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Date : 0090205

Dossier : IMM-3174-08

Référence : 2009 CF 122

Ottawa (Ontario), le 5 février 2009

En présence de monsieur le juge Phelan

 

 

ENTRE :

NAHIDE ULUK

ERSIN ULUK

DURU ULUK

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          INTRODUCTION

[1]               Le présent contrôle judiciaire soulève des questions quant à la qualité du travail de l’interprète, à la non-prise en compte d’éléments de preuve et à la formulation de conclusions d'invraisemblance/de crédibilité erronées dans une décision de refus des demandes d'asile présentées par des personnes qui allèguent la persécution en raison de la perception que leur famille serait liée à une organisation terroriste en Turquie.

 

II. LE CONTEXTE

[2]               La demanderesse principale, Nahide Uluk, son époux Ersin et leur fille, Duru, sont des Kurdes alevi et ils sont citoyens de la Turquie. Les époux ont aussi un fils qui est né au Canada.

 

[3]               La belle‑soeur de la demanderesse principale (l’épouse de son frère) était la porte‑parole du PKK jusqu’en 2004 et elle réside au Royaume‑Uni depuis 1980. Les liens de la belle‑sœur avec le PKK constituaient un sujet de préoccupation pour les demandeurs et vraisemblablement pour les autorités turques. Pour la Turquie, les États‑Unis et l’Union européenne, le PKK est considéré comme étant une organisation terroriste. La belle‑sœur se faisait appeler Mizgin Sen. Elle fut aussi députée au Parlement turc en exil. La belle‑sœur a rompu ses liens avec le PKK en 2004.

 

[4]               La question au cœur de l’affaire des demandeurs est que depuis 1994, eux et d’autres membres de leur famille ont été la cible de la police, qui supposait leur association ou leur alliance avec le PKK en raison de leur belle‑sœur, Mizgin Sen.

 

[5]               Mme Uluk a mis en relief de nombreux cas de menaces, d’intimidation et d’agression contre des membres de sa famille. Parmi ces cas, son père fut détenu et battu à plusieurs reprises par le gendarme local et sa sœur fut interrogée par la police et mise sous surveillance policière. Tous ces cas seraient survenus en raison de leur relation avec Mizgin Sen.

[6]               En ce qui concerne les demandeurs, en 1997 lorsque M. Uluk s’est opposé à la police au sujet de la fouille non justifiée de sa maison, il fut battu et interrogé; la police cherchait à localiser Mizgin Sen et son époux. Il fut alors gardé à vue et détenu toute une nuit.

 

[7]               Une semaine plus tard, une personne a abordé Mme Uluk et l’a prévenue qu’on ferait du mal à son frère et qu’elle devait lui dire tout ce qu’elle savait sinon il lui en cuirait. Ensuite, la personne l’a frappée avec son révolver et elle a repris connaissance à l’hôpital. La police a alors refusé d’aider Mme Uluk en raison de ses liens avec Mizgin Sen.

 

[8]               Ce genre d’incidents se sont calmés après cela jusqu’en 2004, quand Mme Uluk a reçu un appel de son frère. Le lendemain, la police est arrivée au domicile des demandeurs pour les interroger. Lors de l’interrogatoire, chacun des adultes fut giflé et menacé. Les demandeurs ont consulté un avocat immédiatement après cela et l’avocat les a avisés que, bien que les policiers n’aient eu aucun pouvoir de faire ce qu’ils ont fait, il n’y avait aucune protection contre les violences policières et qu’ils ne pouvaient pas non plus s’attendre à de l’aide d’organisations du genre de celles qui veillent au respect des droits de la personne ou au respect des libertés civiles.

 

[9]               Les demandeurs ont aussi soutenu qu’en 2005, la police a tenté d’enlever leur enfant de sa garderie. Les représentants de l’école ont fait échec à cette tentative.

 

[10]           C’est après cette tentative d’enlèvement que les demandeurs ont fait des projets pour quitter la Turquie de la façon qui leur offrait les meilleures chances possible, et ils ont choisi de s’enfuir vers le Canada, plutôt que vers un pays européen, parce qu’ils ont senti qu’il existait un risque véritable que leur demande d’asile y soit rejetée et qu’ils soient renvoyés en Turquie, et que la menace à leur retour serait encore plus grande parce qu’ils se seraient enfuis vers l’Europe. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande des demandeurs principalement au motif que leur témoignage manquait de cohérence générale au point qu’il n’était pas plausible.

 

[11]           La Commission a tiré de nombreuses conclusions sur la crédibilité/l’invraisemblance, parmi lesquelles :

a.                   la police n’aurait pas tenté de kidnapper l’enfant plutôt que d’arrêter les parents et la police aurait kidnappé l’enfant de force, si elle l’avait vraiment voulu;

b.                  les demandeurs n’étaient pas sincères lorsqu’ils évoquaient leur crainte des menaces qui auraient pesé sur leur enfant, puisqu’ils n’ont jamais demandé l’asile en Europe où ils voyageaient fréquemment;

c.                   les demandeurs n’étaient pas sincères lorsqu’ils ont dit éprouver une crainte puisqu’ils ont laissé leur fille alors qu’ils étaient à l’extérieur du pays en même temps;

d.                  il n’y avait aucune raison logique que la police s’intéresse à une personne qui était la huitième d’une famille alors que la belle‑sœur avait renoncé à son association avec le PKK;

e.                   il a fallu s’y prendre à quatre fois pour que les demandeurs répondent à une question portant sur les tentatives qui avaient été faites pour interroger les autres membres de la fratrie sur Mizgin Sen avant le départ des demandeurs pour le Canada, question à laquelle ils ont répondu que seule une sœur avait été interrogée en 1997;

f.                    après avoir admis l’allégation d’Amnistie internationale selon laquelle les parents de membres de partis de l’opposition en Turquie courent le risque de persécution, la Commission s’attendait à ce que la preuve de ce fait soit présentée par les demandeurs.

 

[12]           La Commission a rejeté chacune des explications avancées par les demandeurs. Elle a donc rejeté leurs demandes d’asile.

 

[13]           Les demandeurs ont soulevé les trois contestations suivantes contre la décision de la Commission :

a.                   il y a eu violation de la justice naturelle en raison de la très mauvaise qualité du travail de l’interprète;

b.                  la Commission n’a pas pris en compte la preuve documentaire qui contredisait directement ses propres conclusions;

c.                   la Commission a tiré des conclusions d’invraisemblance erronées.

 

[14]           Les deux derniers motifs de contestation sont si étroitement imbriqués que, dans les présents motifs de jugement, ils peuvent être fusionnés en un seul aux fins de l’analyse.

 

III.       ANALYSE

A.        La norme de contrôle

[15]           Les parties ont évité la question de la norme de contrôle, espérant peut‑être que cette question échapperait d’une façon ou d’une autre à l’examen. Toutefois, la Cour doit se pencher sur cette question.

 

[16]           Depuis l’arrêt Dunsmuir (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9), les questions d’invraisemblance/de crédibilité sont généralement contrôlées selon la raisonnabilité. La déférence est accordée au rôle de la Commission, qui examine la preuve dans le contexte de l’affaire; voir Bal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 1178). Toutefois, en l’espèce, un aspect clé de l’invraisemblance est l’omission de prendre en compte (ou d’examiner) une preuve documentaire importante. L’omission de prendre en compte une preuve importante est une erreur en droit et, en tant que violation de la justice naturelle, elle est soumise au contrôle selon la décision correcte (Ozdemir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, au paragraphe 7). Subsidiairement, si la Commission a pris en compte la preuve, elle a réservé un traitement si superficiel et si partial à cette preuve hautement pertinente que ce traitement sortait du champ de la raisonnabilité.

 

B.         L’interprétation erronée

[17]           Les demandeurs allèguent que l’interprète a fait une dizaine d’erreurs, y compris au moins quatre mauvaises interprétations qui ont amené la Commission à croire que les demandeurs évitaient de répondre aux questions ou que leurs réponses étaient par ailleurs non crédibles ou invraisemblables.

 

[18]           Les demandeurs soutiennent qu’il y a eu un manquement à la justice naturelle, parce qu’un demandeur a droit à de « la continuité, de la fidélité, de la compétence, de l'impartialité et de la concomitance » dans l’interprétation et qu’une partie n’a pas besoin de prouver qu’elle a subi un préjudice en raison de la mauvaise interprétation (Mohammadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191, au paragraphe 4). Je suis d’accord que c’est le critère de Mohammadian.

 

[19]           Bien que le préjudice n’ait pas à être prouvé, les demandeurs déclarent qu’un préjudice est survenu en raison de la mauvaise interprétation d’éléments importants dans la présente affaire. Ces éléments importants comprennent la perception de la Commission selon laquelle les demandeurs tentaient d’éviter de répondre aux questions, qu’ils évitaient de fournir des précisions sur ce qui s’était passé après que Mizgin Sen eut quitté le PKK et qu’ils avaient fourni des précisions sur le « quand » plutôt que sur le « où » ils avaient voyagé.

 

[20]           J’ai examiné les erreurs de l’interprétation et j’ai à l’esprit l’avertissement du juge en chef Lamer dans R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S 951, selon qui une interprétation ne peut jamais être parfaite.

 

[21]           Je ne suis pas convaincu que les erreurs d’interprétation étaient telles que, en général, l’interprétation se situait en dessous de la norme énoncée dans Mohammadian.

 

[22]           Je rejette toute allégation selon laquelle les demandeurs ont renoncé à l’argument sur les erreurs d’interprétation parce qu’ils n’ont pas soulevé d’objection lors de l’audience. La preuve révèle qu’ils ont été au courant des erreurs de traduction seulement lorsqu’ils ont lu la décision. Il ne serait pas logique de s’attendre à ce qu’une personne relève des erreurs de traduction si elle ne comprend pas la deuxième langue ou qu’elle ne parle pas suffisamment les deux langues pour pouvoir déceler de telles erreurs.

 

[23]           En ce qui a trait à la question du préjudice, il n’est pas clair que le mauvais travail de l’interprète a entraîné les conclusions d’invraisemblance. Selon moi, la question la plus importante en l’espèce est l’omission de prendre en compte la preuve/la question de l’invraisemblance. Au cas où cela ne serait pas clair, mes conclusions quant à l’interprétation peuvent être considérées comme étant des remarques incidentes.

 

C.        L’omission de prendre en compte la preuve/linvraisemblance

[24]           La première erreur que la Commission ait commise était de tirer une conclusion défavorable touchant la crédibilité et la vraisemblance de la demande des demandeurs adultes parce qu’ils avaient été selon elle ensemble à l’extérieur du pays et que, par conséquent, ils n’avaient pas saisi la première occasion pour quitter le pays ensemble. Il n’y avait pas de preuve à l’appui de cette conclusion. La preuve documentaire et le témoignage démontraient le contraire. Les demandeurs ont expliqué qu’ils avaient été à l’extérieur du pays séparément, et à différents moments, pour des raisons explicitement reliées à leur crainte de persécution et à leur plan de présenter une demande d’asile au Canada.

 

[25]           La deuxième et la plus importante erreur était la conclusion de la Commission selon laquelle il n’y avait pas de preuve relative au harcèlement des autres membres de leur famille, preuve qui aurait corroboré la demande des demandeurs.

 

[26]           Il est de jurisprudence constante que la Commission a l’obligation de prendre en compte toute la preuve documentaire et que l’omission de mentionner ou d’analyser une preuve importante justifie l’inférence selon laquelle la Commission a méconnu la preuve, en particulier lorsque cette preuve va à l’encontre des propres conclusions de la Commission. Voir Cepeda-Guttierez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35.

 

[27]           Les demandeurs ont fait référence à deux lettres de membres de leur famille, et qu’ils ont déposées. Chacune de ces lettres démontrait que d’autres membres de la famille avaient fait l’objet de pression et de menaces (qu’ils avaient aussi été détenus et interrogés) de la part des autorités turques lorsqu’elles soupçonnaient un lien de la famille avec le PKK.

 

[28]           Non seulement une telle preuve corrobore des éléments clés de la demande des demandeurs et démontre qu’il existe toujours un risque si les demandeurs sont renvoyés en Turquie, en raison de l’intérêt que les autorités turques conservent à leur égard, mais, de façon tout aussi importante, une telle preuve contredit une conclusion importante que la Commission a tirée contre les demandeurs et rend la conclusion de la Commission dénuée de tout fondement.

 

[29]           Au paragraphe 30 de sa décision, la Commission a déclaré ce qui suit :

Le tribunal souligne par ailleurs l’existence d’une lettre d’Amnistie internationale selon laquelle cet organisme serait conscient que les parents de membres du PKK en Turquie risquent d’être maltraités. Le tribunal admet que tel est vraiment le cas de nombreuses familles dont certains membres s’opposent au gouvernement turc. Si c’était le cas des familles des demandeurs d’asile, toutefois, le tribunal se serait attendu à ce qu’un plus grand nombre de parents de Mizgin Sen aient été interrogés à son sujet.

 

[30]           La Commission a admis la preuve d’Amnestie internationale selon laquelle les parents de membres des partis politiques d’opposition en Turquie peuvent être exposés au risque de mauvais traitements. La Commission s’attendait alors à ce qu’une preuve semblable soit présentée par les demandeurs, à propos des mauvais traitements infligés à leur famille. La Commission semble avoir méconnu le fait qu’il avait été satisfait à cette attente. Lorsqu’elle a supposé que cette preuve était manquante, la Commission a estimé qu’une telle absence était une preuve supplémentaire de l’invraisemblance et du manque de crédibilité.

 

[31]           La décision ne fait pas référence à la preuve des autres membres de la famille; la décision ne fait pas référence aux deux lettres déposées ni au témoignage des demandeurs quant à ces lettres. Même si on peut avancer qu’une telle référence est faite, elle ne représente que le cinquième d’une phrase du paragraphe 23 et ne tient pas compte de la preuve qui révèle que les autorités ciblaient d’autres membres de la famille sur la base de leur relation avec Mizgen Sen.

 

[32]           La conclusion de la Commission est directement contraire à la preuve qui lui avait été présentée. Cette preuve était cruciale et déterminante et la Commission se devait d’en tenir compte. Son omission était une erreur de droit et elle a fait commettre à la Commission une erreur dans ses conclusions d’invraisemblance et de crédibilité.

 

[33]           Il y a d’autres conclusions non étayées qui portent atteinte à la décision de la Commission, mais étant donné que le contrôle mené ci‑dessus démontre déjà que l’affaire doit faire l’objet d’une nouvelle décision, aucune évaluation plus poussée n’est nécessaire.

 

IV.       CONCLUSION

[34]           Par conséquent, le présent contrôle judiciaire sera accueilli, la décision de la Commission sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur celle‑ci. Il n’y a pas de question à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision de la Commission est annulée et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur celle‑ci.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale, LL.M., M.A.Trad.jur.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                   IMM-3174-08

 

INTITULÉ :                                                  NAHIDE ULUK, ERSIN ULUK, DURU ULUK

                                                                       c.

                                                                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                          le 21 janvier 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                         le juge Phelan

 

DATE DES MOTIFS :                                 le 5 février 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LES DEMANDEURS

Brad Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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