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Date : 20090119

Dossier : T-717-08

Référence : 2009 CF 46

OTTAWA (ONTARIO), LE 19 JANVIER 2009

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

WILLIAM DAVID GERARD JONES

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le demandeur, qui se représente lui-même, a servi comme ingénieur naval au sein des Forces canadiennes pendant près de trente ans. Il a introduit la présente demande de contrôle judiciaire pour contester la décision de le libérer des Forces pour des raisons d’ordre médical. Cette décision remonte à plus de dix ans.

 

[2]               Le 13 avril 2007, la juge Layden-Stevenson a fait droit à une première demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur (2007 CF 386) au motif que son droit à l’équité procédurale avait été violé par le Conseil de révision des carrières (médical) (CRC(M)) [Par souci de commodité, une liste de tous les acronymes employés dans les présents motifs est insérée à la fin des présents motifs à l’annexe A]. À l’époque, le CRC(M) était le service administratif chargé de faire des recommandations au Directeur - Personnel (Administration des carrières) (DPAC) dans tous les cas où le profil médical d’un militaire avait été ramené à un niveau inférieur au niveau minimal requis pour son poste. Plus précisément, la juge Layden-Stevenson a conclu que le demandeur n’avait pas bénéficié d’une audience équitable, étant donné qu’il n’avait effectivement pas été avisé de la date de l’audience du CRC(M) et qu’il n’avait pas reçu les documents auxquels il avait droit. Il vaut la peine de signaler qu’avant d’arriver à cette conclusion, la juge a également conclu qu’il s’agissait d’un des rares cas dans lesquels il y avait lieu de déclarer la demande de contrôle judiciaire recevable malgré le fait qu’il existait un autre recours (le mécanisme de règlement des griefs) dont le demandeur ne s’était pas prévalu.

 

[3]               Dans une ordonnance ultérieure (T-714-06, 20 décembre 2007), la juge Layden-Stevenson a modifié son ordonnance précédente après avoir appris que le CRC(M) avait été aboli et avait été remplacé par un autre processus, l’Examen administratif/Restrictions à l’emploi pour raisons d’ordre médical (EA/CERM). Elle a par conséquent ordonné ce qui suit :

[traduction] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour être jugée conformément au processus d’EA/CERM qui a remplacé celui du maintenant défunt Conseil de révision des carrières (médical) (CRC(M)), à condition que les personnes chargées de l’EA/CERM ne soient pas les mêmes que celles de l’ancien CRC(M).

 

[4]               Par suite de cette ordonnance, on a mis en branle un nouveau processus qui s’est soldé par la confirmation de la décision antérieure de libérer le demandeur des Forces armées. C’est cette seconde décision qui est visée par la présente demande de contrôle judiciaire.

LES FAITS

[5]               M. Jones est de toute évidence un homme meurtri. Il a été libéré des Forces canadiennes après plus de 29 ans de service, avec un dossier impeccable, en raison de ce qu’il considère être des mesures de représailles prises contre lui par l’amiral et les commandants de sa base. À son avis, sa seule faute a été de signaler à l’attention du Chef d’état‑major de la Défense (CEMD) les lacunes et les irrégularités qu’il avait constatées dans son milieu de travail. Il a répété à plusieurs reprises à l’audience qu’il ne faisait que son travail et qu’il prenait la défense de « ses hommes » en soulignant que le gouvernement ne peut se lancer dans un nombre toujours plus grand de missions sans en même temps sabrer dans les budgets et les ressources humaines. Il n’y a aucun doute dans mon esprit que M. Jones est un homme très appliqué qui a fait preuve d’une loyauté sans faille envers les Forces armées malgré toutes les épreuves qu’il a traversées.

 

[6]               Je suis dispensé de relater en détail les faits qui sont survenus entre la date de l’incident qui, à l’été 1996 est, selon M. Jones, à l’origine de ses problèmes, et sa libération des Forces armées, qui lui a été annoncée le 22 septembre 1997. Dans sa décision, la juge Layden‑Stevenson a présenté un résumé complet des faits les plus saillants et les plus pertinents, et il n’est donc pas nécessaire que je les réitère.

 

[7]               À l’instar de ma collègue, je tiens à souligner que M. Jones s’est montré fort éloquent dans la présentation de sa cause. Comme la plupart des plaideurs qui ne sont pas représentés par un avocat, il ne saisissait de toute évidence pas très bien les subtilités des arguments juridiques et de certaines des règles de la Cour. Sa tâche était d’autant plus ardue qu’il devait tenter d’expliquer d’une façon intelligible pour le profane la structure et le jargon complexes des Forces armées. Si le contenu de son dossier était à l’occasion éparpillé et difficile à suivre, il a de toute évidence compensé ces lacunes par la façon dont il a formulé ses observations orales. Je m’empresse d’ajouter que l’avocat du défendeur s’est également montré très coopératif et efficace et qu’il a grandement facilité la tâche de M. Jones et de la Cour en donnant au besoin des éclaircissements.

 

[8]               En reprenant l’affaire là où la juge Layden-Stevenson l’a laissée, voici un bref résumé des faits survenus depuis le prononcé des ordonnances qu’elle a rendues.

 

[9]               Le processus d’EA/CERM est exposé dans la Directive et ordonnance administrative de la Défense (DOAD) 5019‑2 intitulée « Examen administratif ». Il est utilisé pour évaluer la mesure administrative requise sur le plan professionnel relativement au membre des Forces canadiennes (FC) qui, en raison de son état de santé, ne répond plus aux exigences d’ordre médical des FC ou à celles de son poste. Le processus d’EA/CERM fait intervenir un agent des FC, qui agit comme analyste d’examen administratif (analyste EA) et qui est chargé de procéder à une analyse EA, et une autorité approbatrice (AA), qui est choisie parmi les personnes figurant dans la liste des autorités approbatrices dressée par le Directeur général – Carrières militaires, et qui est chargée de prendre une décision au sujet de l’EA. L’analyste EA est mis au courant des contraintes à l’emploi pour raisons médicales du militaire en question qui ont été approuvées par la Direction – Politique de santé. L’analyste EA traite ensuite le dossier conformément à la DOAD. L’analyste EA n’est pas informé du trouble médical dont souffre le militaire, mais seulement des contraintes à l’emploi auxquelles il est assujetti.

 

[10]           Le 19 septembre 2007, les documents de l’EA/CERM ont été envoyés par poste prioritaire au demandeur afin de lui être communiqués conformément à la DOAD 5019‑2. La lettre jointe aux documents exposait la procédure suivie pour communiquer les renseignements et elle était accompagnée d’une copie des documents que l’autorité approbatrice utiliserait pour prendre une décision.

 

[11]           Le premier document annexé est un sommaire du cas. On trouve dans la partie relative aux renseignements généraux les contraintes à l’emploi pour raisons médicales du demandeur dont le médecin-chef fait état dans le formulaire CF 2088 (Avis de changement de profil médical ou de restrictions à l’emploi). Ces contraintes sont les suivantes : [traduction] « 1) inapte au service en campagne, en mer, à des affectations dans des postes isolés et au service de l’ONU; 2) apte à l’entraînement physique, mais pourrait être limité par le type, la durée et la fréquence des exercices ». On discute ensuite du principe de l’universalité du service pour conclure avec les remarques suivantes :

[traduction] Dans le cas qui nous occupe, les CERM [contraintes à l’emploi pour raisons médicales] qui sont énumérées au premier paragraphe empêchent le militaire en question de satisfaire aux EJP [exigences professionnelles justifiées] associées au paragraphe 33(1) de la Loi sur la défense nationale (LDN), étant donné que ces CERM l’empêchent d’accomplir ses tâches dans un environnement militaire, y compris, mais non exclusivement, les tâches suivantes : des déplacements fréquents, des déménagements, des affectations à des postes isolés et le service temporaire loin du foyer et de l’unité, et travailler durant de longues périodes dans un environnement hostile, exposé à des situations qui mettent sa vie en danger.

 

Comme Pm 1 Jones ne peut pas être employé à profit de quelque façon que ce soit ou maintenu dans sa présente profession ou son présent emploi, sa libération serait la seule option possible.

 

[12]           Parmi les documents envoyés au demandeur se trouvaient aussi une copie de l’Avis de changement de profil médical ou de restrictions à l’emploi du demandeur (CF 2088), qui était mentionné dans le sommaire du cas, les états de service du demandeur, en date du 30 septembre 1993, et une copie de quelques documents administratifs.

 

[13]           Le 12 octobre 2007, le demandeur a écrit à l’analyste EA pour lui réclamer des renseignements et une copie d’autres documents. L’échange de courriels qui a suivi entre le demandeur et l’analyste s’est soldé par l’envoi au demandeur des copies de documents qu’il réclamait.

 

[14]           En plus de communiquer avec l’analyste chargée de son dossier, le demandeur a également contacté le commis de soutien à la gestion des ressources à l’Administration et gestion des ressources (Carrières militaires) pour discuter de son dossier. L’analyste a donné pour directives au commis de faire savoir le demandeur qu’il devait cesser d’appeler le commis pour obtenir des renseignements et qu’il devait plutôt communiquer directement avec elle, l’analyste, ce que le demandeur a fait.

 

[15]           Le 8 janvier 2008, le demandeur a envoyé au commis une télécopie dans laquelle il posait quelques questions au sujet du processus d’EA/CERM. Comme l’analyste chargée de son dossier était en vacances, l’un de ses subordonnés a répondu aux questions du demandeur. Il a expliqué que le processus d’EA/CERM applicable aux anciens membres des FC étaient essentiellement le même que pour les membres des FC en activité de service. Il a également confirmé que, comme le demandeur n’était plus un membre des FC en activité de service, il n’avait pas de commandant et qu’il serait inutile de lui en désigner un étant donné que toute la correspondance était envoyée directement au demandeur, et qu’elle ne passait pas par la chaîne de commandement. Finalement, il a aussi expliqué que des officiers désignés sont commis à certaines affaires dans le cadre du système de justice militaire, mais pas lors d’un processus administratif.

 

[16]           Le 4 février 2008, l’analyste a reçu les observations écrites du demandeur en réponse aux documents qui lui avaient été communiqués. Les observations ont été transmises au Directeur - Administration et gestion des ressources (Carrières militaires) (DAGRCM), qui est l’autorité approbatrice pour l’EA/CERM. Le lendemain ou le surlendemain, le directeur a retourné les observations du demandeur à l’analyste, en lui ordonnant de procéder à un examen complet de ces observations, de résumer les documents et de formuler des recommandations.

 

[17]           À la fin de mars ou au début d’avril 2008, l’analyste a remis au DAGRCM une copie des documents qui avaient été envoyés au demandeur le 19 septembre 2007, les observations du demandeur et un projet de lettre au demandeur pour la signature du DAGRCM.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[18]           Le 2 avril 2008, le DAGRCM a conclu que les contraintes à l’emploi pour raisons médicales imposées au demandeur contrevenaient au principe de l’universalité du service et que la libération du demandeur était justifiée. Il précisait que la décision faisait suite à l’ordonnance de la juge Layden-Stevenson et qu’on ne pouvait pas tenir compte des éléments de preuve postérieurs au 15 septembre 1997 ou dont le demandeur avait eu connaissance après cette date.

 

[19]           Le DAGRCM poursuit en présentant la procédure suivie, en expliquant brièvement le principe de l’universalité du service et en résumant les éléments de preuve examinés. Il vaut la peine de reproduire intégralement la section relative à l’analyse, car elle permet de suivre le fil du raisonnement qui a motivé la décision de libérer le demandeur et qu’elle se veut une réponse aux arguments de ce dernier :

[traduction] Il n’est pas obligatoire d’attribuer un profil médical temporaire avant de pouvoir approuver un profil médical permanent. Ainsi que le précise le PFC 154, chapitre 3, paragraphe 9 : « Dès que l’état du militaire s’est stabilisé, ou aussitôt qu’on ne peut plus s’attendre à une amélioration significative de son état dans un avenir prévisible, un profil médical permanent devrait être attribué, même s’il ne s’est pas encore écoulé 12 mois depuis l’attribution du profil médical temporaire ».

 

Rien ne permet de penser que le DPAC a traité votre dossier différemment de celui des autres à l’époque. Le message de notification qui a été envoyé à Esquimalt en mars 1997 était le message habituel adressé au personnel pour l’aviser de l’ouverture d’un dossier CRC(M).

 

Ainsi qu’il est expliqué dans le CANFORGEN 014/97, le CF 285 renfermait très peu d’éléments d’information qui aurait aidé le CRC(M) à prendre une décision, compte tenu du caractère restrictif des CERM et de l’application du principe de l’universalité du service. Le fait qu’un CF 285 n’ait pas été publié est non pertinent.

 

Un médecin des services médicaux de la Défense est intervenu lors des travaux du CRC(M). Les autres membres du CRC(M) n’étaient pas des médecins militaires et ils n’auraient pas eu accès à vos renseignements médicaux personnels et ne les auraient pas connus. Le CRC(M) avait aussi en mains les recommandations du gestionnaire des carrières et du chef de section. Les seuls renseignements médicaux dont ils avaient besoin étaient le CF 2088, et les CERM approuvées dans lesquelles étaient précisées les contraintes à l’emploi. J’ai eu l’avantage de prendre connaissance des mêmes éléments de preuve que ceux que le CRC(M) avait en mains.

 

Après avoir examiné attentivement tous les documents et toutes les observations que vous avez présentés, je conclus que les CERM attribuées par les services médicaux de la Défense sur la foi des recommandations du médecin local et du médecin-chef de la base contrevenaient au principe de l’universalité du service. Vous étiez inapte au service en campagne, en mer, à des affectations dans des postes isolés et au service de l’ONU. Vous n’étiez pas en mesure d’accomplir en permanence et en toutes circonstances les fonctions auxquelles vous pouviez être tenu. Pour être clair, j’estime que vous ne respectez pas le principe de l’universalité du service.

 

[20]           Dans la dernière partie de sa décision, le DAGRCM répète que les contraintes à l’emploi pour raisons médicales imposées au demandeur contreviennent au principe de l’universalité du service. Invoquant la Loi sur la défense nationale et les politiques qui étaient en vigueur en 1997, le DAGRCM réaffirme également que la libération était justifiée. Enfin, il répète que la décision se veut un réexamen sur le fond du dossier du demandeur, tel qu’il existait en 1997, avec l’avantage des observations récentes, mais non une révision de la décision rendue il y a une dizaine d’années.

 

QUESTIONS À TRANCHER

[21]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève trois questions :

·           Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du DAGRCM de libérer M. Jones des FC?

·           Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale dans le processus suivi pour arriver à cette décision?

·           La décision de libérer le demandeur était-elle raisonnable?

 

ANALYSE

 

[22]           À la suite du récent arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, il n’y a désormais que deux normes de contrôle : celle de la décision correcte et celle de la décision raisonnable. La Cour a également bien précisé qu’il n’est pas nécessaire pour le tribunal de reprendre l’analyse de la norme de contrôle si la jurisprudence a déjà arrêté la norme de retenue appropriée.

 

[23]           La Cour fédérale n’a jamais été appelée à se prononcer sur la norme de contrôle applicable aux décisions du DAGRCM parce que ces décisions seraient normalement assujetties au processus de règlement des griefs des FC. Elle a toutefois déjà statué que les décisions définitives que le Chef d’état-major de la Défense prend au sujet des faits dans le cadre du processus de règlement des griefs des FC sont assujetties à la norme prévue à l’alinéa 18.1(4)f) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C 1985, ch. F‑7. Ainsi, ces questions ne sont susceptibles de contrôle que si la décision est fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte de la preuve. Quant aux questions mixtes de droit et de fait, la norme applicable est celle de la décision raisonnable (Armstrong c. Canada (Procureur général), 2006 CF 505). Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le raisonnement qui a été suivi pour parvenir à cette conclusion devrait également s’appliquer dans le cas d’une décision prise par le DAGRCM. L’expertise du DAGRCM, l’objet de la loi en cause et la question à trancher sont tous des facteurs qui militent en faveur de l’application d’une telle norme.

 

[24]           Le processus d’EA/CERM est un élément essentiel au bon fonctionnement des FC. En raison de la nature du problème en cause, il y a lieu d’évaluer les besoins des FC. Pour s’acquitter de cette tâche, il est nécessaire de connaître intimement les besoins de l’institution militaire et d’y être sensible. L’ensemble des FC et le DAGRCM en particulier se trouvent dans une position unique qui leur permet de définir les besoins de leurs membres et d’y répondre pleinement, en tenant compte des répercussions que les CERM ont sur l’aptitude au travail de ses membres au sein des FC. Fort des centaines de décisions qu’il prend chaque année au sujet de l’aptitude au travail des militaires dans le cadre du processus d’EA/CERM, le DACM possède une expertise poussée sur le plan institutionnel. Ce facteur milite fortement en faveur de la retenue judiciaire.

 

[25]           Qui plus est, la Loi sur la Défense nationale a pour objet de pourvoir à la direction, à l’orientation et à l’administration des FC. Plus précisément, les CF sont habilitées à libérer à leur discrétion les militaires dont les contraintes médicales ont une incidence sur leur capacité de servir et qui ne peuvent satisfaire aux exigences professionnelles justifiées. Il ne s’agit pas d’une question polycentrique, mais bien d’un litige entre deux parties. Là encore, ce facteur milite en faveur d’un degré passablement élevé de retenue judiciaire envers les décisions prises par le DACM. D’ailleurs, l’article 15 de la Loi canadienne sur les droits de la personne reconnaît la nécessité pour les FC de jouir d’un vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit d’évaluer l’aptitude au travail de ses membres et la possibilité de les libérer en assujettissant au principe de l’universalité du service l’obligation de répondre aux besoins des militaires.

 

[26]           Finalement, la question à trancher dans le cas qui nous occupe est une question mixte de fait et de droit. Le DAGRCM était tenu d’examiner les contraintes à l’emploi pour raisons d’ordre médical (CERM), de dresser la liste des exigences professionnelles justifiées (EPJ) et d’appliquer le principe de l’universalité du service. Une décision portant sur une question mixte de fait et de droit commande un degré élevé de retenue lorsque la principale fonction de celui qui l’a prise consiste à se prononcer sur les faits et à simplement appliquer des dispositions législatives, surtout lorsqu’une connaissance des besoins des militaires et une sensibilité à cet égard sont requises.

 

[27]           En revanche, dans la mesure où certaines des allégations formulées par le demandeur se rapportent à des questions d’équité procédurale, il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse pragmatique et fonctionnelle. Ces questions sont considérées comme des questions de droit qui ne commandent pas de retenue judiciaire. Ainsi que la Cour d’appel l’a expliqué dans l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 53 : « [s]oit le décideur a respecté l’obligation d’équité dans les circonstances propres à l’affaire, soit il a manqué à cette obligation ».

 

[28]           Le demandeur a soulevé, tant dans ses observations écrites que dans ses observations orales, plusieurs questions de fond et de procédure. Je vais tâcher de les aborder dans les paragraphes suivants des présents motifs, même si elles étaient parfois éparpillées et répétitives. Mais avant de le faire, il convient de faire certaines observations préliminaires.

 

[29]           En premier lieu, plusieurs des allégations formulées par le demandeur reposent sur des ouï‑dire ou des spéculations, ce qui s’explique sans doute par le fait que M. Jones n’est pas un expert en matière de règles de preuve et qu’il ne saisit peut-être pas tout à fait en quoi consiste un contrôle judiciaire, comme il l’a lui-même reconnu volontiers. Cela étant dit, et compte tenu du fait qu’il convient de faire preuve d’une certaine souplesse pour permettre aux plaideurs qui se représentent eux-mêmes de faire valoir leurs arguments, je dois malgré tout accorder peu de poids à ces déclarations.

 

[30]           Il en va de même pour les lettres des médecins et pour les autres lettres annexées aux observations écrites que M. Jones a soumises dans le cadre de l’EA/CERM et sur lesquelles il se fonde dans son affidavit. Ces lettres doivent être interprétées prudemment, car leurs auteurs n’ont pas souscrit d’affidavits devant notre Cour, de sorte que le défendeur n’a donc pas eu le loisir de les contre‑interroger.

 

[31]           En revanche, bon nombre des arguments soulevés par M. Jones se rapportent au processus que le CRC(M) a suivi en 1997. Ces arguments ont été examinés par ma collègue, la juge Layden‑Stevenson, à l’occasion de la première demande de contrôle judiciaire de M. Jones, et elle les a jugés suffisamment convaincants pour ordonner que la libération de M. Jones fasse l’objet la tenue d’un nouvel examen administratif conformément au processus d’EA/CERM. C’est par conséquent ce second processus et la conclusion tirée par le DAGRCM à l’issue de ce processus qui font l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, et non ce qui s’est produit lors du premier examen administratif. Cela étant dit, c’est avec raison que le DAGRCM a souligné que sa décision se voulait un réexamen sur le fond du dossier de M. Jones, tel qu’il existait en 1997, par opposition à un contrôle de cette décision. Il s’ensuit que les seuls éléments de preuve dont on pouvait tenir compte étaient ceux qui sont survenus ou dont M. Jones a eu connaissance avant que la première décision soit prise en septembre 1997.

 

[32]           Il convient de formuler une autre mise en garde avant d’entreprendre l’analyse des observations du demandeur. Le défendeur soutient que la décision à l’examen ne porte pas sur les CERM ou le profil médical qui ont été attribués à M. Jones. La décision modifiant les contraintes médicales attribuées au demandeur a été prise le 25 février 1997 (voir les formules 2033 et 2088, dossier du demandeur, aux pages 193 et 196), et elle n’est pas visée par la demande de contrôle, suivant le défendeur. La seule et unique décision visée par la présente demande de contrôle, si l’on suit ce raisonnement, serait la décision prise par le DAGRCM au sujet de l’aptitude au travail compte tenu de ces CERM.

 

[33]           Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le processus médical et la décision de modifier les contraintes médicales du demandeur ne font pas, à proprement parler, partie de la présente demande de contrôle judiciaire. Ces décisions ont été prises par une autre personne, le Directeur des services médicaux, et le rôle du DAGRCM consistait à tenir compte de ces contraintes et à décider si M. Jones était toujours apte au travail et s’il était en mesure de participer à des missions ou s’il fallait le libérer.

 

[34]           Bien que je saisisse la logique de cet argument, je ne suis pas tout à fait convaincu de sa force persuasive dans un cas comme celui-ci. Comme je l’ai précisé à l’audience, il me semble que la question du caractère raisonnable de la décision du DAGRCM ne peut être dissociée complètement du processus médical. Si l’on peut démontrer que l’évaluation médicale était viciée, soit sur le plan du processus, soit sur le fond, cette conclusion aurait de toute évidence des répercussions sur la décision de conserver M. Jones au sein des FC ou de le libérer. Je suis d’accord pour dire que le demandeur aurait dû formuler un grief au sujet de son évaluation médicale; mais, pour les mêmes raisons que celles qu’a exposées la juge Layden‑Stevenson pour conclure que le demandeur n’était pas irrecevable à solliciter le contrôle judiciaire de la décision relative à sa libération pour des raisons d’ordre médical, je suis d’avis que l’on ne devrait pas empêcher le demandeur de faire valoir ses arguments en ce qui concerne les contraintes médicales qui ont motivé la décision du DAGRCM de le libérer des FC.

 

[35]           Ayant fait ces observations préliminaires, je vais maintenant tenter de décrire brièvement le processus d’EA/CERM, qui est exposé dans le DOAD 5019‑2 sur l’Examen administratif (dossier du défendeur, aux pages 492 et suiv.)

 

[36]           L’EA/CERM est le processus qui est utilisé depuis 2006 pour réviser tous les cas où un militaire ne satisfait plus aux normes médicales minimales de son groupe professionnel militaire. Il vise à déterminer si le militaire est toujours apte au service. Le processus EA/CERM est déclenché lorsqu’un militaire se voit attribuer des CERM par les autorités médicales compétentes. Le document qui met en branle le processus d’EA/CERM est le formulaire CF 2088 (Avis de changement de profil médical ou de restrictions à l’emploi) dans lequel un médecin militaire ou un médecin signale tout changement survenu dans le profil médical et les CERM du militaire en remplissant les parties I et II de ce formulaire.

 

[37]           Le médecin‑chef du commandement examine ensuite l’évaluation médicale soumise en vertu de la partie II du CF 2088 et l’approuve en signant la partie III et en ajoutant au besoin des précisions. À l’époque de la libération de M. Jones en 1998, le directeur des services de santé a rempli la partie IV du CF 2088 pour le compte du médecin‑chef.

 

[38]           Une fois que les parties I, II, III et IV du CF 2088 ont été remplies par des médecins, le formulaire est transmis au DAGRCM. Un analyste EA examine tous les renseignements, prépare un sommaire et fait une recommandation. Tous les documents dont l’autorité approbatrice doit tenir compte dans le cadre du processus d’EA/CERM sont ensuite fournis au militaire, qui peut ensuite formuler ses observations.

 

[39]           Le commandant de qui relève le militaire formule des recommandations au sujet de l’aptitude au travail de ce dernier conformément à la partie VI du CF 2088 et retourne le CF 2088 au DAGRCM.

 

[40]           Le militaire reconnaît ensuite qu’il a été mis au courant des modifications apportées à son profil médical et des conséquences possibles du processus d’EA/CERM en signant la partie V du CF 2088.

 

[41]           Le dossier est ensuite présenté au DAGRCM, qui en examine tout le contenu, prend une décision et informe le militaire de sa décision. Le DAGRCM ne tient pas compte de l’état de santé sous-jacent, mais uniquement des contraintes à l’emploi pour raisons médicales et des conséquences qu’elles auraient sur l’aptitude au travail.

 

[42]           Le DAGRCM dispose de plusieurs options sur le plan administratif après l’examen. Il peut notamment recommander un maintien en poste sous réserve de restrictions attachées à la carrière, un maintien en poste sans restriction attachée à la carrière, un reclassement et une libération.

 

[43]           Le demandeur soutient que le CF 2088 comporte de nombreuses lacunes. En premier lieu, le demandeur soutient qu’on l’a considéré à tort comme étant « inapte au service en campagne, en mer, à des affectations dans des postes isolés et au service de l’ONU » parce que son profil médical avait été ramené de la cote G2 à la cote G4. Le demandeur spécule qu’il doit s’agir d’une faute de frappe, car cette description correspond davantage au profil G5. À l’appui de cette proposition, il se fonde sur une lettre écrite par le Dr Thomas Ripley le 18 janvier 2008 à sa demande. Le Dr Ripley offrait des services psychiatriques aux membres des FC en 1997, et c’est en cette qualité qu’il a reçu M. Jones en entrevue le 28 octobre 1997. Voici ce qu’il écrit dans sa lettre :

[traduction] Je crois que le profil médical qui a finalement été attribué à M. Jones était G4b O3. Sauf erreur, ce profil médical est attribué au militaire « qui peut être tenu de prendre des médicaments d’ordonnance et qui pourrait probablement créer un risque inacceptable pour sa santé et sa sécurité et (ou) celles d’autrui s’il était privé de manière imprévue de ces médicaments, ne serait-ce que pendant quelques jours ». En fait, ce n’est pas le cas pour ce qui est des antidépresseurs. En général, l’amélioration suscitée par la prise d’antidépresseurs est un processus graduel qui s’échelonne sur plusieurs semaines, et les rechutes de dépression en cas de cessation de prise de médicaments surviennent aussi de façon graduelle. À mon avis, M. Jones aurait dû être classé dans le profil médical G3d, qui s’applique au militaire « qui a besoin et qui prend des médicaments d’ordonnance dont la privation imprévue (non‑accessibilité) n’entraînerait pas de risque inacceptable pour sa santé et sa sécurité ».

 

Je relève par ailleurs que, suivant le Conseil de révision des carrières (médical), M. Jones est « inapte au service en campagne, en mer, à des affectations dans des postes isolés et au service de l’ONU ». Je crois comprendre qu’une telle situation commande l’attribution du profil médical G5b au lieu de celui qui a été attribué à M. Jones.

(Dossier du demandeur, à la page 231)

 

 

[44]           Avant d’évaluer cet argument, il est nécessaire de prendre un peu de recul pour mieux comprendre les normes médicales et ce qu’elles représentent. Les Normes médicales applicables aux Forces canadiennes (Publication 154 des Forces canadiennes, Appendice 1, Annexe D et Appendice 2,  Annexe D; dossier du défendeur, pages 557 à 560) ont été élaborées pour aider le personnel médical à définir les normes médicales requises en vertu du principe de l’universalité du service et pour déterminer si un militaire peut accomplir les tâches militaires générales des Forces canadiennes. Le personnel médical des FC attribue un profil médical à chaque membre des FC. Le profil médical aide à préciser les contraintes à l’emploi découlant de maladies en vue de déterminer les soins de santé appropriés et l’aptitude au travail du militaire en cause.

 

[45]           Voici les facteurs permettant de définir le profil médical, énumérés au chapitre 3 de la PFC 154 :

V – Acuité visuelle

CV –Vision des couleurs

H – Acuité auditive

G – Facteur géographique

O – Facteur professionnel

A –Aptitude au vol

 

 

[46]           La PFC 154 précise par ailleurs les exigences professionnelles justifiées dans des énoncés de tâches qui énumèrent à la fois les facteurs physiques et les facteurs de stress correspondant aux exigences opérationnelles minimales que doivent remplir pour pouvoir respecter le principe de l’universalité du service tous les militaires de façon générale et les militaires exerçant certaines professions déterminées. Le profil médical minimal aux fins de l’enrôlement dans les FC est le suivant : V4-CV3-H2-G2-O2-A5. Le profil médical minimal pour être engagé comme maître mécanicien de marine au sein des FC (la profession qu’exerçait le demandeur au moment de sa libération) est le suivant : V4‑CV2-H3-G2-O2-A5.

 

[47]           En 1994, M. Jones a reçu un diagnostic de dépression majeure et il a été hospitalisé pendant plusieurs semaines. En septembre 1996, le Dr Passey a confirmé le diagnostic de dépression majeure en précisant que M. Jones était en rémission partielle et qu’il avait fait l’objet de nombreux essais de pharmacothérapie dont le succès avait été mitigé. Il a ajouté que M. Jones devait encore composer avec un certain nombre de facteurs de stress, notamment en raison des difficultés qu’il avait avec les employés ayant plus d’ancienneté à son travail. Il a recommandé dans les termes suivants que l’on attribue à M. Jones le profil médical permanent assorti de contraintes à l’emploi pour raisons médicales G4 O3 :

 

[traduction] Je crois que cette personne a fait l’objet jusqu’à maintenant d’un nombre passablement important de tentatives thérapeutiques. Je l’ai adressé à la Clinique des troubles de l’humeur de l’UBC pour rencontrer un professionnel spécialisé dans le domaine. La consultation aura probablement lieu en octobre. Indépendamment de l’issue de cette rencontre, il demeure inapte au service en mer, au service dans des postes isolés et au service outre-mer. Il est peu probable que sa situation change dans un avenir prochain. Je recommande donc qu’on lui attribue le profil médical permanent G4 O3 en ajoutant les contraintes suivantes : inapte au service dans des postes isolés, au service de l’ONU et au service en mer, doit prendre régulièrement des médicaments et doit dans un avenir immédiat être suivi chaque mois par un médecin. J’ai discuté de ce cas avec le LCol Davidson, qui s’est dit d’accord avec ces recommandations et qui souhaite qu’on y donne suite dès que possible. J’ai également discuté de la question du profil médical permanent avec le Pm 1 Jones, qui s’est à contrecœur dit d’accord avec cette attribution.

 

[48]           Au plus tard en décembre 1996, M. Jones a été évalué par le Dr Angus, qui a estimé que sa dépression avait entraîné des contraintes d’ordre médical permanentes plus sévères. Le docteur Angus a ensuite rempli le formulaire CF2033 (Fiche d’examen médical) dans lequel il recommandait que le profil médical soit ramené à une cote inférieure. Plus précisément, il a recommandé que le facteur géographique (G) soit ramené de G2 à G4 et que le facteur professionnel (O) passe de O2 à O4.

 

[49]           Dans son affidavit, le Dr Angus affirme qu’il a expliqué à M. Jones qu’une des conséquences de ce changement de catégorie de profession militaire et de profil médical était que le CRC(M), qui était l’autorité compétente qui existait avant la création de l’EA/CERM, se réunirait pour examiner son aptitude à l’emploi et qu’il pourrait être libéré à la suite de cet examen.

 

[50]           Conformément à l’Ordonnance administrative des Forces canadiennes 34-26, le Dr Angus était tenu de remplir le formulaire CF 2088; il a effectivement rempli les parties I et II du formulaire le jour même.

 

[51]           Vu ce qui précède, je ne puis accepter l’argument de M. Jones selon lequel la mention « inapte au service en campagne, en mer, à des affectations dans des postes isolés et au service de l’ONU » est une erreur. Il semble que le profil médical ne soit attribué qu’une fois l’évaluation terminée, et non l’inverse. Il s’ensuit donc qu’on ne peut expliquer la présence de cette mention par une erreur typographique dans le profil. De plus, le profil médical semble n’être qu’une façon simple de déterminer l’aptitude physique et mentale du militaire et d’indiquer si les contraintes auxquelles il était assujetti se sont alourdies ou se sont allégées. Le DAGRCM n’en fait d’ailleurs même pas mention dans sa décision. En tout état de cause, le profil G4 s’accorde parfaitement avec cette mention. Contrairement à ce que le Dr Ripley déclare, M. Jones ne s’est pas vu attribuer un profil G4b mais un profil G4, qui comprend chacun des paragraphes de ce profil. L’un d’eux est le G4a, libellé comme suit :

G4 -attribuée au militaire :

a. qui, en raison de restrictions inhérentes à son état médical ou du risque inacceptable que pose le milieu opérationnel pour sa santé et sa sécurité et celles d’autrui, est jugé inapte au service dans deux ou plus éléments (service en mer ou en campagne, tâches opérationnelles ou postes isolés). 

(dossier du défendeur, à la page 567)

 

 

[52]           C’est précisément la situation dans laquelle M. Jones s’est retrouvé et je ne vois pas comment on peut démontrer que l’attribution du profil médical G4 était une erreur. Les explications contenues dans l’évaluation du Dr Angus étaient en effet compatibles avec les évaluations précédentes et correspondent parfaitement au profil médical G4. Les spéculations du Dr Ripley ne sont par conséquent que des spéculations et, comme il n’a pas souscrit d’affidavit et qu’il ne pouvait donc être contre-interrogé, j’accorde très peu de poids à sa lettre.

 

[53]           Je rejette aussi l’argument du demandeur suivant lequel il n’était pas « inapte au service en mer » en raison des médicaments qu’il prenait. Il se peut fort bien, ainsi que le Dr Ripley l’a expliqué dans sa lettre, que le fait de cesser de prendre ses médicaments pendants quelques jours ne créerait pas de risque inacceptable pour sa santé et/ou sa sécurité ou pour celles de ses compagnons de travail. Il est également possible ─ bien qu’on ne dispose d’aucun élément de preuve à cet égard ─ qu’il y avait quelques navires avec des médecins à bord. Mais ce ne sont là que des réponses au profil G4b, et non des réponses au fait qu’il était jugé « inapte dans deux ou plus éléments ».

 

[54]           M. Jones a également signalé ce qu’il estime être les lacunes du formulaire CF 2088. Il souligne par exemple le fait que le médecin militaire qui a approuvé son profil ─ dans son cas, la Dre Ross ─ n’a écrit aucun commentaire à la partie III et que sa signature ne porte même pas de date. Il a également attiré l’attention de la Cour sur la partie VA, qui n’a pas été signée. La signature du militaire confirmerait qu’il a été informé des contraintes à son emploi et du profil médical qui lui a été attribué en conséquence. Il a effectivement signé la partie VB, dans laquelle il confirme qu’il a été mis au fait des conséquences d’une décision du CRC(M) sur sa carrière, mais il explique qu’il ne s’en est pas inquiété outre mesure, étant donné qu’il avait déjà passé la plus grande partie de sa carrière en mer et qu’il était très peu probable qu’il travaille de nouveau à bord d’un navire. Il affirme que, même s’il était inapte aux missions en mer, ce qu’il nie, cette contrainte ne pouvait le toucher dans un avenir rapproché. M. Jones a ajouté qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve permettant de savoir si le Dr Angus ou la Dre Ross savaient en quoi consistait le métier de mécanicien naval ou l’emploi qu’il exerçait lorsqu’il était posté à l’École navale des Forces canadiennes ou, à vrai dire, l’un quelconque des emplois pour lesquels il pouvait postuler au sein de l’armée. Il en conclut qu’ils ne pouvaient se prononcer sur ses contraintes à l’emploi.

 

[55]           M. Jones fait également valoir que le commandant Blatchford n’était nullement justifié d’enclencher le processus menant à sa libération pour des raisons d’ordre médical. À la partie VI du formulaire CF 2088 qui est réservée aux recommandations du commandant, le Cdr Blatchford écrit : [traduction] « À mon avis, le Pm 1 Jones est un militaire très consciencieux, honnête et franc. Malheureusement, son aptitude à exercer un leadership correspondant à son rang a été sérieusement minée par des facteurs qui sont en grande partie indépendants de sa volonté. En dépit du profil médical G4 O3 qui lui a été attribué, je recommande qu’il soit libéré pour des raisons d’ordre médical ». Pourtant, signale M. Jones, ce même Cdr Blatchford n’avait exprimé aucune réserve au sujet de ses limites lorsqu’il avait signé son rapport de rendement le 4 juillet 1996. Au contraire, il avait écrit ce qui suit dans la partie réservée aux commentaires de ce formulaire (dossier du demandeur, à la page 170) :

[traduction] Le Pm 1 Jones est un chef de division efficace. Le souci qu’il a de ses subalternes directs et des autres membres du COM mérite d’être signalé, tout comme sa capacité de résoudre les problèmes. Il est tenu en haute estime par les membres de son propre COM et, en tant que conseiller du COM, il a créé des liens avec succès à de nombreuses reprises avec d’autres conseillers et gestionnaires du COM. Il est un leader éprouvé, dont la connaissance de sa profession et de son personnel lui ont acquis le respect de ses pairs.

 

[56]           M. Jones allègue enfin que des pressions ont été exercées sur le Dr Angus et sur la Dre Ross pour qu’ils rédigent leur rapport. À l’appui de ses allégations, il cite une lettre adressée le 25 octobre 1999 par le Dr Angus à un collègue qui lui avait envoyé M. Jones pour une consultation (dossier du demandeur, p. 187), où il se souvient avoir dit à l’époque à M. Jones (le 29 octobre 1996) [traduction] « que la vitesse avec laquelle cette libération pour raisons d’ordre médical (…) a été traitée était FORT inusitée ». Il écrit également, dans cette lettre : [traduction] « À ce jour, il me semble qu’une personne qui occupait un poste dans lequel elle jouissait d’un pouvoir considérable exerçait des pressions pour qu’il soit libéré rapidement. À titre d’exemple, vous trouverez ci-joint le rapport qui a été établi par le conseil des médecins de l’hôpital de la base au sujet de la libération de M. Jones. Les expressions [traduction] « dès que possible » et « doit faire l’objet d’une attention spéciale » étaient fort inusitées. Dans son affidavit, M. Jones se rappelle aussi que la Dre Ross et le Dr Passey lui ont dit qu’ils avaient reçu des ordres de l’état‑major de l’amiral médecin-chef du commandement; il a même laissé entendre que la Dre Ross avait modifié la fiche d’examen médical remplie par le Dr Angus (formulaire CF2033) lorsqu’elle l’a contresignée deux mois plus tard en sa qualité de médecin militaire.

 

[57]           Je vais maintenant aborder chacun des arguments soulevés par le demandeur, en commençant par ses dernières allégations suivant lesquelles certaines personnes n’ont pas agi de bonne foi ou, pire encore, ont commis des illégalités. Ce sont de toute évidence des allégations très sérieuses qui ne doivent pas être prises à la légère. C’est précisément la raison pour laquelle les tribunaux répugnent à ajouter foi à de telles allégations lorsqu’elles reposent sur du ouï‑dire. Dans le cas qui nous occupe, M. Jones se fie presque exclusivement sur ses propres souvenirs et perceptions, tels qu’il les relate dans son affidavit. Il est vrai que la lettre du 25 octobre 1999 du Dr Angus est troublante. Mais il ne dit nulle part qu’il a subi des pressions; il était peut-être d’avis que le processus était inusité, mais cette remarque ne tire pas à conséquence. Qui plus est, il déclare ce qui suit, dans les termes les plus nets, dans l’affidavit qu’il a souscrit à l’appui de la thèse du défendeur :

[traduction] 10. Les conclusions et les recommandations que j’ai formulées dans le CF 2033 et dans le CF 2088 reposaient uniquement sur mon opinion professionnelle et je n’ai jamais subi de pressions de qui que ce soit au sein des FC ou ailleurs pour modifier mes conclusions ou mes recommandations.

(dossier du défendeur, aux pages 384 et 385)

 

[58]         M. Jones a choisi de ne pas contre-interroger le Dr Angus au sujet de son affidavit, ni, à vrai dire, aucun des auteurs des affidavits soumis par le défendeur. De plus, ni le Dr Passey ni la Dre Ross n’ont déposé d’affidavit, privant ainsi le défendeur de la possibilité de les contre‑interroger. La Cour se retrouve donc avec de simples allégations qui ne sont appuyées par aucun élément de preuve admissible, ce qui est de toute évidence insuffisant pour lui permettre de remettre en cause la crédibilité des personnes susmentionnées. Il se peut que le dossier de M. Jones ait été traité de façon plus expéditive que d’habitude, ou même que son examen médical et la modification à la baisse de son profil médical qui s’en est suivie et qui se sont finalement soldés par sa libération aient été suscités par ce que des officiers supérieurs estimaient être son comportement offensant ou déplacé. Mais le dossier ne renferme pas de preuve à cet égard et, même s’il contenait une telle preuve, elle ne suffirait pas en soi à vicier les conclusions médicales qui ont conduit à la décision de libérer M. Jones.

 

[59]           Il ressort à l’évidence de l’ensemble du dossier médical du demandeur, annexé à l’affidavit du Major John J. Reilly (dossier du défendeur, aux pages 390 et suiv.), que M. Jones souffrait de problèmes d’ordre médical liés à sa dépression. Son psychiatre, le Dr Passey, est la personne qui a mis tout le processus en branle lorsqu’il a exprimé l’avis que M. Jones était inapte au service en mer, au service dans des postes isolés et au service outre-mer et qu’il a recommandé en conséquence que l’on attribue à M. Jones le profil médical permanent G4 O3. Ce diagnostic était entièrement compatible avec les antécédents médicaux de M. Jones, documentés dans les pièces jointes à l’affidavit du Major Reilly. Je signale en passant que le Dr Passey n’était pas seulement d’avis qu’il était peu probable que les contraintes applicables à M. Jones changent dans un avenir rapproché, mais qu’il a également indiqué qu’il devait [traduction] « prendre régulièrement des médicaments et [être] dans un avenir immédiat […] suivi chaque mois par un médecin ». Cette dernière conclusion, suivant le système du profil médical (dossier du défendeur, à la page 565), pourrait à elle seule justifier l’attribution du profil G4.

 

[60]           Il est parfaitement compréhensible que M. Jones soit en désaccord avec son évaluation médicale. Il a souligné à de nombreuses reprises lors de son plaidoyer qu’on avait diagnostiqué chez lui une dépression sévère qui était [traduction] « en rémission partielle », qu’il avait réagi à ses médicaments, que ses examens de rendement étaient favorables et qu’il était en mesure d’accomplir tout le travail qui lui était confié et de se déplacer pour assister à des réunions. Mais ces affirmations ne contredisent pas la conclusion qu’il était inapte au service en mer, en campagne, à des affectations dans des postes isolés et au service de l’ONU. En fin de compte, les autorités médicales en sont venues à la conclusion que son profil quant aux contraintes médicales devait être abaissé. Il s’agit là d’une décision qu’il vaut mieux laisser aux experts médicaux, à défaut d’irrégularités ou de contradictions flagrantes dans le dossier médical de M. Jones.

 

[61]           En ce qui concerne les lacunes qui entacheraient le formulaire CF 2088, elles sont négligeables. Ainsi, le fait que le médecin militaire qui a approuvé le profil n’a pas formulé de commentaires ne constitue pas une irrégularité si la Dre Ross n’avait rien à ajouter à ce que le Dr Angus avait dit dans son évaluation; elle était seulement tenue de signer, ce qu’elle a fait. Quant au fait que M. Jones n’a pas signé la partie VA, ce fait tire également très peu à conséquence. Il a bel et bien signé la partie VB, dans laquelle il reconnaissait avoir été mis au courant des conséquences sur sa carrière que pouvait entraîner une décision du CRC(M). En reconnaissant ce fait, il admettait implicitement qu’il était conscient du fait qu’on lui avait attribué des contraintes médicales différentes, sans quoi il n’aura pas été nécessaire que le CRC(M) prenne une décision. En outre, le Dr Angus a juré dans son affidavit qu’il avait discuté du processus du CRC(M) avec M. Jones et de ses conséquences éventuelles, y compris de la possibilité qu’il soit libéré. J’estime donc que le fait que M. Jones n’a pas signé la partie VA ne vicie pas le formulaire CF 2088.

 

[62]           Il y a également lieu de rejeter l’argument de M. Jones suivant lequel ses contraintes ne pouvaient avoir d’incidence sur lui puisqu’il était peu probable qu’il se voit confier des missions en mer. La faible probabilité d’être déployé ne saurait éclipser le principe de l’universalité du service. Ce principe est fermement consacré à l’article 33 de la Loi sur la défense nationale, qui dispose :

Obligation de la force régulière

33. (1) La force régulière, ses unités et autres éléments, ainsi que tous ses officiers et militaires du rang, sont en permanence soumis à l’obligation de service légitime.

 

Liability in case of regular force

33. (1) The regular force, all units and other elements thereof and all officers and non-commissioned members thereof are at all times liable to perform any lawful duty.

 

 

[63]           Ce principe est exposé plus en détail dans une politique que l’on trouve à la page 521 du dossier du défendeur et qui prévoit que les membres des FC doivent être en mesure d’accomplir en permanence et en toutes circonstances toute tâche militaire générale dans toute situation militaire, notamment dans le cadre d’un combat, ou d’autres tâches débordant le cadre de leur métier ou profession militaire. Ils doivent notamment être en bonne condition physique, être aptes au travail et être en mesure de participer à des missions. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’importance fondamentale que revêt ce principe pour le bon fonctionnement et l’efficacité des FC est reconnue au paragraphe 15(9) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui prévoit que l’obligation de répondre aux besoins des militaires qui est prévue au paragraphe 15(2) de cette loi est assujettie au principe de l’universalité du service :

Exceptions

15. (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées;

b) le fait de refuser ou de cesser d’employer un individu qui n’a pas atteint l’âge minimal ou qui a atteint l’âge maximal prévu, dans l’un ou l’autre cas, pour l’emploi en question par la loi ou les règlements que peut prendre le gouverneur en conseil pour l’application du présent alinéa;

c) le fait de mettre fin à l’emploi d’une personne en appliquant la règle de l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi;



d) le fait que les conditions et modalités d’une caisse ou d’un régime de retraite constitués par l’employeur, l’organisation patronale ou l’organisation syndicale prévoient la dévolution ou le blocage obligatoires des cotisations à des âges déterminés ou déterminables conformément aux articles 17 et 18 de la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension;

e) le fait qu’un individu soit l’objet d’une distinction fondée sur un motif illicite, si celle-ci est reconnue comme raisonnable par une ordonnance de la Commission canadienne des droits de la personne rendue en vertu du paragraphe 27(2);


f) le fait pour un employeur, une organisation patronale ou une organisation syndicale d’accorder à une employée un congé ou des avantages spéciaux liés à sa grossesse ou à son accouchement, ou d’accorder à ses employés un congé ou des avantages spéciaux leur permettant de prendre soin de leurs enfants;

g) le fait qu’un fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public, ou de locaux commerciaux ou de logements en prive un individu ou le défavorise lors de leur fourniture pour un motif de distinction illicite, s’il a un motif justifiable de le faire.

Besoins des individus

(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.




Universalité du service au sein des Forces canadiennes

(9) Le paragraphe (2) s’applique sous réserve de l’obligation de service imposée aux membres des Forces canadiennes, c’est-à-dire celle d’accomplir en permanence et en toutes circonstances les fonctions auxquelles ils peuvent être tenus.

Exceptions

15. (1) It is not a discriminatory practice if

(a) any refusal, exclusion, expulsion, suspension, limitation, specification or preference in relation to any employment is established by an employer to be based on a bona fide occupational requirement;

(b) employment of an individual is refused or terminated because that individual has not reached the minimum age, or has reached the maximum age, that applies to that employment by law or under regulations, which may be made by the Governor in Council for the purposes of this paragraph;

(c) an individual’s employment is terminated because that individual has reached the normal age of retirement for employees working in positions similar to the position of that individual;

(d) the terms and conditions of any pension fund or plan established by an employer, employee organization or employer organization provide for the compulsory vesting or locking-in of pension contributions at a fixed or determinable age in accordance with sections 17 and 18 of the Pension Benefits Standards Act, 1985;


(e) an individual is discriminated against on a prohibited ground of discrimination in a manner that is prescribed by guidelines, issued by the Canadian Human Rights Commission pursuant to subsection 27(2), to be reasonable;

(f) an employer, employee organization or employer organization grants a female employee special leave or benefits in connection with pregnancy or child-birth or grants employees special leave or benefits to assist them in the care of their children; or

(g) in the circumstances described in section 5 or 6, an individual is denied any goods, services, facilities or accommodation or access thereto or occupancy of any commercial premises or residential accommodation or is a victim of any adverse differentiation and there is bona fide justification for that denial or differentiation.

Accommodation of needs

(2) For any practice mentioned in paragraph (1)(a) to be considered to be based on a bona fide occupational requirement and for any practice mentioned in paragraph (1)(g) to be considered to have a bona fide justification, it must be established that accommodation of the needs of an individual or a class of individuals affected would impose undue hardship on the person who would have to accommodate those needs, considering health, safety and cost.

 

Universality of service for Canadian Forces

(9) Subsection (2) is subject to the principle of universality of service under which members of the Canadian Forces must at all times and under any circumstances perform any functions that they may be required to perform.

 

[64]           En conséquence, il importe peu de savoir s’il était probable ou non que M. Jones soit déployé et, dans l’affirmative, de savoir où il serait envoyé. Dans le même ordre d’idées, je rejetterais aussi l’argument de M. Jones suivant lequel il n’y a lieu d’évaluer son aptitude à participer à des missions qu’une fois que la décision de lui confier une affectation particulière a été prise. Conclure autrement irait à l’encontre de la logique à la base du principe de l’universalité du service.

 

[65]           Pour la même raison, je rejette l’argument de M. Jones suivant lequel ni le Dr Angus ni la Dre Ross ne connaissaient bien les exigences de son métier ou des autres fonctions qui auraient pu lui être confiées. Leur tâche ne consistait pas à établir un lien entre la condition physique de M. Jones et les exigences de tout énoncé de tâches particulières ou générales (ou exigences du poste), mais à déterminer si le diagnostic qu’ils posaient au sujet de M. Jones se traduisait par des contraintes à son emploi, compte tenu des normes médicales prévues par le système du profil médical (PFC 154, ch. 3; annexe Q de l’affidavit du Major Hurley, à la page 565 du dossier du défendeur). Une lecture attentive de cette politique, et notamment de la partie relative au facteur géographique, révèle que l’évaluation que doit faire le personnel médical est axée sur la condition physique du militaire en cause et sur les contraintes qui peuvent en résulter sur le plan du climat, des conditions de vie ou d’hébergement et sur les soins médicaux offerts. Elle n’exige pas de connaissances précises des exigences associées à un métier déterminé.

 

[66]           Il convient aussi d’écarter l’argument de M. Jones suivant lequel rien ne justifiait de mettre en branle le processus du CRC(M) puisque ses examens de rendement étaient impeccables. Je relève tout d’abord que l’examen du rendement sur lequel M. Jones se fonde couvre la période de juin 1995 à mars 1996. Dans l’examen du rendement suivant, qui porte sur la période comprise entre avril 1996 et mars 1997, le Cdr Blatchford reprend ce qu’il avait écrit dans le formulaire CF 2088, qu’il avait rempli deux mois plus tôt, à savoir que l’aptitude de M. Jones [traduction] « à exercer un leadership correspondant à son rang a été sérieusement minée par des facteurs qui sont en grande partie indépendants de sa volonté ». En tout état de cause, le fait que M. Jones ait pu avoir un bon rendement et satisfaire à toutes les exigences de son emploi ne permet pas de penser qu’il pouvait être affecté ailleurs et qu’il ne rencontrerait aucun problème malgré ses contraintes à l’emploi pour raisons médicales.

 

[67]           Le demandeur a également fait valoir plusieurs autres arguments au sujet du processus qui a été suivi lors du premier examen administratif. Il a par exemple fait valoir que le CRC(M) ne pouvait être constitué avant que le commandant ait signé le formulaire CF 2088 et ait recommandé sa libération pour raisons d’ordre médical. De même, M. Jones se demande pourquoi le CRC(M) n’a pas expliqué pourquoi il écartait les recommandations formulées par le gestionnaire de carrière de M. Jones, qui avait recommandé qu’il soit maintenu dans son poste avec des restrictions au lieu d’être libéré. Ces questions ne sont toutefois pas importantes pour évaluer la décision prise à l’issue de l’EA/CERM, qui est maintenant contrôlée par suite de l’ordonnance que la Cour a précédemment rendue et qui annulait la décision du CRC(M).

 

[68]           M. Jones a également des réserves au sujet de la procédure suivie dans le cadre du processus d’EA/CERM qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire. Il explique qu’un commandant aurait dû lui être assigné et qu’il aurait dû pouvoir compter aussi sur la présence d’un officier désigné. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que M. Jones n’avait pas besoin d’un commandant étant donné qu’il n’était plus un militaire en activité de service; ainsi, toute la correspondance lui était adressée directement et il n’y avait pas de chaîne de commandement à tenir au courant de son dossier. Quant à la présence d’un officier désigné, j’abonde dans le sens du défendeur et estime que les officiers désignés n’interviennent en faveur des militaires que dans le cadre du système de justice militaire. Comme l’EA/CERM est un processus administratif, il n’était pas nécessaire de nommer un officier désigné. M. Jones aurait pu se faire représenter par un avocat, comme il l’avait fait dans les premières étapes de la présente instance, mais il a choisi de se défendre lui-même dans le cadre de l’EA/CERM et de l’instance devant la Cour, et il l’a fait de façon très efficace.

 

[69]           M. Jones a également laissé entendre que le commis de soutien qui était désigné comme personne-ressource pour le processus de divulgation des renseignements avait reçu l’ordre de ne pas collaborer avec lui, ce que le défendeur nie catégoriquement. Dans son affidavit, la Majore Hurley explique que le commis, qui ne faisait pas partie de l’équipe d’analystes chargés de s’occuper du processus EA/CERM et qui ne connaissait donc pas en détail le dossier du demandeur, l’avait consultée après avoir reçu des appels dans lesquels le demandeur disait vouloir discuter de son cas. La Majore Hurley explique, dans son affidavit, qu’elle avait donné pour directives au commis d’informer le demandeur qu’il devait cesser d’appeler le commis pour obtenir des renseignements et qu’il devait plutôt communiquer directement avec elle, car elle connaissait bien son dossier et pouvait lui offrir l’aide dont il avait besoin. Le demandeur a accepté cette offre et le dossier confirme la version de la Majore Hurley et l’aide qui a été fournie au demandeur depuis le début.

 

[70]           Ayant conclu que l’évaluation médicale sous-jacente au processus d’examen administratif n’était pas viciée, il nous reste à déterminer si la décision de libérer le demandeur était elle-même raisonnable. Là encore, M. Jones a invoqué plusieurs arguments pour contester cette décision.

 

[71]           M. Jones affirme qu’un formulaire de Rapport de sélection du personnel (CF 285) aurait dû être rempli en même temps que le CF 2088. Ce formulaire devait faire partie de tout dossier du CRC(M) lorsque les recommandations formulées au sujet de la carrière étaient la libération, un reclassement ou un détachement. Il visait essentiellement à explorer les solutions de rechange à la libération. Mais cette exigence a été supprimée en février 1997, avant que le commandant ne formule ses recommandations en mai 1997. Il n’y avait donc pas d’obligation particulière ou automatique en ce qui concerne ce formulaire, même si rien n’empêchait les officiers chargés de l’EA/CERM d’examiner d’autres options.

 

[72]           M. Jones a également fait valoir qu’il existait une politique sur les mesures d’adaptation au moment où il a été libéré et que les officiers chargés de l’EA/CERM ont commis une erreur en ne l’examinant pas. Il n’a toutefois pas été en mesure de soumettre des éléments de preuve au sujet de cette politique, qui était peut-être purement informelle. La politique officielle sur les mesures d’adaptation n’est entrée en vigueur que le 1er avril 2000 et elle ne s’appliquait pas aux militaires libérés avant le 30 juin 1999 (annexe  O de l’affidavit de la Majore Hurley, dossier du défendeur à la page 561).

 

[73]           Il est vrai qu’aux termes de l’ordonnance royale 15 (dossier du demandeur, à la page 349), le militaire qui est considéré comme ayant contrevenu au principe de l’universalité du service peut être maintenu dans ses fonctions dans certaines circonstances. L’article 15.05 dispose :

Un officier ou militaire du rang de la force régulière souffrant d’une maladie ou d’une blessure qui nécessite sa libération pour inaptitude physique peut, à la discrétion du chef d’état-major de la défense ou de l’officier commandant le commandement, être gardé pour traitement, soins dans une institution ou sous observation médicale prolongés pendant une période supplémentaire d’au plus six mois après quoi il est libéré, à moins d’ordre contraire du ministre.

 

[74]           Le dossier ne permet pas de savoir avec certitude si cet article était en vigueur au moment de la libération de M. Jones. Indépendamment de la réponse à la question de savoir s’il était ou non en vigueur, il y a deux choses dont on doit tenir compte. Premièrement, la décision a été laissée entièrement à la discrétion du CEMD. Deuxièmement, M. Jones n’aurait été maintenu en poste tout au plus que pour une période de six mois, ce qui ne lui accorde pas un grand réconfort.

 

[75]           M. Jones a également soutenu qu’il aurait dû être maintenu dans ses fonctions compte tenu de la pénurie de personnel au sein des FC au moment de sa libération. Les Lignes directrices concernant le maintien en poste des militaires faisant l’objet de contraintes d’ordre médical (dossier du demandeur, à la page 370) reconnaissent effectivement la primauté du principe de l’universalité du service et précise qu’il est possible, dans quatre cas bien précis, de recommander le maintien en poste des militaires qui ont des CERM qui les empêchent d’accomplir les tâches spécifiques de leur profession ainsi que leurs tâches générales militaires lorsqu’ils sont appelés à le faire et à l’endroit où ils sont appelés à le faire. Le défendeur souligne à juste titre que la situation de M. Jones ne correspond pas aux quatre situations évoquées dans les Lignes directrices, ce qui explique pourquoi son maintien en poste n’a pas été recommandé.

 

[76]           Le demandeur soutient en outre qu’on aurait dû lui attribuer un profil temporaire et non un profil permanent, de sorte que qu’on aurait pu recueillir davantage de renseignements sur sa situation avant de prendre une décision définitive. Il n’avait pas le droit de revendiquer un profil médical temporaire, d’autant plus que des médecins professionnels considéraient comme permanentes les contraintes dont il faisait l’objet depuis longtemps déjà. M. Jones a fait l’objet d’un diagnostic de dépression majeure en 1994, et la décision de le libérer a été prise trois ans plus tard, de sorte qu’on a eu amplement le temps de documenter son dossier. En tout état de cause, le fait qu’un profil médical temporaire lui a été attribué ne rend pas pour autant déraisonnable la décision du DAGRCM.

 

[77]           En dernière analyse, après avoir tenu dûment compte de tous les arguments de M. Jones et examiné attentivement le dossier dont on disposait pour l’EA/CERM, je suis incapable de conclure qu’il y a lieu d’annuler la décision de libérer M. Jones. Vu les contraintes à l’emploi pour raisons médicales qui ont été attribuées à M. Jones, la conclusion qu’il ne respectait pas le principe de l’universalité du service et la décision de le libérer ne peuvent être qualifiées de déraisonnables. Peu importe que la Cour y souscrive ou non, cette décision appartient de toute évidence « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

[78]           Je comprends que ce n’est pas la décision qu’espérait M. Jones. Il a consacré toute sa vie aux FC, et il demeure de toute évidence très loyal envers cette organisation malgré le fait qu’il estime avoir été mal traité et avoir été libéré injustement. Il s’agit indéniablement d’une histoire très triste qui a eu des répercussions sur la santé, la famille, la vie et le bien-être de M. Jones. Malheureusement, les tribunaux sont impuissants à lui accorder la réparation qu’il réclame. Les éléments de preuve qui m’ont été présentés n’appuient pas les prétentions de M. Jones, de sorte qu’il m’est impossible de conclure que la décision de le libérer était raisonnable, eu égard aux circonstances de l’espèce. En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.


ANNEXE A

 

AA

Autorité approbatrice

 

 

EA

Examen administratif

 

 

EA/CERM

Examen administratif/Contraintes à l’emploi pour raisons médicales

 

 

EPJ

Exigence professionnelle justifiée

 

 

CEMD

Chef d’état‑major de la Défense

 

 

FC

Forces canadiennes

 

 

CF 2088

Avis de changement de profil médical ou de restrictions à l’emploi

 

 

DAGRCM

Directeur - Administration et gestion des ressources (Carrières militaires)

 

 

Pm 1

Premier maître de 1re classe

 

 

DOAD

Directives et ordonnances administratives de la Défense

 

 

CRC(M)

Conseil de révision des carrières (médical)

 

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée, et les dépens sont adjugés au défendeur.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-717-08

 

INTITULÉ :                                                   WILLIAM DAVID GEREAD JONES c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Victoria (Colombie-Britannique)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 2 octobre 2008      

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 19 janvier 2009

 

COMPARUTIONS :

 

William David Gerard Jones

LE DEMANDEUR,

AGISSANT POUR SON PROPRE COMPTE

 

M. Ward Bansley

POUR LE DÉFENDEUR,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William David Gerard Jones

244, avenue Hartland

Victoria (Colombie-Britannique)

V9E 1L7

Fax : 250-727-2898

 

LE DEMANDEUR,

POUR SON PROPRE COMPTE

 

 

 

Ministère de la Justice

Bureau régional de la Colombie-Britannique

840, rue Howe, bureau 900

Vancouver (Colombie-Britannique) V6Z 2S9

Fax : 604-775-5942

POUR LE DÉFENDEUR,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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