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Date : 20081209

Dossier : IMM-795-08

Référence : 2008 CF 1349

Toronto (Ontario), le 9 décembre 2008

En présence de monsieur le juge Zinn

 

 

ENTRE :

SUWALEE IAMKHONG

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]        La présente demande porte principalement sur le caractère raisonnable et le caractère adéquat des motifs justifiant la préparation d’un rapport d’interdiction de territoire et du renvoi subséquent de l’affaire à la Section de l’immigration, en conformité avec les paragraphes 44(1) et 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la demande doit être rejetée.

 

 

 

I. L’historique

[2]        La demanderesse est née en 1969 dans une petite communauté rurale de la Thaïlande. En 1994, ne comptant que quatre années de scolarité, elle s’est rendue à Hong Kong afin d’y travailler comme danseuse exotique. Elle s’est livrée à des activités sexuelles avec les clients et peu de temps après être arrivée à Hong Kong, elle a fait faire une analyse de son sang; on lui a dit qu’elle était séropositive. Deux semaines après l’analyse de sang, elle a reçu un visa de travail lui permettant d’entrer au Canada pour travailler comme danseuse exotique, ce qu’elle a fait dès son arrivée au Canada en 1995 jusqu’à son arrestation en 2004 relativement aux accusations criminelles qui ont attiré sur elle l’attention des autorités de l’immigration.

 

[3]        Quatre mois après son arrivée, dans le cadre du processus de renouvellement de son visa, la demanderesse a subi un examen médical qui comprenait une analyse de sang. Les résultats de l’analyse étaient satisfaisants et le visa a été renouvelé. Le visa a été renouvelé périodiquement pendant longtemps. La demanderesse prétend qu’elle a cru à tort que l’analyse de sang qu’elle avait subie pour le renouvellement de son visa comprenait un test de dépistage du VIH. Comme le visa a été renouvelé, elle prétend qu’elle croyait, à tort également, que le résultat de séropositivité obtenu à Hong Kong était erroné.

 

[4]        En 1997, la demanderesse a épousé un citoyen canadien. En février 2004, la demanderesse est tombée malade et elle a été diagnostiquée comme étant séropositive. Son mari a été informé de son état et une analyse de sang a révélé qu’il était séropositif. La demanderesse et son époux se sont séparés. Des accusations criminelles ont été portées contre la demanderesse parce qu’elle a infecté son époux. Le 16 janvier 2007, la demanderesse a été déclarée coupable, en vertu des articles 221 et 268 du Code criminel, de négligence criminelle causant des lésions corporelles et de voies de fait graves. Le 16 août 2007, la demanderesse a été condamnée à trois ans, moins un an pour le temps passé en détention préventive, pour chaque chef, à purger concurremment.

 

[5]        Les personnes au Canada qui n’ont pas la citoyenneté peuvent être renvoyées du Canada si elles ont été déclarées coupables de crimes graves, comme c’est le cas de la demanderesse. Le 30 novembre 2007, la demanderesse a été interrogée par une agente d’immigration au centre de détention où elle purge sa peine. La demanderesse était accompagnée par un représentant du Asian Community AIDS Services. Lors de l’entrevue, l’agente a expliqué à la demanderesse l’objet de l’entrevue qui était tenue eu égard au paragraphe 44(1) de la Loi, lequel est ainsi libellé :

44. (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44. (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

 

[6]        L’agente a soumis un affidavit dans la présente instance dans lequel elle déclare qu’elle a expliqué à la demanderesse que, en raison de la durée de sa peine, elle risquait de perdre le droit d’interjeter appel si une mesure de renvoi était prononcée contre elle. L’article 64 de la Loi prévoit qu’appel ne peut être interjeté à la Section d’appel de l’immigration par la personne qui est interdit de territoire pour raison de grande criminalité. L’interdiction de territoire pour grande criminalité vise l’infraction punie au Canada par un emprisonnement d’au moins deux ans. La demanderesse devait servir une peine de trois ans et, par conséquent, elle ne peut pas interjeter appel à la SAI.

 

[7]        L’agente affirme que l’entrevue a porté sur la situation de la demanderesse, notamment sur sa santé, ses besoins en matière de soins médicaux, ses antécédents en matière d’immigration, le temps qu’elle a passé au Canada, ses antécédents criminels, ses études, son expérience de travail, sa famille au Canada et en Thaïlande, les détails de sa peine, ses projets d’avenir, son degré d’établissement au Canada et ses moyens financiers. Les notes manuscrites qui figurent dans le dossier certifié du tribunal confirment que tous ces éléments ont été couverts par l’agente. De plus, la demanderesse s’est fait dire qu’elle pourrait envoyer d’autres observations pour examen.

 

[8]        Le 13 décembre 2007, l’agente a reçu de l’avocate de la demanderesse 20 pages d’observations écrites et de documents à l’appui. Ces observations sont intitulées [traduction] « Demande de dispense discrétionnaire du rapport d’interdiction de territoire dressé en vertu du paragraphe 40(1) ». Dans ces observations, l’avocate de la demanderesse a fourni des détails supplémentaires concernant la demanderesse, notamment concernant son statut au Canada, l’absence de criminalité antérieure, le fait qu’elle a été coopérative et qu’elle se soit efforcée de donner des renseignements, qu’elle n’a jamais fait de fausses déclarations à CIC ou à l’ASFC, ses 12 années de résidence au Canada, la relation étroite qu’elle entretient avec sa sœur au Canada et leur entreprise conjointe de services de traiteur, sa participation à la collectivité VIH/SIDA thaïlandaise, les circonstances entourant son test de dépistage du VIH, tel je l’ai déjà expliqué, son regret d’avoir donné le SIDA à son époux, les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle était renvoyée en Thaïlande, notamment les possibilités limitées d’obtenir des médicaments et le fait qu’elle n’a pas les moyens de payer des médicaments, et, en conséquence, son espérance de vie plus courte.

 

[9]        L’agente affirme que, le 17 décembre 2007, elle a décidé de rédiger le rapport visé au paragraphe 44(1) et qu’elle l’a rédigé le 7 janvier 2008 (malgré qu’il soit daté du 17 décembre 2007). Dans ce rapport, l’agente résume les renseignements qui ont été obtenus durant l’entrevue et souligne que des observations écrites ont été reçues de la part de l’avocate de la demanderesse et qu’elles ont été prises en compte. L’agente a conclu ce qui suit :

[traduction]

 

La sujette a éprouvé un grand regret quant à ses actions et elle a démontré un grand désir de demeurer au Canada. Toutefois, le rédacteur ne peut pas ignorer la gravité de la déclaration de culpabilité criminelle, la peine imposée et le fait que les tribunaux étaient d’avis que l’allégation de la sujette selon laquelle elle n’était pas au courant de sa maladie n’était pas crédible. Non plus que la sujette n’a jamais fait état de son historique médical à l’ASFC, notamment lors de son entrée initiale ou lors des nombreuses demandes de prorogation de son statut qu’elle a soumises.

 

Compte tenu de tous les renseignements disponibles, notamment des observations soumises par l’avocate de la sujette en son nom, des facteurs d’ordre humanitaire et étant conscient que, en raison de la durée de la peine infligée, la sujette n’aura peut‑être pas le droit d’interjeter appel à l’égard d’une mesure de renvoi si une mesure de renvoi est prise, le rédacteur recommande que la sujette soit renvoyée à une enquête. De plus, le rédacteur recommande qu’un mandat soit délivré et que la sujette soit mise en détention en attendant une enquête.

 

[10]    La demanderesse, dans ses observations, fait grand état du fait que le rapport narratif qui, selon l’agente, a été rédigé le 7 janvier 2008, mentionne le fait que la demanderesse a interjeté appel de sa déclaration de culpabilité au criminel. Comme le souligne la demanderesse, le 8 janvier 2008, son avocate a envoyé une copie de l’avis d’appel de la déclaration de culpabilité au criminel – une journée après que le rapport narratif a été rédigé. La demanderesse prétend que cette contradiction prouve que l’agente a été influencée par son gestionnaire lorsqu’elle a pris la décision visée au paragraphe 44(1) ou que le gestionnaire a lui‑même pris la décision. Je ne suis pas convaincu que cette contradiction, s’il s’agit bien d’une contradiction, prouve quoi que ce soit.

 

[11]    Le dossier certifié du tribunal comprend une lettre émanant de Eva Sin du Asian Community AIDS Services datée du 28 novembre 2007. Cette lettre a été soumise par la demanderesse à l’agente le 13 décembre 2007, dans le cadre de ses observations à l’appui de sa demande qu’aucun rapport d’inadmissibilité ne soit rédigé. Mme Sin affirme dans sa lettre d’appui que la déclaration de culpabilité au criminel fait l’objet d’un appel. Par conséquent, l’agente devait être au courant de l’appel avant de recevoir la lettre du 8 janvier 2008. De plus, la lettre de présentation du 8 janvier 2008 de l’avocate de la demanderesse indique clairement que l’avis d’appel était transmis à l’agente [traduction] « tel que demandé ». À ce titre, il est faux de la part de la demanderesse de prétendre que l’agente n’a pas pu être au courant de l’appel avant le 8 janvier 2008. Enfin, l’agente, dans le rapport narratif, mentionne que l’avis d’appel a été déposé le 19 octobre 2007 alors que l’avis et la lettre de présentation qui lui ont été transmis par l’avocate de la demanderesse mentionnent clairement que l’avis a été déposé le 20 octobre 2007. Il semble très curieux que l’agente n’avait pas la bonne date de dépôt si elle s’est, en fait, fiée aux renseignements figurant dans la lettre du 8 janvier 2008. Par conséquent, selon moi, la demanderesse n’a pas établi que la décision n’a pas été rendue et rédigée aux dates mentionnées par l’agente.

 

[12]    Le 14 janvier 2008, le représentant du ministre a signé le rapport narratif et a écrit la note suivante :

[traduction]

 

J’ai examiné tous les renseignements fournis. J’ai tenu compte des facteurs CH ainsi que du fait que la sujette n’aura aucun droit d’appel. Je suis d’avis que la tenue d’une enquête est opportune en l’espèce. La délivrance d’un mandat est également opportune.

 

Ce qui précède constituait la décision prise en vertu du paragraphe 44(2). Le paragraphe 44(2) de la Loi est ainsi libellé :

44. (2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

44. (2) If the Minister is of the opinion that the report is well‑founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

 

 

[13]    L’agente a de nouveau rencontré la demanderesse le 4 février 2008. La demanderesse a soumis un affidavit dans lequel elle affirme qu’on lui a dit que le gestionnaire de l’agente avait pris la décision de rédiger un rapport relatif à l’interdiction de territoire et qu’[traduction] « elle ne [lui] a[vait] pas dit quels étaient les motifs de cette décision ». Pour sa part, l’agente affirme que, à la réunion du 4 février 2008, elle a expliqué à la demanderesse qu’elle avait écrit le rapport parce qu’elle était d’avis que la demanderesse était interdite de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi parce qu’elle avait été déclarée coupable de voies de fait graves et de négligence criminelle causant des lésions corporelles et qu’elle s’était vu infliger une peine à cet égard. Elle affirme qu’elle a informé la demanderesse que son gestionnaire avait déféré l’affaire pour enquête et qu’elle a donné à la demanderesse une copie du rapport narratif qu’elle avait rédigé. Même si la demanderesse affirme qu’on ne lui a pas dit pourquoi le rapport avait été rédigé et pourquoi l’affaire avait été déférée pour enquête, il convient de mentionner qu’elle n’a pas nié dans son affidavit qu’elle a bel et bien reçu une copie du rapport narratif et n’a pas mentionné comme motif de contrôle dans la présente instance qu’elle n’a pas reçu une copie du rapport narratif. Le rapport narratif ne mentionne pas les motifs pour lesquels ces mesures ont été prises, en tout cas, pas de façon suffisante selon la demanderesse.

 

[14]    Le 19 février 2008, une demande d’autorisation de présentation d’une [traduction] « demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agente d’exécution Sarah Blanchett et de son gestionnaire, Klaudios Mustakas, transmise à la demanderesse le 4 février et dans laquelle ceux‑ci ont refusé sa demande de dispense quant au rapport d’interdiction prévu au paragraphe 44(1) […] » a été déposée.

 

[15]    On a demandé au défendeur, en vertu des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, les motifs de la décision faisant l’objet de la demande. Un document de trois pages, c’est‑à‑dire un rapport de deux pages rédigé en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi daté du 7 janvier 2008 et un compte rendu d’une page de la réunion de l’agente et de la demanderesse du 4 février 2008, a été soumis en réponse à cette demande.

 

[16]    À la suite de l’octroi de l’autorisation dans la présente affaire, l’Agence des services frontaliers du Canada a remis à la Cour et aux parties le dossier certifié du tribunal avec une lettre d’accompagnement datée du 17 septembre 2008. Le dossier certifié du tribunal comprend environ 117 pages, y compris le rapport narratif de l’agente comme il a déjà été mentionné. 

 

[17]    En plus de son affidavit, la demanderesse a également déposé un affidavit émanant d’Eva Sin, une travailleuse de soutien du Asian Community AIDS Services qui a accompagné la demanderesse lors de son entrevue initiale le 30 novembre 2007. Cet affidavit comprend un paragraphe, fondé sur des renseignements tenus pour véridiques, qui fait état d’une conversation entre l’avocate de la demanderesse et le représentant du ministre qui a eu lieu le 19 février 2008 ainsi que des notes de l’avocate de la demanderesse quant à cette conversation.

 

[18]    L’affidavit de Mme Sin comprend également les notes qu’elle a prises à l’entrevue du 30 novembre avec l’agente. Dans la mesure où la demanderesse a prétendu le contraire, ces notes, selon moi, étayent l’affirmation de l’agente selon laquelle elle a expliqué que le processus prévu à l’article 44 comportait deux volets qui, premièrement, la concernaient elle, et qui, deuxièmement, concernaient son gestionnaire, le représentant du ministre, qui prendrait la décision de déférer ou non l’affaire pour enquête.

 

II. Les questions en litige

[19]    La demanderesse propose les questions suivantes à trancher :

a)               Un agent a‑t‑il le pouvoir de décider si oui ou non il doit rédiger un rapport en vertu du paragraphe 44(1) et le représentant du ministre a‑t‑il le pouvoir de déférer l’affaire en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi?

b)               L’agente et le représentant du ministre ont‑ils manqué à leur obligation d’équité envers la demanderesse en ne motivant pas adéquatement leurs décisions?

c)               L’agente et le représentant du ministre ont‑ils fait obstacle à l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en ne tenant pas compte de la situation particulière de la demanderesse lorsqu’ils ont pris les décisions en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2)?

d)               Les décisions de l’agente et du représentant du ministre étaient‑elles déraisonnables?

 

III. Questions préliminaires

[20]    Le défendeur a soulevé deux questions préliminaires. Premièrement, le défendeur prétend que la demande de contrôle judiciaire est irrégulière car elle porte sur deux décisions plutôt que sur une seule décision. L’article 302 des Règles des Cours fédérales prévoit que, sauf ordonnance contraire de la Cour, la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée. En l’espèce, la demande de contrôle judiciaire porte sur deux décisions – la décision de l’agente et la décision du représentant du ministre. Le défendeur prétend que la demanderesse aurait dû déposer deux demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire contestant les deux décisions dans deux instances distinctes et, en omettant de le faire, la demanderesse n’est pas autorisée à contester la décision prise par le représentant du ministre en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi parce qu’elle n’a pas déposé une demande distincte d’autorisation de contester cette décision distincte.

 

[21]    Le défendeur interprète avec justesse l’article 302 des Règles ainsi que l’exigence que chaque demande de contrôle judiciaire ne porte que sur une seule décision ou sur une seule ordonnance. La demanderesse n’a pas respecté cette disposition. Dans des circonstances comme celles en l’espèce où deux décisions distinctes sont prises, chaque décision devrait faire l’objet d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Dans le but d’économiser des ressources judiciaires, la Cour entend généralement les deux demandes ensemble, pourvu que l’autorisation soit accordée : voir, par exemple, Leong c. Canada (Solliciteur général), [2004] A.C.F. no 1369; Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 533; Hernandez c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2007] A.C.F. no 965; Richter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. no 1033.

 

[22]    Compte tenu des circonstances exceptionnelles de la présente affaire, je suis disposé à rendre une ordonnance portant que les décisions de l’agente et du représentant du ministre prises en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2), respectivement, soient traitées ensemble dans la présente demande de contrôle judiciaire. Ceci ne doit pas être interprété comme étant un précédent donnant à penser qu’il convient de déposer des demandes uniques lorsque l’on a affaire avec les deux décisions dont il est question à l’article 44 de la Loi car ce n’est pas le cas. En l’espèce, toutefois, l’objection a été soulevée tardivement et tous les documents exigés ont été soumis à la Cour, notamment l’argumentation complète quant aux deux décisions.

 

[23]    Deuxièmement, le défendeur s’oppose à la preuve soumise par la demanderesse relativement à la conversation de son avocate avec le représentant du ministre. Le défendeur prétend que le contenu de cette conversation n’est pas un fait dont la déclarante a une connaissance personnelle au sens de l’article 81 des Règles car elle n’était pas partie à la conversation. Le défendeur fait valoir que la preuve que la demanderesse souhaite soumettre est inadmissible dans l’absence de circonstances exceptionnelles qui pourraient justifier l’admissibilité de renseignements tenus pour véridiques.

 

[24]    La demanderesse a prétendu que la preuve est un dossier professionnel de la déclarante, Eva Sin, et elle est donc une exception à la règle du ouï‑dire. Il ne fait aucun doute que la note de l’avocate portant sur sa conversation téléphonique est son propre dossier professionnel, mais le simple fait de la remettre à une déclarante pour que celle‑ci l’insère dans son affidavit n’en fait pas le dossier professionnel de cette personne. Cette note n’est pas un document que la déclarante ou les Thai Community AIDS Services, pour lesquels elle travaille, ont préparé dans le cours ordinaire de leurs affaires. Telle qu’elle a été soumise, il ne s’agit pas d’un dossier professionnel admissible dans la présente instance. Si la demanderesse désirait que la Cour examine ce document ainsi que la conversation, alors ils auraient dû être soumis grâce à un affidavit émanant de son avocate malgré que cela aurait empêché l’avocate de comparaître à cette audience : voir l’article 82 des Règles. Pour ces motifs, l’objection du défendeur à l’égard de cette preuve est maintenue. Quoiqu’il en soit, selon moi, la preuve de la conversation que la demanderesse désirait soumettre n’aurait eu aucune incidence sur l’issue de la présente affaire.

 

IV. Les décisions et leurs motifs

[25]    Comme je l’ai déjà souligné, les documents soumis le 7 avril 2008, en vertu de l’article 9 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés ne comprenaient pas le rapport narratif qui était joint au dossier certifié du tribunal. La demanderesse a prétendu que le rapport narratif ne devrait pas être accepté à titre de partie du dossier ou de motifs des décisions faisant l’objet du présent contrôle car il n’a pas été soumis en conformité avec l’article 9 des Règles et parce que la demanderesse a subi un préjudice car ses arguments étaient fondés sur les documents soumis en vertu de l’article 9 des Règles. Je rejette les deux arguments.

 

[26]    Je suis d’accord avec le défendeur pour affirmer que l’omission d’inclure le rapport narratif dans la divulgation prévue à l’article 9 des Règles était vraisemblablement une erreur cléricale et que la demanderesse n’a subi aucun préjudice car il a été produit dans le dossier certifié du tribunal assez tôt pour que les deux parties présentent des arguments détaillés, par écrit ou de vive voix, quant aux motifs qu’il divulgue. Une situation semblable s’est produite dans la décision Abdeli c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2006] A.C.F. no 1322. Comme l’a souligné le juge Kelen, malgré que le rapport narratif n’avait pas été produit en vertu de l’article 9 des Règles dans le cadre de la réponse initiale, mais seulement plus tard comme partie du dossier certifié du tribunal, il constituait les « motifs » de la décision et il avait été produit régulièrement devant la Cour.

 

V. Le pouvoir discrétionnaire dans les décisions prises en vertu de l’article 44

[27]    La demanderesse, dans ses arguments relatifs à la demande d’autorisation, a déclaré ce qui suit : [traduction] « la présente affaire soulève la question des limites du pouvoir discrétionnaire d’un agent de décider si oui ou non il déposera un rapport d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1) contre un résident permanent, notamment un résident qui ne peut pas interjeter appel de son renvoi à la Section d’appel de l’immigration ».

 

[28]    Comme je l’ai déjà souligné, au moment où la demanderesse a écrit ces observations, elle n’avait pas été saisie du rapport narratif de l’agente ou des motifs du représentant du ministre. Compte tenu du court document dont elle disposait, il semblait que ni l’agente ni le représentant du ministre n’ont tenu compte de la déclaration de culpabilité et de la peine imposée. Compte tenu de ces faits, la demanderesse avait raison quant à la question que la demande semblait soulever. 

 

[29]    Il y a quelques divergences d’opinion dans la jurisprudence de la Cour quant à savoir si un agent a le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 44(1) lorsqu’il établit un rapport d’interdiction de territoire, et, le cas échéant, quant à l’étendue de ce pouvoir : voir Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 533; Hernandez c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2007] A.C.F. no 965; Awed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 645; Spencer c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 1269; Richter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. no 1033. Par conséquent, compte tenu des faits exacts, ces questions exigent un examen. Toutefois, en l’espèce, il ressort maintenant clairement du dossier que l’agente et le représentant du ministre ont estimé qu’ils possédaient un pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils prenaient les décisions qu’ils devaient prendre en vertu de l’article 44. De plus, le dossier indique également qu’ils ont tous les deux tenu compte d’un ensemble de facteurs lorsqu’ils ont décidé d’exercer ou non leur pouvoir discrétionnaire. Même si ces personnes ont excédé leur compétence en estimant qu’elles possédaient un pouvoir discrétionnaire, elles ont toutes les deux estimé qu’elles possédaient un pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, la question, telle que formulée par la demanderesse, ne se pose pas eu égard aux faits de la présente affaire.

 

[30]    Selon moi, les seules questions qui exigent l’examen de la Cour dans la présente demande sont les questions suivantes :

a)               L’agente ou le représentant du ministre ont‑ils omis de motiver adéquatement leurs décisions?

b)              L’une ou l’autre de ces décisions était‑elle déraisonnable?

 

VI. L’analyse

A.  Le caractère suffisant des motifs

[31]    Il a été conclu que les décisions prises en vertu de l’article 44 de la Loi sont des décisions administratives qui commandent une obligation d’agir équitablement plus faible. La juge Snider, dans la décision Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 533, a décrit cette obligation comme étant une obligation d'équité « moins stricte ». Bien que certains ont conclu qu’aucun motif n’est exigé pour les décisions prises en vertu de cette disposition (voir, par exemple, Lee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 158, au paragraphe 39), je suis d’avis que l’on doit fournir des motifs compte tenu de l’importance de la décision pour la personne devant être renvoyée. Toutefois, cela ne veut pas dire que les motifs qui sont donnés doivent être aussi détaillés que ceux qui sont exigés dans les instances judiciaires ou quasi judiciaires.

 

[32]    Selon moi, les commentaires suivants formulés par la Cour suprême dans l’arrêt Lake c. Canada (Ministre de la Justice), [2008] 1 R.C.S. 761, une affaire d’extradition, s’appliquent à une décision prise en vertu de l’article 44. Les motifs n’ont pas à être approfondis et n’ont pas à analyser chaque facteur, le critère est celui de savoir s’ils permettent à la personne touchée de comprendre pourquoi la décision a été prise et permettent à la cour de révision d’apprécier la validité de la décision.

Par ailleurs, je conviens que le ministre est tenu de motiver sa décision, mais ses motifs ne doivent pas être exhaustifs pour être suffisants. Deux objectifs sous-tendent son obligation : permettre à l'intéressé de comprendre la décision et à la cour de révision d'apprécier le bien-fondé de celle-ci. Les motifs doivent clairement indiquer que le ministre a pris en considération les arguments défavorables à l'extradition présentés par l'intéressé et permettre de comprendre pourquoi il les a rejetés. En l'espèce, malgré son caractère succinct, l'analyse du ministre fondée sur l'arrêt Cotroni suffisait. Le ministre n'est pas tenu d'analyser chacun des facteurs dans le détail. Une justification axée sur les facteurs jugés plus décisifs permet à la cour de révision de statuer sur la raisonnabilité de la conclusion.

 

[33]    Les motifs de l’agente indiquent qu’elle a tenu compte de la preuve présentée concernant ce que la demanderesse a décrit comme étant les facteurs CH. Même s’ils étayaient la demande formulée par la demanderesse qu’aucun rapport prévu au paragraphe 44(1) ne soit établi, l’agente a conclu qu’elle ne pouvait pas faire abstraction de la gravité des crimes pour lesquels la demanderesse a été déclarée coupable, de la peine imposée, du fait que la cour pénale n’avait pas accepté l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle ne savait pas qu’elle était séropositive et, enfin, du fait que le demanderesse n’a jamais révélé son état aux autorités de l’immigration, que ce soit à l’entrée initiale ou lorsqu’elle a renouvelé son visa de travail. Bref, l’agente a conclu qu’il s’agissait là des facteurs les plus convaincants et ils l’ont amené à établir le rapport prévu au paragraphe 44(1).

 

[34]    À mon avis, la demanderesse est capable de lire le rapport narratif et conclure, comme moi, que les motifs justifiant l’établissement du rapport prévu au paragraphe 44(1), malgré les facteurs qui jouaient en sa faveur, étaient ceux qui sont mentionnés dans le paragraphe précédent. Même si une autre personne appréciant les facteurs soumis aurait pu arriver à une autre conclusion, les motifs justifiant la décision prise par l’agente, selon moi, sont suffisants.

 

[35]    De même, selon moi, les motifs du représentant du ministre satisfont également à la norme de l’arrêt Lake car le représentant du ministre adopte et invoque les motifs de l’agente. 

 

VII. Le caractère raisonnable des décisions

[36]    Nous devons suivre la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, notamment ce qui est mentionné au paragraphe 49 :

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l'origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n'appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[37]    Les décisions prises en vertu de l’article 44 de la Loi sont des décisions qui sont peu susceptibles, selon les faits, de se prêter à une seule conclusion possible. D’après les faits de l’espèce, cela est certainement vrai. Je suis incapable d’affirmer que la décision de l’agente ou que la décision du représentant du ministre n’appartient pas aux issues possibles acceptables. Malgré les facteurs qui militent en faveur de la demanderesse, ceux qui ont été soulignés par l’agente sont des facteurs pertinents à prendre en compte et ce sont des facteurs qui, selon moi, justifient l’établissement d’un rapport d’interdiction de territoire.

 

[38]    Par conséquent, la présente demande est rejetée.

 

[39]    La demanderesse a soumis deux questions à la certification.

a)             Quelle est l'étendue (i) du pouvoir discrétionnaire de l'agent d'immigration relativement à la décision d'établir ou non le rapport prévu au paragraphe 44(1) de la LIPR à l'intention du ministre (ou, comme en l'espèce, à l'intention du représentant du ministre) et (ii) du pouvoir discrétionnaire du représentant du ministre relativement à la décision de déférer l’affaire pour enquête à la Section de l'immigration, sous le régime du paragraphe 44(2) de la LIPR?

b)            Quel est le contenu de l'obligation d'agir équitablement qu'assume (i) l'agent d'immigration relativement à la décision d'établir le rapport prévu au paragraphe 44(1) de la LIPR et (ii) le représentant du ministre relativement à la décision de déférer l’affaire à la Section de l'immigration en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR?

 

[40]    Pour certifier une question en vue d’un appel, la question posée doit être une question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel.

 

[41]    La première question posée par la demanderesse ne permettrait pas de régler un appel car la question de la portée du pouvoir discrétionnaire ne se pose pas en l’espèce. L’obligation d’agir équitablement qui est due en vertu de l’article 44 de la Loi a été examinée de nombreuses fois par la Cour dans les décisions mentionnées en l’espèce. Il y a un consensus quant à l’obligation qui est due. De plus, la demanderesse n’a soulevé aucune obligation qui n’a pas été observée par le défendeur. Par conséquent, cela ne permettrait pas de régler un appel.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE CE QUI SUIT :

1.             En conformité avec l’article 302 des Règles, les décisions de l’agente et du représentant du ministre ont toutes les deux été examinées dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire;

 

2.             La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

 

3.             Aucune question n’est certifiée.

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-795-08

 

INTITULÉ :                                       SUWALEE IAMKHONG c.

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

                                                            ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 20 novembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 9 décembre 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Elizabeth Lim

POUR LA DEMANDERESSE

 

Alexandre Tavadian

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lim Mangalji

Avocats

London (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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