le plaignant soutient que le fait de ne pas lui servir le produit de viande de son choix est injuste, inéquitable et discriminatoire.

 

[9]        L’enquêteur a ensuite procédé à l’analyse suivante :

[traduction]

17.       Dans la présente affaire, il faut déterminer si le remplacement d’un produit de viande par un autre aliment qui répond aux normes nutritionnelles prescrites pour tous les détenus et qui est conforme aux restrictions que les convictions religieuses du plaignant imposent à son régime, mais qui ne correspond pas à ses préférences personnelles, constitue un manquement à l’obligation de tenir compte de ses convictions religieuses. Étant donné qu’il semble y avoir une autre source de protéines offerte aux détenus musulmans qui ne mangent pas de bacon et que la variété ainsi que la valeur nutritionnelle des repas offerts à ces détenus sont comparables à celles des repas offerts aux détenus non musulmans, la preuve ne permet pas de conclure que la préférence du plaignant pour la saucisse halal est la meilleure façon de répondre à ses exigences religieuses. En outre, bien que le plaignant ait ensuite demandé un autre substitut au produit de viande, les choix qu’il propose pour remplacer le bacon ou sa demande initiale de saucisse halal ne semblent pas découler de ses convictions religieuses, mais encore une fois de ses préférences personnelles. La preuve ne permet pas de conclure que les substituts offerts par le défendeur ne conviennent pas dans les circonstances.

 

LES POINTS SOULEVÉS PAR M. DAVID

[10]      M. David soulève trois points à l’appui de sa demande. Selon lui :

1.         la Commission a commis une erreur en concluant que sa plainte en matière de droits de la personne avait été réglée en grande partie au moyen du processus de règlement des griefs;

2.         elle n’a pas motivé adéquatement sa conclusion suivant laquelle sa plainte avait été réglée en grande partie;

            3.         elle n’a pas effectué une enquête approfondie et indépendante.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[11]      Afin de déterminer la norme de contrôle qui s’applique, la Cour doit d’abord cerner les points en litige.

 

[12]      Premièrement, il faut se demander si la Commission a commis une erreur en concluant que la plainte de M. David avait été réglée en grande partie. Cette question est très semblable à celle qui a été examinée par la Cour dans Loyer c. Air Canada, 2006 CF 1172. Dans cette affaire, la Cour devait décider si les questions relatives aux droits de la personne avaient été réglées par le processus d’arbitrage. Après avoir effectué une analyse pragmatique et fonctionnelle, ma collègue la juge Mactavish a conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable. Je fais mienne son analyse.

 

[13]      Aucune analyse pragmatique et fonctionnelle n’est requise à l’égard des deuxième et troisième points indiqués ci‑dessus, car ils concernent l’équité procédurale et doivent donc être examinés comme des questions de droit.

 

L’ANALYSE

(i) Était-il raisonnable pour la Commission de conclure que la plainte de M. David en matière de droits de la personne avait été réglée en grande partie?

[14]      Le rapport d’enquête ne fait pas état de ce qui suit :

1.         Le SCC avait, sur l’avis de la Commission, adopté les Lignes directrices générales – Régimes alimentaires religieux, selon lesquelles « [l]e régime alimentaire doit se comparer en qualité et en variété à celui qui est offert à la population carcérale en général. Il peut être nécessaire de faire appel à un diététiste pour établir des menus équilibrés et satisfaisants sur le plan nutritionnel ».

 

2.         L’agent de projet de la Division des droits de la personne à l’administration centrale du SCC avait formulé l’opinion suivante au cours du processus de règlement du grief :

[traduction] […] un substitut de viande devrait être offert le mercredi matin aux détenus qui suivent le régime halal. Si la population carcérale en général mange du bacon le mercredi matin et que les contrevenants qui suivent le régime halal ne se voient offrir aucun substitut de viande, il y a discrimination. Les détenus musulmans de l’Établissement de Joyceville qui suivent le régime halal et qui ne reçoivent aucun substitut de viande le mercredi matin sont victimes de discrimination parce que, selon la Commission, leur régime alimentaire doit se comparer en qualité et en variété aux repas servis à la population carcérale en général.

 

 

3.         Le chef des Services d’alimentation de l’Établissement de Joyceville avait indiqué au cours du processus de règlement du grief qu’aucun aliment n’était offert pour remplacer le bacon le mercredi matin parce que ses ressources budgétaires ne lui permettaient pas de le faire.

 

4.         Le directeur des Services d’alimentation avait précisé ce qui suit au cours du processus de règlement du grief : [traduction] « Je suis effectivement d’accord pour dire que si, du point de vue des droits de la personne, cette pratique est discriminatoire, alors les pratiques du SCC devront changer et nous devrons offrir aux détenus qui suivent le régime halal un aliment pour remplacer le bacon ou nous devrons ne plus offrir du tout de bacon à la population carcérale en général. »

 

5.         Le petit déjeuner halal du mercredi était équivalent sur le plan nutritionnel à celui qui était servi à la population carcérale en général. Bien que cela puisse bien signifier, pour reprendre les termes des Lignes directrices générales – Régimes alimentaires religieux, que les repas se comparent en qualité, l’enquêteur n’a pas expliqué comment un repas qui contient moins d’aliments qu’un autre peut se comparer en variété au repas complet.

 

[15]      Il s’agit selon moi d’omissions importantes qui, si elles n’avaient pas été corrigées, auraient vraisemblablement vicié la décision. Voir Société Radio-Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1993] A.C.F. n1334 (1re inst.). Or, M. David a reçu le rapport d’enquête et a communiqué à la Commission une réponse qui corrigeait en grande partie les omissions. La Cour a statué que ce n’est que lorsque le plaignant n’est pas en mesure de corriger les omissions dans un rapport d’enquête que le contrôle judiciaire se justifie. Voir Slattery c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574, au paragraphe 57 (1re inst.).

 

[16]      L’enquête ne s’arrête pas là, toutefois. Pour que les motifs de la Commission satisfassent à la norme de la décision raisonnable, ils doivent résister à un examen assez poussé. Voir Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56. La question est de savoir si les motifs, pris dans leur ensemble, étayent la décision. Voir Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 47.

 

[17]      Les points soulevés par M. David en réponse au rapport d’enquête étaient importants au regard de la conclusion de la Commission selon laquelle les allégations de discrimination avaient été réglées en grande partie par le processus de règlement des griefs. En fait, ils suggéraient la conclusion contraire. À mon avis, pour que ses motifs résistent à un examen assez poussé, il aurait fallu que la Commission s’attarde aux renseignements importants qui menaient à la conclusion selon laquelle les allégations de discrimination n’avaient pas été réglées. Comme elle ne l’a pas fait, je conclus que les motifs de la commission, pris dans leur ensemble, ne résistent pas à un examen assez poussé. Ces motifs n’offrent pas d’explication défendable quant à la conclusion finale à laquelle la Commission est parvenue. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie, et il n’est pas nécessaire d’examiner les autres points soulevés par M. David.

 

[18]      Il n’y a aucune raison pour que les dépens ne suivent pas l’issue de l’affaire. L’avocate de M. David a fait valoir que des dépens de l’ordre de 2 000 $ à 2 500 $ seraient raisonnables, alors que, selon l’avocat du procureur général, les dépens devraient plutôt osciller entre 1 500 $ et 2 000 $. À la lumière de ces observations, je fixe le montant des dépens à 2 000 $, débours et TPS inclus.

 

JUGEMENT

LA COUR STATUE :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Commission datée du 6 avril 2006 est annulée.

 

2.         L’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision fondée sur une enquête menée par un enquêteur différent.

 

3.         Le défendeur doit verser au demandeur des dépens de 2 000 $, débours et TPS inclus.

 

 

« Eleanor R. Dawson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                  T-1687-06

 

INTITULÉ :                                                                 DUANE DAVID

                                                                                      c.

                                                                                      LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                           TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                         LE 15 AOÛT 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                        LA JUGE DAWSON

 

DATE DES MOTIFS :                                                LE 7 SEPTEMBRE 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Kikelola Roach                                                               POUR LE DEMANDEUR

 

Lorne Ptack                                                                   POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Roach, Schwartz et associés                                           POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                           POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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