Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20070924

Dossier : IMM-3104-06

Référence : 2007 CF 951

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

et

 

BUSHRA AHMEDIN NURU, ZEMZEM ABDULAZIZ SAID

(alias ZEMZEM ABDULAZI SAID), FAIZA BUSHRA NURU,

REHAM BUSHRA NURU, RANIA BUSHRA NURU,

REDWAN BUSHRA NURU, ABDULAZIZ BUSHRA NURU

(alias ABDULAZIZ BUSHR NURU, REEMA BUSHRA NURU)

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les motifs du jugement rendu verbalement à Toronto le 11 septembre 2007 sont exposés ci‑après.

 

[2]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) et visant une décision rendue le 10 mars 2006 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’Immigration et du statut de réfugié (la Commission).

 

[3]               Le ministre ne conteste dans la décision de la Commission que l’octroi de l’asile au demandeur d’asile principal, Bushra Ahmedin Nuru.  Le ministre ne fait valoir aucune prétention à l’égard des autres défendeurs.

 

[4]               Avant que ne débute l’audience devant la Commission, l’avocat du ministre a informé celle‑ci qu’il souhaitait présenter ses observations par écrit. Dans ses observations détaillées, l’avocat a soutenu que M. Nuru était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 1Fb) de la Convention de 1951 des Nations Unies relative au statut des réfugiés.  Il a allégué que M. Nuru avait été membre et partisan du Front de libération de l’Érythrée (ELF), une organisation prétendument terroriste reconnue pour être l’auteur de nombreux détournements d’avion, enlèvements et meurtres tout au long des années 1970 et 1980. Il semble à cet égard que M. Nuru ait reconnu dans son FRP, sans toutefois donner guère de détails, son affiliation au ELF dans les années 1970 alors qu’il vivait en Arabie saoudite.

 

[5]               Le principal argument du ministre, c’est que la décision de la Commission était manifestement déraisonnable parce que celle-ci n’a pris en compte aucun élément de preuve visant à démontrer que M. Nuru appuyait le ELF et qu’à l’époque pertinente, cette organisation s’adonnait à des activités terroristes.

 

[6]               La Commission, cela est bien clair, n’a fait aucune mention dans sa décision de la preuve présentée par le ministre sur ces questions, et rien ne laisse croire que la Commission se soit même penchée sur cette preuve. La conclusion de la Commission sur l’admissibilité de M. Nuru était la suivante :

Relativement à l’affiliation du demandeur d’asile au ELF­‑RC, je suis persuadée qu’il en est membre depuis 1977 à peu près. La lettre provenant du bureau du ELF en Arabie saoudite, datée du 8 novembre 1977, constitue une preuve particulièrement convaincante, et son contenu a été confirmé par la connaissance qu’a manifestée le demandeur d’asile au sujet du passé du ELF‑RC. La lettre du parti au Canada, datée du 1er mars 2006, le document du demandeur d’asile montrant qu’il a payé sa cotisation au parti et la déposition des autres témoins, tous des éléments qui corroborent son appartenance au parti, ont convaincu le tribunal que le demandeur d’asile a été et demeure membre du ELF-RC.

 

[…]

 

Je conviens des observations présentées par le conseil au début de l’audience, observations selon lesquelles le ELF-RC n’est pas un groupe terroriste reconnu par le Canada ou les États-Unis. Je m’en remets en outre aux commentaires de Patrick Gilkes, spécialiste reconnu de la politique éthiopienne et érythréenne, puisqu’il a exercé pendant de nombreuses années le métier de journaliste pour le compte de la BBC en Érythrée. M. Gilkes confirme que le ELF-RC est un parti politique pacifique, qui puise généralement sa force en Allemagne et au Soudan.

 

Pour ces motifs, je suis convaincue qu’il ne se pose aucun problème d’activités criminelles susceptibles de mener à l’exclusion du demandeur d’asile.

 

 

[7]               Le problème que pose cette conclusion, c’est que la Commission était saisie d’une preuve selon laquelle le Front de libération de l’Érythrée –  Conseil de la révolution (ELF‑RC) n’avait été créé qu’au début des années 1980, par suite d’une scission d’avec le ELF. La conclusion de la Commission quant à l’affiliation de M. Nuru au ELF‑RC depuis environ 1977 était donc  incompatible avec la preuve présentée. Si M. Nuru était à cette époque affilié à un groupe quelconque, ce devait presque assurément être le ELF. La Commission n’a établi aucune distinction entre les deux groupes, et sa décision reposait donc, à cet égard, sur une conclusion abusive et incompatible avec la preuve dont elle disposait. La Commission, en outre, avait l’obligation de prendre en compte la preuve présentée par le ministre, et son défaut de la mentionner dans sa décision réussit à me convaincre qu’elle en a tout simplement fait abstraction.

 

[8]               La Commission s’est appuyée quant à ces questions, du moins en partie, sur une lettre d’opinion rédigée par un certain Patrick Gilkes. M. Gilkes s’y disait d’avis que le ELF-RC n’était pas une organisation terroriste. Il semble qu’on n’ait pas demandé à M. Gilkes de commenter les pratiques du ELF, et il ne l’a donc pas fait. Ce qu’il importe de souligner à cet égard c’est que le ministre n’a pas reçu copie de la lettre de M. Gilkes, et ce, malgré qu’il ait demandé la communication de la preuve documentaire produite devant la Commission. Si le ministère public avait pu consulter cette lettre, il aurait très bien pu étayer son argument antérieurement présentée quant au fait que le ELF et le ELF‑RC étaient des entités distinctes et que le ELF était une organisation terroriste dont M. Nuru avait été un partisan.

 

[9]               Tout comme l’avocat du ministre, j’estime que le défaut de la Commission de s’assurer de la transmission au ministère public de la lettre d’opinion de M. Gilkes a constitué un manquement à l’obligation d’équité.

 

[10]           Les défendeurs soutiennent pour leur part que ces manquements ne posent essentiellement problème qu’au plan théorique, parce que l’argumentation du ministre est indéfendable au plan juridique ou, selon leur expression, prima facie erronée. Selon les défendeurs, l’argumentation du ministère public repose sur l’application d’infractions criminelles qui n’existaient pas au Canada à l’époque où M. Nuru exerçait prétendument ses activités. On tente ainsi, selon les défendeurs, de donner un effet rétroactif à la loi. Les défendeurs ajoutent qu’il s’agit là d’une question préjudicielle que la Commission a déjà tranchée en faveur de M. Nuru, et que je devrais confirmer cette décision de la Commission dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

 

[11]           Je ne suis pas d’avis que la Commission s’est appuyée sur la question de la rétroactivité de la loi pour trancher celle de l’exclusion. Conviée à confirmer sa position sur ce point, la Commission s’est exprimée en ces termes (page 112 de la transcription) :

[traduction]

Je suis d’accord avec les observations présentées par votre avocat au début de la procédure selon lesquelles le ELF‑RC n’est reconnu comme organisation terroriste ni par le Canada ni par les États-Unis. Je souligne également avoir lu les commentaires formulés par Patrick Gilkies, un spécialiste reconnu des questions politiques en Éthiopie et en Érythrée, qui a travaillé de nombreuses années comme correspondant et journaliste en – je crois que c’était l’Érythrée – pour la BBC – était‑ce bien en Érythrée? M. Gilkies confirme lui aussi que le ELF‑RC est bien un parti politique pacifique – et que l’organisation puise généralement sa force en Allemagne et au Soudan.

 

Pour ces motifs, je suis convaincue que la question de l’exclusion a été retirée – retirée aujourd’hui de manière satisfaisante faute d’une preuve suffisante.

 

 

[12]           L’autre problème fondamental qui se pose si l’on cherche à examiner cette question juridique dans le cadre du présent contrôle judiciaire, alors qu’elle ne l’a jamais été par la Commission, c’est qu’il n’existe aucun fondement au plan de la preuve pour ce faire. La Commission, en effet, ne s’est nullement penchée sur la conduite imputée à M. Nuru ni n’a aucunement tenté d’établir si cette conduite justifiait de tirer une conclusion d’interdiction de territoire.

 

[13]           Il se peut que la question de la rétroactivité ait une certaine validité au plan juridique, mais il faudrait qu’il y ait au dossier des éléments factuels valables pour qu’on puisse l’examiner. Or il n’y a au dossier pratiquement aucun élément de preuve pouvant justifier un tel examen, puisque la Commission a fait abstraction à toutes fins utiles de la question de la conduite de M. Nuru. À cet égard, diverses questions ayant trait au degré d’implication de M. Nuru au sein du ELF et à la connaissance par ce dernier, le cas échéant, de la conduite reprochée se devaient d’être examinées avant qu’on puisse équitablement se prononcer sur celle de la rétroactivité. Ces questions devront par conséquent être examinées de manière exhaustive dans le cadre d’une nouvelle audience devant un tribunal de la Commission différemment constitué.

 

[14]           J’ordonnerai, par conséquent, que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie et qu’un tribunal différemment constitué de la Commission statue sur le fond à nouveau quant à la présente affaire.

 

[15]           Aucune des parties n’a proposé la certification d’une question, et le présent dossier ne soulève aucune question de portée générale.

 


 

JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie, et qu’un tribunal différemment constitué de la Commission statue sur le fond à nouveau quant à la présente affaire.

 

 

 

«  R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3104-06

 

INTITULÉ :                                       MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

                                                            c.

                                                            BUSHRA AHMEDIN NURU ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 11 SEPTEMBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 24 SEPTEMBRE 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gordon Lee

 

POUR LE DEMANDEUR

Angus Grant

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

Cabinet de Catherine Bruce

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.