Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20071025

Dossier : T-190-05

Référence : 2007 CF 1100

Toronto (Ontario), le 25 octobre 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MAX M. TEITELBAUM

 

 

ENTRE :

PAUL RICHARDS

demandeur

et

 

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, en date du 29 décembre 2004, par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a rejeté une plainte déposée par Paul Richards (le demandeur) contre l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). La supervision et le contrôle de l’ASFC relèvent du portefeuille du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, soit le défendeur dans la présente instance.

 

CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen canadien de race noire né en Jamaïque. Il porte des tresses rastas et travaille pour la Commission ontarienne des droits de la personne.

 

[3]               Le 8 juillet 2003, le demandeur est rentré de ses vacances en Jamaïque et a atterri à l’Aéroport international Lester B. Pearson de Toronto. Il s’est présenté aux douanes en même temps qu’environ 900 autres personnes.

 

[4]               Le demandeur a été interrogé trois fois : par un premier inspecteur, par un agent itinérant et par un agent d’inspection secondaire. On lui a demandé de montrer le contenu de son bagage à main et de répondre à des questions au sujet de son voyage : Dans quel but a‑t‑il voyagé en Jamaïque, pour un voyage d’agrément ou d’affaires? Qu’est‑ce qu’il a fait là‑bas? Chez qui est‑il resté? Combien de temps est‑il resté chez ces personnes? Est‑ce le seul endroit où il a logé? A‑t‑il voyagé en Jamaïque? À quelles personnes a‑t‑il rendu visite? Occupe‑t‑il un emploi rémunéré? Le demandeur allègue que l’agent d’inspection secondaire a examiné en détail la bouteille de rhum inentamée appartenant au demandeur, comme s’il cherchait des drogues dans la bouteille. Le demandeur prétend aussi que l’agent itinérant et l’agent d’inspection secondaire ont cessé de l’interroger et d’inspecter ses documents et ses bagages dès qu’il les a informés qu’il travaillait pour la Commission ontarienne des droits de la personne.

 

[5]               Le 9 décembre 2003, environ cinq mois après l’incident, le demandeur a déposé une plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne, alléguant que les agents de l’ASFC ont fait preuve de profilage racial et de discrimination à son égard au motif de sa race, de sa couleur, de son sexe, de son origine nationale ou ethnique, ainsi que de la religion à laquelle il semblait adhérer. Selon le demandeur, il a été ciblé et soumis à une inspection plus approfondie ou supplémentaire :

[traduction] En ce qui concerne les agents, il avait l’air d’un suspect – il correspondait au profil d’un trafiquant de drogue, en tant qu’homme de race noire, portant des tresses rastas, arrivant d’un pays « source ». Les actes de l’agent se fondaient sur des présomptions typiquement stéréotypées concernant la criminalité des hommes afro‑canadiens … la religion ou le style de vie auquel il semblait appartenir (Rastafari), les drogues faisant partie de ce style de vie. Le fait de cibler une personne et de la traiter de manière différente en raison de son apparence constitue du profilage racial.

 

(paragraphe 10, mémoire du demandeur, page 542, dossier du demandeur.)

 

DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE

[6]               La Commission a nommé M. Dale Akerstrom pour enquêter sur la plainte. Celui‑ci a présenté un rapport daté du 21 septembre 2004 dans lequel il a recommandé [traduction] « conformément à l’alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne … [que] la Commission rejette la plainte parce que les données recueillies n’étayent pas l’allégation » (paragraphe 22, rapport d’enquête, page 84, dossier du demandeur). L’enquêteur a tiré les conclusions suivantes :

[traduction]

a.         Inspection inhabituelle – L’inspection dont le demandeur a fait l’objet n’est pas inhabituelle. « Il est clair que les agents des douanes ont l’obligation de s’assurer que personne n’introduise au Canada des substances interdites et des objets non déclarés. Il est également clair que la Loi sur les douanes oblige tout voyageur à répondre à « toute question » que lui pose un agent dans le cadre de l’exercice de ses fonctions. » Bien que le plaignant fût de l’avis que l’interrogation effectuée par les agents de l’AFSC était intrusive ou injustifiée, « on n’a pas avancé de données comparatives … indiquant que l’inspection avait été exceptionnellement méticuleuse ou déraisonnablement longue. »

b.         Inspection déraisonnable – Il n’était pas déraisonnable de la part des agents, dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, de poser des questions au demandeur et de lui demander de leur montrer le contenu de ses bagages. « Il semble raisonnable qu’un agent des douanes s’assure qu’une personne qui semble adhérer à une religion dont l’une des pratiques est de consommer une substance illégale ne soit pas en train d’introduire ladite substance illégale. Contrairement à la déclaration où le demandeur prétend que les questions qu’on lui a posées portaient sur ses « moeurs », les renseignements qu’il a lui‑même fournis indiquent que les questions portaient sur son itinéraire de voyage et ses occupations, et non pas sur ses caractéristiques innées. »

c.          Inspection inhabituelle et injuste fondée sur un motif interdit – « Les données recueillies ne démontrent pas que le demandeur a été traité d’une manière différente ou hostile et il n’y a par conséquent pas de raison de décider si la raison de ce traitement avait à voir avec un motif interdit. » Comme les données n’étayent pas la conclusion que le traitement accordé au demandeur a été inhabituel ou déraisonnable, la question de savoir « s’il a subi une inspection inhabituelle et injuste au motif de sa race, de sa couleur, de son origine nationale ou ethnique ou de la religion à laquelle il semblait adhérer » est dénuée de portée pratique.

 

(voir les paragraphes 19 à 21, rapport d’enquête se trouvant dans le dossier du demandeur, page 83)

 

 

 

[7]               Le 29 décembre 2004, la Commission a adopté les recommandations de l’enquêteur et rejeté la plainte du demandeur au motif que [traduction] « les données recueillies n’étayent pas les allégations » (Lettre de Lucie Veillette, secrétaire de la Commission, page 478, dossier du demandeur).

 

QUESTIONS EN LITIGE

[8]               Le défendeur soulève une question préliminaire au sujet de la recevabilité du procès‑verbal du règlement dans l’affaire Pieters c. Ministère du Revenu national (Agence des douanes et du revenu du Canada) (2002), dossier no T650‑3801 (TCDP), que le demandeur a inclus dans son dossier à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire.  Le défendeur fait valoir que, même si le demandeur a effectivement invoqué le règlement à son audience devant la Commission, celle‑ci n’était pas en possession du document lorsqu’elle a rendu sa décision. Selon le défendeur, ce document n’est pas recevable en qualité de preuve dans le cadre du présent contrôle judiciaire parce qu’il ne faisait pas partie du dossier certifié en vertu de l’article 318 des Règles déposé dans la présente instance et qu’il s’agit d’un document de règlement confidentiel négocié entre des parties sans rapport avec la présente instance.

 

[9]               C’est un principe bien établi que les demandes de contrôle judiciaire sont examinées sur le fondement des documents dont était saisi le tribunal administratif ayant rendu la décision.  Il est possible, cependant, d’admettre des affidavits relatifs à des questions d’équité procédurale et de compétence (Ordre des architectes de l’Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario (2002), 215 D.L.R. (4th) 550 (C.A.F.), demande d’autorisation d’interjeter appel auprès de la C.S.C. rejetée, (2003), 23 C.P.R. (4e) vii).

 

[10]           Je ne sais pas si le procès‑verbal du règlement a effectivement été introduit en preuve devant la Commission. Dans sa réponse au rapport d’enquête, le demandeur a mentionné le règlement conclu entre Pieters et l’Agence des douanes et du revenu du Canada sans mentionner le numéro de dossier, la date du règlement ni de renseignement concernant le règlement susceptible d’indiquer clairement à la Commission à quel règlement il faisait référence (lettre du demandeur envoyée à M. Harry Monk, 14 octobre 2004, page 490, dossier du demandeur). Élément plus important, bien qu’il ait présenté des copies des autres documents mentionnés dans sa lettre de réponse, le demandeur n’a pas remis à la Commission une copie du procès‑verbal du règlement. Il est donc difficile de savoir si le procès‑verbal du règlement a été dûment produit en preuve devant la Commission et si, par conséquent, ce document était en la possession du décideur initial. Une autre mention du règlement se trouve dans une lettre datée du 20 octobre 2004 envoyée par l’avocat du demandeur, Me James A. Girvin, à M. Harry Monk, directeur de la Commission canadienne des droits de la personne des régions de la Colombie‑Britannique et du Yukon, dans laquelle il fait référence au règlement comme étant une plainte concernant un profilage racial, conclu par l’Agence des douanes en 2002 (voir le dossier du demandeur, page 476). Bien que cette lettre trace les grandes lignes des conditions du règlement, on ne sait pas si elle fait référence à l’entente conclue entre l’Agence des douanes et Pieters ou une autre entente conclue entre l’AFSC et une autre personne. Quoi qu’il en soit, cette deuxième mention de l’entente figure dans une lettre qui ne faisait pas partie du dossier puisque la Commission l’a reçue après la date limite de dépôt des documents et il n’y a pas eu de prorogation de délai (voir note de Dale Akerstrom au dossier, 20 octobre 2004, page 523, dossier du demandeur). Le renvoi à ce règlement est donc non pertinent.

 

[11]           En dépit de cette incertitude, le demandeur a soulevé une question d’équité procédurale et a inclus ce document dans son dossier pour appuyer ses arguments sur cette question. Normalement, la Cour est disposée à admettre tout nouveau document ayant rapport avec l’instance en cours. Cependant, après avoir examiné attentivement ledit document, il est clair qu’il s’agit d’un règlement confidentiel conclu entre deux parties sans rapport avec la présente instance. Le demandeur n’a pas participé au règlement et, par conséquent, il ne peut pas invoquer les conditions de ce règlement pour sa propre cause puisque chaque affaire est un cas d’espèce. Pour tous les motifs susmentionnés, la Cour n’accordera pas une valeur probante très élevée au procès‑verbal du règlement dans le présent contrôle judiciaire de la décision de la Commission.

 

[12]           J’estime que les questions de la présente affaire peuvent être formulées comme suit :

1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en décidant de renvoyer ou de rejeter la plainte du demandeur à l’étape de l’examen préalable?

3.         La Commission a‑t‑elle enfreint les principes d’équité procédurale en omettant d’enquêter sur la plainte d’une manière neutre et approfondie?

 

ANALYSE

1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

[13]           Lorsque la Commission rend, en vertu du paragraphe 44(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., ch. H‑6 (la LCDP), une décision à la suite d’un examen préalable et adopte les recommandations de l’enquêteur sans fournir de motifs ou en ne présentant que des motifs sommaires, comme cela est le cas en l’espèce, les cours considèrent que le rapport d’enquête exprime le raisonnement de la Commission (Sketchley c. Canada (Procureur général), [2006] 3 R.C.F. 392 au paragraphe 37; Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie (SEPQA) c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879). L’enquêteur n’est pas indépendant par rapport à la Commission. Il en constitue plutôt une prolongation et il prépare son rapport pour le compte de celle‑ci. Ce sont donc les motifs fournis dans le rapport d’enquête qui font l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

[14]           Je suis convaincu que la norme de contrôle applicable pour les manquements à l’obligation d’équité procédurale est la norme de la décision correcte (Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [2001] 1 R.C.S. 221 au paragraphe 65). La Cour n’est tenue de faire preuve d’aucune retenue lorsqu’elle procède au contrôle de questions de cet ordre.

 

[15]           Pour déterminer la norme de contrôle judiciaire applicable à la question de savoir si la Commission a commis une erreur de droit en décidant de renvoyer ou de rejeter la plainte du demandeur à l’étape de l’examen préalable, la Cour doit appliquer une méthode pragmatique et fonctionnelle.

 

Présence ou absence d’une clause privative ou d’un droit d’appel prévu par la loi

[16]           La LCDP ne prévoit pas de clause privative ni de droit d’appel. La Cour suprême a indiqué que le silence de la loi est neutre et qu’il n’implique pas une norme élevée de contrôle (Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, paragraphe 27). Par conséquent, le premier facteur, à savoir la présence ou l’absence d’une clause privative, est neutre en l’espèce.

 

Le degré d’expertise du tribunal par rapport à l’expertise de la cour qui effectue le contrôle judiciaire à l’égard de la question en litige

[17]           La question en litige concerne la décision de la Commission de rejeter la plainte ou de la renvoyer devant un conciliateur ou le tribunal.  Elle touche directement l’expertise de la Commission dans sa fonction de tirer des conclusions de fait en matière de droits de la personne. Comme le reconnaît la Cour dans MacLean c. Marine Atlantic Inc., 2003 CF 1459, au paragraphe 38, les conclusions de fait tirées dans le cadre de l’examen préalable des plaintes, comme cela est le cas pour les plaintes de discrimination, se fondent sur un rapport d’enquête imprégné de faits, faits que la Commission d’enquête est la plus apte à évaluer. Dans ce contexte, l’expertise de la Commission est supérieure à celle des cours, ce qui milite en faveur d’une plus grande retenue lors d’un contrôle judiciaire.

 

L’objet de la loi et de la disposition particulière

[18]           L’objet de la LCDP est indiqué à l’article 2 de la Loi :

La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

 

Pour que l’objet de la LCDP puisse être atteint, le législateur a conféré à la Commission un vaste pouvoir discrétionnaire lui permettant de rejeter des plaintes lorsqu’elle estime qu’un examen plus poussé n’est pas justifié. Comme la Cour d’appel fédérale l’a observé dans l’arrêt Bell Canada c. Communications, Energy and Paperworker’s Union of Canada (1998), [1999] 1 C.F. 113 (C.A.F), l’intention du législateur était d’accorder à la Commission une grande latitude dans l’exécution de sa fonction d’examen préalable au moment de la réception d’un rapport d’enquête. Le libellé des paragraphes 40(2) et 40(4) et des articles 41 et 44 indique clairement que le législateur ne souhaite pas que la Cour intervienne à la légère dans les décisions de la Commission consécutives à un examen préalable. Ce facteur indique qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard des décisions de la Commission.

 

La nature de la question – de droit, de fait ou mixte de droit et de fait

[19]           La question de savoir si la Commission a commis une erreur de droit en décidant de renvoyer ou de rejeter la plainte du demandeur à l’étape de l’examen préalable constitue une question mixte de fait et de droit. Lorsqu’elle a pris la décision de rejeter ou de renvoyer la plainte, la Commission a évalué les données recueillies par l’enquêteur au cours de l’enquête et a décidé, conformément au paragraphe 44(3) de la LCDP, que la preuve n’étayait pas les allégations avancées dans la plainte. Ce dernier facteur joue en faveur de la retenue de la part de la Cour dans le cadre du contrôle judiciaire.

 

[20]           Après analyse pragmatique et fonctionnelle, la Cour conclut que la norme de contrôle judiciaire applicable pour la question de savoir si la Commission a commis une erreur de droit en décidant de renvoyer ou de rejeter la plainte du demandeur à l’étape de l’examen préalable est la norme est la décision raisonnable simpliciter

 

2. La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en décidant de renvoyer ou de rejeter la plainte du demandeur à l’étape de l’examen préalable?

 

[21]           Le demandeur prétend que l’enquêteur, et donc la Commission, a omis d’examiner, et n’a par conséquent pas appliqué, le critère pertinent en matière de profilage racial et discrimination. D’après le demandeur,

 [traduction] [l]’analyse juridique que l’enquêteur était tenu d’effectuer selon la Loi n’a même pas été abordée dans le rapport d’enquête. L’enquêteur a plutôt défini les questions comme étant de savoir si le demandeur avait fait l’objet d’une inspection inhabituelle de la part des agents des douanes, si l’inspection était injuste et déraisonnable et si elle reposait sur des motifs interdits, comme il est allégué dans la plainte.

 

(paragraphe 37, mémoire du demandeur, page 552, dossier du demandeur)

 

 

 

[22]           Le demandeur laisse en outre entendre que l’enquêteur a effectué une analyse erronée qui [traduction] « démontre une mauvaise appréciation de ce qui constitue de la discrimination raciale sous la forme de profilage racial » (paragraphe 37, mémoire du demandeur, page 552, dossier du demandeur). Le demandeur avance que l’analyse était viciée parce qu’elle ne reconnaît pas les éléments de profilage racial, à savoir les différents stéréotypes négatifs à l’égard des Noirs qui peuvent être intervenus au moment de l’incident et le rôle que ces stéréotypes peuvent avoir joué dans la décision de l’agent de cibler le demandeur pour le questionner et le fouiller; de plus, l’enquêteur n’a pas, dans son analyse, examiné les circonstances de l’affaire ni procédé comme il devait le faire par inférences. Selon le demandeur, cela constitue une erreur de droit fondamentale.

 

[23]           Je ne suis pas d’accord avec les prétentions du demandeur. Le rôle de l’enquêteur est d’enquêter sur les plaintes, de recueillir des preuves et de présenter un rapport de ses conclusions à la Commission. Sa mission consiste essentiellement à tirer des conclusions de fait. Il n’incombe pas à l’enquêteur d’appliquer des règles de droit à un ensemble de faits ni de décider si la discrimination a été établie.

 

[24]           De la même manière, la Commission n’a pas commis d’erreur en omettant d’appliquer ou en appliquant de façon erronée le critère pour le profilage racial et la discrimination. Contrairement à l’argument du demandeur, le critère que la Commission doit appliquer lorsqu’elle reçoit un rapport d’enquête n’est pas le même critère que les tribunaux appliquent lorsqu’ils tiennent une audience dans le cadre d’une plainte de discrimination. Alors que le tribunal nommé par la Commission examine la question de savoir si la plainte satisfait au critère de la preuve prima facie de la discrimination, la Commission évalue si la preuve dont elle est saisie est suffisante pour tenir une audition complète de la plainte devant un tribunal :

La Commission n’est pas un organisme décisionnel; cette fonction est remplie par les tribunaux constitués en vertu de la Loi.  Lorsqu’elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire.  Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée.  Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête.  L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante.

 

(Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, paragraphe 53)

 

 

 

Bien que la Cour suprême du Canada ait ensuite décidé dans Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504, que le raisonnement de la Cour dans Cooper ne faisait plus jurisprudence, je suis convaincu que l’affirmation de la Cour suprême dans cet arrêt sur le rôle de la Commission est toujours valable.

 

[25]           Le critère que la Commission devait appliquer n’avait pas pour but de déterminer si les actions des agents de l’AFSC constituaient un incident de profilage racial prima facie et ainsi de discrimination raciale. La Commission était plutôt tenue d’examiner la preuve et de rejeter la plainte si elle estimait que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci n’était pas justifié (al. 44(3)b), LCDP). En conséquence, la Commission n’a pas commis une erreur de droit en omettant d’examiner ou en n’appliquant pas le critère approprié.

 

[26]           En outre, dans l’arrêt SEPQA, la Cour suprême a examiné les analyses effectuées par la Commission pour décider si elle doit rejeter une plainte ou procéder à la nomination d’un tribunal :

[Le paragraphe] 44(3) de la (LCDP) dispose que, sur réception du rapport de l’enquêteur, la Commission peut demander la constitution d’un tribunal si elle est convaincue que, compte tenu des circonstances, l’examen de la plainte est justifié.

 

L’autre possibilité est le rejet de la plainte. À mon avis, telle est l’intention sous‑jacente à l’al. 36(3)b) pour les cas où la preuve ne suffit pas à justifier la constitution d’un tribunal en application de l’art. 39. Le but n’est pas d’en faire une décision aux fins de laquelle la preuve est soupesée de la même manière que dans des procédures judiciaires; la Commission doit plutôt déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante.

 

(arrêt SEPQA, précité, page 899)

 

 

[27]           J’estime qu’il n’était pas déraisonnable de la part de la Commission de conclure, sur le fondement de la preuve dont elle était saisie, qu’il n’existait pas de motif raisonnable de passer à l’étape suivante. Dans sa plainte, le demandeur a allégué avoir été traité de manière différente et défavorable par le défendeur lors du contrôle douanier, à savoir qu’il a subi une inspection plus approfondie en raison de sa race, de sa couleur, de son sexe, de son origine nationale ou ethnique et de la religion à laquelle il semblait adhérer.

 

[28]           Comme l’enquêteur l’a fait observer dans son rapport, le demandeur a lui‑même admis qu’il ressemble à un membre d’un groupe religieux qui utilise la marijuana dans le cadre de ses pratiques religieuses. Le demandeur a également convenu que l’agent qui l’a interrogé essayait de déterminer s’il était en train d’introduire de la marijuana ou des drogues au Canada, ce qui constitue une tâche légitime pour un agent des douanes. Cependant, l’interrogatoire était, selon la perception du demandeur, « indiscret » parce que le deuxième agent lui a posé des questions détaillées sur ses mouvements et son itinéraire et qu’il lui a posé [traduction] « des questions plus inquisitrices que les questions de routine ». Selon le demandeur, les agents des douanes n’avaient pas besoin de lui poser des questions pour déterminer s’il introduisait des drogues. Ils auraient plutôt dû se servir de machines à rayons X ou de chiens flaireurs.

 

[29]           Lorsqu’ils s’acquittent de leurs fonctions, les agents des douanes doivent s’assurer de ne pas porter atteinte à la Loi sur les douanes, L.R.C. 1985 (2e suppl.), ch. 1, ni à aucune autre loi du Parlement ou règlement connexe qu’ils appliquent . Lorsqu’ils ont interrogé le demandeur et effectué l’inspection de son bagage à main, de la bouteille de rhum et de ses bagages, les agents des douanes ont agi en toute conformité avec les pouvoirs que leur confère la Loi sur les douanes. Ils n’ont pas outrepassé les pouvoirs que leur accorde la loi. La Loi sur les douanes autorise les agents des douanes à poser des questions et à inspecter des biens dans le cadre des tâches dont ils s’acquittent en vertu de la Loi sur les douanes (articles 11 à 13 et 99). La Commission a conclu, sur le fondement de la preuve, que le demandeur n’avait pas fait l’objet d’une inspection inhabituelle ou déraisonnable. Il n’y avait donc pas de motif raisonnable de procéder à l’étape suivante. De plus, si les agents des douanes n’avaient pas posé les questions habituelles qu’ils lui ont posées ou s’ils n’avaient pas inspecté le bagage à main ou les bagages du demandeur, ils ne se seraient pas acquittés des tâches qui leur incombaient.

 

[30]           Il n’appartient pas à la Cour d’entreprendre une nouvelle appréciation de la preuve dans le cadre du contrôle judiciaire. Comme le législateur fédéral l’a clairement indiqué, la Cour ne doit pas intervenir à la légère dans les décisions de la Commission lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire de renvoyer ou de rejeter des plaintes. Elle doit s’en remettre à l’expertise de la Commission. Ainsi, je n’estime pas que la conclusion de la Commission était déraisonnable et je ne vois donc pas de raison d’intervenir sur ce fondement.

 

3. La Commission a‑t‑elle enfreint les principes d’équité procédurale en omettant d’enquêter sur la plainte d’une manière neutre et approfondie?

 

[31]           Dans Miller v. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (Re Goldberg, [1996] A.C.F. no 735 (QL), au paragraphe 10), le juge Jean‑Eudes Dubé de la Cour fédérale du Canada résume l’évolution de la jurisprudence sur l’équité procédurale après l’arrêt SEPCQA de la Cour suprême du Canada :

… le principe de l’équité procédurale exige que la Commission se fonde sur des éléments valables et objectifs pour déterminer si la preuve justifie la constitution d’un Tribunal. Les enquêtes que l’enquêteur mène avant la décision doivent respecter au moins deux conditions : la neutralité et l’exhaustivité. En d’autres termes, l’enquête doit être menée de façon qu’elle ne puisse être décrite comme une enquête empreinte de partialité ou d’iniquité et elle doit être exhaustive, c’est‑à‑dire qu’elle doit tenir compte des différents intérêts des parties concernées.

 

 

[32]           L’obligation de tenir des enquêtes exhaustives découle du rôle essentiel que joue l’enquêteur dans la détermination du bien‑fondé de chaque plainte (Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574, page 599). Le contrôle judiciaire n’est justifié que lorsqu’il y a omissions déraisonnables, par exemple, lorsqu’un enquêteur omet d’enquêter sur un élément de preuve manifestement important (décision Slattery, précitée, page 600). Lorsque l’enquête est insuffisante, la décision de la Commission est viciée, puisque « [s]i les rapports sont défectueux, il s’ensuit que la Commission ne disposait pas d’un nombre suffisant de renseignements pertinents pour exercer à bon droit son pouvoir discrétionnaire » (Grover c. Canada (Conseil national des recherches), 2001 CFPI 687, paragraphe 70; voir également Singh (S.K.) c. Canada (Procureur général), 291 N.R. 365, paragraphe 7 (C.A.), et Kollar c. Banque Canadienne Impériale de Commerce, 2002 CFPI 848, paragraphe 40).

 

[33]           Dans la présente affaire, le demandeur prétend que l’enquête a manqué de rigueur parce que l’enquêteur n’a pas appliqué le critère juridique pertinent. En n’appliquant pas le critère juridique pertinent, l’enquêteur n’a pas, selon lui, mené son enquête et analysé les faits à la lumière de la compréhension essentielle de ce que constitue le profilage racial. Le demandeur fait valoir que l’enquêteur a par conséquent commis des omissions dans le cadre de l’enquête : omission d’examiner l’ensemble des circonstances, omission d’enquêter sur des éléments essentiels en ce qui a trait au critère relatif au profilage racial, omission d’effectuer une enquête de façon neutre et omission d’effectuer une enquête approfondie alors qu’il y avait des possibilités de racisme subconscient, subtil ou systémique (paragraphe 42, mémoire du demandeur, page 553, dossier du demandeur).

 

[34]           J’ai déjà conclu que l’enquêteur n’avait pas commis d’erreur en omettant d’appliquer ou en appliquant erronément le critère juridique pertinent.  En conséquence, je suis également en désaccord avec l’affirmation du demandeur selon laquelle l’application erronée du critère juridique approprié est à l’origine des omissions de l’enquêteur. Je ne vois aucune raison de remettre en question la rigueur ou la neutralité de l’enquête dans la présente affaire. J’estime donc que la Commission n’a pas enfreint les principes d’équité procédurale.

 

[35]           À la fin de la plaidoirie du défendeur, l’avocat a demandé que la plainte du demandeur soit rejetée avec dépens.

 

[36]           À la fin de sa réponse à la plaidoirie du défendeur, le demandeur a demandé à la Cour d’accueillir la demande de contrôle judiciaire avec dépens. Il a cependant également demandé à la Cour, dans l’éventualité où elle déciderait de rejeter la demande de contrôle judiciaire, de ne pas adjuger de dépens.

 

[37]           Après avoir étudié la demande susmentionnée, je ne vois pas pourquoi la Cour devrait rejeter la demande du demandeur sans dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE QUE la demande de contrôle judiciaire soit rejetée et que les dépens soient adjugés au défendeur.

 

 

« Max M. Teitelbaum »

Juge suppléant

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

 

Dossier :                                        T-190-05

 

INTITULÉ :                                       PAUL RICHARDS c. MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               les 15 et 22 octobre 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT               LE Juge SUPPLÉANT TEITELBAUM

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 25 octobre 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marie Chen

 

POUR LE DEMANDEUR

Gillian Patterson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Marie Chen

African Canadian Legal Clinic

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.