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Date : 20071009

Dossier : IMM-6605-06

Référence : 2007 CF 1045

Ottawa (Ontario), le 9 octobre 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

YELENA SAKIBAYEVA

et COURTNEY JULIAN KELSHAM DEHN

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire par laquelle Yelena Sakibayeva et Courtney Dehn contestent la décision d’un agent des visas de l’ambassade du Canada à Moscou, qui a rejeté la demande de visa de visiteur au Canada de Mme Sakibayeva. M. Dehn, un résident permanent du Canada, est le fiancé de Mme Sakibayeva. Cette dernière voulait apparemment venir au Canada pour épouser M. Dehn à Calgary.

 

[2]               Le jour de l’audition de la présente demande, l’avocat du défendeur a avancé deux arguments préliminaires touchant la procédure. J’ai différé ma décision sur ces deux arguments.

 

[3]               L’avocat du défendeur a d’abord fait valoir que M. Dehn ne pouvait pas représenter Mme Sakibayeva à l’audience car les demandeurs n’avaient pas démontré pourquoi ils ne devaient pas être tenus de se conformer à l’article 119 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles). Le défendeur a raison. Ni Mme Sakibayeva ni M. Dehn n’ont produit une preuve qui exempterait la première de l’obligation d’être représentée par un avocat. M. Dehn ne pouvait donc pas défendre les intérêts de Mme Sakibayeva devant la Cour, même si celle‑ci l’avait autorisé par écrit au préalable à le faire. Une entente privée semblable à celle conclue entre M. Dehn et Mme Sakibayeva en l’espèce n’est pas suffisante pour permettre à une partie de faire fi des exigences de l’article 119 des Règles.

 

[4]               Selon le deuxième argument avancé pour le compte du défendeur, M. Dehn n’avait pas légalement qualité pour agir comme partie à la présente demande. Quoique cet argument ait un poids considérable, je ne suis pas disposé à ordonner que M. Dehn soit mis hors de cause aussi tardivement dans le processus.

 

[5]               La présente demande a été introduite le 15 décembre 2006, et M. Dehn a été constitué comme partie à ce moment‑là. La Cour a été saisie d’au moins une autre requête préliminaire, qu’elle a tranchée par une ordonnance rendue en date du 26 avril 2007. Le défendeur aurait pu demander à tout moment que M. Dehn soit mis hors de cause, conformément à l’alinéa 104(1)a), mais il ne l’a pas fait. D’ailleurs, il n’a, à aucun moment, soumis cet argument à la Cour au moyen d’une requête formelle. Il a plutôt essentiellement invité la Cour à exercer son pouvoir inhérent pour mettre M. Dehn hors de cause. Je suis convaincu que la Cour a une compétence inhérente pour mettre une partie hors de cause, mais je ne suis pas disposé à l’exercer dans les circonstances de l’espèce. Règle générale, la question de la qualité pour agir d’une partie doit être réglée au moyen d’une requête appropriée présentée en temps opportun en vertu de l’article 104 des Règles. Statuer sur cette question à la veille de l’audience sur le fond pourrait causer un préjudice important. Mme Sakibayeva pensait sans doute que M. Dehn, en tant que partie, serait en mesure de démontrer le bien‑fondé de leur demande conjointe même s’il n’avait pas le droit de la représenter devant la Cour. Si la question de la qualité pour agir comme partie de M. Dehn avait été réglée plus tôt en faveur du défendeur, Mme Sakibayeva aurait pu retenir les services d’un avocat pour la représenter, alors qu’elle ne pouvait plus le faire si M. Dehn était mis hors de cause le jour de l’audition de la demande. Il est vrai qu’un ajournement aurait pu être demandé, mais il ne serait pas juste, pour Mme Sakibayeva, que la décision soit davantage retardée parce que le défendeur a omis de soulever plus tôt la question de la qualité pour agir.

 

[6]               La décision qui est contestée par M. Dehn en l’espèce a apparemment été communiquée dans une lettre envoyée le 8 décembre 2006. Bien qu’il ressorte du dossier qu’une lettre de décision officielle a été envoyée à Mme Sakibayeva par l’ambassade du Canada à Moscou, aucune partie n’a été en mesure d’en produire une copie. M. Dehn prétend qu’une telle lettre n’a jamais été reçue et que Mme Sakibayeva a appris la décision par un courriel envoyé par l’ambassade. L’avocat du défendeur affirme qu’une copie de la lettre de décision officielle n’a pas été conservée dans le dossier de l’ambassade, apparemment pour des raisons d’efficacité administrative. Ce point n’est pas important étant donné que le dossier renferme d’autres éléments de preuve de la décision, notamment les notes de l’agent des visas qui ont été versées dans le STIDI. Ces notes indiquent que la demande de visa de Mme Sakibayeva a été rejetée pour les motifs suivants :

[traduction] La demandeure affirme qu’elle travaille à son compte, mais aucune preuve de l’entreprise qu’elle exploite n’a été produite. Prétend posséder des biens, mais n’a présenté aucune preuve le confirmant. A produit un relevé bancaire daté du 8NOV06, indiquant un solde de plus de 14 000 $US, dont la source est inconnue. Veut épouser son fiancé au CDA, mais n’explique pas pourquoi, car toute sa famille demeure au Kazakhstan. N’a jamais voyagé, n’a aucune source d’emploi évidente et aucune raison valable, à mon avis, de se marier au CDA. Je ne suis pas convaincu qu’elle satisfait aux exigences des VRT. Demande rejetée.

 

[7]               Malgré la multitude d’arguments avancés par M. Dehn, il n’y a qu’une question ayant des aspects juridiques à trancher en l’espèce. L’agent des visas a fait parvenir par courriel la réponse suivante à une demande écrite de Mme Sakibayeva, le 13 décembre 2006 :

[traduction] Selon la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés du Canada et son règlement d’application, les personnes qui demandent un visa de résident temporaire doivent démontrer qu’ils ont véritablement l’intention d’entrer au Canada pour y séjourner de manière temporaire seulement et que, en tant que résidents temporaires, ils n’occuperont pas un emploi sans autorisation, n’étudieront pas et n’essaieront pas de demeurer au Canada de façon permanente. Les demandeurs doivent aussi démontrer qu’ils disposent des ressources nécessaires pour le séjour envisagé et qu’ils veulent et peuvent retourner dans leur pays. L’agent doit refuser de délivrer un visa si l’une de ces conditions n’est pas remplie. Pour rendre une décision équitable, l’agent prend en considération tous les facteurs, notamment les liens du demandeur avec son pays d’origine, son emploi, ses liens familiaux, ses projets, les voyages à l’étranger qu’il a faits dans le passé, les raisons de son séjour au Canada et les raisons qui l’inciteront à retourner dans son pays.

 

Mme Sakibayeva Yelena a présenté une demande de visa de résident temporaire le 23 novembre 2006, et sa demande a été complétée le 5 décembre suivant. J’ai rejeté sa demande parce que je n’étais pas convaincu qu’elle était une véritable résidente temporaire qui quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. J’ai pris en considération, dans l’examen du dossier, le fait que Mme Sakibayeva Yelena n’est pas suffisamment établie en Russie, que ce soit personnellement, professionnellement ou financièrement, pour être une véritable visiteuse au Canada. J’ai tenu compte du degré d’établissement de Mme Sakibayeva en Russie, de ses antécédents en matière de voyages et de la raison de son voyage au Canada. Étant donné que Mme Sakibayeva Yelena a des liens très forts avec le Canada et que toute sa famille demeure au Kazakhstan. 

 

Je ne suis pas convaincu qu’elle aurait des raisons impérieuses de retourner en Russie à la fin de la période de séjour autorisée. J’ai donc déterminé que Mme Sakibayeva Yelena ne satisfaisait pas aux conditions de délivrance d’un visa de visiteur au Canada.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[8]               Cette explication pose problème parce qu’elle comporte une erreur de fait importante, Mme Sakibayeva ne résidant pas en Russie. En effet, il est clairement et correctement indiqué dans sa demande de visa qu’elle réside au Kazakhstan. C’est aussi le pays où résidaient sa mère et d’autres membres de sa famille immédiate et avec lequel elle prétendait avoir certains liens économiques.

 

[9]               L’avocat du défendeur prétend que le courriel envoyé par l’agent des visas après avoir rendu sa décision est à la fois non pertinent et inadmissible. Il s’agirait d’une simple lettre de courtoisie qui ne faisait pas partie de la décision. Des décisions de la Cour qui ont jeté des doutes sur la pertinence d’éléments de preuve postérieurs à la décision, notamment des affidavits signés par les décideurs pour compléter ou expliquer une décision, sont invoquées : voir Quiroa c.  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 495, 157 A.C.W.S. (3d) 631, et Rafieyan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 727, 158 A.C.W.S. (3d) 982.

 

[10]           Il me semble cependant que le courriel en l’espèce ne soulève pas les mêmes préoccupations raisonnables qui se posent lorsqu’un demandeur cherche à s’appuyer sur une preuve dont ne disposait pas le décideur ou lorsque, aux fins du litige, le décideur fait un affidavit afin de préciser sa décision ou de la reformuler. En premier lieu, le courriel n’est pas un nouvel élément de preuve, mais une déclaration faite par le décideur à l’époque où il a rendu sa décision dans le but d’expliquer cette dernière. Étant donné que la déclaration n’a pas été faite aux fins d’un litige, en suspens ou en cours, et qu’elle était essentiellement défavorable, elle est nécessairement digne de foi.

 

[11]           À mon avis, les décisions invoquées n’établissent pas que les affidavits ex post facto faits par un décideur sont inadmissibles dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Il ne fait aucun doute que ces affidavits sont admissibles s’ils ont trait aux questions d’équité, de partialité et de compétence. Mon collègue le juge Luc Martineau a dit dans Kalra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 941, [2003] A.C.F. no 1199, qu’un tel affidavit peut aussi être un moyen de « donner plus de détails » sur les autres renseignements contenus dans les notes du décideur, « mais non […] une explication tardive de la décision ».

 

[12]           J’estime que le courriel de l’agent des visas daté du 13 décembre n’est pas différent des notes du STIDI, lesquelles constituent souvent une partie de la décision ou les motifs de la décision. La fiabilité inhérente des notes du STIDI découle du fait qu’elles ont été établies à peu près en même temps que la décision, même si elles peuvent parfois avoir été créées après la décision : voir Kalra, précitée, au paragraphe 21. À mon avis, ce courriel est admissible et digne de foi, et il devrait être pris en considération pour établir si la décision de rejeter la demande de visa de Mme Sakibayeva était manifestement déraisonnable.

 

[13]           L’avocat du défendeur reconnaît que le courriel du 13 décembre de l’agent des visas comporte une erreur quant au lieu de résidence de Mme Sakibayeva. Il soutient toutefois qu’il s’agit d’une erreur typographique sans conséquence, commise après que la décision a été rendue. Je ne suis pas disposé à lui donner raison. Le contexte dans lequel a été faite la déclaration de l’agent des visas concernant la supposée résidence de Mme Sakibayeva en Russie ne permet pas de croire qu’il s’agit d’une erreur typographique. À trois endroits différents, Mme Sakibayeva est décrite comme une résidente de Russie, alors qu’il est mentionné à juste titre que sa famille réside au Kazakhstan. Le courriel permet clairement de conclure que Mme Sakibayeva serait beaucoup moins tentée de retourner en Russie étant donné que sa famille réside ailleurs, plus précisément au Kazakhstan.

 

[14]           En outre, il n’y a rien dans les notes du STIDI qui soit incompatible avec le courriel explicatif de l’agent des visas ou qui permet de croire que l’erreur concernant le lieu de résidence a été commise seulement après la décision. En l’absence d’une preuve démontrant que la conclusion relative au lieu de résidence était différente de ce qu’elle semblait être, je dois m’y fier. En d’autres termes, il s’agit d’une erreur de fait évidente concernant une question importante qui a une incidence sur la probabilité que Mme Sakibayeva quitte le Canada à l’expiration de son visa de visiteur. Même si l’agent des visas a donné d’autres motifs pour justifier son refus de délivrer un visa à Mme Sakibayeva, je ne suis pas en mesure de déterminer si la même décision aurait été rendue n’eût été de l’erreur. Je suis toutefois convaincu que cette erreur de fait est suffisamment importante pour rendre la décision manifestement déraisonnable.

 

[15]           Je serais négligent si je ne faisais pas de commentaires sur le ton et la teneur des prétentions écrites présentées à la Cour par M. Dehn. Il y a dans ses documents de nombreuses remarques incendiaires sur l’agent des visas et sur le ministère. Les accusations qu’il porte sont totalement gratuites, dégradantes et injustifiées, et elles en disent long sur son jugement et sur son objectivité. Il n’y a pas la moindre preuve dans le dossier qui étaie ses opinions selon lesquelles le décideur en l’espèce était un menteur compulsif ou un misogyne religieux, en plus d’être incompétent et fanatique. L’adjectif [traduction] « stupide » qu’il a employé pour qualifier la décision de rejeter la demande de visa de Mme Sakibayeva et son affirmation selon laquelle cette décision reposait sur [traduction] « la malveillance et la discrimination dont sont la cible les citoyens du Kazakhstan » sont également injustifiés et inappropriés. Vu le type de remarques déplacées formulées par M. Dehn, la Cour devrait normalement le condamner aux dépens. En l’espèce cependant, il a déjà été condamné à des dépens de 500 $ à cause des actes de procédure incendiaires qui ont été déposés dans le cadre d’une requête préalable à l’audience. À mon avis, il s’agit d’une mesure dissuasive suffisante dans les circonstances.

 

[16]           Le défendeur n’a proposé aucune question à certifier, et aucune question ne découle des présents motifs.


JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un décideur différent pour qu’il procède à un nouvel examen sur le fond.

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                        IMM-6605-06

 

INTITULÉ :                                                       YELENA SAKIBAYEVA ET AL.

                                                                            c.

                                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                               LE 4 SEPTEMBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                             LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                     LE 9 OCTOBRE 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Courtney Dehn                                                     POUR LES DEMANDEURS

 

Brad Hardstaff                                                     POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Courtney Dehn                                                     POUR LES DEMANDEURS

 

John H. Sims, c.r.                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

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