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Date : 20071214

Dossier : T-888-07

Référence : 2007 CF 1320

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

 

ENTRE :

JANET SALAFF

 

demanderesse

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le cas de Janet Salaff ressortit à une question de chiffres. Si elle atteint le chiffre de 1 095 jours ou plus, la demanderesse pourra profiter des avantages de la citoyenneté canadienne, notamment du droit d’aller et de venir à sa guise et de demeurer à l’étranger aussi longtemps qu’elle le désire. Si elle compte 729 jours ou moins, elle court le risque de perdre son statut de résidente permanente du Canada. Elle a accumulé 831 jours; il s’agit du nombre de jours où elle a été physiquement présente au Canada au cours des quatre années qui ont précédé le dépôt de sa demande de citoyenneté. Le ministre est tenu aux termes de la Loi sur la citoyenneté d’attribuer la citoyenneté au résident permanent par ailleurs admissible qui a, « dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout … ». La juge de la citoyenneté a conclu qu’il manquait 264 jours à la demanderesse et a rejeté sa demande. Il s’agit en l’espèce de l’appel de cette décision.

 

[2]               Mme Salaff représente un atout pour le Canada. Elle est arrivée ici en provenance des États‑Unis en 1970 et est devenue résidente permanente en 1974. Sa fille, qui est née ici, est citoyenne canadienne. Éminente universitaire, Mme Salaff est professeure estimée de sociologie à l’Université de Toronto depuis 1970 et se spécialise dans le domaine des études chinoises. Elle a publié de nombreux ouvrages et a prononcé des conférences partout dans le monde. Elle a aussi agi à titre de témoin expert. Elle a maintenu sa spécialisation en se rendant fréquemment en Chine, en grande partie grâce à l’aide financière d’organisations non gouvernementales canadiennes. Le ministre ne nie pas qu’elle ait été une ambassadrice de bonne volonté du Canada.

 

[3]               Bien qu’elle ait rejeté sa demande, la juge de la citoyenneté avait le pouvoir de recommander au ministre d’accorder la citoyenneté à la demanderesse, mais elle n’en a rien fait. La Cour n’est pas compétente pour formuler une telle recommandation. En outre, ainsi que je l’ai indiqué dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Wall (2005), 271 F.T.R. 146, 2005 CF 110, il ne suffit pas de jouir d’une bonne réputation. En droit, la demanderesse doit résider ici pendant au moins 1 095 jours au cours des quatre années qui ont précédé sa demande de citoyenneté.

 

[4]               La Loi ne donne aucune définition de « résidence ». Des juges de la Cour ont adopté trois interprétations différentes. Malheureusement, la Loi ne permet aucun appel à la Cour d’appel fédérale et le législateur n’a pas jugé opportun de modifier la Loi de manière à clarifier cette situation malheureuse. En conséquence, et malheureusement, la décision d’un juge de la citoyenneté ne sera pas infirmée dans le cadre d’un appel si le juge applique correctement l’une des trois écoles de pensée (Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (1999), 164 F.T.R. 177, [1999] A.C.F. no 410).

 

[5]               Suivant chacune de ces trois écoles de pensée, le demandeur doit, dans un premier temps, s’établir au Canada. Le ministre admet volontiers que Mme Salaff l’a fait. La question est de savoir si elle est restée ici, non pas au cours des 37 dernières années, mais plutôt au cours des quatre années qui ont précédé le dépôt de sa demande. Selon un premier courant jurisprudentiel, elle a probablement satisfait à l’exigence de résidence, bien qu’elle n’ait pas été physiquement présente pendant 1 095 jours. Suivant un deuxième courant jurisprudentiel, elle n’avait certainement pas accumulé un nombre suffisant de jours. Toutefois, la juge de la citoyenneté a suivi la démarche plus nuancée, énoncée par la juge Reed dans la décision Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286, 59 F.T.R. 27, 59 F.T.R. 27, [1992] A.C.F no 1107, de la centralisation du mode de vie.

 

[6]               Si la juge de la citoyenneté avait suivi la démarche énoncée dans la décision Re Papadogiorgakis, [1978] 2 C.F. 208, 88 D.L.R. (3d) 243, Mme Salaff aurait probablement satisfait à l’exigence de résidence. Se fondant sur la manière dont la « résidence » est traitée dans les lois fiscales, le juge en chef adjoint Thurlow a statué qu’une personne qui a établi une résidence au Canada « ne cesse pas d’y être résidente lorsqu’elle le quitte à des fins temporaires, soit pour traiter des affaires, passer des vacances ou même pour poursuivre des études ».

 

[7]               Par ailleurs, dans la décision Re Pourghasemi (1993), 62 F.T.R. 122, le juge Muldoon a insisté sur la présence physique; soit la personne est présente au Canada, soit elle ne l’est pas.

 

[8]               S’inspirant de la décision Re Papadogiorgakis, précitée, la juge Reed s’est dite d’avis que le critère de la résidence pouvait être formulé de deux manières. Le Canada est‑il le lieu où le demandeur « vit régulièrement, normalement ou habituellement »? Ou encore, le Canada est‑il le pays où le demandeur a centralisé son mode d’existence? Elle a ensuite énoncé six questions « …que l’on peut poser pour rendre une telle décision ». Ces questions ne devraient pas être interprétées comme étant des conditions prescrites par la loi. La décision Koo (Re) permet de faire valoir que l’on peut être ici d’esprit, même si on ne l’est pas de corps.

 

[9]               La plupart des questions de citoyenneté sont des questions mixtes de fait et de droit assujetties à une analyse fondée sur la norme du caractère raisonnable simpliciter (décision Wall, précitée). Toutefois, je suis parvenu à la conclusion que la juge de la citoyenneté a commis une erreur de droit, de sorte que sa décision doit être examinée en fonction de la norme de la décision correcte. Plutôt que d’insister sur les quatre années en question, elle a adopté un point de vue prospectif. Bien que Mme Salaff ait encore un bureau à l’Université de Toronto, elle est maintenant à la retraite. Elle s’est récemment remariée avec un professeur norvégien, qui demeure résident de la Norvège. Le couple jouit d’un mode de vie qui ferait l’envie de nombreuses personnes; il passe du temps ici avec elle; elle passe du temps avec lui là‑bas. Et tous deux passent du temps en Asie, ou à Hawaii, où elle détient une part de deux semaines dans une multipropriété. Elle enseigne au Canada, en Norvège et en Asie.

 

[10]           Je suis convaincu que la juge de la citoyenneté a bien résumé la preuve lorsqu’elle a dit : [traduction] « [e]n partie en raison de vos travaux de recherches, de vos vacances et de vos visites chez votre mari en Norvège, vous entrez au Canada et en sortez régulièrement ». Toutefois, elle a ensuite commis une erreur en s’intéressant aux intentions futures possibles de Mme Salaff plutôt qu’à la situation telle qu’elle existait à la date du dépôt de la demande de citoyenneté, en disant [traduction] « [m]aintenant que vous avez pris votre retraite de l’Université de Toronto, il est raisonnable de s’attendre à ce que vous passiez plus de temps à l’extérieur du pays ».

 

[11]           Elle a dit trouver [traduction] « …étrange que vous ayez demandé la citoyenneté à un moment où vous deviez savoir que vous pourriez avoir accumulé un nombre très insuffisant de jours aux fins du critère de résidence ». Elle a conclu dans les termes suivants :

[traduction] S’il n’y a aucun doute que vous avez apporté une contribution importante au milieu universitaire de Toronto, et à des groupes communautaires chinois en particulier, et que vous avez excellé dans le domaine professionnel que vous avez choisi, la preuve ne permet pas d’établir que vous avez l’intention de faire du Canada votre résidence principale.

 

 

[12]           Je vois dans le renvoi à la date à laquelle la demande a été présentée une supposition qu’à l’avenir, Mme Salaff risque de perdre son statut de résidente permanente pour ne pas avoir passé au moins 730 jours au Canada au cours d’une période de cinq ans comme le requiert l’article 28 de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés. S’il est vrai qu’un citoyen peut aller et venir à sa guise et que le résident permanent ne jouit pas tout à fait de cette liberté, il s’agissait là d’une conjecture inappropriée de la part de la juge de la citoyenneté.

 

[13]           Si une décision discrétionnaire administrative du ministre peut être infirmée au motif qu’elle repose sur des facteurs sans pertinence, il s’ensuit que la décision en cause dans la présente instance doit être infirmée (Maple Lodge Farm Ltd. c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, 137 D.L.R. (3d) 558).

 

[14]           Pour ces motifs, l’appel est accueilli et l’affaire est renvoyée devant un autre juge de la citoyenneté pour qu’il effectue un nouvel examen. Il n’y a aucune adjudication de dépens.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.                  L’appel est accueilli et l’affaire est renvoyée devant un autre juge de la citoyenneté pour qu’il effectue un nouvel examen.

2.                  Il n’y a aucune adjudication de dépens.

 

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-888-07

 

INTITULÉ :                                       JANET SALAFF c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               12 décembre 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      14 décembre 2007

 

 

 

COMPARUTIONS

 

Cathryn Sawicki

 

POUR LA DEMANDERESSE

Jennifer Dagsvik

POUR LE DÉFENDEUR

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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