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Date : 20071022

Dossiers : ITA‑12276‑02

ITA‑8992‑04

ITA‑13404‑04

ITA‑13163‑04

GST‑4304‑04

 

Référence : 2007 CF 1085

Ottawa (Ontario), le 22 octobre 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE HENEGHAN

 

 

Affaire intéressant la Loi de l’impôt sur le revenu

 

et

 

une ou plusieurs cotisations établies par le ministre du Revenu national en vertu d’une ou plusieurs des lois suivantes : la Loi de l’impôt sur le revenu, le Régime de pensions du Canada et la Loi sur l’assurance-emploi, à l’égard de :

 

HUMBY ENTERPRISES LIMITED

C.P. 342, 325, Garrett Drive, Gander (Terre‑Neuve‑et‑Labrador)  A1V 1W7

(dossier de la Cour no ITA‑12276‑02)

 

A & E PRECISION FABRICATING AND MACHINE SHOP INC.

C.P. 342, Gander (Terre‑Neuve‑et‑Labrador)  A1V 1W7

(dossier de la Cour no ITA‑8992‑04)

 

A & E PRECISION FABRICATING AND MACHINE SHOP INC.

C.P. 342, Gander (Terre‑Neuve‑et‑Labrador)  A1V 1W7

(dossier de la Cour no ITA‑13404‑04)

 

CENTRAL SPRINGS LIMITED

C.P. 342325, Garrett Drive, Gander (Terre‑Neuve‑et‑Labrador)  A1V 1W7

(dossier de la Cour no ITA‑13163‑04)

 

 


Affaire intéressant la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E‑15

 

et

 

une ou plusieurs cotisations établies par le ministre du Revenu national en vertu de la Loi sur la taxe d’accise, à l’égard de :

 

A & E PRECISION FABRICATING AND MACHINE SHOP INC.

C.P. 342, Gander (Terre‑Neuve‑et‑Labrador)  A1V 1W7

(dossier de la Cour no GST‑4304‑04)

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.  Introduction

 

[1]               Dans la cause no ITA‑12276‑02, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC ou la demanderesse) a attesté par certificat que le montant de 98 805,47 $ était payable par Humby Enterprises Limited (Humby) en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la Loi de l’impôt sur le revenu). Le certificat en question a été déposé le 21 novembre 2002.

[2]               Le 21 novembre 2002, la demanderesse a déposé une demande en vue de faire délivrer un bref de saisie-exécution sous le régime des Règles des Cours fédérales, DORS‑98/206 (les Règles). À la même date, le greffe de la Cour a délivré un bref de saisie-exécution adressé au shérif de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.

[3]               Le 5 janvier 2007, la demanderesse a déposé un avis de requête en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant au shérif de maintenir la saisie des biens de Humby saisis en application du bref de saisie-exécution, ainsi que d’en effectuer la vente.

[4]               Dans la cause no GST‑4304‑04, la demanderesse a attesté par certificat que le montant de 16 668,42 $ était payable par A & E Precision Fabricating and Machine Shop Inc. (Precision) en vertu de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E‑15 (la Loi sur la taxe d’accise). Le certificat en cause a été déposé le 12 août 2004.

[5]               À la même date, soit le 12 août 2002, la demanderesse a déposé une demande en vue de faire délivrer un bref de saisie-exécution sous le régime des Règles. Le 16 du même mois, le greffe de la Cour a délivré un bref de saisie-exécution adressé au shérif de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.

[6]               Le 5 février 2007, la demanderesse a déposé un avis de requête en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant au shérif de maintenir la saisie des biens de Precision et d’en effectuer la vente.

[7]               Dans la cause no ITA‑8892‑04, la demanderesse a attesté par certificat que le montant de 2 046,14 $ était payable par Precision en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le certificat en cause a été déposé le 16 août 2004.

[8]               À la même date, soit le 16 août 2004, le greffe de la Cour a délivré sous le régime des Règles un bref de saisie-exécution adressé au shérif de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.

[9]               Dans la cause no ITA‑13163‑04, la demanderesse a attesté par certificat que le montant de 73 664,16 $ était payable par Central Springs Limited (Central) en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le certificat en question a été déposé auprès de la Cour le 17 décembre 2004. Le 17 février 2004, le greffe de la Cour a délivré un bref de saisie-exécution adressé au shérif de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.

[10]           Le 5 février 2007, la demanderesse a déposé un avis de requête en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant au shérif de maintenir la saisie des biens de Central et d’en effectuer la vente.

[11]           Dans la cause no ITA‑13404‑04, la demanderesse a attesté par certificat que le montant de 62 441,91 $ était payable par Precision en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le certificat en question a été déposé auprès de la Cour le 29 décembre 2004.

[12]           Le 29 décembre 2004, la Cour a délivré un bref de saisie-exécution adressé au shérif de Terre‑Neuve‑et‑Labrador à l’égard de la dette fiscale susdite de Precision. Le 5 janvier 2007, la demanderesse a déposé un avis de requête en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant au shérif de maintenir la saisie des biens de Precision et d’en effectuer la vente.

[13]           L’audience de ces requêtes avait d’abord été prévue pour le 23 février 2007. Par directive du protonotaire Morneau en date du 3 mars 2007, elle a été reportée au 18 avril 2007. De l’avis du protonotaire, les réparations sollicitées par la demanderesse étaient [TRADUCTION] « assimilables à une injonction et à un mandamus contre un office provincial » et il appartenait à un juge de la Cour, et non à un protonotaire, de trancher de telles questions.

[14]           Humby, Precision et Central sont ici désignées collectivement « les débitrices judiciaires ».

II.  La preuve

[15]           La demanderesse a déposé à l’appui de ses requêtes un affidavit de M. Jerry Peddle, agent des recouvrements et d’exécution de l’ARC à St. John’s (Terre‑Neuve‑et‑Labrador). M. Peddle y récapitule l’historique des procédures engagées contre Precision, Humby et Central sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu et de la Loi sur la taxe d’accise. Il y expose également les faits relatifs aux instructions de saisie données au shérif en vertu des brefs de saisie-exécution délivrés par la Cour à l’égard des certificats de créance fiscale déposés. En tant que représentante de la créancière judiciaire, à savoir sa Majesté la Reine du chef du Canada représentée par le ministre du Revenu national, l’ARC a donné ces instructions par lettre en date du 17 janvier 2005 conformément à la Judgment Enforcement Act, S.N.L. 1996, ch. J‑1.1 (la JEA »), et à la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 (la Loi sur les Cours fédérales).

[16]           Selon l’affidavit de M. Peddle, le shérif a commencé par restituer une partie des biens saisis aux intéressés qui avaient déposé des avis de créance valides, conformément à la JEA.

[17]           Le shérif s’est ensuite chargé de faire évaluer les biens des débitrices judiciaires qui restaient en sa possession. L’une de ces évaluations a été effectuée par Rideout Tool and Machine Inc., qui a estimé à quelque 77 300,00 $ la valeur des biens saisis soumis à son attention. Le bureau du shérif a reçu cette évaluation écrite le ou vers le 4 mai 2005.

[18]           Le 17 mai 2005, le bureau du shérif a reçu de Western Star Trails Newfoundland Limited une estimation des biens saisis de l’une des débitrices judiciaires, évalués à environ 85 800,00 $.

[19]           En juillet 2005, la demanderesse a donné pour instructions au shérif de vendre les biens saisis. La vente a été annoncée dans le journal local, The Telegram, et sa date fixée au 9 septembre 2005. Cependant, l’ARC a donné pour instructions au shérif, le 1er septembre 2005, de reporter la vente, puis, le 6 mars 2006, d’effectuer cette vente.

[20]           Encore une fois, le shérif a annoncé la vente en publiant un « avis de vente aux enchères par le shérif » dans le journal The Evening Telegram. Cette vente était prévue pour le 28 juin 2006.

[21]           Le bureau du shérif a réparti les biens meubles saisis des débitrices judiciaires en 54 lots. À la suite de la vente aux enchères tenue le 28 juin 2006, une certaine quantité des biens saisis a été vendue. Le shérif a refusé de vendre les biens restants au motif que les montants offerts étaient inférieurs à la valeur des biens selon les « évaluations » effectuées.

 

[22]           Le 28 juin 2006, un enchérisseur a fait une offre de 13 055,00 $ pour le reste des biens saisis. Le 12 juillet 2006, le shérif a reçu une autre offre pour ces biens, cette fois de 19 600,00 $, à majorer de la TVH.

[23]           Par lettre en date du 23 janvier 2007, le bureau du shérif en chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador a avisé l’ARC que le shérif donnerait mainlevée de la saisie des biens restants énumérés en annexe A de cette lettre.

[24]           Le 25 janvier 2007, le shérif a envoyé à l’ARC une autre lettre qui expliquait pourquoi il voulait procéder à cette mainlevée.

[25]           Les débitrices judiciaires ont déposé deux affidavits de M. Eli Humby, président et propriétaire de Humby, Precision et Central. M. Humby y conteste la procédure suivie par l’ARC pour établir les cotisations en question et y expose son interprétation des circonstances entourant l’établissement des cotisations par l’ARC en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu. Il y fait aussi état d’une demande qu’il a déposée devant la Cour canadienne de l’impôt relativement à la validité des cotisations sur lesquelles sont fondées les mesures prises par le ministre.

[26]           M. Humby mentionne également une procédure engagée devant la Cour suprême de Terre‑Neuve‑et‑Labrador ainsi que l’engagement qu’aurait pris l’ARC de suspendre ses mesures de recouvrement en attendant l’issue de ce litige.

[27]           Le shérif en chef de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, M. John MacDonald, a déposé un affidavit où il récapitule les mesures prises par son service à la suite de la réception des brefs de saisie‑exécution délivrés pour le compte de l’ARC, y compris les mesures prises en application des instructions de vendre les biens saisis, puis d’en reporter la vente, puis – de nouveau – d’en effectuer la vente. Il y rappelle aussi sa décision, formulée dans sa lettre en date du 23 janvier 2007, de restituer les biens saisis restants aux débitrices judiciaires. Cette décision a été réitérée dans la lettre, en date du 27 janvier 2007, du bureau du shérif en chef.

[28]           Le shérif fait aussi état dans son affidavit d’une demande qu’il a présentée devant la Section de première instance de la Cour suprême de Terre‑Neuve‑et‑Labrador en vue d’obtenir, conformément à la JEA, une ordonnance l’autorisant à vendre les biens restants au meilleur prix possible. Cette procédure a été ajournée sine die le 18 décembre 2006.

III.  Les prétentions des parties

[29]           La demanderesse soutient que le shérif est tenu d’agir « selon des pratiques commerciales raisonnables » lorsqu’il s’acquitte des obligations en vertu de la JEA. Elle invoque à cet égard l’alinéa 3(5)f) de cette loi. Elle fait valoir que l’interprétation des termes « selon des pratiques commerciales raisonnables » dudit alinéa peut se faire par analogie avec l’interprétation du Personal Property Security Act, S.N.L. 1998, ch. P‑7.1, de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R. 1985, ch. B‑3, et de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, ch. C‑44.

[30]           La demanderesse soutient également que le shérif a tort de ne pas effectuer la vente du reste des biens saisis au motif que la dernière offre est inférieure à la valeur évaluée de ces biens. À ce propos, elle avance que l’estimation obtenue par le shérif ne rend pas compte de la valeur des biens, laquelle a été établie par le marché, à savoir le montant de l’offre du dernier enchérisseur.

[31]           La demanderesse fait valoir que la JEA n’exige pas que le shérif fasse évaluer les biens saisis. Le shérif, affirme‑t‑elle, devrait avoir pour principe d’agir « selon des pratiques commerciales raisonnables », conformément à la décision National Bank of Canada c. Marguis Furs Ltd., [1987] O.J. no 1220.

[32]           Peu avant l’audience des présentes requêtes, la demanderesse a déposé des observations complémentaires dans lesquelles elle sollicite le contrôle judiciaire de la décision de restitution du shérif. Elle invoque à cet égard le paragraphe 80(3) de la JEA, qui autorise le créancier touché par une décision de restitution à « demander à la cour » le maintien de la saisie.

[33]           Les défenderesses soutiennent quant à elles que la Cour ne devrait pas exercer sa compétence puisque la demanderesse a déjà introduit une instance devant la Cour suprême de Terre‑Neuve‑et‑Laborador à l’égard des questions en litige dans la présente espèce. Elles font en outre valoir que la demanderesse a manqué à son obligation d’équité dans les instructions qu’elle a données au shérif concernant l’exécution des jugements obtenus par elle.

[34]           Le shérif n’a pas présenté d’observations écrites concernant son affidavit ou sa position. Il était représenté par un avocat à l’audience de la requête, mais ce dernier n’a pas formulé d’observations orales en son nom.

IV.  Analyse et décision

[35]           La demanderesse sollicite comme réparations une injonction ordonnant au shérif d’interdire la restitution des biens saisis restants aux débitrices judiciaires ainsi qu’un mandamus, à savoir une ordonnance enjoignant au shérif de vendre lesdits biens.

[36]           Aux fins de la présente instance, le shérif agit en tant que fonctionnaire de la Cour fédérale du Canada. Le paragraphe 13(2) de la Loi sur les Cours fédérales dispose en effet ce qui suit :

13(2) À défaut de nomination d’un shérif sous le régime du paragraphe (1) pour un secteur géographique donné, les titulaires, nommés sous le régime de lois provinciales, des charges de shérif et shérifs adjoints pour le comté ou tout ou partie d’une autre circonscription judiciaire de ce même secteur sont de droit respectivement shérif et shérifs adjoints de la Cour d’appel fédérale ou de la Cour fédérale, selon le cas.

13(2) If no sheriff is appointed under subsection (1) for a court for a geographical area, the sheriff and deputy sheriffs of the county or other judicial division or part of the county within that geographical area who are appointed under provincial law are ex officio sheriff and deputy sheriffs, respectively, of the Federal Court of Appeal and of the Federal Court.

 

[37]           Selon l’article 56 de la Loi sur les Cours fédérales, les jugements de la Cour peuvent être exécutés d’une manière analogue aux jugements émanant d’une cour de la province où ils doivent être exécutés. Les paragraphes (1) et (3) de cet article contiennent en effet les dispositions suivantes :

56. (1) Outre les brefs de saisie‑exécution ou autres moyens de contrainte prescrits par les règles pour l’exécution de ses jugements ou ordonnances, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale peut délivrer des moyens de contrainte visant la personne ou les biens d’une partie et ayant la même teneur et le même effet que ceux émanant d’une cour supérieure de la province dans laquelle le jugement ou l’ordonnance doivent être exécutés. Si, selon le droit de la province, le moyen de contrainte que doit délivrer la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale nécessite l’ordonnance d’un juge, un de ses juges peut rendre une telle ordonnance.

 

56(3) Sauf disposition contraire des règles, les brefs de saisie‑exécution ou autres moyens de contrainte visant des biens — qu’ils soient prescrits par les règles ou autorisés aux termes du paragraphe (1) — sont, quant aux catégories de biens saisissables et au mode de saisie et de vente, exécutés autant que possible de la manière fixée, pour des moyens de contrainte semblables émanant d’une cour supérieure provinciale, par le droit de la province où sont situés les biens à saisir. Ils ont les mêmes effets que ces derniers, quant aux biens en question et aux droits des adjudicataires.

56. (1) In addition to any writs of execution or other process that are prescribed by the Rules for enforcement of its judgments or orders, the Federal Court of Appeal or the Federal Court may issue process against the person or the property of any party, of the same tenor and effect as those that may be issued out of any of the superior courts of the province in which a judgment or an order is to be executed, and if, by the law of that province, an order of a judge is required for the issue of a process, a judge of that court may make a similar order with respect to like process to issue out of that court.

 

 

 

56(3) All writs of execution or other process against property, whether prescribed by the Rules or authorized by subsection (1), shall

( a) unless otherwise provided by the Rules, be executed, with respect to the property liable to execution and the mode of seizure and sale, as nearly as possible in the same manner as similar writs or process that are issued out of the superior courts of the province in which the property to be seized is situated are, by the law of that province, required to be executed; and

(b) bind property in the same manner as similar writs or process issued by the provincial superior courts, and the rights of purchasers under the writs or process are the same as those of purchasers under those similar writs or process.



[38]           À Terre‑Neuve‑et‑Labrador, c’est la JEA qui régit l’exécution des jugements. Le paragraphe 2bb) de cette loi définit comme suit le terme « jugement » :

[TRADUCTION] bb) « jugement » Sont assimilés aux jugements les ordonnances, décrets, certificats, obligations ou droits pouvant être exécutés en tant que jugements de la cour ou de la même manière que les jugements de la cour, y compris les jugements rendus sous le régime du Small Claims Act et de la Loi sur la Cour fédérale, mais excluant les ordonnances alimentaires enregistrées auprès du directeur sous le régime du Support Orders Enforcement Act de 2006, sous réserve des dispositions de l’article 3.

 

 

[39]           La demanderesse invoque l’alinéa 3(5)f) de la JEA, libellé comme suit :

[TRADUCTION]

3.

[...]

(5) Les règles suivantes s’appliquent aux procédures d’exécution :

[...]

f) les créanciers et le shérif exercent les droits, s’acquittent des obligations et remplissent les fonctions que prévoit la présente loi en agissant de bonne foi et selon des pratiques commerciales raisonnables [...]

 

 

 

[40]           L’article 80 de la JEA prévoit ce qui suit :

[TRADUCTION]

 

80. (1) Les biens meubles restent sous saisie jusqu’à ce que soit remplie l’une ou l’autre des conditions suivantes :

 

a) ils sont vendus ou autrement aliénés sous le régime de la présente loi;

 

b) le shérif donne mainlevée de la saisie.

 

(2) Lorsque sont remplies l’une ou l’autre des conditions suivantes relativement à des biens meubles saisis :

 

a) le shérif n’a pas pu signifier les documents d’exécution au débiteur conformément au paragraphe 75(2);

 

b) la saisie date d’au moins 60 jours et le shérif estime qu’il convient d’en donner mainlevée,

 

le shérif signifie avis de la mainlevée prévue à chacun des créanciers qui, au moment où cet avis est donné, détient un avis de jugement connexe de son intention de donner ladite mainlevée.

 

(3) Le créancier qui reçoit signification de l’avis visé au paragraphe (2) peut, dans les 15 jours de cette signification, demander à la cour le maintien de la saisie aux conditions que la cour établira.

 

(4) Il n’est pas prononcé mainlevée de la saisie ni restitution au débiteur en application du paragraphe (2) avant que ne soit remplie l’une ou l’autre des conditions suivantes :

 

a) le délai prévu au paragraphe (3) a expiré et aucune demande n’a été produite;

 

b) la cour a rejeté la demande.



[41]           Les parties n’ont pas abordé la question de savoir si la JEA est une loi visant des droits fondamentaux ou plutôt une loi de nature procédurale. Me fondant sur le paragraphe 3(1), cité ci‑dessous, je définirais la JEA comme une loi régissant la procédure d’exécution des jugements.

 

[TRADUCTION] 3(1) Tous les jugements pécuniaires sont exécutés conformément à la présente loi.



[42]           Selon Moulins Maple Leaf Ltée c. Baffin Bay (Le), [1973] C.F. 1097 (1re inst.), le paragraphe 56(3) établit le régime de l’exécution des jugements de la Cour fédérale. La Cour d’appel fédérale a examiné la qualité de shérif de droit de la Cour fédérale attribuée au shérif provincial dans Forest c. Hancor Inc., [1996] 1 C.F. 725 (C.A.), autorisation de pourvoi devant la CSC refusée (1996), 203 N.R. 398n (C.S.C.), et a conclu que les jugements peuvent être exécutés selon le mécanisme prévu par les dispositions provinciales régissant l’exécution des jugements.

[43]           Dans Chartier c. Chartier (1989), 21 F.T.R. 76, la Cour fédérale a formulé les observations suivantes au paragraphe 9 concernant la signification du paragraphe 56(1) :

Traitons maintenant de la deuxième allégation de la créancière saisissante selon laquelle le paragraphe 56(1) de la Loi sur la Cour fédérale et la décision Weniuk permettent à la Cour de recourir par analogie aux mécanismes d’exécution provinciaux et de rendre une ordonnance liant la Couronne du chef de l’Ontario; comme l’a déclaré le juge Muldoon dans la décision Weniuk, l’analogie ne peut se faire que par l’adaptation d’un bref d’une cour supérieure provinciale. La Cour fédérale ne peut adopter des brefs provinciaux. De plus, le paragraphe 56(1) vise des dispositions relatives à la procédure; la réunion de brefs de cours supérieures provinciales et de ceux de la Cour fédérale ne serait pas suffisante pour donner une compétence expresse sur la Couronne du chef de l’Ontario en ce qui concerne des questions de fond. La compétence de la Cour fédérale est établie uniquement par la loi et ainsi la Cour peut seulement recevoir les réclamations contre la Couronne qui ont été prévues par la loi. [Souligné dans l’original.]

 

[44]           C’est là le contexte dans lequel il convient d’examiner les requêtes en injonction et en mandamus de la demanderesse. Les conditions dont dépend l’obtention d’une injonction sont énoncées dans RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 : le requérant doit établir qu’il existe une question sérieuse à juger, qu’il subira un préjudice irréparable en cas de refus et que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur. Ces trois conditions doivent être remplies pour que la Cour accorde l’injonction.

[45]           Je ne suis pas convaincue que la demanderesse ait établi l’existence d’une question sérieuse à juger. Elle cherche à obtenir l’exécution de ses jugements; il n’y a pas de procès en cours.

[46]           On ne m’a pas convaincue non plus que la demanderesse subirait un préjudice irréparable si on lui refusait la réparation demandée. Les jugements existent toujours. La demanderesse n’a pas démontré qu’elle jouit du droit absolu de décider la manière dont ces jugements peuvent être exécutés ou le seront. Comme la demanderesse n’a pas rempli les deux premières conditions du critère à trois volets applicable, je n’ai pas à examiner la question de la prépondérance des inconvénients.

[47]           Passons maintenant à la requête en mandamus de la demanderesse.

[48]           Les conditions dont dépend la délivrance d’un mandamus sont énoncées dans Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742, conf. par [1994] 3 R.C.S. 1100. Les éléments essentiels du critère applicable sont : l’existence pour le décideur d’une obligation légale d’agir à caractère public, la preuve que le requérant a le droit d’obtenir l’exécution de cette obligation, l’absence de pouvoir discrétionnaire concernant la question de savoir si l’obligation doit être exécutée et la preuve que l’exécution de l’obligation a été demandée et refusée.

[49]           La première question à examiner est celle de savoir si le shérif de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, en qualité de shérif de la Cour, a l’obligation légale à caractère public de vendre le reste des biens saisis des défenderesses, comme l’ARC le lui a demandé. À mon sens, il n’est pas soumis à une telle obligation.

[50]           Suivant mon interprétation des dispositions applicables de la JEA, le shérif est chargé de l’exécution des jugements. Je me réfère à l’article 5 de cette loi, qui dispose ce qui suit :

[TRADUCTION]

 

5.(1) Le shérif dirige le greffe et l’appareil d’exécution des jugements sous le régime de la présente loi.

 

(2) Le shérif peut désigner un fonctionnaire de son service ou un fonctionnaire d’un autre service de l’Administration provinciale pour l’assister dans la direction de l’appareil d’exécution des jugements sous le régime de la présente loi et pour coordonner les mesures d’exécution prises sous ce régime.



[51]           On peut trouver aux articles 6, 8 et 9 de la JEA des exemples du pouvoir discrétionnaire conféré au shérif en matière d’exécution des jugements.

[52]           Selon l’article 3 de la JEA, le shérif doit exercer son pouvoir discrétionnaire conformément aux règles énoncées au paragraphe 3(5), notamment à l’obligation d’agir de bonne foi et selon des pratiques commerciales raisonnables.

[53]           Se fondant sur les décisions National Bank of Canada, précitée, et Thoms c. Louisville Sales and Service Inc., [2006] 11 W.W.R. 486 (C.B.R. Sask.), la demanderesse soutient que l’obligation d’agir « selon des pratiques commerciales raisonnables » signifie que le shérif doit accepter le prix offert, quel qu’il soit, et que ce prix doit être considéré comme la juste valeur marchande des biens considérés.

[54]           Les décisions qu’invoque la demanderesse à l’appui de l’interprétation de l’expression « selon des pratiques commerciales raisonnables » visaient des dispositions provinciales. À mon avis, ces décisions n’ont qu’une pertinence restreinte pour les questions en litige dans les présentes requêtes.

 

[55]           Pour l’application de la JEA, l’obligation d’agir « selon des pratiques commerciales raisonnables » incombe aux créanciers, comme la demanderesse, aussi bien qu’au shérif dans l’accomplissement de ses fonctions. Cependant, toute obligation de cette nature doit céder le pas au pouvoir discrétionnaire que le paragraphe 80(2) de la JEA confère au shérif. Ce paragraphe dispose que le shérif peut restituer les biens qu’il « estime » devoir être restitués. Le libellé de l’alinéa 3(5)f) n’entrave pas le pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 80(2); il explique plutôt de quelle manière le shérif doit agir.

[56]           La JEA autorise le shérif, et non les créanciers, à exécuter les jugements. Un créancier peut donner des instructions, mais, au bout du compte, c’est le shérif qui décide de la conduite à suivre. Dans la présente espèce, le shérif a le pouvoir discrétionnaire de restituer les biens. L’existence de ce pouvoir discrétionnaire a pour conséquence qu’il n’est pas possible de l’obliger par mandamus à agir autrement.

[57]           Bien que l’article 11 de la JEA autorise à demander à la Cour suprême de Terre‑Neuve‑et‑Labrador ou à la Cour d’appel de cette province des directives concernant l’application de cette loi par le shérif, l’existence de tels recours judiciaires ne change pas la nature discrétionnaire des pouvoirs conférés au shérif. Quoi qu’il en soit, la définition de « cour » dans la JEA est expressément limitée aux cours supérieures de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.

 

[58]           Le paragraphe 80(3) de la JEA porte qu’un créancier peut « demander à la cour » le maintien de la saisie. Aux fins de la présente instance, le shérif a qualité de fonctionnaire de la Cour fédérale. Il s’ensuit que ses décisions sont celles d’un « office fédéral », au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

[59]           Par le terme « estime », le paragraphe 80(2) de la JEA confère clairement au shérif le pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu de maintenir la saisie de biens ou d’en donner mainlevée.

[60]           On peut accorder un mandamus pour ordonner l’exécution d’une obligation, mais pas pour prescrire la manière dont il y a lieu d’exécuter cette obligation. Je renvoie à cet égard à Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada, [1981] 1 C.F. 500 (C.A.), conf. par [1982] 2 R.C.S. 2, ainsi qu’à NsC Diesel Power Inc. (Dirigeant de) c. Canada (Surintendant des faillites), [1995] A.C.F. no 1229.

[61]           La demanderesse affirme que le shérif a fondé à tort sa décision de restitution sur la prise en considération des évaluations commandées par son bureau. Elle soutient qu’il n’aurait pas dû tenir compte de ces évaluations pour décider s’il y avait lieu de restituer les biens étant donné qu’il n’avait aucunement l’obligation de faire évaluer les biens saisis.

[62]           L’absence de dispositions dans la JEA prévoyant que les biens à vendre en vertu des brefs de saisie-exécution doivent être évalués ne me paraît pas pertinente pour la présente requête.

[63]           La décision du shérif de faire évaluer les biens n’est pas l’objet de la présente requête. On ne peut contester la manière dont le shérif a exercé son pouvoir discrétionnaire, en ce qui concerne les évaluations ou à d’autres égards, qu’en formant une demande de contrôle judiciaire sous le régime des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Or, il n’a pas été déposé de demande de cette nature dans la présente espèce. Le fait que la demanderesse a déposé des observations écrites complémentaires où elle affirmait solliciter le contrôle judiciaire de la décision du shérif dans le cadre de la présente requête ne transforme pas celle‑ci en une demande de contrôle judiciaire de ladite décision.

[64]           La demanderesse n’a pas démontré que le shérif avait l’obligation légale à caractère public de maintenir la saisie des biens afin de les vendre. Elle n’a pas non plus établi qu’elle avait le droit d’exiger l’exécution d’une obligation. Le shérif jouit d’un pouvoir discrétionnaire qu’il a exercé, conformément au paragraphe 80(2), en décidant de restituer les biens saisis. Il ne sera pas nécessaire d’examiner les autres éléments du critère exposé dans Apotex.

[65]           En conséquence, la requête en mandamus de la demanderesse est rejetée.

[66]           Les défenderesses demandent dans leurs observations que les dépens soient adjugés sur une base avocat-client ainsi qu’une ordonnance de dommages-intérêts punitifs. Le critère applicable en matière d’adjudication des dépens sur une base avocat-client est examiné dans Merck & Co. et al. c. Apotex Inc. (2002), 225 F.T.R. 285, conf. par (2003), 305 N.R. 68; autorisation de pourvoi refusée (2004), 329 N.R. 198n. On ne m’a pas convaincue qu’une ordonnance de dépens sur une base avocat‑client se justifie dans la présente espèce. Il sera donc adjugé aux défenderesses des dépens à taxer.

[67]           Je rejette également la demande des défenderesses visant l’attribution de dommages‑intérêts punitifs. Une telle réparation ne peut être accordée dans le cadre d’une requête. Et même si j’acceptais de considérer la présente requête comme une demande de contrôle judiciaire, je ne pourrais pas accorder des dommages-intérêts; voir Ross c. Conseil mohawk de Kanesatake (2003), 232 F.T.R. 238.

[68]           Le présent exposé des motifs sera déposé au dossier no ITA‑1276‑02, et il en sera versé copie aux dossiers nos ITA‑8992‑04, ITA‑13404‑04, ITA‑13163‑04 et GST‑4304‑04.

 


ORDONNANCE

 

 

            Les requêtes sont rejetées, et les dépens, à taxer, sont adjugés aux défenderesses.

 

 

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

                                                                

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIERS :                                      ITA‑12276‑02, ITA‑8992‑04, ITA‑13404‑04,           ITA‑13163‑04 et GST‑4304‑04

 

INTITULÉ :                                       HUMBY ENTERPRISES LIMITED, A & E PRECISION FABRICATING AND MACHINE SHOP INC. ET CENTRAL SPRINGS LIMITED

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 ST. JOHN’S    (TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 18 AVRIL 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 22 OCTOBRE 2007

 

COMPARUTIONS :

 

 

Mark D. Murray

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Robert B. Anstey

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

Rolf Pritchard

 

POUR LE SHÉRIF EN CHEF DE

TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Martin Whalen Hennebury Stamp

St. John’s (T.‑N.‑L.)

 

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Robert B. Anstey Law Office

St. John’s (T.‑N.‑L.)

 

 POUR LA DÉFENDERESSE

 

Rolf Pritchard

Ministère de la Justice

St. John’s (T.‑N.‑L.)

 

POUR LE SHÉRIF EN CHEF DE TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR

 

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