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Date : 20030331

 

Dossier : IMM‑1830‑02

 

Référence : 2003 CFPI 376

 

 

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2003

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

 

 

ENTRE :

 

 

                                                                          CDE

 

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                          ‑ et ‑

 

 

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

                                                                                                                                           défendeur

 

 

 

 

                      MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE AMENDÉS

 

 

[1]               La demanderesse, CDE, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 4 avril 2002 par la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). La Commission avait décidé que la demanderesse n’était pas une réfugiée au sens de la Convention.

 

 


LES FAITS

[2]               La demanderesse est de nationalité colombienne. Détentrice d’un diplôme universitaire en administration des affaires, elle a commencé de travailler pour une société de Medellin appelée « X ».  Elle a été embauchée comme directrice du département des ressources humaines. Elle affirme que, le 8 août 2000, elle a reçu, des Commandos armés du peuple (en espagnol, Comandos Armados del Pueblo, ou CAP), une enveloppe portant la marque « personnel ». Le groupe se décrit comme associé au Mouvement de la milice bolivarienne et comme travaillant pour les intérêts des classes moins favorisées.

 

[3]               Dans sa lettre, le groupe ordonnait à la demanderesse de faire trois choses. On lui disait de ne pas congédier de travailleurs, de donner au groupe vingt pour cent de son salaire chaque mois et de ne pas communiquer aux autorités la lettre ou les exigences qu’elle contenait. On l’avertissait que, si elle décidait d’en référer aux autorités, le groupe prendrait des mesures que la demanderesse regretterait.

 

[4]               La demanderesse savait que des menaces de mort avaient été proférées à l’encontre de dirigeants de l’entreprise, eu égard à la situation qui avait cours au sein de l’entreprise ainsi qu’à la situation du pays. Elle avait fait ce constat en examinant la correspondance échangée entre la direction et le titulaire antérieur de son poste. Elle avait discuté de la lettre avec son père, mais avec personne d’autre. Malgré la lettre, la demanderesse a congédié deux employés à la demande de la direction, semble‑t‑il pour rendement insuffisant.

 


[5]               Le soir du 11 août 2000, la demanderesse fut approchée par deux hommes, dont l’un pointa un revolver sur elle, en lui lançant des insultes et des obscénités. Il se disait attristé de constater que l’ordre du groupe pour qu’aucun travailleur ne soit congédié avait été ignoré. Le 14 août, la demanderesse présentait sa démission, sans explication. Le lendemain, la demanderesse recevait d’autres menaces par téléphone. Le groupe avait semble‑t‑il été mis au fait de sa démission. Le 17 août, elle recevait un autre appel qui lui ordonnait de retourner à son poste d’ici au 28 août.

 

[6]               La demanderesse a quitté Medellin pour se rendre à la ferme d’un ami, à l’extérieur de la ville, jusqu’à son départ de la Colombie le 18 septembre 2000. Elle était en possession d’un visa des États‑Unis depuis environ un an et demi, et elle a décidé de l’utiliser pour se rendre à New York. Du 18 septembre au 3 décembre 2000, la demanderesse a séjourné aux États‑Unis et elle communiquait occasionnellement avec son père. Celui‑ci l’informa que de nouvelles menaces avaient été proférées par téléphone. Le 3 décembre 2000, la demanderesse est arrivée au Canada, à Niagara Falls (Ontario), et elle a revendiqué le statut de réfugiée à ce point d’entrée dès son arrivée. La demanderesse a résidé brièvement à Toronto, avant de déménager à Vancouver.

 


[7]               La demanderesse affirme dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) que, si elle n’a pas recherché la protection des autorités colombiennes, c’est parce qu’elle craignait que la milice armée, avec son réseau d’informateurs, ne découvre qu’elle était allée voir la police, et n’use de représailles contre elle pour cette raison. Elle a aussi affirmé qu’elle n’avait songé à revendiquer nulle part la protection accordée aux réfugiés, jusqu’à ce qu’elle apprenne, durant son séjour à New York, que le Canada est signataire de la Convention sur la protection des réfugiés et qu’elle pouvait y trouver sécurité et protection.

 

DÉCISION DE LA COMMISSION

[8]               La Commission, en l’occurrence un tribunal formé de deux membres, a estimé que la demanderesse n’était pas une réfugiée au sens de la Convention. Selon elle, le témoignage de la demanderesse n’était pas crédible et, abstraction faite de la question de la crédibilité, la demanderesse n’avait pas recherché la protection de l’État. Une telle protection lui était raisonnablement accessible en Colombie.

 

[9]               La Commission a relevé plusieurs éléments de l’exposé narratif de la demanderesse qui, selon elle, n’étaient pas vraisemblables. Elle n’a pas prêté foi à l’affirmation de la demanderesse pour qui il n’y avait personne dans l’entreprise en qui elle pût avoir confiance. Or sa nomination à un poste clé au sein de l’entreprise montrait qu’elle avait la confiance de l’entreprise. La Commission n’a pas non plus suivi la demanderesse lorsque celle‑ci a expliqué pourquoi elle n’avait parlé à personne au sein de l’entreprise, pas même à la direction ou au personnel de sécurité, des menaces qu’elle avait reçues, ou de la correspondance adressée à la personne qui avait occupé son poste avant elle.

 


[10]           La Commission a également trouvé difficile, vu le danger auquel la demanderesse prétendait être exposée, de prêter foi à sa décision de continuer de travailler bien que son père, un ancien policier, lui eût conseillé de ne pas retourner au travail. Elle n’avait pas présenté la lettre exprimant ces menaces lorsqu’elle avait, à son arrivée au Canada, produit des documents appuyant sa revendication du statut de réfugié, mais elle avait présenté d’autres documents moins percutants. Pour ces raisons, les commissaires ont accordé peu de poids à la lettre dans laquelle les menaces avaient censément été proférées.

 

[11]           Les commissaires ont également indiqué, dans leur évaluation de la crédibilité, que le comportement de la demanderesse durant son témoignage ne dégageait pas les émotions auxquelles on aurait pu s’attendre de la part de quelqu’un qui a vécu de tels événements. À la page 5 de ses motifs, la Commission s’est exprimée ainsi :

 

Afin d’évaluer la crédibilité, le tribunal a également tenu compte du comportement de la revendicatrice pendant son témoignage. Pendant l’audience, elle n’a en aucun temps manifesté le type d’émotions qu’elle aurait dû raisonnablement afficher si elle avait relaté des incidents dont elle a véritablement été victime. Son comportement était plutôt indifférent et distant pendant qu’elle témoignait au sujet d’incidents traumatisants, comme si elle récitait un texte qu’elle avait mémorisé.

 

 

[12]           La Commission a ensuite examiné d’autres aspects du témoignage de la demanderesse, aspects qu’elle a également jugés peu crédibles. La Commission se réfère à une lettre qui avait été préparée par l’entreprise et qui confirmait simplement que la demanderesse y travaillait en août 2000. Selon la Commission, la demanderesse aurait dû communiquer avec l’entreprise pour savoir si un autre employé, et en particulier le successeur de la demanderesse dans son poste, avait reçu des menaces semblables. Les raisons données par la demanderesse pour expliquer ce point n’ont pas convaincu la Commission, ni d’ailleurs les raisons données par elle expliquant pourquoi elle avait congédié deux travailleurs après qu’on lui eut dit de ne congédier personne.

 


[13]           L’incident au cours duquel un revolver avait été pointé sur elle après qu’elle eut quitté son bureau n’avait pas été signalé à l’entreprise ni à une quelconque instance publique. Cette omission suscitait des doutes, tant sur la véracité du récit de cette agression que sur l’exactitude de l’affirmation selon laquelle la protection d’État était inadéquate. Le temps mis par la demanderesse pour quitter la Colombie, outre le fait qu’elle n’avait pas revendiqué le statut de réfugié aux États‑Unis, faisait également douter de sa crainte subjective de persécution et de la crédibilité de son récit.

 

POINTS EN LITIGE

[14]           Les points, tels que les ont exposés les parties, sont les suivants :

1.         La Commission a‑t‑elle fondé sa décision sur des conclusions de fait qui étaient erronées ou qui ont été tirées sans égard à la preuve?

 

2.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit lorsqu’elle a estimé qu’une protection d’État était accessible à la demanderesse?

 

ANALYSE

Crédibilité


[15]           La norme de contrôle à appliquer aux conclusions de fait tirées par la Commission est celle de la décision manifestement déraisonnable. En principe, les conclusions de la Commission qui se rapportent à la crédibilité ne seront pas modifiées si elles sont appuyées par des motifs exposés en des termes précis et indubitables : Hilo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 199. Cependant, même si la Commission motive ses conclusions en matière de crédibilité, les motifs doivent être autorisés par la preuve dont elle disposait. Si la Commission rend une décision sans égard à la preuve dont elle disposait, ou si elle fonde sa décision sur des considérations étrangères ou hors de propos, cette décision justifie l’intervention de la Cour fédérale : alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‑7.

 

[16]           La Commission a trouvé des contradictions dans le témoignage de la demanderesse. Elle a estimé que son témoignage était incompatible sur le plan interne, et incompatible avec d’autres éléments de preuve. La Commission a aussi trouvé que la demanderesse n’était pas crédible parce que, selon elle, sa version des événements n’était pas vraisemblable.

 

[17]           Pour savoir si un revendicateur est crédible ou non, les commissaires doivent s’assurer d’étudier en profondeur l’ensemble de la preuve, y compris la preuve documentaire. Dans son témoignage, la demanderesse a montré une connaissance intime de la situation de son pays. Elle savait que des commandos armés imprègnent chaque aspect de la vie quotidienne en Colombie, y compris les relations professionnelles et les services publics essentiels tels que les corps policiers locaux. Sa décision de ne parler à personne de la lettre de menaces, pas même à la direction de son entreprise, était justifiée : elle était pétrifiée par la crainte. Elle craignait notamment de rejoindre les nombreux civils qui, selon la preuve documentaire, avaient été liquidés par des groupes de miliciens.

 


[18]           Selon la Commission, l’entreprise l’avait engagée parce qu’elle croyait qu’elle avait suffisamment confiance dans ses aptitudes pour lui attribuer le poste. D’après elle, cette confiance devait être réciproque; par conséquent, elle a estimé qu’il était déraisonnable pour la demanderesse de ne pas avoir renseigné les représentants de l’entreprise sur les incidents qui avaient entouré les menaces.

 

[19]           Cette conclusion de la Commission est démentie par la preuve documentaire, qui montre que les groupes de miliciens ont accès aux renseignements par toutes sortes de moyens, notamment en envoyant leurs membres noyauter telle ou telle organisation et collectivité. La prépondérance de la preuve révèle que les commandos sont en cheville avec les principaux mouvements de guérilla de la Colombie, notamment les FARC, ce groupe bien connu de miliciens qui se décrit comme une force révolutionnaire armée. La demanderesse connaissait leurs techniques d’investigation, qui comprenaient l’écoute téléphonique. Elle avait raison de supposer que, si elle signalait les incidents à quelqu’un de l’entreprise qu’elle ne connaissait pas très bien, et qui allait peut‑être les divulguer, elle pourrait avoir des ennuis. La conclusion de la Commission selon laquelle les raisons qu’avait données la demanderesse pour ne révéler les incidents à personne de l’entreprise « n’étaient pas logiques du tout » n’est pas autorisée par la preuve. Et puis, ce n’est pas parce que l’entreprise avait suffisamment confiance en la demanderesse pour l’engager que la demanderesse était forcément tenue de révéler à son employeur ce renseignement sensible, en ignorant le risque que cette révélation pouvait entraîner pour elle.

 


[20]           Il y avait sans doute dans le milieu de travail de la demanderesse certaines personnes avec lesquelles la demanderesse aurait pu contracter des liens de familiarité et développer de bons rapports de travail. Cependant, dans son témoignage, elle a dit qu’elle craignait de s’exposer à des représailles si d’aventure la personne de l’entreprise à qui elle se serait confiée avait divulgué le secret. Elle n’a pas précisé si une telle divulgation aurait été intentionnelle ou le résultat d’une étourderie. À mon avis, vu le climat politique général, notamment le ciblage de civils, tel qu’en fait état la preuve documentaire, la décision de la demanderesse de garder bouche cousue était une ligne de conduite tout à fait défendable.

 

[21]           Le même raisonnement vaut pour la décision de la demanderesse de ne pas signaler à la police l’agression qu’elle avait subie un soir après le travail. Le rapport sur la Colombie préparé par la Commission interaméricaine des droits de l’homme, un organe de l’Organisation des États américains, décrit l’historique des groupes paramilitaires en Colombie et leur position par rapport à la police et autres agents de la sécurité de l’État en Colombie. Voici ce que l’on peut lire au paragraphe 43 :

 

[Traduction] [...] Comme on l’a indiqué précédemment, certains groupes paramilitaires ont des liens étroits avec des éléments des forces de sécurité publique de l’État bien qu’ils fonctionnent souvent avec un degré élevé d’autonomie.

 

 

 

[22]           La preuve documentaire renfermait aussi une trousse d’information datée de janvier 2002 et préparée par la Direction de la recherche, Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La trousse d’information comprend les passages suivants :

 


[Traduction] Le rapport mentionne que le « travail politique » des milices urbaines consiste à endoctriner les jeunes, à développer des plans et à envoyer leurs membres noyauter diverses institutions publiques, alors que le « travail opérationnel » (operativo) consiste à recueillir des renseignements et à suivre d’éventuelles victimes de kidnapping (qui sont ensuite remises à des détachements ruraux), à pratiquer le sabotage et la propagande, à fomenter la violence au cours des manifestations, et à commettre des actes terroristes selon ce qu’ordonne leurs chefs (ibid.).

 

...

 

Chaque groupe de la guérilla a ses propres milices urbaines dans les diverses régions du pays, mais les FARC ont le réseau le plus important, avec leurs Milicias Bolivarianas, qui opèrent dans les principales villes du pays depuis 1987 (ibid.). Le deuxième réseau le plus important est celui des Milicias Populares des ELN, suivi des Milicias Obreras de l’Ejército Popular de Liberación (EPL), ce à quoi il faut ajouter d’autres groupes dissidents plus modestes qui ont commencé comme branches de groupes de la guérilla mais sont devenus maintenant des groupes du crime organisé (ibid.).

 

Certains groupes des milices urbaines semblent être des branches d’un front de guérilla ou se considèrent comme des fronts autonomes. Par exemple, un rapport sur les menaces et les attaques à l’encontre du maire de Cali mentionne que les milices des FARC qui menaçaient de le tuer se désignaient sous le nom de « front urbain  Manuel Cepeda Vargas », tandis qu’un groupe ELN qui avait tenté de tuer le maire se désignait sous le nom de « milices urbaines du front Jose Maria Becerra » (ibid., 4 octobre 1999).

 

Ces dernières années, les milices urbaines ont accru leur présence dans les principales villes de Colombie et autres centres urbains plus modestes, et les autorités considèrent Medellin comme la ville comptant le plus grand nombre de milices urbaines (ibid., 14 mai 1999). Ces milices comprennent les Comandos Armados Populares (commandos populaires armés, CAP), qui à l’origine faisaient partie des milices urbaines ELN et qui opèrent aujourd’hui dans diverses régions de la capitale du département d’Antioquia; cette milice est connue surtout pour pratiquer l’extorsion auprès des commerçants et hommes d’affaires, et au moins une entreprise de transport public de la ville est tenue de payer une certaine somme pour chaque autobus qui traverse une zone en particulier (ibid.). (Non souligné dans l’original)

 

 

[23]           La demanderesse sait que des liens existent entre certains membres des groupes paramilitaires et certains membres de la police ou autres agents de l’État. Elle sait aussi que les groupes paramilitaires disposent de moyens perfectionnés pour obtenir des renseignements et que la nouvelle de sa décision de s’adresser à la police aurait pu leur être communiquée. Sa décision de ne pas se référer à la police s’accordait avec le fait qu’elle craignait pour sa vie.

 


[24]           Le juge Décary, s’exprimant pour la Cour dans l’arrêt Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.), disait que la Commission est la mieux à même d’évaluer la crédibilité d’un récit et de tirer les déductions qui s’imposent. Ainsi, les décisions fondées sur les conclusions que tire la Commission ne sont pas sujettes à contrôle judiciaire à moins que les conclusions soient déraisonnables au point de justifier l’intervention de la Cour.

 

[25]           Vu les propos qui précèdent, les conclusions tirées dans cette affaire étaient déraisonnables au point qu’il est nécessaire pour la Cour d’intervenir. Les conclusions doivent être tirées compte tenu de l’ensemble de la preuve. Elles ne sauraient être fondées simplement sur une combinaison des témoignages avec une réaction intuitive à ces témoignages. La preuve documentaire montre que le conflit armé qui a cours en Colombie place la population civile dans une situation particulièrement dangereuse, et les interactions quotidiennes auxquelles les nord‑Américains n’accorderont que peu d’attention doivent être considérées avec prudence en Colombie. La décision de la Commission a été prise sans égard à cette preuve et elle doit donc être annulée.

 

[26]           Dans l’affaire Leung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1994] A.C.F. n° 774, le juge en chef adjoint Jerome s’exprimait ainsi, au paragraphe 16 :

 


Étant donné cette claire obligation pour la Commission de fonder sa décision sur la totalité des éléments de preuve, combinée à l’obligation de justifier ses conclusions sur la crédibilité, on doit présumer que les motifs de la Commission contiennent un relevé raisonnablement complet des faits qui sous‑tendent sa décision. La Commission aura donc tort de ne pas faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient éventuellement réfuter ses conclusions d’invraisemblance. Après avoir examiné les conclusions de la Commission quant à l’invraisemblance, j’estime qu’une telle erreur a été commise en l’espèce.

 

 

 

[27]           Dans sa décision, la Commission dit qu’elle n’a accordé aucun poids aux prétendues menaces de la guérilla. Les motifs qu’elle donne à l’appui étaient que la trousse d’éléments de preuve du défendeur n’en faisait pas état. Selon la Commission, la demanderesse avait, lors de son arrivée au Canada, remis aux représentants du défendeur des documents de moindre importance, en s’abstenant de produire la lettre qui renfermait les menaces. Cette conclusion a été tirée en l’absence d’une déclaration solennelle ou de notes d’entrevue d’un agent d’immigration susceptibles d’éclairer ce qui avait pu se passer au point d’entrée à propos de la lettre.

 

[28]           Un examen du dossier certifié de la Commission révèle que la demanderesse a bel et bien remis cette lettre aux fonctionnaires du défendeur, soit à son arrivée au Canada, soit peu de temps après. Une copie de la lettre apparaît dans la première trousse d’éléments de preuve du défendeur, comme pièce 2 du dossier certifié. Une traduction de la lettre n’est apparue que lorsqu’a été remise à la Commission une deuxième trousse d’éléments de preuves, et l’on avait remarqué que la signature du traducteur ne figurait pas sur cette traduction. Néanmoins, il était manifestement déraisonnable de n’accorder aucun poids à la lettre au motif que la demanderesse n’avait pas produit la lettre, alors que le dossier n’en dit rien ou peut‑être même indique le contraire.

 


[29]           La transcription de l’audience n’indique pas que la demanderesse a été priée de dire ce qui était arrivé au point d’entrée ou de dire pourquoi elle n’avait pas produit la lettre à ce moment‑là. Dans l’arrêt Gracielome c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989) 9 Imm. L.R. (2d) 37 (C.A.F.), la décision de la Commission avait été infirmée en raison des incohérences décelées par la Cour. Non seulement la Cour d’appel fédérale avait‑elle jugé déraisonnable la conclusion selon laquelle la preuve en question contenait des contradictions, mais encore elle avait fait observer que les demandeurs n’avaient pas eu l’occasion d’éclaircir les contradictions censément décelées par la Commission. Si, dans le cas qui nous occupe, la demanderesse avait été invitée à préciser ce qu’elle avait présenté à son arrivée au Canada, la Commission eût pu remarquer la présence de la lettre dans son dossier.

 

[30]           S’agissant du comportement de la demanderesse, il s’agit là en principe d’une matière qui relève de l’appréciation exclusive de la Commission en tant que juge des faits. Les commissaires ont la possibilité d’observer l’attitude du témoin, un aspect qu’une lecture du dossier ne permet pas de circonscrire aisément.

 

[31]           Cependant, les conclusions tirées par la Commission de l’attitude de la demanderesse n’étaient pas raisonnables. La Commission s’exprime ainsi, à la page 5 de sa décision :

 

Afin d’évaluer la crédibilité, le tribunal a également tenu compte du comportement de la revendicatrice pendant son témoignage. Pendant l’audience, elle n’a en aucun temps manifesté le type d’émotions qu’elle aurait dû raisonnablement afficher si elle avait relaté des incidents dont elle a véritablement été victime. Son comportement était plutôt indifférent et distant pendant qu’elle témoignait au sujet d’incidents traumatisants, comme si elle récitait un texte qu’elle avait mémorisé.

 

 


[32]           Dans ses motifs, la Commission s’attarde sur l’absence d’émotion chez la demanderesse. Aucun autre trait de comportement habituellement associé à l’aptitude d’un revendicateur, par exemple faux‑fuyants, confusion ou hésitation, n’est évoqué. Comme on le mentionne dans l’affaire Shaker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (30 juin 1999), dossier n° IMM‑3448‑98, un jugement rendu par le juge Reed (C.F. 1re inst.), l’émotion montrée par une personne qui décrit un événement peut varier. L’émotion à laquelle on s’attendrait de la part d’un revendicateur ne va pas de soi, surtout si ce revendicateur décrit un événement qui est survenu longtemps avant l’audience, et ne vont pas de soi non plus les caractéristiques de ce revendicateur qui donnent à penser qu’il manifestera devant la Commission telle ou telle émotion.

 

[33]           Si la Commission voulait tirer de cette absence d’émotion une conclusion défavorable, elle aurait dû expliquer quels aspects de la personnalité et des antécédents de la demanderesse la conduisaient à penser qu’elle manifesterait telle ou telle émotion. Je suis d’avis que l’impression de la Commission sur l’absence d’émotion de la demanderesse doit être mise en doute, compte tenu surtout du temps qui s’est écoulé entre l’audience et la décision. Je suis donc d’avis que les conclusions de la Commission en matière de crédibilité qui reposent sur le comportement de la demanderesse sont déraisonnables et constituent une conclusion de fait erronée.

 


[34]           Un dernier aspect touchant la crédibilité de la demanderesse doit être examiné. La demanderesse n’a pas en effet revendiqué le statut de réfugié dès qu’elle en a eu l’occasion. En principe, un tel atermoiement dénote une absence de crainte subjective. Cependant, il faut se rappeler que les personnes en mal de protection à titre de réfugiées ne connaissent pas toutes le processus, ni les circonstances dans lesquelles on peut y recourir. Dans l’affaire Williams c. Canada (Secrétaire d’État) (30 juin 1995), n° du greffe IMM‑4244‑94 (C.F. 1re inst.), le juge Reed avait estimé que l’ignorance d’une revendicatrice à propos de l’existence du système de protection qui s’offrait à elle constituait une explication raisonnable et crédible de sa tardiveté à revendiquer le statut de réfugiée.

 

[35]           Les agissements de la demanderesse doivent être considérés dans leur intégralité si l’on veut déterminer l’effet de sa tardiveté à revendiquer le statut de réfugiée sur la crédibilité de sa crainte subjective. Elle a passé entre deux et trois mois aux États‑Unis et n’a revendiqué le statut de réfugiée qu’à son arrivée au Canada. Ce n’est là que l’un des facteurs à considérer. Je suis d’avis que, vu les circonstances de cette affaire, ce n’est pas un facteur décisif. On doit se garder de perdre de vue que son comportement s’accordait néanmoins avec celui d’une personne qui voulait quitter un pays où elle était en danger.

 

Protection d’État

[36]           S’agissant de la protection d’État, la preuve documentaire donne de nombreux exemples de son insuffisance.

 


[37]           Dans ses motifs, la Commission n’a pas fait état de la preuve documentaire relative aux activités des groupes armés. Sans se référer à cette preuve, elle a conclu que la demanderesse n’avait pas apporté une preuve claire et convaincante de l’absence d’une protection d’État. Selon la Commission, la preuve documentaire montrait que Medellin connaît un taux élevé de criminalité. Toutefois, la revendication de la demanderesse était fondée sur une crainte de violence politique, non d’acte criminel. La Commission a aussi mentionné que les forces de sécurité de l’État ne sont pas opérationnelles, mais la demanderesse n’a jamais dit si les forces de sécurité de l’État étaient ou non opérationnelles en Colombie. Ce genre d’énoncés montre à quel point la Commission a mal compris la revendication et à quel point son analyse est fautive.

 

[38]           La demanderesse a témoigné qu’elle avait eu peur de s’adresser à la police, non seulement parce qu’elle croyait que les CAP avaient noyauté les corps policiers, mais aussi parce que n’importe lequel des groupes armés formant le réseau de la milice bolivarienne l’avait sans doute fait. La Commission a commis une erreur lorsqu’elle a estimé que son témoignage ne mentionnait que les CAP, alors qu’elle avait déclaré qu’elle craignait l’ensemble des groupes.

 

[39]           La Commission n’a pas fait état de la preuve documentaire sur les conditions ayant cours dans le pays, conditions qui confirmaient la certitude de la demanderesse que les milices armées sauraient si elle était allée voir la police. Plus précisément, avec le groupe appelé FARC, qui tient sous sa coupe jusqu’à quarante pour cent du territoire de la Colombie, il n’est pas possible pour le gouvernement d’administrer et de surveiller tout le pays.

 


[40]           La Commission ne s’est pas référée à la preuve documentaire sur le conflit armé qui sévit en Colombie. Cette preuve comprend notamment des rapports concernant les déplacements internes forcés et les agressions commises contre les civils par des groupes armés qui accusent les civils de soutenir leurs rivaux. Ces problèmes sont particulièrement sérieux dans le département d’Antioquia, le département colombien où se trouve Medellin. Les gens qui sont soumis à des déplacements internes continuent de se sentir menacés où qu’ils aillent et ils ne peuvent se sentir en sécurité nulle part en Colombie. La preuve documentaire sur ces aspects comprend des documents préparés par Human Rights Watch et par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

 

[41]           La Commission n’a pas tenu compte de la preuve relative aux conditions prévalant dans le pays, une preuve qui intéresse tout à fait l’absence d’une protection d’État. Cet oubli de la Commission est attesté par le fait qu’elle a évoqué le taux élevé de la criminalité à Medellin, mais non la preuve documentaire sur les effets du conflit politique armé. La conclusion de la Commission selon laquelle la demanderesse n’a pas apporté une preuve claire et convaincante de l’absence d’une protection d’État a été tirée sans égard aux faits établis.

 

[42]           Dans l’arrêt Ward c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 689, la Cour suprême du Canada s’était référée au Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié (Genève, 1992) (le Guide), préparé par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Le Guide mentionne que la protection d’État fait défaut lorsqu’un revendicateur n’est pas apte ou, par crainte de persécution, n’est pas disposé à demander protection à l’État. La Cour avait jugé qu’un revendicateur doit, pour pouvoir sur cette base être reconnu comme réfugié au sens de la Convention, apporter une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État de fournir une protection.

 


[43]           Puisque la demanderesse avait une bonne idée des risques qu’elle courait en sollicitant l’aide de la police ou d’autres autorités, comme on l’a vu plus haut et comme l’atteste la preuve documentaire, elle avait une crainte valide de persécution qui faisait qu’elle n’était pas encline à demander la protection de l’État. La preuve documentaire relative aux déplacements internes et aux liens des groupes paramilitaires avec les forces de sécurité de l’État est une preuve claire et convaincante de l’absence d’une protection d’État et aurait dû être jugée telle par la Commission. Je suis donc d’avis que la Commission a commis une erreur en affirmant qu’une protection d’État était à la disposition de la demanderesse.

 

[44]           Eu égard à l’analyse ci‑dessus, je fais droit à la demande de contrôle judiciaire et j’ordonne que la décision de la Commission soit annulée et renvoyée pour nouvelle audition devant un tribunal différemment constitué.

 

[45]           Les parties ont eu l’occasion de soulever une question grave de portée générale selon ce qu’envisage l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, et elles ne l’ont pas fait. Je ne me propose pas de certifier une question grave de portée générale.

 

 

                                                                ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

 


2.         La décision du 4 avril 2002 de la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvelle instruction devant un tribunal différemment constitué.

 

3.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

                                                                                                                     « Edmond P. Blanchard »           

                                                                                                                                                     Juge                          

 

Traduction certifiée conforme

 

 

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.

 

 

 

 

 


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

 

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                              IMM‑1830‑02

 

INTITULÉ :                                             CDE c. M.C.I.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       Vancouver (C.‑B.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     le 30 janvier 2003

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                             MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

 

DATE DES MOTIFS :                            le 31 mars 2003

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mme Brenda J. Wemp                                                               POUR LA DEMANDERESSE

 

M. Peter Bell                                                                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mme Brenda J. Wemp                                                               POUR LA DEMANDERESSE

1628, 7e avenue Ouest

Vancouver (C.‑B.)  V6J 1S5

 

 

Morris Rosenberg                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Bureau 900 ‑ 840, rue Howe

Vancouver (C.‑B.)  V6Z 2S9

 

 


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