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Date : 20071026

Dossier : T-1591-04

Référence : 2007 CF 1110

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2007

En présence de Monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

DOMINION INVESTMENTS (NASSAU) LTD. et MARTIN TREMBLAY

 (Président de Dominion Investments (Nassau) Ltd.

Demandeurs

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE, CHEF DU CANADA

Défenderesse

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La présente requête de la Société Radio-Canada (la SRC) s’inscrit dans le contexte d’une action en dommages et intérêts intentée par les demandeurs contre la Gendarmerie Royale du Canada (la GRC) pour atteinte à leur réputation. La requérante demande l’autorisation d’intervenir en l’instance, de façon à obtenir la révision de l’ordonnance rendue par cette Cour le 13 octobre 2005 rejetant la requête en suspension d’instance présentée par la défenderesse, laquelle était appuyée d’un affidavit et d’une attestation émise en vertu de l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C-5 (Loi sur la preuve).

 

[2]               Cette requête soulève des questions importantes et inédites relativement à la liberté de la presse, au rôle des médias et à la publicité des débats judiciaires. Après avoir soigneusement étudié le dossier ainsi que les prétentions des parties, j’en suis néanmoins arrivé à la conclusion qu’il serait prématuré de se prononcer sur ces questions à ce stade-ci des procédures.

 

CONTEXTE FACTUEL

[3]               Le 30 août 2004, les demandeurs ont déposé une déclaration introductive d’instance contre la défenderesse, dans laquelle ils réclament des dommages et intérêts de l’ordre de 6 350 000$ US en dommages exemplaires. Ils prétendent que la défenderesse aurait transmis des informations fausses et trompeuses les concernant à des institutions financières ainsi qu’aux autorités américaines.

 

[4]               Ces renseignements auraient été dévoilés dans le cadre d’une demande faite par les autorités américaines afin d’extrader un certain Daniel Pelchat. Dans un document préparé à l’appui de leur demande et déposé en septembre 2002 au dossier de la Cour supérieure du Québec, on peut lire :

As part of our financial investigation, we have, together with the RCMP, learned that Pelchat’s moneys are deposited into an investment account named Dominion Investments at the Royal Bank of Canada. While that investigation remains ongoing, the RCMP reports that Dominion Investments is a Bahamian money laundering operation affiliated with the Hell’s Angels.

 

[5]               Dans le cadre de leur action, les demandeurs sollicitent aussi une ordonnance d’injonction permanente visant à empêcher la défenderesse de communiquer à qui que ce soit quelque information au sujet des demandeurs, y compris toute information se rapportant aux faits ayant donné lieu à la présente action.

 

[6]               Le 8 décembre 2004, les demandeurs ont déposé une requête pour obtenir une gestion particulière de l’instance, compte tenu notamment de la complexité des faits, de la mésentente des parties quant au déroulement des procédures et de la détermination du caractère confidentiel des renseignements qui seront divulgués par les parties dans leurs procédures et des documents à leur soutien.

 

[7]               En réponse, la défenderesse a fait valoir qu’elle entendait présenter une requête en suspension d’instance et une requête en confidentialité à huis clos et ex parte de manière à ce que les éléments de preuve pour appuyer sa requête ne puissent être divulgués aux demandeurs et à leurs procureurs. Au dire de la défenderesse, une telle divulgation pouvait s’avérer hautement préjudiciable à l’intérêt public, et elle demandait donc que soient formulées des directives en ce sens.

 

[8]               Le 14 décembre 2004, le protonotaire Morneau acquiesça à la demande de gestion spéciale et fixa un échéancier pour la présentation de la requête en suspension d’instance. Cet échéancier devait par la suite être révisé, à la demande des parties, et faire l’objet d’une nouvelle ordonnance rendue le 23 décembre 2004.

 

 

[9]               Le 14 janvier 2005, la défenderesse déposa donc une requête en suspension d’instance en vertu de l’alinéa 50(1)(b) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7 (Loi sur les Cours fédérales), appuyée de l’affidavit de l’inspecteur Serge Therriault et d’une attestation écrite du surintendant Stephen Covey de la GRC en vertu de l’article 37 de la Loi sur la preuve. La requête visait à obtenir une suspension pour une durée de douze mois à compter de la date du jugement à intervenir et la restitution à la défenderesse de l’affidavit de l’inspecteur Serge Therriault.

 

[10]           Dans le certificat qu’il a déposé en conformité avec l’article 37 de la Loi sur la preuve, le surintendant Covey a indiqué que la divulgation de l’information contenue dans les nombreux paragraphes caviardés de l’affidavit causerait un préjudice sérieux à l’intérêt public, et, plus particulièrement, au fonctionnement de la GRC et des corps de police du Canada de même qu’à la conduite d’enquêtes criminelles en cours. Il a aussi attesté du fait que l’information masquée mettrait en danger la vie d’individus qui ont collaboré avec les corps policiers dans le cadre de ces enquêtes si elle était révélée, qu’elle identifierait ou tendrait à identifier des informateurs et des individus qui font l’objet d’enquêtes, de même que des techniques d’enquête utilisées par la GRC et, plus généralement, des renseignements policiers.

 

[11]           Dans une ordonnance portant la date du 19 janvier 2005, le protonotaire Morneau a autorisé le greffe à recevoir l’affidavit intégral et sous scellé de l’inspecteur Serge Therriault afin qu’il soit lui soit remis en mains propres. L’ordonnance prévoyait également que cet affidavit non caviardé ne pourrait être consulté que par le protonotaire ou le juge saisi de la requête en suspension d’instance, et qu’il serait remis à la défenderesse en mains propres « après jugement à intervenir sur la requête en suspension d’instance de la défenderesse, ou advenant le retrait de la requête en suspension d’instance ».

 

[12]           C’est donc dans le cadre de cette ordonnance que la défenderesse a remis en mains propres à l’agent du greffe désigné à cette fin l’affidavit non caviardé de l’inspecteur Serge Therriault. Dans une note au dossier, l’agent du greffe a indiqué avoir reçu l’enveloppe scellée et l’avoir remise immédiatement en mains propres au protonotaire. La note ajoute que l’enveloppe sera gardée dans la voûte au bureau local de Montréal, et sera remise en mains propres à la défenderesse après jugement sur la requête ou advenant son retrait.

 

[13]           Les demandeurs ont déposé leur dossier de réponse demandant le rejet de la requête en suspension d’instance le 1er février 2005. Ils demandaient également le rejet de l’objection formulée par la défenderesse à la divulgation des renseignements contenus dans l’affidavit de Serge Therriault, hormis ceux concernant l’identité d’un informateur ou indicateur de police et/ou tout renseignement permettant de les identifier; à titre subsidiaire, ils sollicitaient une ordonnance autorisant les procureurs des demandeurs à prendre connaissance de tous les renseignements sous scellé et/ou à émettre une ordonnance de sauvegarde appropriée, conformément à la Règle 385(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) et à l’article 37(5) de la Loi sur la preuve.

 

[14]           Le 16 février 2005, le protonotaire Morneau a accueilli la requête de la défenderesse en suspension d’instance pour une durée d’une année à compter de la date de l’ordonnance. S’agissant de l’affidavit de Serge Therriault et de l’attestation émise par le surintendant Stephen Covey, le protonotaire s’est dit d’avis que les exigences de l’article 37 de la Loi sur la preuve avaient été remplies et qu’il n’y avait donc pas lieu d’autoriser la divulgation des portions caviardées de l’affidavit. Voici comment il s’est exprimé à cet égard (2005 CF 254) :

[18]      Dans les circonstances de l’espèce, et si l’on revoit les éléments pertinents de l’article 37 de la Loi, je suis pleinement convaincu des points suivants. Premièrement, que le Certificat respecte les exigences de l’article 37 de la Loi [Loi sur la preuve] et plus spécialement celles du paragraphe 37(1) de cette même loi.

 

[19]      Deuxièmement, pour les fins des paragraphes 37(4.1) et (5) de la Loi, je conclus d’une étude du Certificat et de l’affidavit de Serge Therriault que la divulgation des renseignements non encore divulgués et contenus audit affidavit serait préjudiciable au regard des raisons d’intérêt public déterminées que fait valoir le Certificat.

 

[20]      De plus, pour les motifs qui suivent, je conclus sous le paragraphe 37(5) de la Loi que je ne vois pas au dossier de raisons d’intérêt public justifiant la divulgation qui l’emportent sur les raisons d’intérêt public déterminées et identifiées au Certificat.

 

[21]      Vu cette conclusion, la Cour n’aura pas à entreprendre l’exercice que vise le reste du paragraphe 37(5) de la Loi en cas de conclusion contraire, c’est-à-dire d’autoriser sous conditions la divulgation de tout ou partie des renseignements non encore divulgués.

 

 

[15]           Dans son ordonnance, il précisait également ce qui suit :

Par ailleurs, conformément à l’ordonnance de cette Cour datée du 19 janvier 2005, lorsque la présente ordonnance aura acquis un statut final, l’affidavit de Serge Therriault sera remis en mains propres à la défenderesse. Cette dernière prendra contact avec le greffe de cette Cour à cet effet. La Cour conservera pour un certain temps dans sa voûte verrouillée une copie qu’elle a annotée du même affidavit avec d’autres notes de cour pertinentes. Ces documents seront détruits d’une manière sécuritaire après une période raisonnable.

 

[16]           Le 28 février 2005, les demandeurs en ont appelé de l’ordonnance en suspension des procédures prononcée par le protonotaire Morneau. Dans une décision rendue le 13 octobre 2005 (2005 CF 1397), la juge Gauthier a accueilli l’appel, annulé l’ordonnance en suspension des procédures et rejeté la requête en suspension d’instance de la défenderesse. Se disant d’avis que l’article 37 de la Loi sur la preuve « constitue déjà une exception à plusieurs principes fondamentaux de notre droit qui exige que les débats soient publics, que l’administration de la justice soit transparente, que la Cour ait le bénéfice de débats contradictoires avant de prendre une décision et que chaque partie ait accès à toute la preuve pertinente et surtout celle présentée à la Cour par la partie adverse » (para. 46), la juge Gauthier a conclu que l’article 37 ne peut être utilisé que dans un contexte réactif et non proactif comme en l’espèce. Elle concluait à cet égard :

[50]      Je conclus de mon examen de tous les éléments pertinents à l’interprétation téléologique de cette disposition que ni le protonotaire ni la Cour n’ont le pouvoir en vertu de l’article 37 de rendre une ordonnance de non-divulgation quant à l’affidavit de l’officier Therriault qui fut déposé par la défenderesse à l’appui de sa demande de suspension et qui inclus sa preuve quant au préjudice irréparable qu’elle prétend subir. Cette disposition ne permet pas à la Cour de décider d’une requête autre qu’une simple opposition à la divulgation en tenant compte d’une preuve « secrète » soit des renseignements qui ne peuvent être divulgués à l’autre partie.

 

 

[17]           Puis, de façon alternative, la juge Gauthier s’est demandée si la suspension d’instance devrait être accordée en présumant même que l’article 37 de la Loi sur la preuve s’applique dans un contexte proactif. À ce chapitre, elle a conclu que le protonotaire n’avait pas tenu compte des bons principes d’intérêt public militant en faveur de la divulgation dans son analyse et qu’il avait confondu les éléments pertinents à l’analyse de la requête en suspension d’instance et ceux pertinents à une ordonnance en vertu de l’article 37. En supposant même que l’affidavit de M. Therriault ne doive pas être divulgué au terme de l’exercice prévu à l’article 37, la juge Gauthier s’est dite d’avis que la défenderesse n’avait pas établi qu’elle subirait un préjudice irréparable si l’action était suspendue. Sans aller jusqu’à dire qu’une requête en vertu de l’alinéa 50(1)(b) de la Loi sur les Cours fédérales ne pourra jamais être accordée pour permettre aux corps policiers de conclure une enquête alors qu’une action civile a été intentée, la juge Gauthier estimait néanmoins qu’une telle requête était prématurée dans le contexte de la présente affaire.

 

[18]           La juge Gauthier a donné trois raisons au soutien de son opinion à l’effet que la requête en suspension d’instance était prématurée. Elle a d’abord fait valoir que la défenderesse pourrait toujours déposer une défense caviardée si elle l’estimait nécessaire; le juge pourrait alors s’autoriser du paragraphe 37(5) de la Loi sur la preuve pour fixer un délai raisonnable dans lequel la défenderesse devrait divulguer les informations caviardées comme condition de la divulgation, s’il l’estime opportun.

 

[19]           Deuxièmement, la juge Gauthier a indiqué qu’elle n’avait pas suffisamment de détails sur la défense qu’entend faire valoir la défenderesse pour pouvoir procéder à l’équilibrage des divers intérêts en jeu à ce stade-ci des procédures. Enfin, elle a aussi invoqué le fait qu’une suspension d’instance ne règlerait pas nécessairement le dilemme auquel fait face la défenderesse, dans la mesure où l’opposition à la divulgation repose sur des motifs qui vont bien au-delà de la nécessité de ne pas nuire à des enquêtes policières en cours.

[20]           La juge Gauthier a donc accueilli l’appel et rejeté la requête en suspension d’instance. Quant à l’affidavit de Serge Therriault, elle en a ordonné la remise à la défenderesse dans les termes suivants, que l’on retrouve au point 3 de son ordonnance :

L’affidavit de Serge Therriault sera remis en mains propres à la défenderesse. Cette dernière devra prendre contact avec le greffe à cet effet. La Cour conservera pour un certain temps dans sa voûte verrouillée une copie de cet affidavit de même que d’autres notes de Cour pertinentes. Ces documents seront détruits d’une manière sécuritaire après une période raisonnable étant entendu que ces documents devront être conservés au moins jusqu’à l’expiration du délai d’appel et en cas d’appel, seulement après un jugement final.

 

 

[21]           Cette décision n’a pas été portée en appel, et l’affidavit de Serge Therriault a par conséquent été remis en mains propres au procureur de la partie défenderesse le 1er novembre 2005, tel qu’en fait foi le dossier de la Cour.

 

[22]           Le 5 février 2007, soit plus de quinze mois après que la décision de la juge Gauthier eut été rendue, la SRC a déposé une requête en vertu de l’article 4 de la Loi sur les Cours fédérales et des Règles 4 et 109 des Règles sollicitant une ordonnance l’autorisant à intervenir en l’instance afin de faire réviser l’ordonnance rendue par la Cour le 13 octobre 2005, de manière à avoir accès à l’affidavit non caviardé de M. Therriault. Ce n’est qu’à ce moment que la défenderesse aurait constaté que la copie de l’affidavit de l’inspecteur Serge Therriault n’avait toujours pas été détruite par le greffe, malgré l’ordonnance rendue par la juge Gauthier.

 

[23]           Sans remettre en question la conformité aux principes de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) des ordonnances du protonotaire et de la juge Gauthier au moment où elles ont été émises, la SRC prétend que le maintien de ces ordonnances ne peut plus se justifier et enfreint la liberté d’expression et le droit du public à l’information à partir du moment où l’enquête de la GRC est complétée et que Monsieur Tremblay a plaidé coupable aux accusations portées contre lui en novembre 2006.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[24]           Les questions soulevées par la requête de la SRC peuvent donc s’établir comme suit :

1) La SRC peut-elle se voir octroyer le statut d’intervenante dans la présente instance?

2) L’Ordonnance rendue par la juge Gauthier le 13 octobre 2005, eu égard au sort réservé à l’affidavit de M. Serge Therriault, peut-elle et, si oui, doit-elle, être révisée compte tenu des développements qui sont survenus depuis cette date?

 

ANALYSE

[25]           Toute l’argumentation de la SRC, tant en ce qui concerne sa demande d’intervention que sa requête pour faire réviser l’ordonnance de la juge Gauthier et ainsi avoir accès à l’affidavit non caviardé de l’inspecteur Therriault, repose sur l’importance de la liberté d’expression et sur le rôle que doivent jouer les médias pour assurer le droit du public à l’information et la publicité des débats judiciaires. Au soutien de sa thèse, la procureure de la SRC s’est fort habilement appuyée sur la jurisprudence abondante de la Cour suprême en cette matière, et notamment sur les arrêts Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 [Dagenais], Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442 [Mentuck], Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480 [SRC c. Nouveau-Brunswick], Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, [2005] 2 R.C.S. 188 et Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332 [Vancouver Sun].

 

[26]            Forte de cette jurisprudence, la SRC soutient d’abord que les médias devraient se voir reconnaître la qualité pour agir « chaque fois qu’une requête pour une ordonnance ayant pour effet de restreindre la liberté d’expression est présentée » (Mémoire de la SRC, au para. 28). Elle prétend également que toute ordonnance restreignant la liberté d’expression doit respecter les principes énoncés dans la Charte, selon les critères développés dans les arrêts Dagenais et Mentuck. En d’autres termes, la défenderesse devrait faire la preuve qu’une telle ordonnance est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, et que ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public, et la Cour devrait pouvoir superviser son ordonnance pour en assurer la conformité à la Charte en tout temps.

 

[27]           Malgré son caractère inédit, de l’aveu même de la procureure de la SRC, cette thèse n’est pas sans intérêt. Bien que la jurisprudence précitée de la Cour suprême ait été élaborée dans le contexte du droit criminel, il se peut bien qu’elle puisse néanmoins trouver application, avec les ajustements qui s’imposent, dans le cadre d’une procédure civile. À ce stade-ci, je me contenterai de formuler les remarques suivantes.

 

[28]           Dans un premier temps, il ne m’apparaît pas du tout certain que la jurisprudence invoquée par la SRC au soutien du droit qu’ont les médias d’intervenir dans une instance pour s’assurer de la publicité des débats judiciaires peut recevoir application dans le présent contexte. Non seulement l’affidavit non caviardé de M. Therriault a-t-il été remis à la GRC et ne devrait plus faire partie du dossier de la Cour, conformément à l’ordonnance de la juge Gauthier, mais au surplus, il a déjà été décidé que le débat sur le privilège invoqué sous l’autorité de l’article 37 de la Loi sur la preuve ne fait pas partie de l’instance et doit se faire à huis clos : voir, par exemple, R. c. Pilotte (2002), 163 C.C.C.(3d) 225 (C.A. Ont.), et, par analogie (dans le contexte d’une demande formulée en application de l’article 486 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46 (Code criminel)), SRC c. Nouveau-Brunswick), supra au para. 72.

 

[29]           Or, la publicité des débats et la liberté de la presse ont pour objet de permettre au public d’être informé de ce qui se passe devant les tribunaux et de se former une opinion sur les décisions qui y sont prises. Comme l’affirmait la Cour suprême dans l’arrêt SRC c. Nouveau-Brunswick, supra au para. 23 :

Le principe de la publicité des débats en justice est inextricablement lié aux droits garantis à l’al. 2b). Grâce à ce principe, le public a accès à l’information concernant les tribunaux, ce qui lui permet ensuite de discuter des pratiques des tribunaux et des procédures qui s’y déroulent, et d’émettre des opinions et des critiques à cet égard. La liberté d’exprimer des idées et des opinions sur le fonctionnement des tribunaux relève clairement de la liberté garantie à l’al. 2b), mais en relève également le droit du public d’obtenir au préalable de l’information sur les tribunaux. […]

 

L’idée que le droit du public à l’information concernant les procédures judiciaires et le droit correspondant d’émettre des opinions sur les tribunaux sont tributaires de la liberté de la presse de communiquer cette information est fondamentale pour bien comprendre l’importance de cette liberté. La raison d’être des garanties de l’al. 2b) est de permettre des discussions complètes et impartiales sur les institutions publiques, condition vitale à toute démocratie. Le débat au sein du public suppose que ce dernier est informé, situation qui à son tour dépend de l’existence d’une presse libre et vigoureuse. Le droit du public d’être informé impose aux médias la responsabilité d’informer de façon exacte et impartiale. Cette responsabilité est particulièrement lourde, étant donné que la liberté de la presse s’exerce et doit s’exercer en grande partie sans entrave. […]

 

 

[30]            Dans cette logique, il n’apparaît pas du tout évident qu’un document secret invoqué à l’appui d’un privilège de non-divulgation doive faire partie du dossier de la Cour. Dans l’hypothèse même où la requête en suspension aurait été accueillie, on peut se demander sur quelle base les médias auraient pu demander d’intervenir pour faire des représentations sur la possibilité de publier un affidavit qui ne fait pas partie du dossier de la Cour et qui ne porte pas directement sur le fonds du litige. À ce chapitre, il m’apparaît significatif que la SRC n’ait pu relever aucune décision où un organe de presse aurait été autorisé, dans une action civile, à intervenir au stade du débat visant à déterminer si une opposition à la divulgation en vertu de l’article 37 de la Loi sur la preuve doit être maintenue ou pour en demander la révision. On peut penser, comme le plaide la défenderesse, que ce n’est qu’après que la Cour se soit prononcée sur le caractère privilégié des renseignements et qu’elle rejette l’opposition à la divulgation, que l’une ou l’autre des parties pourrait demander une ordonnance de non publication ou en confidentialité.

 

[31]           Il est vrai, comme le fait observer la SRC, que la Cour suprême du Canada a reconnu dans l’arrêt Dagenais, supra à la p. 872 que « [s]ur requête en interdiction présentée en vertu de la règle de common law, le tribunal devrait accorder qualité pour agir aux médias qui le demandent ». Mais je suis loin d’être convaincu, comme le prétend la SRC, que l’on puisse en déduire un droit d’intervention des médias chaque fois qu’une requête pour une ordonnance « ayant pour effet de restreindre la liberté d’expression est présentée » (Dossier de requête de la SRC, para. 28). Je reconnais que dans l’arrêt Vancouver Sun, la Cour suprême a étendu la portée de la règle développée dans l’arrêt Dagenais, de telle sorte que le pouvoir discrétionnaire du juge doit être exercé en conformité avec la Charte peu importe qu’il soit issu de la common law, d’une disposition législative (comme sous le régime du par. 486(1) du Code criminel) ou prévu dans des règles de pratique. Il n’en demeure pas moins que dans tous les cas auxquels la Cour réfère, ce n’était pas la divulgation d’un document qui était en cause (comme c’est le cas lorsque l’article 37 de la Loi sur la preuve est invoqué), mais bien la question de savoir si un document auquel les parties ont accès devait faire l’objet d’une ordonnance de confidentialité ou s’il pouvait au contraire être diffusé plus largement. Quoiqu’il en soit, je n’ai pas à me prononcer sur cette question dans le cadre du présent litige, et ces observations ne se veulent d’aucune façon un prononcé définitif sur la question.

 

[32]            La question soulevée par la SRC, pour intéressante qu’elle soit, m’apparaît à la fois tardive et prématurée. Tardive parce que la SRC a déposé sa requête en intervention plus de quinze mois après que la juge Gauthier ait prononcé son ordonnance le 13 octobre 2005. Dans ses motifs, la juge Gauthier a expliqué qu’elle jugeait la requête en suspension d’instance prématurée et a ordonné que l’affidavit de Serge Therriault soit remis en mains propres à la défenderesse. Cette décision était une décision finale, qui aurait pu être portée en appel dans les dix jours devant la Cour d’appel fédérale conformément à l’article 37.1 de la Loi sur la preuve. La défenderesse n’a pas jugé bon de le faire, et la SRC ne remet pas en question la conformité de cette ordonnance avec les principes découlant de la Charte.

[33]           Il est conforme à l’état de la jurisprudence que les documents consultés dans le cadre d’un débat en vertu de l’article 37 de la Loi sur la preuve ne soient pas conservés par la Cour mais retournés à la partie qui a soulevé l’objection, en l’espèce la GRC. En fait, l’ordonnance de retrait de l’affidavit et de destruction de la copie, une fois les délais d’appel expirés, peut être considérée comme accessoire à la décision de la Cour de ne pas autoriser la divulgation des renseignements protégés par une immunité d’intérêt public ou le privilège de l’informateur de police. Le fait que le greffe de la Cour n’ait pas détruit la copie de l’affidavit, comme le prévoyait l’ordonnance, ne change rien à l’affaire et ne peut conférer plus de droit à la SRC qu’aux demandeurs.

 

[34]           La SRC cherche à se faire octroyer le statut d’intervenante pour faire valoir que l’ordonnance de la juge Gauthier, même si elle pouvait être conforme aux principes énoncés dans les arrêts Dagenais et Mentuck, ne se justifie plus compte tenu des faits qui se sont produits depuis le 13 octobre 2005. La SRC allègue en effet que l’enquête de la GRC est maintenant complétée et que Monsieur Tremblay a plaidé coupable aux infractions qu’on lui reprochait en novembre 2006. Par voie de conséquence, la défenderesse devrait donc démontrer que l’ordonnance est toujours nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, et qu’il n’existe aucune mesure raisonnable alternative pour écarter ce risque.

 

[35]           Faire droit à cette requête serait faire fi du caractère définitif des ordonnances prononcées par cette Cour. Contrairement au mécanisme prévu pour les mandats de perquisition au paragraphe 487.3(4) du Code criminel, l’article 37 de la Loi sur la preuve ne prévoit pas de révision continue par la Cour suite à l’émission d’une ordonnance de non divulgation. Par voie de conséquence, rien n’autorise cette Cour à déroger aux principes généraux en vertu desquels une ordonnance acquiert un caractère final dès l’instant où elle est signée par le juge qui l’a rédigée. Comme l’écrivait le juge Décary (au nom de la Cour d’appel fédérale) dans l’arrêt Metodieva c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 132 N.R. 38, [1991] A.C.F. no. 629 (QL) :

[3] Les règles et la jurisprudence de cette Cour sont sans équivoque: une ordonnance, dès qu’elle est signée par le juge, constitue une ordonnance finale (règle 337(4)) qui prend effet à compter de la date de son inscription au greffe (règle 338(2)). Abstraction faite des « erreurs de rédaction et autres erreurs d’écriture ou omissions accidentelles » qui « peuvent toujours être corrigées par la Cour sans procéder par voie d’appel » (règle 337(6)), une partie insatisfaite d’une ordonnance finale prononcée par un juge de la division d’appel ne peut s’attaquer à cette ordonnance que de la manière prescrite par la Loi sur la Cour fédérale ou par les Règles de la Cour et, en matière d’immigration, par la Loi sur l’immigration et les Règles de la Cour fédérale en matière d’immigration.

 

 

[36]            Voilà donc pourquoi la requête de la SRC m’apparaît tardive. Mais elle est également prématurée puisque les questions qu’elle voudrait soulever pourront vraisemblablement être abordées si la défenderesse choisit de nouveau de s’objecter à la divulgation de certains renseignements dans le cadre de sa défense. Ce n’est qu’au moment où la défenderesse aura à produire sa défense, que l’un de ses représentants sera interrogé hors cour, qu’elle produira son affidavit de documents conformément aux Règles, ou même lors du procès, que les procureurs de la défenderesse pourront invoquer l’article 37 de la Loi sur la preuve pour s’objecter à la divulgation de certains renseignements. Dans l’hypothèse où une telle objection serait présentée par la défenderesse, les questions soulevées par la SRC devront être tranchées. D’ici là, la défenderesse ne saurait être contrainte à produire des renseignements sur la base de faits postérieurs à l’ordonnance de la juge Gauthier, que ce soit par la demanderesse elle-même ou par un tiers. Si un équilibrage doit être fait entre le droit à la libre expression, le droit des parties à un procès public et équitable, et l’efficacité de l’administration de la justice, et si un débat doit avoir lieu sur l’étape des procédures où il faut procéder à cet exercice, il vaut mieux que ce soit au moment où la Cour disposera du plus d’informations possibles sur l’argumentation qu’entend faire valoir la défenderesse.

 

[37]           Pour tous les motifs qui précèdent, j’estime que la requête de la SRC visant à obtenir le statut d’intervenante et à faire réviser l’ordonnance de cette Cour rendue le 13 octobre 2005 doit être rejetée.  L’ordonnance de la juge Gauthier étant finale et ne pouvant être révisée par cette Cour, la SRC ne pourrait aider la Cour à prendre une décision, et ne peut donc remplir l’exigence de la Règle 109 des Règles aux fins d’obtenir l’autorisation d’intervenir. Cette décision ne doit cependant pas s’interpréter comme empêchant la SRC ou tout autre média de revenir à la charge dans l’hypothèse où la défenderesse déciderait d’invoquer à nouveau l’article 37 de la Loi sur la preuve pour s’objecter à la divulgation de certains renseignements dans le cadre de la présente action.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la requête de la SRC soit rejetée, avec dépens.  Le greffe détruira, de façon sécuritaire, la copie de l’affidavit de M. Therriault ainsi que toutes les notes de la Cour s’y rattachant, dès que les délais d’appel seront expirés. Dans l’hypothèse d’un appel, on procédera à la destruction de l’affidavit et des notes dès que jugement final sera rendu.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1591-04

 

INTITULÉ :                                       Dominion Investments (Nassau) Ltd. et al.

                                                            v.

                                                            Sa Majesté la Reine et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal, Québec

 

DATE DE L’AUDIENCE :               21 juin 2007

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE PAR :              LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      26 octobre 2007

 

COMPARUTIONS :

 

Anne-Julie Perrault

 

POUR L’INTERVENANTE

Nathalie Drouin

Marc Ribeiro

 

POUR LES DÉFENDEURS

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Me Michel Décary / Me Louise Touchette

Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L.

1155, ouest, boul. René-Levesque

Montréal, Québec H3B 3V2

 

POUR LES DEMANDEURS

Me Anne-Julie Perrault

Service juridique

Société Radio-Canada

1400, boul. René-Levesque Est, 2e étage

Montréal, Québec H2L 2M2

 

POUR L’INTERVENANTE

Me Jacques Savary / Me Marc-André Richer

Ministère de la Justice Canada

Complexe Guy-Favreau, Tou est

200, boul. René-Levesque ouest, 9e étage

Montréal, Québec H2Z 1X4

POUR LES DÉFENDEURS

 

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